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-L'Afrique romaine
130 pages - 15, -5 x 23,5 - 52 photographies
chapitre 3 :
Vie économique de l'Afrique romaine
par Eugène Albertini,
membre de l'Institut, professeur au Collège de France, Inspecteur Général des Antiquités (il a oublié de m'inspecter !!!) et des Musées de l'Algérie
Texte obtenu par OCR. Il reste certainement des "coquilles". Vous pouvez me le faire savoir.Merci.

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------------L'œuvre qui remplit l'histoire de l'Empire romain, la tâche à laquelle se sont employés, et les empereurs, et le personnel d'administrateurs qu'ils envoyaient dans les provinces, et les provinciaux eux-mêmes, appelés en nombre croissant à chaque génération à collaborer avec les Romains, ce fut la mise en valeur du monde alors connu. Les limites de ce monde se confondaient presque avec celles de l'Empire ; en tout cas, il ne comprenait, en dehors de l'Empire, aucun grand État organisé et civilisé. A peine faut-il faire une exception pour l'Empire perse, qui n'eut, d'ailleurs, une force et une importance véritables qu'à partir du Me siècle. Dans l'ensemble des régions soumises à son autorité, Rome a organisé la production et les échanges en assurant l'ordre, en disciplinant et en outillant les populations qui avant elle étaient barbares, en leur enseignant le confort et le luxe, en créant des routes, en favorisant le trafic maritime, elle a développé une activité économique dont bénéficièrent tous ceux qui vivaient dans les frontières de l'Empire. Rome a aménagé le monde de façon à s'assurer à elle-même les ressources dont elle avait besoin, mais en même temps de façon à améliorer les conditions d'existence de tous ceux qu'elle avait soumis. Nous avons à voir de quelle manière s'est traduite, en Afrique, cette action féconde de Rome, quel aspect a pris la vie économique de l'Afrique romaine.

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------------Au préalable, il est nécessaire de revenir un peu en arrière et d'indiquer brièvement quelle était cette vie économique à l'époque préromaine, dans l'Afrique telle que l'avait faite Carthage. Deux formes d'activité s'étaient développées dans l'Afrique carthaginoise : le commerce et l'agriculture. En premier lieu, le commerce, qui faisait l'originalité, la richesse propre de Carthage : commerce qui consistait surtout à être les rouliers des mers, car les Carthaginois, qui n'avaient pas d'art personnel, qui ne produisaient industriellement que des objets médiocres destinés presque uniquement à la consommation locale, furent surtout, selon toute vraisemblance, des commissionnaires, des armateurs qui transportaient, soit des matières premières, soit les objets fabriqués, d'une région non carthaginoise à une autre région non carthaginoise. http:// perso. wanadoo. fr/ bernard.venis En second lieu, les Carthaginois avaient développé l'agriculture. Une grande ville comme la leur consommait beaucoup de vivres ; et la nature même de leur commerce, leur rôle d'intermédiaires, faisaient qu'ils avaient intérêt à réduire au minimum le nombre des cargaisons de vivres nécessaires pour l'alimentation de Carthage : se procurer, autour de Carthage même, les denrées indispensables était, pour eux, un bénéfice évident. Au surplus, ils avaient besoin de se créer un hinterland, de se donner un peu d'air, s'ils ne voulaient pas rester accrochés précairement à la côte, à la merci d'une poussée des Berbères. Ils avaient donc, en soumettant à leur autorité la Tunisie et la Tripolitaine, favorisé l'agriculture ; les familles les plus en vue avaient acquis des propriétés foncières ; il y avait eu des agronomes de talent, dont le plus connu, Magon, resta une autorité pendant toute l'antiquité. Le blé et l'orge, l'olivier, la vigne, cultivés en territoire carthaginois, avaient assuré à Carthage l'essentiel de sa subsistance indépendamment des événements extérieurs ; pour la vigne et l'olivier, les agronomes carthaginois avaient imaginé des procédés de culture nouveaux et dont on pensait grand bien. La culture des légumes et des fruits était aussi pratiquée fort habilement, et la banlieue de Carthage donnait des rendements très élevés. A l'exemple des Carthaginois, les rois numides, dans le reste de l'Afrique du Nord, avaient peu à peu développé l'agriculture, faisant passer les tribus les mieux disposées de la vie nomade du pasteur à la vie sédentaire du laboureur : sans varier les cultures autant que les Carthaginois, ils s'étaient attachés surtout à la production du blé et de l'orge. En outre, l'élevage des chevaux avait été, de tout temps, une des plus prospères industries de l'Afrique du Nord : la cavalerie numide a toujours été célèbre.

