| PLACE DEL CABALL' Ho, Gomila !- Ho, Lobato !
 Les deux jeunes hommes s'arrêtent et 
        échangent les civilités rituelles, de forme elliptique, 
        dont la sobriété même évoque tout un monde 
        de pensées secrètes.- Y alors ?
 - Hé ben oilà...
 
 Un silence suit ces graves confidences. Lobato fume avec lenteur. Il est 
        nu-tête, tient son chapeau à la main pour essayer d'aérer 
        une tignasse frisée qui fait le désespoir des coiffeurs. 
        Gomila, lui, a le cheveu rare, plat et noir, descendant en pattes effilées 
        jusqu'à l'angle de ses maxillaires proéminents ; pour l'instant, 
        on n'entend que le bruit produit par sa forte mâchoire en broyant 
        des cacahuètes ; son camarade l'écoute manger. Lobato est 
        maçon à Bab-el-Oued, Gomila garçon de café 
        à la " Consolation ", où il sert à boire 
        aux gens qui reviennent du cimetière.
 C'est naturellement l'autre qui rompt les chiens, si l'on peut dire car 
        le verbe est exclu de cette façon de s'exprimer : le maçon 
        introduit sa main dans la poche du loufiat afin d'y prendre une poignée 
        de cacahuètes ; l'autre
 15
 feint de s'opposer à ce projet et Lobato répond à 
        cette fin de non- recevoir par un cordial coup de poing dans les côtes 
        ; à quoi Gomila, baissant le front tel un bélier d'Assur, 
        riposte par un affectueux coup de tête, simulé, bien entendu 
        ; puis tous deux rient, se poussent du coude pour parvenir à bousculer 
        un marchand de " galettes sucrées à la vanille ", 
        qui s'avance, portant sur la tête un immense panier d'osier.
 
 Malin, habitué au pire par les farces de la rue, qui se multiplient 
        sur son passage, le vieux, d'une main, assure sa manne sur son turban, 
        et, de l'autre, il ramasse son sarouel afin de faire plus rapidement un 
        crochet sous l'arcade pour éviter la " gambette " qu'il 
        prévoit ; puis il lance son cri de victoire :
 - Galitt soucri, à 
        la vanille... On sou y do sous li galitt !
 
 Lobato, humoriste, répond à cette provocation par un bruit 
        inconvenant qui se prolonge grâce à l'amplification sonore 
        produite par ses deux grosses mains peintes, disposées en forme 
        d'olifant. Un vrai paladin, quant à l'attitude seulement, car, 
        pour le soupir du cor, on doit reconnaître que ce bruit ne le rappelle 
        que de très loin, tandis qu'au contraire l'effet grossier est parfaitement 
        obtenu.
 
 Les deux compères rient de plus belle et se remettent à 
        grignoter de concert, quand arrive un troisième personnage, colporteur 
        de son état ainsi que l'indique le sac ouvert qu'il porte en écharpe 
        et d'où pendent pêle-mêle colliers, bretelles et chaînes 
        de montre, le tout représentant une valeur de cent sous de camelote. 
        Le maçon l'appelle :
 - Ho, Caroubi !
 - Ho, Joseph ! Adieu vous 
        autes !...
 Qu'on ne s'y trompe pas : " Adieu " veut dire bonjour et " 
        vous autes " est singulier. Il serre les mains et s'informe :
 - Y alors ?
 - Hé ben oilà...
 
 C'est tout. Ils peuvent désormais se quitter ou rester deux heures 
        ensemble, grignoter ou suçoter quelque infâme produit sucré 
        ou salé et même aller boire une miquette en trois verres 
        sur le zinc, chez Sintès le cafetier de la place Mahon, où 
        l'on jouera la tournée au tchic-tchic pour savoir qui déboursera 
        les deux sous.
 
 Qu'importe ? Ils ont pris contact en se disant les cinq mots que tout 
        salaouetche qui se respecte connaît en venant au monde :
 - Y alors ?
 16
 Hé ben oilà...
 
