----------Je me
propose de présenter, en six chapitres, non pas à proprement
parler une histoire de l'Afrique romaine, mais plutôt un tableau
de cette Afrique. C'est ce que nous pouvons faire avec une exactitude
suffisante, en utilisant les données géographiques, dans
la mesure où elles sont valables d'une façon permanente,
- les textes des historiens et des géographes grecs et latins,
- les inscriptions latines, dont l'Afrique du Nord a donné un grand
nombre, --- les monnaies, - les documents archéologiques, ruines
de villes ou de constructions isolées, statues, mosaïques,
menus objets. La mise en couvre de ces matériaux divers a été
tentée dans un certain nombre de travaux, et je crois utile, en
commençant, de citer les plus importants d'entre eux, ceux auxquels
on est amené à se reporter fréquemment lorsqu'on
étudie l'Afrique romaine.
----------Stéphane
Gsell (1864-1932), qui avait voué à l'étude de l'Afrique
du Nord des dons exceptionnels d'historien et une prodigieuse activité
scientifique, avait entrepris une Histoire ancienne
de l'Afrique du Nord dont il n'a pu écrire que huit
volumes (Paris, Hachette ; tome I, 1913 ; tomes II et III, 1918 ; tome
IV, 1920 ; tomes V et VI, 1927; tomes VII et VIII, 1928). Ces huit volumes
conduisent l'histoire de l'Afrique du Nord jusqu'à l'an 40 après
J.C., c'est-à-dire jusqu'à l'annexion par Rome de la Maurétanie,
acte qui achève de faire passer toute l'Afrique du Nord sous la
domination romaine. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venisL'histoire des
quatre siècles qui constituent la période proprement romaine
de l'Afrique du Nord devait être contenue dans les tomes ultérieurs.
----------Pour
avoir une histoire de l'Afrique du Nord embrassant toute l'antiquité,
nous pouvons consulter les histoires générales de l'Afrique
du Nord. La plus utilisable était jusqu'à ces derniers temps
celle d'Ernest Mercier, Histoire de l'Afrique
Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés
jusqu'à la conquête française (1830), trois
volumes, Paris, Leroux. Le premier volume, qui mène l'histoire
de l'Afrique jusqu'en 1045 de notre ère, est de 1888. Cette histoire
est à remplacer maintenant par l'ouvrage excellent de Ch.-A. Julien,
Histoire de l'Afrique du Nord des origines à la conquête
arabe, Paris, Payot, 1931 (les dix premiers chapitres concernent
l'antiquité, jusqu'à la conquête arabe ; bibliographie
tout à fait à jour et illustrations bien choisies). [Nouvelle
édition, revue et mise à jour par Chr. Courtois en 1950.]
----------Quant
aux ouvrages consacrés à l'histoire romaine en général,
ils font nécessairement une place à l'Afrique, mais cette
place est naturellement très limitée. Je signale en particulier
le chapitre consacré à l'Afrique dans l'Histoire romaine
de Mommsen. Ce chapitre, qui se trouve dans le volume V de l'édition
allemande, est au tome XI dans la traduction de l'Histoire
romaine de Mommsen par Cagnat et Toutain (Paris, Bouillon,
1889).
----------Dans
une certaine mesure, le manque d'une histoire spéciale et détaillée
de l'Afrique romaine est compensé par l'existence de quelques livres
qui décrivent l'administration et la civilisation romaines. Ce
sont des uvres de vulgarisation, qui s'adressent au public cultivé,
mais non spécialisé ; elles conservent, par conséquent,
le caractère d'un sommaire, d'une vue générale ;
mais elles sont utiles comme première initiation. C'est à
ce titre que j'indique, dans l'ordre chronologique :
----------Gustave
Boissière, Esquisse d'une histoire de
la conquête et de l'administration romaines dans le Nord de l'Afrique
et particulièrement dans la province de Numidie, Paris,
Hachette, 1878.
----------Gaston
Boissier, L'Afrique romaine, Paris,
Hachette, 1895.
----------Schulten,
Das rmische Africa, Leipzig,
1899. Une traduction française, malheureusement mal faite, a paru
dans la Revue Tunisienne, 1904.