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------------Voilà dans quel état Rome avait pris l'Afrique. De toute nécessité, la conquête devait modifier sensiblement cette économie. La destruction de Carthage et de ses ports entraînait la destruction du commerce punique ; et même lorsque la vertu des conditions géographiques et la bonne volonté de César et d'Auguste eurent relevé Carthage, il était impossible que le commerce carthaginois reprît la même forme que par le passé ; dans ce monde dont chaque partie apprenait à exploiter toutes ses ressources naturelles, il n'y avait plus place pour des rouliers de mers ; il n'y avait plus lieu de transporter par exemple les matières premières d'Espagne en Orient, et les produits fabriqués d'Orient en Espagne ; les courants commerciaux ne traversaient plus tout le monde méditerranéen, ils convergeaient vers Rome, centre unique. Les armateurs de Carthage ressuscitée ou des autres ports africains n'avaient plus à assurer de trafic important qu'avec l'Italie ; il faut y ajouter un commerce secondaire, rendu inévitable par le voisinage, avec l'Espagne.

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Ce n'était plus comme à l'époque punique, du transport des denrées non africaines que l'Afrique romaine devait tirer sa prospérité, mais de ses propres productions. Proconsulaire, Numidie et Maurétanie formaient un vaste domaine à faire valoir, de concert entre les anciens occupants berbères et les nouveaux maîtres romains.

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Nos documents nous permettent d'affirmer qu'il y a eu, dans l'exploitation du pays, deux phases distinctes, dont la première va jusqu'à la fin du premier siècle après J.C.

------------Au ler siècle, l'Afrique nous apparaît comme spécialisée dans la culture du blé. C'est ce qui résulte des renseignements très abondants et très précis, pris à bonne source, que nous donne, sur les productions de l'Afrique, l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien, ouvrage publié en 77. " Le sol de l'Afrique, dit Pline, a été donné par la nature tout entier à Cérès ; l'huile et le vin lui ont été presque refusés ; toute la gloire du pays est dans les moissons ".

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Même en faisant la part de l'exagération littéraire qu'il peut y avoir dans la phrase de Pline, il est évident que ce texte permet d'affirmer que la production fondamentale, à cette époque, de l'économie africaine, la seule qui fournisse matière à un commerce d'exportation, ce sont les céréales, et nommément le blé, comme il ressort d'autres passages de Pline : l'orge n'est plus consommée que par les indigènes pauvres. L'olivier et la vigne sont donc en régression, si l'on compare cette période à la période carthaginoise.

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Nous apercevons les raisons de ce fait. En premier lieu, l'huile et le vin d'Afrique n'étaient pas regardés à cette époque comme étant de très bonne qualité. L'Italie, 1'Histrie et la Bétique donnaient de l'huile très supérieure ; les vins italiens, espagnols et grecs étaient préférés de beaucoup aux vins africains. Au contraire, la culture du blé en Afrique, et particulièrement en Tunisie, était exceptionnellement favorisée. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venisLe blé d'Afrique était très lourd, et les rendements obtenus dans les plaines tunisiennes, vallée de l'Oued Medjerda, plaines à l'Ouest de Sousse, étaient extraordinaires : on obtenait jusqu'à 150 pour 1 en Byzacène, alors que dans les autres provinces les régions les plus fertiles (Sicile, Bétique, Egypte) ne dépassaient pas 100 pour 1. Il est probable que ces résultats, obtenus presque sans peine, avec des instruments très imparfaits - une charrue primitive traînée par un âne et une ville femme - s'expliquent par les qualités du sol, phosphaté naturellement et pas encore fatigué. Un mouvement spontané devait porter les cultivateurs vers une culture aussi rémunératrice.

