| -- THIBILIS-ANNOUNA
 Un munícípe romano-numide
 Vers un monde aboli Les ruines de Thibilis que nous portons visiter se trouvent 
        à 8 kilomètres au sud de Meskautine, à proximité 
        du village de Clauzel et à 24 kilometres de Guelma, la Kalama antique. 
        Pour des personnes ingambes, s'y rendre à pied d'ici serait donc 
        une promenade puisque deux heure de marche suffiraient pour l'atteindre, 
        comme les dolmen; de Rgknia dont j'ai parlé naguère, a 8 
        kilomètres au nord. Si je me rends en voiture, moi qui n'apprécie 
        rien autant que le footing, c'est pour gagner du temps - ce temps qui 
        a des ailes et fuit, irréparable. Des noms comme une caresseL'Afrique du Nord est pleine de noms de villes et de sites d'une enchantante 
        musique.
 Dans ll'Aurès, naguère, j'avais composé une litanie 
        d'appellations de bourgs et de " mechtas " dont la répétition 
        faisait sur mol l'effet d'une vapeur de hachisch : Bouzina-Haïdouce-Menaâ-Amentane-Djemora... 
        A ce rosaire sonore, j'ajoute aujourd'hui deux gemmes d'une musique contrastée 
        : Thibilis et Announa.
 Nom arabe de la romaine Thibilis, féminin d'Announi et synonyme 
        d'Aziza, Announa signifie Bien-Aimée. Quant à Thibilis, 
        nul n'en sait l'origine, car elle n'est pas latine
 malgré les apparences, Comme Tiddis, castellum voisin de Constantine, 
        comme Volubllis, dans la plaine de Meknès, Thibilis serait un nom 
        libyen, peu ou prou déformé. Mais qui oserait opter entre 
        Announa et Thibilis, puisque choisir celui-ci serait
 exclure celui-là ? Syncrétisons ! Ces noms comme une caresse, 
        accouplons-les d'un trait d'union et disons désormais : Thibilis-Announa,
 Que l'on songe, maintenant. Au cas de Djemila, vocable arabe qui signifie 
        la Belle, et l'on admirera que les guerriers d'Islam aient su trouver, 
        pour leurs victimes, ces hommages chevaleresques.
 Découverte et premières fouilles de ThibilisEDécouvert dès 1725 par le médecin français 
        Peysonnet, au cours d'un voyage de recherches botaniques, mentionnée 
        par Shaw en 1738, visitée par Berbrugger en 1836, le premier plan 
        d'Announa fut; relevé par le capitaine Foy en 1837, " qui 
        ne négligea pas les textes épigraphiques ". Or, je 
        tiens à. le noter, la capitaine Foy
 avait obéi aux ordres de Damrémont, en route vers Constantine 
        pour le siège mémorable de la capitale d'Ahmed Bey, où 
        il devait périr. Voyons là une preuve nouvelle (car il y 
        en a d'autres) que tous les conquérants ne sont pas des soudards, 
        et saluons au passage la mémoire de ce héros qui, bien qu'absorbé 
        par ses plans de bataille, pense à. faire relever celui d'une ville 
        morte inconnue.
 En 1842, l'architecte Ravoisié campa sur le plateau d'Announa et 
        put, le premier, en étudier les monuments à loisir. De 1889 
        à 1894, l'administrateur de commune mixte Bernelle exécuta 
        les premières fouilles importantes et recueillit des centaines 
        d'inscriptions. En 1895, Diehl y séjourne à son tour. Enfin, 
        dès 1903, le service des monuments historiques de l'Algérie 
        avait entrepris à Announa des recherches qui ont été 
        poursuivies pendant six ans sous la direction de Charles-Albert Joly, 
        le même auquel on doit l'harmonieuse restitution du théâtre 
        antique de Guelma.
 Les résultats de toutes ces recherches, patientes et savantes, 
        furent exposés par Stéphane Gsell, le père de l'Archéologie 
        algérienne, dans son irremplaçable album consacré 
        au triptyque " Khamissa, M'Daourouch, Announa " publié 
        en 1918, et dans
 lequel on pouvait lire que les inscriptions de Thibilis colligées 
        à cette époque dépassaient le nombre de 1.250.
 Thibilis de NumidieDans " La Cité de Dieu " et dans sa Correspondance, saint 
        Augustin. évêque d'Hippo Regius (notre Bône), cite 
        plusieurs fois Thibilis. Son nom figure sur la Table de Peutinger et l'Itinéraire 
        d'Antonin, les plus anciens documents scripturaires que nous possédons 
        sur la Berbérie latine.
