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        Dans la banlieue qui l'enserre, 
          par les vallons, les ravins, les vergers au flanc des pentes où 
          les bois s'espaçant en bordure des crêtes, amas d'une verdure 
          spéciale à ce pays, si crue qu'elle apparaît noire, 
          Alger dissimule le meilleur d'elle-même, son visage le plus séduisant 
          et son cur le plus secret. 
          
          Terre, mer et ciel, la molle ligne arrondie du golfe, les coteaux en 
          paliers successifs, l'atmosphère blonde, la lumière, l'eau 
          vivante et l'élégant modèle des montagnes qui de 
          barrer la perspective de trois côtés, versent la ville 
          à la mer, certes le spectacle est très vaste, la beauté 
          fastueuse, à quoi tous les éléments concourent 
          pour faire à notre cité un cadre incomparable. 
          
          Pour que l'uvre des hommes égale les splendeurs prodiguées 
          par la nature, il aurait fallu sur ces bords une ville comme il n'en 
          est encore point au monde, une ville venue tout droit des mille et une 
          nuit faite de palais, de temples, de jardins, pour ne pas démériter 
          de la gloire des cieux dressant les pierres qui font le renom d'Ispahan, 
          de Brousse, de Constantinople, de Samarcande, de Lahore et du Caire, 
          avec des turbés, des coupoles, des minarets, des parvis, des 
          frontons et des portiques,.. Une ville qui aurait des architectures 
          à la Claude Gelée, des jardins comme Babylone, des temples 
          comme le Parthénon. Mais les hommes ont tellement à faire 
          pour dominer la nature ou vider leurs querelles que le souci d'esthétique 
          ou, comme a dit Ruskin, la religion de la beauté n'entre que 
          très peu dans leur vie et pour ainsi dire par accident. Avant 
          tout vivre !
          
          Ainsi s'explique, se justifié, s'excuse d'être insuffisante 
          la cité, revivifiée, aux siècles passés, 
          par Boulouguine et, depuis bientôt cent ans, aménagée 
          du mieux par nous. 
          
          Pâtés de plâtre, cubes de maçonnerie, monuments 
          de l'ancienne école et l'impardonnable Palais de Justice et les 
          gratte-ciel où les hommes se gîtent comme des colonies 
          de souris dans les tiroirs, la vie moderne a de bien cruelles nécessités 
          et Alger bien des laideurs. Mais dans la claire campagne, à l'abri 
          des rideaux d'arbres, pressenties, plutôt devinées que 
          vues, celui qui sait chercher pourra trouver par fragment épais, 
          la grâce et la splendeur qu'on aurait voulu voir étalées 
          à tout le paysage ; il les trouvera avec le luxe, la mesure et 
          la sérénité dans la villa mauresque. 
          
          Il ne s'agit en aucune façon d'un ralliement d'idéologie, 
          ni d'une condamnation passée au bloc dès formes architecturales, 
          européennes : style latin d'apparat, renaissance, moderne. Le 
          quotidien labeur ne permet pas l'éparpillement, la place est 
          chère, le temps aussi, mais il faut néanmoins convenir 
          que le type constructif arabe est le plus approprié au climat, 
          celui dont la ligne s'harmonise le mieux avec le décor ambiant. 
          
          
          La maison dite mauresque, parce que c'est le mot consacré, probablement 
          à tort, car elle apparaît de plus en plus copiée 
          su la villa latine, car il semble aussi que les Arabes n'aient rien 
          inventé du tout ni jamais, que dans l'architecture comme dans 
          les sciences ou la philosophie, ils n'aient su qu'imiter ; la maison 
          dite mauresque répond heureusement aux besoins locaux : fraîche 
          l'été, obscure à cause des mouches, blanche pour 
          repousser le rayon solaire, chaude l'hiver, couverte en terrasse, pour 
          l'enchantement des yeux. et la commodité ceinte de vergers et 
          drapée de fleurs pimpantes. 
          