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En second lieu, ce mouvement spontané était encouragé très activement par la volonté réfléchie des empereurs et de leurs représentants locaux. Le blé était, sous forme de bouillie ou de pain, le fond de la nourriture en pays romain ; il en fallait une grande quantité à Rome et en Italie, soit comme blé circulant dans le commerce, soit pour les distributions gratuites ou les ventes à très bas prix grâce auxquelles on obtenait du peuple de Rome qu'il ne bougeât point. Et l'Italie, dépeuplée, transformée pour une bonne part en pâturages, en marais ou en friches, ne produisait plus le blé dont elle avait besoin. Le souci le plus pressant pour les empereurs était d'assurer ce ravitaillement. Ils étaient constamment anxieux qu'une tempête n'empêchât les arrivages, qu'un gouverneur factieux ne retînt la récolte dans sa province : une irrégularité dans les distributions pouvait amener une révolution. De là les privilèges accordés aux négociants en blé, de là les efforts pour créer à l'embouchure du Tibre un bon port, de là enfin les mesures méthodiques par lesquelles les empereurs favorisent et au besoin imposent la culture du blé dans les provinces. Domitien, dans les vingt dernières années du premier siècle, interdit la création de nouveaux vignobles dans certaines provinces, et dans d'autres fit arracher des vignobles déjà existants, pour augmenter les surfaces cultivées en blé. -

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Il est donc naturel qu'en Afrique, ou le blé venait si bien, les empereurs en aient favorisé et même prescrit la culture, soit sur leurs propres domaines, très étendus, soit sur les terres des particuliers : les moyens d'action, à cet effet, ne leur manquaient pas. Dès cette époque, Rome ménage les provinciaux, les traite avec bienveillance, en collaborateurs, les élève progressivement jusqu'à elle ; cependant son intérêt propre reste au premier plan de ses préoccupations, et cet intérêt lui commande de spécialiser dans la production du blé les provinces particulièrement aptes à cette culture.

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En fait, comme denrées d'exportation, Pline, en dehors du blé, ne signale pas beaucoup de choses : il y a des figues, et quelques autres fruits comme la grenade ; des produits végétaux qui sont, pour le gourmet de Rome, des raretés exotiques, comme la jujube ou les truffes. La banlieue de Carthage a toujours des maraîchers habiles, mais leurs légumes, artichauts en particulier, sont surtout consommés sur place. Pline connaît les dattes d'Afrique ; mais elles ont mauvaise réputation et ne peuvent entrer en concurrence avec celles de l'Orient.

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Dans le règne animal, deux commerces sont à signaler d'une part, celui des mulets, les mulets d'Afrique sont très recherchés ; d'autre part, on fait la chasse aux fauves, particulièrement aux lions et aux panthères, pour fournir des animaux aux jeux de l'amphithéâtre à Rome ; les bêtes destinées à ces jeux s'appellent couramment " les africaines ".

------------A l'industrie, qui s'exerce dans les régions manufacturières de l'Empire, Italie et Gaule surtout, l'Afrique ne fournit qu'une faible quantité de matières premières, et presque toujours ce sont des matières de luxe, qui ne peuvent créer un mouvement important : un marbre de luxe extrêmement coûteux, le marbre numidique ; un bois de luxe, le thuya ; des pierres précieuses ; quelques produits pharmaceutiques, quelques terres dont on se sert pour la préparation des couleurs. Les mines sont si peu exploitées que nous n'en trouvons pas mention. Sur place, les seules manufactures qui aient une importance sont celles qui fabriquent les étoffes de pourpre. Tout cela est objet de luxe ou de curiosité, nécessairement limité comme production et comme commerce ; il n'y a d'intérêt mondial que dans la culture du blé.

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Telle est la vie économique de l'Afrique au Ier siècle, c'est-à-dire à une époque où Rome oriente la vie des provinciaux dans le sens le plus favorable aux intérêts de la capitale. Il en est autrement au siècle suivant, en partie sans doute à cause de l'épuisement de certaines terres à blé et de la mise en exploitation de terres nouvelles peu propres aux céréales, en partie aussi parce que l'attitude de Rome à l'égard des provinces a changé : de plus en plus, les provinciaux se sentent de plain pied avec Rome, au moins en ce qui concerne les éléments les plus cultivés d'entre eux; de plus en plus, l'importance relative de la population de l'Italie décroît. Les souvenirs de l'esprit de domination, à Rome, s'effacent peu à peu : Rome laisse aux provinces plus d'initiative, et permet à chacune d'elles de mettre en oeuvre toutes ses facultés, de chercher à se faire une existence complète par ses propres moyens. Ajoutons à cela la décadence croissante de l'agriculture italienne ; l'huile et le vin commencent à manquer dans la péninsule, comme le blé antérieurement.