----------Gsell,
L'Algérie dans l'Antiquité,
2e édition, Alger, 1903, travail repris et mis à jour dans
l'Histoire d'Algérie de Gsell, Marçais et Yver,
Paris, Boivin, 1927 (rééditions postérieures).
----------[E.
Albertini, G. Marçais, G. Yver. L'Afrique
du Nord Française dans l'Histoire. Intr. géographique
de R. Lespès. Editions Archat, 1937.]
----------[J.
Carcopino, Le Maroc antique, 7e édition,
Gallimard, 1948.]
----------En
outre, les questions relatives à l'occupation militaire de l'Afrique
ont été étudiées de façon très
minutieuse par Cagnat, L'Armée romaine
d'Afrique et l'occupation militaire sous les empereurs, 2e
édition, Paris, Leroux, 1912. Cet ouvrage est un recueil extrêmement
riche de renseignements, tirés surtout des inscriptions et des
restes archéologiques, non seulement sur l'organisation militaire,
mais, indirectement, sur l'histoire politique, économique et morale
du pays.
----------[Des
compléments ont été apportés sur les questions
militaires par G. Ch. Picard, Castellum Dimmidi,
G. de Boccard, Paris 1947, et surtout par J. Baradez,
Fossatum Africae, Arts et Métiers Graphiques, Paris
1949.]
----------[Ces
deux ouvrages et en particulier le second ont renouvelé la question
du limes romain en Afrique. Mettant
à profit les résultats de la recherche aérienne,
le colonel J. Baradez a tracé un tableau de l'organisation des
confins sahariens de l'Afrique romaine, non seulement au point de vue
militaire par la description des ouvrages défensifs, notamment
d'un grand fossé continu et des ouvrages qui le complètent,
par la restitution du réseau routier, mais encore au point de vue
économique par les recherches sur les travaux d'irrigation et la
mise en valeur de terres aujourd'hui presque désertiques.]
----------L'étude
des documents archéologiques est facilitée d'abord par un
ouvrage de Steph. Gsell, Les Monuments antiques
de l'Algérie, 2 volumes, Paris, Fontemoing, 1901, ou
sont étudiés, catégorie par catégorie, les
monuments romains d'Algérie ; il va sans dire que la majeure partie
des observations et des conclusions présentées par Steph.
Gsell à propos des monuments d'Algérie valent aussi pour
la Tunisie ; ensuite, cette étude est facilitée par l'existence
de deux Atlas archéologiques
: l'un pour la Tunisie, au 50.000è , a été établi
par Babelon, Cagnat et Reinach, Paris, Leroux, 1892-1913 (une seconde
série, en cours de publication, par Cagnat et Merlin, comprendra
les régions pour lesquelles il n'existe que des cartes au 100.000")
; l'autre, pour l'Algérie, au 200.000", est l'uvre de
Steph. Gsell, Alger (Jourdan) et Paris (Fontemoing), 1902-1911. Ces atlas
sont des éditions spéciales des cartes dressées par
le Service topographique ; les ruines antiques, sur chaque feuille, sont
mentionnées en rouge, par un numéro d'ordre ; une notice
jointe à la feuille donne sous ce numéro les renseignements
qui concernent les vestiges en question.
[Quelques monographies sont à mentionner ici :
----------R.
Cagnat : Carthage, Timgad, Tébessa,
H. Laurens 1927.
----------Steph.
Gsell : Promenades archéologiques aux
environs d'Alger, Cherchel, Tipasa, Tombeau de la Chrétienne,
Les Belles Lettres, Paris.
----------P.
M. Duval : Cherchel et Tipasa, Recherches sur
deux villes fortes de l'Afrique romaine, P. Geuthner 1946.
----------Y.
Allais : Djemila, Les Belles Lettres,
Paris 1938. Ray. Thouvenot : Volubilis, Les Belles Lettres, Paris 1949.]
----------Pour
la dernière partie de la période antique, décadence
romaine, invasion vandale, reconquête byzantine, - phase particulièrement
obscure et compliquée, un livre ancien est encore utilisable :
c'est celui de Dureau de la Malle, L'Algérie
(histoire des guerres des Romains, des Byzantins et des Vandales),
Paris, F. Didot, 1852, à compléter par Martroye,
Genséric, Paris, Hachette, 1907, et par E.-F. Gautier,
Genséric, roi des Vandales,
Paris, Payot, 1932. Pour la période byzantine spécialement,
il faut se servir de Diehl, L'Afrique byzantine,
histoire de la domination byzantine en Afrique (533-709), Paris,
Leroux, 1896.