 Thibilis a toujours dépendu de Cirta, capitale de la Numidie. Même 
        quand César constitua "l'Afruica nova" sur le domaine 
        de Juba Ier, après la défaite de Pompée, Thibilis 
        n'y fut pas englobée, bien que Guelma le fût
 Thibilis fut un " pagus " (district) de la " Numidia cirtensis 
        " à la tête duquel était un " magister " 
        et que peuplaient des Romains. Descendants 'des compagnons du condottiere 
        Sittius, auxiliaire et protégé de César, et de Numides 
        locaux transformés
 " légalement " en Romains, d'abord par le droit de cité, 
        plus tard par l'édit de Caracalla. Et dès le III° siècle 
        - c'est du moins ce qu'attestent les inscriptions recueillies " in 
        situ " - les deux éléments de la population, Latins 
        immigrés et Numides romanisés. étaient entièrement 
        fondus.
 Gloires thibilitainesNombreux furent les Thibilitains investis de dignités dans la Confédération 
        cirtéenne, laquelle était; formée de quatre Colonies 
        ; Cirta (Constantine-), Milev (Milla)., Chullu (Collo) et Rusicade (Philippeville), 
        Certains devinrent officiers et fonctionnaires impériaux, un fut 
        sénateur. Le plus célèbre du pagus est présumablement 
        Antistius
 Adventus, qui fut consul sous Marc-Aurèle.
 De la " gens " des Antistii, dont 'la " domus " est 
        déblayée, il était le contemporain de Fronton de 
        Cirta, le célèbre rhéteur, qui se flattait légitimement 
        d'avoir été le maître en beau langage de deux empereurs 
        : Marcus Aurelio et Lucius Verus, et qui revendiquait sa qualité 
        d'indigène en proclamant fièrement : " Ego Libius " 
        - je suis Libyen. Son " cursus honorum ", prolixe et emphatique, 
        a été exhumé sur le forum d'Announa.
 Un Thibilitain épouse une fille de Marc-AurèleUn frère ou demi-frère de cet Adventus, je veux dire frère 
        de père mais non de mère, Antistius Mundicus Burrus, figure 
        avec lui sur la dédicace au " Genius domus ",
 reproduit dans ma chronique du 22 janvier, laquelle date de 154,
 Ce Burrus aurait épousé, en second mariage, une fille de 
        Marc-Auréle.
 On découvrit également à Thibilis une dédicace 
        à. Vibia Aurélia Sabina, sur, est-il dit, du Divus 
        Severus (l'empereur Septime Sévére) par laquelle les " 
        thibilitani " rendent hommage à la " singularis adfectio 
        " de leur patronne pour leur petite patrie. Cette Vibia Aurélia 
        serait la propre fille de l'Empereur philosophe et la femme de Burrus 
        Antistius, lequel, soupçonné d'aspirer à la pourpre 
        impériale, aurait été supprimé.
 De pagus Thibilis devient municipiumSi les " pagi " cirtéens ressemblaient beaucoup à 
        de vraies communes, le terme " res publica " ne leur était 
        pas applicable, et ces districts n'avaient pas d'existence fficielle.
 C''est, ainsi que Thibilis resta sous la dépendance de Cirta jusqu'au 
        début du Bas-Empire. Ce n'est que sous le règne de Diociétien 
        et de Maximien (286-305 après J.-C.) qu'apparait, sur une borne 
        milliaire, la première inscription mentionnant la promotion de 
        Thibilis en municipe.
 Devenue commune autonome, avec des " duumvirs " (magistrats 
        supérieurs) et un " curator rei publicae " pour chef, 
        le conseil. municipal devint " l'ordo splendidissimus thibilitanorum 
        "
 La gloire enfle, dit l'Ecriture
 Bacax divinité cavernicoleCertes Thibilis ne fut jamais qu'une bourgade, un chef-lieu de canton, 
        a écrit Stéphane Gsell, qui recouvrait une dizaine d'hectares 
        au maximum. Mais son territoire, selon le même historien, devait 
        s'étendre bien au-delà des Aqu thibilitains, jusqu'au 
        djebel Taya, par-delà Roknia, à 13 kilomètres au 
        nord à vol d'oiseau.
 Là, en effet, dans une caverne, les magistrats de Thibilis rendaient 
        un culte officiel à une divinité locale : Bacax, qu'ils 
        avaient latinisé par l'épithète " Augustus". 