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En conséquence, le blé à partir du IIe siècle, n'a plus l'importance exclusive qu'il avait au 1er. Dans les terrains qu'on défriche, on plante surtout des oliviers et des vignes ; ainsi les trois cultures fondamentales du monde antique sont, en Afrique, mises en équilibre. L'huile est exportée sur Rome, par grandes quantités ; elle est d'abord, au goût des Romains, trop forte pour qu'on l'utilise volontiers comme comestible ; mais ensuite la fabrication s'améliore, et l'huile d'Afrique sert pour la table aussi bien que pour l'éclairage, et pour la toilette dans les bains. Il y a aussi, sans doute, augmentation de la culture de l'orge, mais le progrès général du bien-être exclut de plus en plus l'orge de l'alimentation humaine ; si on la cultive plus qu'au siècle précédent, c'est parce que l'élevage des chevaux aussi est en progrès. Les arbres fruitiers, et particulièrement les figuiers, les légumes, et particulièrement les fèves, forment les cultures accessoires. C'est en Tunisie, et surtout dans la vallée de la Medjerda et dans les vallées adjacentes, que ces différentes cultures se concilient le mieux. Celle de l'olivier prend un développement très prospère en Tripolitaine, et aussi sur les plateaux qui logent aujourd'hui, à l'Ouest, la frontière tunisienne, entre Souk-Ahras et Tébessa, ainsi que dans les vallées de Kabylie. Le plateau de Sétif et la Maurétanie Tingitane restent voués à la culture du blé. L'élevage, non seulement du cheval, mais du gros et du petit bétail, se développe en Numidie ; et enfin, selon toute vraisemblance, c'est vers la fin du IIe siècle que le chameau commence à tenir une place dans l'économie rurale des Africains.

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Comme matières premières, l'Afrique fournit maintenant autre chose que des matières de luxe : on exploite des mines de fer, de plomb argentifère et de cuivre. Et enfin les forêts africaines fournissent à Rome du bois de construction, et aussi du bois de chauffage pour les thermes, qui en consommaient sans doute une quantité difficile à imaginer.

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Ces dernières données, bien entendu, n'enlèvent pas à l'Afrique son caractère fondamental de pays agricole. C'est à développer la richesse agricole de l'Afrique, beaucoup plus qu'à en explorer le sous-sol ou à y créer des manufactures, que les Romains ont employé leurs efforts. Ainsi, les industries textiles restent insignifiantes : l'alfa est à peine mentionné, parce que les Romains n'ont pas suffisamment pénétré sur les plateaux du Sud Algérois et du Sud Oranais ; la laine n'est utilisée que pour les usages locaux.

 

------------Les efforts les plus persévérants et les plus efficaces ont porté sur l'utilisation de l'eau. Il n'est pas vraisemblable que le climat de l'Afrique du Nord ait changé sensiblement depuis l'antiquité historique ; LI n'était pas plus humide que de nos jours. Si, malgré cela, des régions étaient peuplées qui sont aujourd'hui presque désertiques, si des cultures arbustives étaient possibles là où il n'y a plus aujourd'hui que de la steppe, cela tient d'abord à ce que, depuis l'antiquité, il y a eu déboisement de certaines pentes, d'où les conséquences inévitables du déboisement, ruissellements torrentiels et disparition de la terre arable ; ensuite et surtout à ce que, à l'époque romaine, des travaux hydrauliques, qui n'ont pas été entretenus à l'époque musulmane, et qui pour la plupart n'ont pas encore été refaits à l'époque française, assuraient l'utilisation maxima des eaux pluviales et des sources.

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[Des travaux de ce genre ont été exécutés antérieurement à l'époque romaine, dès l'époque Carthaginoise. Ce ne sont peut-être pas partout des ingénieurs italiens qui ont dirigé les travaux dont on retrouve les traces, en Tunisie et en Algérie, sur beaucoup de points.