----------Enfin,
il ne faut pas perdre de vue que l'histoire ancienne de l'Afrique du Nord
est constamment complétée ou corrigée par des découvertes
nouvelles. En particulier, les inscriptions exhumées en Tunisie,
en Algérie ou au Maroc, viennent fréquemment éclairer
des points obscurs ou poser des problèmes nouveaux. La publication
périodique où l'on peut le mieux suivre ce progrès
des recherches historiques dans l'Afrique du Nord est le Bulletin
archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques,
édité à Paris, chez Leroux. C'est à la section
de ce Comité appelée Commission
de l'Afrique du Nord que sont adressées en règle
générale les communications sur les découvertes récentes
; le Bulletin, qui publie les procès-verbaux
des séances de la Commission et qui imprime ou résume les
mémoires qui lui parviennent, équivaut à un compte
rendu périodique des recherches poursuivies et des résultats
qu'elles obtiennent. Les découvertes des Italiens en Tripolitaine
sont publiées surtout dans la revue Africa
Italiana.
* * *
----------Après
ces indications préliminaires, nous avons d'abord à fixer
les limites de l'Afrique romaine dans le temps et dans l'espace, à
indiquer les dates qui marquent les étapes principales, et de la
conquête, et de la perte du pays, et à déterminer
la ligne jusqu'où s'avança, sur le terrain, la domination
romaine.
----------Jusqu'au
milieu du second siècle avant l'ère chrétienne la
République romaine n'a eu aucune possession en Afrique : ses rapports
avec l'Afrique n'ont pas eu d'autre forme que la guerre contre Carthage,
et lorsque les événements militaires ont amené les
Romains à faire débarquer en Afrique un corps expéditionnaire,
comme il est arrivé dans la première guerre punique avec
Régulus, dans la seconde avec Scipion l'Africain, c'était
sans intention de s'installer dans le pays : tous les Romains se rembarquaient
aussitôt que les opérations n'exigeaient plus leur présence
en Afrique.
----------Il
n'en a pas été de même après la troisième
guerre punique, en 146. Cette fois-là, Rome, ayant détruit
Carthage parce que cette destruction lui paraissait le seul moyen de se
débarrasser d'une rivalité dangereuse, a senti le besoin
de rester en Afrique pour empêcher la rivale qu'elle venait d'abattre
de se relever avec d'autres habitants et sous un autre nom. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
Elle a donc annexé un territoire correspondant à peu près
au tiers Nord-est de la Tunisie, et qui a été la province
d'Africa, l'Afrique au sens propre du mot. Mais, dans la pensée
des Romains de ce temps-là, la prise de possession de ce terrain
limité n'est pas l'amorce d'un empire plus vaste : l'occupation
de ce terrain est nécessaire et suffisante pour la sauvegarde de
l'Italie ; les Romains installés en Afrique ne se proposent pas
d'y essaimer ; ils veulent seulement occuper eux-mêmes, de peur
qu'un autre ne s'y installe, un emplacement que la géographie désigne
pour être le siège d'une forte puissance ; ils ne se proposent
rien de plus que cette action toute négative, cet effort d'inhibition.
----------Pendant
le dernier siècle de la République romaine, le Sénat
reste fidèle à cette politique. Il ne songe pas à
la conquête de l'Afrique, il est hostile aux annexions : s'il engage
des campagnes en Afrique, c'est à son corps défendant. Le
rapprochement est imposé, à tous ceux qui ont étudié
cette période, entre cette attitude du Sénat romain et l'opinion
très répandue en France, après 1830, d'après
laquelle il fallait se contenter d'empêcher la piraterie des barbaresques,
sans songer à coloniser l'Algérie.