          Le type d'habitation le plus seyant, le plus conforme, à la ligne 
          générale, le plus pratique, le plus plaisant ! Il convient 
          qu'on l'adapte à la vie et à la mentalité modernes. 
          Les pièces longues et étroites à cause, de la faible 
          portée des solives, grâce aux fers à T, on peut 
          leur donner, l'ampleur jugée nécessaire. Le carrelage, 
          de faïence dont les Arabes ne viennent pas à bout, mais 
          que nous aurions tôt fait d'user, nous qui n'avons pas le loisir 
          de vivre pieds nus, on le remplacera par la mosaïque, ou même 
          le carreau de ciment à dessin bien choisi,. La fenêtre, 
          qui n'existe chez l'Arabe qu'à l'état de lucarne, pour 
          satisfaire à notre besoin d'avoir des vues sur l'extérieur, 
          on peut l'agrandir, la jumeler, pour la sécurité, la barrer 
          de vitrage, au besoin d'une; fermeture plus solide, mais inapparente, 
          par exemple coulissant dans le mur. 
          
          Cela, on l'a si bien compris, qu'en dépit de certains reproches, 
          ce modèle d'habitation se généralise. Le style 
          mauresque, ces temps passés réservés à nos 
          seuls bâtiments publics - et combien décrié ! - 
          tombe dans l'usage des simples particuliers. 
          
          Toute notre banlieue est déjà bâtie de ces pimpants 
          logis. Certes le puriste trouve là matière à exercer 
          sa critique. Amalgame, bazar, simili dit-il avec dédain, presque 
          en crachant de mépris. Pourquoi ? D'abord où donc est-il 
          le style vraiment pur, le savoir et les procédés qui ne 
          sont pas fait d'emprunts ? Le temple grec lui-même est le résultat 
          de choix successifs. Ensuite, l'art est un aboutissement ; au départ, 
          il y a eu la nécessité, l'utilité. Belles par la 
          suite, les églises n'ont pas été du premier coup 
          Hadja-Sophia ou Notre-Dame. S'il y a des palais, c'est que l'homme dut 
          s'abriter de l'intempérie autant que de ses ennemis ; s'il y 
          a des maisons, c'est que tout au début il y eut la caverne.
          
          Au surplus, il n'existe pas de formules. Définitives, l'art évolue 
          sur le rythme de la vie, il est immanent,non transcendant.
          
          Sans doute dans la maison mauresque ameublement et décoration 
          doivent être spéciaux ; l'un s'approprie tous les jours, 
          l'autre existe depuis longtemps. Ça peut être très 
          simple : le beau n'est pas toujours le riche. Encore que la plus grosse 
          faute de goût soit le plus souvent commise par l'architecte qui 
          emploie la brique et la murette, là où il faut le pisé 
          et le mur de 80, on se rend finalement compte que c'est à ce 
          type architectural que se rallieront de plus en plus les Africains. 
          
          
          Dar-el-Raïs, Djenan-el-Muphti, le Bardo, Djenan Ali-Raïs, 
          la villa Yusuf, le château d'Hydra, Dar-Bennaïn, les villas 
          Mahiedine qui firent Birkadem un Saint-Cloud des aristocrates turcs, 
          celles qui s'essaiment par les coteaux de Mustapha, les pentes de Kouba 
          et d'El-Biar ont toutes le même caractère et la même 
          âme, sinon le même visage et les mêmes atours. 
          
          Toutes furent bâties au temps des Turcs maures de la Régence 
          : Djenan-el-Muphti, en 1692 ; Abd-el-Tif, vers la même époque, 
          le Bardo, le Château d'Hydra, au XVIII° siècle. Là 
          habitèrent de grands personnages, les deys, eux-mêmes, 
          leurs ministres, leurs généraux, leur trésorier, 
          le prince Omar, le terrible Euldj Ali, Mustapha Pacha, incomparable 
          accapareur de biens fonciers dans l'actuel Orphelinat Saint-Vincent-de-Paul. 
          
          
          C'est dire que rien n'y manque, ni le travail, le plus souvent celui 
          des esclaves chrétiens, ni la vastitude, ni les matériaux 
          précieux. La plus-value résultat de la formation d'une 
          grande cité et de la dévalorisation monétaire les 
          mit à très haut prix. Leur éloignement implique 
          l'auto ; leur étendue, un domestique nombreux ; leur luxe, un 
          train de maison. Tout cela fait qu'elles sont aujourd'hui, après 
          des vicissitudes sans nombre et les spéculations parfois éhontées 
          des brasseurs d'affaires venus en Algérie dans les pas des soldats, 
          la propriété de personnages proportionnellement tout aussi 
          riches sinon aussi glorieux. 
          