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Des barrages disposés dans les ravins, retenaient les eaux ; des digues les conduisaient vers la plaine, où des systèmes d'épis, de rigoles et de vannes les répartissaient à travers les champs. Les recherches aériennes récentes ont montré que sur de vastes étendues le sol était aménagé d'une façon minutieuse et méthodique pour recueillir toutes les eaux de ruissellement. On ne saurait attribuer l'origine et l'entretien de ces travaux qu'à oeuvre des exploitants du sol eux-mêmes et souvent, comme dans la région de Tébessa, à Tazbent, des tribus indigènes.]
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Un peu partout on rencontre des citernes et des puits, qui alimentaient les fermes, les habitations isolées ; les villes avaient des aqueducs. Une inscription nous a conservé le souvenir d'un ingénieur, spécialisé dans le forage des canaux souterrains, qui appartenait à la légion et que le commandant de la légion mettait, le cas échéant, à la disposition des autorités municipales pour diriger les travaux d'adduction d'eau : il fut appelé ainsi à construire l'aqueduc desservant Bougie. Une autre inscription, dans la région de Batna, est un règlement d'irrigation déterminant de façon très précise, jour par jour et heure par heure, la répartition de l'eau d'irrigation entre les différents propriétaires de la localité, qui ont créé et entretiennent à frais communs le réservoir et la canalisation. L'aménagement hydraulique a été la partie la plus importante de œuvre romaine en Afrique.

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------------Nous avons à nous demander maintenant quelle était la condition sociale de ces agriculteurs qui formaient la classe de beaucoup la plus nombreuse et la plus productive de la population africaine.

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Les petits propriétaires ne manquaient pas. Ils étaient assez nombreux sans doute, avant la conquête romaine, et en pays carthaginois et en pays numide : à ces petits propriétaires indigènes Rome avait laissé leurs biens, en les astreignant simplement à l'impôt foncier. En outre, sur le terrain qui était devenu domaine public de Rome - soit parce qu'il était déjà domanial à l'époque préromaine, soit parce que, propriété privée d'aristocrates carthaginois ou numides, il avait été confisqué par Rome lors de la conquête - , Rome avait créé un certain nombre de petites propriétés assignées à des colons, dans la plupart des cas anciens militaires, comme ceux qui fondèrent Sétif, Djemila, Timgad. Ces colonies militaires ayant été beaucoup plus nombreuses en Numidie et en Maurétanie qu'en Afrique proconsulaire, le nombre des petites propriétés devait être plus grand en Numidie et en Maurétanie.

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Mais si la petite propriété n'était pas absente, la grande propriété couvrait des espaces plus vastes, et tendait à en absorber chaque jour de nouveaux. Les grandes propriétés étaient, en majorité, postérieures à la conquête romaine car, sans doute, il y avait eu de grandes propriétés chez les Carthaginois et chez les Numides, mais les familles qui les détenaient, et qui appartenaient aux classes dirigeantes, étaient celles sur lesquelles avait porté, lors de la conquête, le poids de la guerre, des châtiments et des confiscations. Au lendemain de la conquête romaine, on peut dire en gros que la terre d'Afrique s'était trouvée partagée entre les petits propriétaires indigènes, laissés en possession de leurs biens, et le domaine public du peuple romain. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. C'est sur ce domaine public que s'était constituée une grande propriété romaine ; car si une part du domaine public avait servi à distribuer des lots de terre aux colons, une autre part avait été occupée par les membres de l'aristocratie qui, moyennant une redevance faible ou nulle, s'y étaient taillé, avec la tolérance de l'État, de très larges possessions. Ce qui n'avait pas été occupé ainsi par de riches particuliers et qui était resté proprement bien domanial devint, sous l'Empire, domaine de l'empereur. Il y avait donc, sous l'Empire, à côté des petits propriétaires mentionnés tout à l'heure, de gros propriétaires possédant de vastes domaines, en Tunisie particulièrement, et un propriétaire plus gros que tous les autres, l'empereur. Bon an mal an, un certain nombre de petites propriétés étaient absorbées par les grandes, parce que la loi de la concentration des capitaux a joué à toutes les époques ; et de temps en temps aussi l'une ou l'autre des grandes propriétés privées passait dans le domaine impérial, par extinction de la famille possédante ou par héritage ou par confiscation après condamnation.