        Tricherie
 pieuse, qui rappelle la " conversion " de cet Apollon de Guelma, 
        trop beau pour être païen, que les chrétiens du Bas-Empire 
        exorcisèrent; en ciselant une croix sur sa poitrine
 Les grands dieux de Carthage et de RomeOutre ce dieu indigène, qui n'est signalé qu'ici, les Thibilitains 
        adoraient toutes les divinités du panthéon romain. En premier 
        lieu, Saturne, hypostase de Baal-Hammon, le Jupiter carthaginois dévorateur 
        d'enfants, et sa parèdre Tanit, dont d'innombrables stèles 
        votives ou funéraires, éternisent la mémoire.
 Ensuite venait Eschmoun, autre dieu punique, dont les Grecs firent Asclépios 
        et les Latins Esculape, Junon Celestls, " la prometteuse de pluie 
        ", laquelle avait un temple et des prêtres à. Cirta, 
        Cybèle,. la Grande Mère des Dieux, confondue à Thibilis 
        avec
 la Terra Mater; enfin, la grande triade capitoline : Jupiter-Minerva Junon.
 J'ai oublié Hercule, Bellone, Mercure et cette déesse Africa. 
        représentée coiffée d'un mufle d'éléphant 
        dont la trompe est dardée. Et bien d'autres sans doute. Mais ils 
        sont trop nombreux les dieux du paganisme ; comment les nommer tous ?
 Thibilis chrétienneComme tous les centre; romanisés, Thibilis fut chrétienne. 
        Mais il parait prouvé que le christianisme n'y pénétra 
        que tardivement et qu'il y fut peu florissant. Selon Gsell, en effet : 
        " Dans l'épigraphie si abondante d'Announa. on ;ne rencontre 
        qu'une épitaphe chrétienne, et elle n'est pas antérieure 
        au VI° siècle "
 Une chapelle et deux églises ont été identifiées, 
        ces deux dernières éloignées du centre de la ville.
 Dans l'une, celle du nord, les fonts baptismaux, grâce aux travaux 
        de déblaiement de nos archéologues, sont parfaitement visibles. 
        Je m'y arrêtai longuement au terme de ma promenade à travers 
        la ville morte.
 Et mes regards furent saisis par l'inscription d'une pierre du rebord 
        circulaire de la cuve baptismale, où je pus déchiffrer : 
        " Vibia Aurélia Sabina ", le nom de cette fille de,Marc-Aurèle,mariée 
        à l'Antistius Burrus, dont je parlais tout à l'heure.
 Cette dédicace à la " patronne " de Thibilis, 
        réemployée par les Chrétiens victorieux du paganisme, 
        était venue finir là, foulée par les pieds nus des 
        aspirants au baptême. Quelle revanche pour ces disciples du Christ 
        que l'lmperator son père avait voués au supplice ! Et quel 
        symbole éloquent de l'instabilité de la domination !
 Mais ce baptistère. où l'on ne baptise plus depuis douze 
        ou treize siècles. et dont nul ne sait dire s'il fut, donatiste 
        ou catholique, me parlait également de l'intermittence des credos 
        et des querelles des églises, querelles sanguinaire, et parfois 
        suicidaires. On l'a vu ici même, puisque si les Vandales ont vaincu 
        les Romains et ravagé l'Afrique, ce fut à cause du duel, 
        fratricide et séculaire, du donatisme schismatique et du catholicisme 
        qui égara les esprits, énerva la résistance, suscita 
        les trahisons et favorisa le triomphe des bandes de Genséric.
 Un sanglot sur une tombeC'est cette leçon - amère comme la coloquinte- que j'emporte 
        de ma visite à cette bourgade isolée sur ce plateau aérien 
        des Alpes numidiques. Et c'est à quoi je pense en revoyant les 
        portiques gisants du Capitole, l'Arc de Triomphe et la porte à. 
        deux baies qui ont connu ses fastes et ses tribulations.
 De belles pierres humiliées, parmi lesquelles s'essaiment des pistachiers 
        de l'Atlas et paissent des chèvres noires, c'est tout ce qui subsiste 
        de l'ancien municipe, dont une pierre du forum portait ce vu naïf 
        :
 IN PERPETUUM FELIX THIBILIS
 (Pour la prospérité éternelle de Thibilis !) .
 Cela et ce beau nom, câlin comme une caresse, mais qui sonne en 
        mon cur comme un sanglot sur une tombe : Thibilis-Announa...
 P.-S. - Dans toutes ces notes sur Meskoutine et sa région, je n'ai 
        rien dit de l'hôtel thermal, Cette question intéressant les 
        touristes, j'ai le devoir de leur signaler qu'il est parfaitement tenu 
        et qu'ils sont sûrs d'y trouver et bonne table et bon gite, à 
        des prix très raisonnables.
 J'ajoute que la chambre comporte une salle de bains alimentée par 
        l'eau chaude naturelle.
 
 
 |