          Turcs, Coulouglis et Maures, à la différence du bédouin, 
          ont le respect de l'arbre et l'amour des jardins. Fait caractéristique, 
          ces demeures campagnardes où le plus souvent, qu'ils peuvent 
          les Turcs viennent se reposer du souci des affaires et du labeur d'administrer, 
          ils les appellent djenan : jardin ; jardin du muphti, du trésorier, 
          du bey, du raïs. 
          
          La maison arabe est donc définie, située : un jardin l'entoure; 
          elle n'est pas sur un chemin, mais s'abrite dans des verdures, au cur 
          d'un massif. Elle est cubique fermée, trouée simplement 
          de lucarnes. C'est que l'étranger n'en doit rien connaître, 
          c'est, aussi qu'elle doit se défendre. 
          
          Elle est, extérieurement, simple : il ne faut exciter les passions 
          mauvaises, ni susciter l'envie. Mieux vaut, qu'on la croie pauvre. Après 
          la porte, c'est le palier, la cour intérieure bordée d'arcades, 
          de galeries, de pergolas. Au milieu, un jet d'eau; sur les murs, des 
          faïences, des marbres ciselés ; en haut, des colonnes qui 
          soutiennent les ogives, des chapiteaux polyédriques, bulbeux 
          ou à arrêtes florales. Tout le luxe et toute la vie sont 
          à l'intérieur ; c'est que la maison est à l'image 
          de son maître, fermée comme son âme, secrète 
          comme son cur, parée comme exige ce contemplatif, ce nonchalant 
          qui rêve au creux des coussins, songe, médite. S'il est 
          heureux, lui seul le sait, si oui, Inch'Allàh ! sinon, tant pis 
          - qu'il soit béni ! - mais cela ne regarde personne. Comme sa 
          maison, l'âme de l'arabe n'a de fenêtres qu'en dedans. 
          
          Des chambres, des lits à colonnes, namoussia, des coffres incrustés, 
          des tables de marqueterie, des lampes, des cuivres, des tapis, des broderies, 
          les chatoyantes soies aux couleurs violentes ou surannées qui 
          sont douces à la main, plaisantes à l'il. Des portes 
          de cèdre aux panneaux sculptés, la retombée monotone 
          du jet d'eau dans la vasque, des treilles, des rideaux de bougainvilliers, 
          les jasmins qu'on respiré avec délice, le silence, la 
          quiétude. Les bruits du dehors n'arrivent plus ici, c'est l'isolement 
          absolu où être soi, suivre sur le mur, d'un regard distrait, 
          l'enroulement des fleurs stylisées, la végétation 
          de l'arabesque qui fuit comme le rêve et comme lui, recommence, 
          ou bien la trame épigraphique qui redit les paroles dont se fortifient 
          l'espoir et la bienheureuse certitude : Dieu seul est vainqueur ! Lé 
          pouvoir éternel lui appartient !... 
          
          Et dans ces palais, où se marie la grande lumière des 
          cours au clair-obscur des chambres, l'ombre bleue des couloirs au jour 
          verdi des treilles, tout était réuni des splendeurs dont 
          on pouvait jouir à l'époque : coupoles, ogives, arcs, 
          colonnes, galeries, plâtres ajourés, marbres ciselés, 
          faïences de Delft, de Sicile, d'Espagne ; carreaux du Maroc, panneaux 
          émaillés de Rhodes, de Perse et de Syrie ; coffres andalous, 
          cèdre ouvragé, bronze, verre, cuivre, cuir, étoffes 
          ; la triple ornementation géométrique, florale et épigraphique 
          : la fleur, la lettre, l'arabesque. Seule manque la figuration humaine 
          où animale, la fresque ou la .statue, puisqu'il est écrit 
          dans le livre : 
          - Malheur à celui qui aura peint un être vivant. Au jour 
          du jugement dernier, les personnages qu'il aura représentés 
          viendront lui demander une âme. Impuissant à donner la 
          vie à son uvre, il brûlera des flammes éternelles... 
          
          
          Le dey jaloux, les janissaires... Mais loin de ces soucis, seule vaut 
          la minute qu'on vit, puisque demain est à Dieu, que ce qui est 
          écrit s'accomplira quand même..