----------Cependant
la domination romaine va s'étendre, d'abord parce qu'il existe
à Rome un parti de plus en plus fort de novateurs, qui veulent
agrandir la cité romaine et romaniser les régions d'outre-mer
: c'est le parti qui finit par triompher et prendre le gouvernement avec
César et Auguste ; ensuite, parce que la force des choses rend
précaire toute domination qui s'accroche à un coin de côte,
et détermine une réaction spontanée par laquelle
cette domination, si elle ne veut pas disparaître complètement,
tend à se répandre, à se
couvrir dans un rayon de plus en plus large.
----------En
105, après la guerre contre Jugurtha, l'accroissement du territoire
romain fut extrêmement limité : les Romains se contentèrent
d'installer leur autorité dans les ports de la Tripolitaine. C'est
en 46, au cours des guerres civiles, après la campagne heureuse
de César en Afrique contre les Pompéiens, que se fit le
pas décisif : César ajouta aux possessions romaines tout
le pays entre Thabraca et l'embouchure de l'Ampsaga (Oued-el-Kébir)
: une partie fut immédiatement transformée en province sous
le nom d'Africa nova ; c'est celle que, dans le langage courant, on appela
Numidia, parce qu'elle correspondait à la partie la plus prospère
de l'ancien royaume numide. Une autre fut confiée provisoirement,
comme une sorte de principauté dépendante, de marche militaire,
à un condottiere nommé Sittius, qui avait combattu pour
César, et à ses vétérans ; Sittius mort, la
région qu'il avait possédée ainsi rentra dans la
province romaine.