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Sur ces grandes propriétés, appelées saltus, le propriétaire, dans la plupart des cas, ne résidait pas ; il était, comme l'empereur, à Rome ou en Italie. Il chargeait de l'exploitation de sa terre un fermier ou une compagnie fermière, qui la sous-louaient à leur tour à des colons. Le terme de colon, ici, n'a plus le même sens que lorsqu'on parle d'une fondation de colonie, de l'installation d'un groupe de vétérans auxquels sont assignés des lots de terre. Le colon installé comme sous-locataire sur une parcelle d'une grande propriété est l'occupant héréditaire, mais non le possesseur du sol ; il l'exploite, à charge pour lui de remettre au fermier ou à la compagnie fermière une part des fruits qu'il
récolte.

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C'était le régime appliqué sur des terrains étendus dans la vallée de la Medjerda, dans la région de Dougga, dans celle de Sousse, en Tripolitaine, dans les régions de Bône et de Tébessa. Des procurateurs impériaux, sur les terres de l'empereur, veillaient à ce que tout se passât régulièrement, à ce que le cahier des charges fût respecté et par la ferme et par les colons. Dans la région de Sétif, il est possible qu'on se soit dispensé de l'intermédiaire de la ferme et que les colons à qui l'empereur permettait de s'établir sur ses domaines n'aient eu de rapports qu'avec le procurateur gouvernant la province.

------------Ainsi, quelques gros propriétaires, non résidant, le plus gros étant l'empereur ; des petits propriétaires exploitant, indigènes ou vétérans, dont le nombre tend à décroître ; des fermiers, isolés ou groupés en sociétés ; de nombreux colons exploitant et versant une part de leur récolte soit à un fermier, individu ou compagnie, soit directement au procurateur impérial ; enfin des journaliers, dont beaucoup sans résidence fixe : tels sont les éléments dont se compose la population agricole de l'Afrique romaine.

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------------Les produits de cette agriculture étaient, pour une part, consommés dans le pays ; pour une autre versés à l'État, à titre d'impôt, ou de redevance des fermiers du domaine ; le reste était exporté par le commerce libre.

------------Il y a peu de chose à dire de la première : il va de soi que l'Afrique nourrissait d'abord sa propre population. Le cas de disette, à la suite d'une sécheresse exceptionnelle ou d'une invasion de sauterelles, a été rare : l'Afrique romaine était un des pays du monde antique où l'on était le plus assuré de manger à sa faim.

------------Nous sommes renseignés surtout sur la part de produits qui était remise à l'État. Rome a souvent marqué une préférence pour l'impôt payé en nature. Quand il s'agissait de vivres, comme dans le cas qui nous occupe, ces prestations s'appelaient annona. Les vivres revenant à l'Étatà titre d'impôt - ou de redevance - étaient recueillis par les percepteurs dans des magasins disposés en de nombreux points
du territoire.

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A ces magasins, les troupes de l'armée d'Afrique venaient toucher leurs vivres ; les fonctionnaires, les indemnités en nature qui s'ajoutaient à leur traitement. Le reste était dirigé sur les ports et transporté à Rome par des navires affrétés par l'État. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. L'annone d'Afrique fournissait, au début de l'Empire, probablement le tiers du blé nécessaire à Rome pour les distributions gratuites et les ventes à prix réduit, un autre tiers étant fourni par l'Égypte, le reste par les autres provinces ; il est probable que la part de l'Afrique devint, par la suite, plus importante : les prestations d'huile, en outre, allèrent en augmentant.

------------Enfin, une fois la population africaine nourrie et l'impôt acquitté, il restait, dans la plupart des années, une part importante de la récolte disponible pour le commerce libre, qui 1 exportait en Italie ou ailleurs : les bénéfices de ce commerce allaient à l'intermédiaire, au marchand en gros, beaucoup plus qu'au cultivateur ; quelque chose néanmoins en restait à celui-ci, et la prospérité du pays était faite de l'accumulation de ces petits enrichissements.

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------------En résumé, la mise en valeur de l'Afrique par Rome a été une œuvre méthodique et tenace, et qui a porté de bons fruits. Exploitée d'abord comme productrice de céréales, l'Afrique a été ensuite utilisée de façon plus large, sans cesser d'être traitée comme un pays foncièrement agricole ; les bénéfices de ce travail ont été partagés entre Rome et l'Afrique même, de telle façon que l'Afrique y a trouvé les moyens d'un progrès régulier vers l'aisance et le luxe. Nous verrons par quels monuments s'est traduite cette prospérité.