----------A
l'Ouest de l'Ampsaga, le pays formait un royaume indépendant, le
royaume de Maurétanie ; mais cette indépendance nominale
était en réalité un protectorat. Ce qui le prouve
bien, c'est que pendant huit ans, de 33 à 25, après la mort
du roi Bocchus, la Maurétanie fut administrée par des préfets
romains ; en 25, lorsqu'Auguste rendit ce royaume à un prince d'origine
indigène, ce prince était Juba II, c'est-à-dire un
prince élevé à Rome, Citoyen romain, tout pénétré
de culture latine, dont les droits royaux étaient limités
(par exemple, il ne frappait pas de monnaie d'or) et qui ne pouvait avoir
une politique différente de celle de l'empereur. D'ailleurs, plusieurs
colonies romaines étaient installées dans le royaume de
Juba. Cette fiction d'un royaume indépendant dura jusqu'en 40 après
J.-C.: cette année-là, l'empereur Caligula fit mourir le
roi Ptolémée, fils de Juba, et la Maurétanie devint
province romaine ; elle reçut son organisation comme telle de l'Empereur
Claude, en 42. Désormais toute l'Afrique du Nord était pays
romain : elle le resta jusqu'à la fin du monde antique, c'est-à-dire
jusqu'au Ve siècle. C'est en 430 que les Vandales prennent pied
en Afrique : en quelques années, ils y détruisent la puissance
romaine, et des rois vandales règnent pendant une centaine d'années,
n'ayant d'ailleurs sur les indigènes qu'une autorité peu
respectée. En 534, les troupes envoyées par l'empereur Justinien,
sous le commandement de Bélisaire, renversent le royaume vandale,
et l'Afrique redevient impériale ; mais l'Empire est maintenant
l'Empire byzantin, l'Afrique est pour lui une possession lointaine, il
est incapable de la tenir comme la tenaient les empereurs de Rome. Dans
la seconde moitié du Vile siècle, l'invasion arabe clôt
définitivement, pour l'Afrique, la période antique : c'est
en 647 que se place la première invasion arabe en Tunisie et en
698 Carthage tombe définitivement aux mains des Musulmans.
|
|
----------La période
proprement romaine de l'Afrique du Nord a donc duré quatre siècles,
de 40 à 430. De ces quatre siècles, les deux premiers forment
de beaucoup la période la plus brillante qu'ait jamais connue l'Afrique
du Nord; c'est en 238, en effet, que commencent les troubles civils et
les révoltes indigènes qui affaibliront peu à peu
l'Empire romain et achemineront l'Afrique vers la catastrophe finale ;
de 40 à 238, le pays arrive à son plein épanouissement,
la population est nombreuse, connaît le confort et le luxe, les
centres urbains se multiplient, et des monuments s'y élèvent
à l'imitation de ceux de Rome. L'esprit de la colonisation romaine,
sous l'Empire, est très différent de celui qui inspirait
sous la République la politique du Sénat : ce n'est plus
le désir égoïste de protéger Rome contre un
danger possible qui explique l'occupation de l'Afrique et détermine
les limites de cette occupation ; les Romains de l'époque impériale
travaillent, consciemment ou non, à mettre en valeur le monde entier,
à l'organiser, à en appeler toutes les parties à
la vie civilisée et au bien-être. Bien qu'ils ne perdent
jamais de vue l'intérêt de Rome, qui domine tous les autres,
ils sentent qu'il n'y a pas de contradiction entre cet intérêt
et celui des provinciaux ; Rome sera d'autant plus forte qu'elle assurera
aux peuples soumis une existence plus aisée. Grâce à
la domination romaine, pour la première fois, il existe, entre
les différentes contrées du monde alors connu, une solidarité.
----------C'est
donc l'Afrique de 40 à 238, celle des Césars, des Antonins
et des Sévères, que nous avons à regarder de préférence.
C'est elle que j'aurai le plus souvent en vue. Pour la période
qu'on appelle le Bas-Empire, et qui comprend la fin du troisième
siècle et le quatrième, je me contenterai d'indiquer, au
cours du dernier chapitre, les modifications principales qui furent apportées
alors au régime appliqué jusque là.
* * *
----------Nous avons
à déterminer maintenant les limites géographiques
de l'Afrique romaine, là où elle n'a pas la mer comme limite
naturelle, c'est-à-dire à l'Est et au Sud. A l'Est, l'Afrique
romaine s'arrêtait au désert de sable qui sépare la
Tripolitaine de la Cyrénaïque et qui forme le littoral de
la Grande Syrte ; la Cyrénaïque, à l'Est de ce désert,
appartenait, comme l'Égypte, à l'Orient. Au Sud, la frontière,
naturellement, n'est pas restée immuable : elle s'est portée
plus avant vers l'intérieur à mesure que la romanisation
du pays progressait. Il y a lieu d'indiquer ce qu'elle était au
début de la période considérée, sous les premiers
empereurs, et à la fin de la même période, après
les Antonins et les Sévères. Nous sommes arrivés,
sur ce point, à une précision assez grande, et nous pouvons
espérer que dans quelque temps, après une période
suffisante de recherches et de découvertes, nous serons en état
de reconstituer très minutieusement le tracé des frontières
romaines successives, grâce aux documents archéologiques.
Ces documents sont relativement abondants parce que les Romains aimaient
à tracer, de façon matérielle, la frontière,
le limes. Dans l'existence d'une frontière matérielle,
ils voyaient à la fois un symbole, une sécurité militaire,
et une commodité pour la perception des douanes. Lorsque c'était
possible, ils utilisaient, à cet effet, un cours d'eau : l'Ems,
le Rhin, le Danube formaient ainsi des parties de la frontière
entre Rome et la Germanie ; dans les intervalles, cette frontière
était constituée par un limes
proprement dit, un rempart muni, de place en place, de fortins. Ils ont
procédé de même en Afrique. Leur première province,
celle qu'ils annexèrent en 146, était séparée
du pays numide par un fossé continu, qu'avait creusé Scipion,
et qui fut, plus tard, sous les empereurs, alors qu'il n'avait plus qu'une
valeur de document historique, remplacé par une levée de
terre. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venisL'Oued-el-Kébir et
une suite de vallées secondaires d'une part, la Moulouya d'autre
part, servaient de frontières intérieures entre les provinces,
après avoir marqué les bornes des royaumes indigènes.
Vers le Sud, aucun cours d'eau ne pouvait être utilisé ainsi
: les Romains eurent de ce côté-là,
un limes artificiel, sans s'astreindre d'ailleurs à créer
un obstacle continu, fossé ou mur ; à tous les passages
et à tous les points stratégiques, ils eurent un fort, et
des tronçons plus ou moins étendus de mur ou de fossé,
là où le terrain le demandait. Ce sont les témoins
de ces travaux qui nous permettent de dire jusqu'où allait la domination
romaine.
----------Sous
les premiers empereurs, sur la côte Sud de la Petite Syrte, c'est-à-dire
dans ce qui correspond à la Tripolitaine moderne, les Romains n'occupent
que les quelques ports où se concentre la vie de la contrée.
Le pays non romain commence très près de ces ports, au-delà
d'une étroite banlieue.
----------Jusqu'à
Gabès, le territoire romain ne s'écarte guère a mer.
A l'Ouest de Gabès, le cadastre romain et la colonisation se sont
arrêtés au bord septentrional du Chott-el-Fedjedj. Ensuite
la frontière allait de l'Est à l'Ouest, jalonnée
par Gafsa, Feriana, Tébessa. A partir de Tébessa, elle suivait
une direction générale Sud-Est-Nord-Ouest, se maintenant
au Nord de l'Aurès, du Djebel-Touggourt, des monts du Hodna : Khenchela,
Timgad, Lambèse, Zana, Zraia, Aumale, Sour-Djouab, Berrouaghia,
marquent les points importants de cette frontière, soit qu'ils
aient été occupés et fortifiés dès
les premiers empereurs, soit qu'ils aient été organisés
seulement par les Antonins.
----------On
atteint ainsi la vallée du Chélif, vers l'endroit où
le fleuve, après avoir traversé péniblement l'Atlas
Tellien, entre en plaine et prend la direction générale
Est-Ouest. Miliana, Duperré, Orléansville, dans cette vallée,
sont des emplacements de colonies ou de garnisons romaines qui défendaient
la frontière. Plus à l'Ouest, elle passait approximativement
à Relizane, Perrégaux, Saint-Denis-du-Sig, se rapprochant
progressivement de la mer, coupant tout près de l'embouchure le
cours de la Moulaya ; le territoire soumis se terminait en pointe, au-delà
de ce fleuve, au comptoir phénicien de Rusaddir, déchu à
l'époque impériale, et qui est aujourd'hui Melilla. Le pays
romain ne reparaissait ensuite qu'au détroit de Gibraltar et sur
la côte atlantique du Maroc : à partir de Tanger, et jusqu'à
Sala (Salé), une série de villes s'échelonnaient
sur la côte, et deux ou trois avaient été fondées
assez avant dans l'intérieur, dans la vallée des principaux
cours d'eau.
----------La
physionomie d'ensemble de l'Afrique romaine, au début de l'Empire,
est ainsi très nette : une masse importante de terrain, correspondant
sensiblement à la Tunisie, prolongée à l'Est par
le cordon mince des ports tripolitains, à l'ouest par une sorte
de grand coin qui va s'amincissant progressivement, et dont l'extrémité
est à Melilla ; puis, sans communications terrestres avec ce qui
précède, un groupe de comptoirs et de colonies sur le versant
atlantique du Maroc.
----------Cette
disposition générale est restée la même pendant
toute la période romaine. L'Afrique romaine a toujours eu la forme
d'un coin allongé de l'Est à l'Ouest, beaucoup plus large
à l'Est, en Tunisie, qu'à l'Ouest ; la frange de terre romaine
qui occupait la bordure du continent africain est toujours allée
en s'amincissant, des Syrtes vers l'Atlantique. Mais les empereurs, à
mesure que le pays devenait plus peuplé, plus cultivé, sentirent
le besoin d'élargir vers le Sud la zone soumise à leur autorité,
de s'imposer comme maîtres aux nomades du Sud, ou tout au moins
de les surveiller de près et de les contenir. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venisC'est
à la fin du IIè siècle et au début du III
que s'est dessiné le plus nettement ce mouvement d'expansion sers
le Sud, commencé vers le début du II' siècle, et,
en 238, le limes romain est sensiblement plus méridional que celui
qui vient d'être décrit.
----------A
cette date, en Tripolitaine, les postes romains se trouvent installés
un peu au Sud de la falaise qui, à distance variable de la mer,
sépare très nettement la plaine littorale, habitable, appelée
Djeffara, de la région désertique : ces fortins dessinent
une ligne assez serrée. En outre, des postes avancés sont
créés, sous forme de garnisons permanentes installées
dans des oasis : à Bondjem, à Gharia-el-Gharbia, à
Ghadamès. Et les commerçants romains sont allés jusqu'au
Fezzan.
----------Plus
à l'Ouest, le territoire romain comprend maintenant le bord Sud
du chott El-Fedjedj et les oasis (Nefta, Tozeur) situées sur la
langue de terre entre le chott ElDjerid et le chott El-Gharsa. Puis la
frontière suit comme autrefois la direction Sud-Est-Nord-Ouest,
mais elle englobe, depuis Trajan, l'Aurès, et les garnisons romaines
sont installées maintenant dans les oasis, à la limite du
Sahara : à Négrine, Badès, Mlili, Doucen. Elle se
dirige de là vers Bou-Saâda et Boghar : toute la plaine du
Hodna est occupée par des établissements romains. A partir
de Boghar, la frontière romaine est suivie par une route stratégique
qui passe en avant de Teniet-el-Haâd et de Tiaret, puis par Frenda,
Tagremaret, le Nord de Saïda, Chanzy, Lamoricière, Tlemcen,
Lalla-Marnia : elle suit donc à peu près, dans l'ensemble,
la lisière Nord des Hauts-Plateaux. Cette route fut organisée
probablement au début du IIIè siècle.
----------Comme
en Tripolitaine, des garnisons permanentes occupèrent des postes
de surveillance en avant de ce limes la principale était à
Messad, dans les monts des Ouled-Naïl, au Castellum Dimmidi.
----------Au
Maroc, enfin, l'occupation romaine, du Ier au IIIè siècle,
devint plus dense et plus cohérente, et sur la côte et dans
l'intérieur. Tanger, Rabat et Fès sont les trois sommets
d'un triangle sur les côtés duquel étaient disposées
des garnisons. Un poste avancé, vers le Sud, a peut-être
été établi à Azemmour, et il est probable
qu'une route a relié, à cette époque, Fès
à la région de Tlemcen par Taza et Oujda, établissant
ainsi, entre toutes les parties de l'Afrique du Nord, la communication
terrestre qui ne put jamais, à cause de l'impénétrabilité
du Rif, être assurée en longeant la Méditerranée.
----------Il
y a donc eu, au cours des deux siècles qui nous occupent, progrès
très sensible de l'autorité romaine, et ce progrès
n'a pas manqué de méthode. Mais deux choses sont à
noter : d'abord, la persistance, à l'intérieur du pays romain,
d'îlots réfractaires à la romanisation, massifs montagneux
où les Berbères restent pratiquement indépendants,
ou peu s'en faut ; ensuite, une timidité excessive dans l'application
de la méthode dont les romains avaient reconnu l'opportunité.
http://perso.wanadoo.fr/bernard.venisSi, en Tripolitaine et surtout en
Tunisie, ils ont occupé tout ce qui valait la peine d'être
mis en culture et se sont assuré, vers le Sud, une protection suffisante,
plus à l'Ouest, en Algérie, ils n'ont pas pénétré
assez profondément. Ils se sont presque complètement abstenus
de toucher aux Hauts-Plateaux du Sud Algérois et du Sud Oranais.
A plus forte raison n'ont-ils pas songé à la conquête
du Sahara, bien que, quelques traces de leur commerce y aient été
découvertes en ces dernières années. Ç'aété
la principale faiblesse de leur empire africain, et c'est la raison pour
laquelle il a été incapable de résister longuement
à une attaque sérieuse. Mais, avant que leur pouvoir s'effondrât,
les Romains avaient construit une Afrique très intéressante,
et c'est celle que j'essaierai de représenter.
----------[Nous
savons aujourd'hui, depuis les très récentes recherches
entreprises sur le limes et le Fossatum Africae, que l'expansion romaine
vers le Sud a été plus rapide et plus importante qu'on le
croyait jusqu'ici. C'est ainsi que, dès l'empereur Hadrien (en
126), la Légion et ses Auxiliaires étaient installés
dans le grand camp de Gemellae, à 125 kms au Sud de Lambèse,
dans l'actuel Sahara, au Sud de l'Oasis d'Ourelal.
----------En
outre, les Romains ont pénétré profondément
dans la partie orientale de l'Algérie actuelle : en Numidie, notamment,
ils ont grâce à des travaux considérables arraché
des terres cultivables à la steppe et aux confins sahariens pour
leurs colons, vétérans et ralliés, chargés
en échange d'assurer partiellement la sécurité du
limes.]
|