 Pour apporter un peu de fantaisie à ce protocole verbal, il faut 
        le passage de Faraggi, l'agent corse, qui les connaît tous trois 
        parce qu'ils font partie d'une même société de gymnastique, 
        " La Patriote ", dont il est le moniteur en second. Noir comme 
        la nuit sous son casque blanc, l'agent rigole en conduisant au poste un 
        jeune indigène qui a dérobé une paire de grosses 
        babouches choisie entre cent, devant la porte de la Mosquée Djemâa-Djedid, 
        où elles sont alignées pendant que les fidèles accomplissent 
        leurs dévotions dans la salle des prières. Faraggi n'a pas 
        le temps de s'arrêter pour causer ; il se borne à cligner 
        de l'oeil avec force en retroussant très haut sa lèvre ourlée 
        d'une moustache cirée, puis il lance, de loin, quelques mots sympathiquement 
        interrogatifs :
 - Ça va, bande 
        de salaouetches ?...
 
 Sans un mot, les trois amis répondent par un geste des bras et 
        un regard échangé entre eux, comme si chacun désignait 
        son voisin en disant : " Rends-toi compte ". Mimique qui signifie 
        exactement : " Hé ben oilà... "
 
 Le trio s'attarde sous les palmiers poudreux qui répandent chichement 
        une ombre douteuse, étoilée sur les dalles rongées 
        par le soleil. Ce jour-là, en effet, n'est pas un jour comme les 
        autres. La place du Gouvernement a un air de fête. C'est jeudi et 
        la musique du 1- Zouaves exécute " les morceaux les plus choisis 
        de son répertoire ". On vient d'entendre Sigurd. C'est la 
        pause. Sur la place Mahon, les corricolos qui font le service de Chéragas 
        et de Birkadem sont rangés côte à côte : deux 
        étuves, où les voyageurs ne pénétreront qu'au 
        dernier moment, pour ne pas perdre un souffle d'air ; les chevaux, endormis, 
        se battent les flancs plutôt par habitude que par nécessité 
        : ils n'arrivent pas à faire lâcher prise aux mouches assoiffées 
        de sang. Le marchand de crème glacée se presse de liquider 
        son fonds qui fond. Il appelle à l'aide : Hé, la cré-è-me 
        !
 Puis on entend :
 - Cacaôu ! Cacaôu 
        ! Tramoussos ! Torraïcos !
 
 Il est impossible de se représenter l'épiderme du marchand 
        de cacahuètes qui pousse ces cris rauques, si l'on n'a pas regardé 
        de près le cou d'une tortue, d'une autruche ou d'un rhinocéros. 
        C'est un craquelé du plus beau ton ; deux petits yeux noirs y
 brillent comme des escarboucles, au-dessous de deux touffes de crins gris. 
        Un serre-tête déteint entoure le crâne que coiffe un 
        immense sombrero rabattu sur les yeux.
 
 L'homme vend de ces pois-chiches rôtis appelés bliblis, les 
        tramousses qui donnent la colique, les petites patates qui ont goût 
        de terre. Il reste là immobile pendant des heures, se dérangeant 
        à peine pour servir les acheteurs. Il incarne la morgue, la paresse 
        et la sobriété espagnoles. On ne le voit jamais boire ni 
        manger, ni courir. Le soir, dans le galetas perdu où il loge, il 
        se régale d'une sardine salée, d'un bout de pain sec, ouvre 
        une tomate, la hume et l'avale en fermant les yeux, après l'avoir 
        saupoudrée de sel ; puis il vide un alcarazas d'eau fraîche 
        ; ensuite il fume jusqu'au dernier brin de tabac une cigarette longtemps 
        roulée entre ses doigts secs comme des sarments, il met ses tramousses 
        à tremper, descend laver ses petites patates à la fontaine 
        et remonte se coucher. Il dort tôt, ce qui économise la bougie. 
        Il ne lit pas, ne joue pas, n'a pas de besoins, pas de maître sauf 
        le tabac. Mais il a un Dieu ; il le prie ouvertement. Il a une famille, 
        quelque part aux Baléares. Il s'appelle Pepe comme tout le monde. 
        Demain il se lèvera avec le soleil, réapprovisionnera son 
        stock chez un marchand en gros de la rue des Trois-Couleurs, boira un 
        verre de café, y trempera une grosse tranche de pain mahonais, 
        puis retournera à son poste jusqu'au soir.
 
 - Cacaôu ! Tramoussos 
        ! Torraïcos !
 
 Il est assis, plié en cinq. Mais vous l'avez vu à l'église 
        dans une autre position : à genoux, toujours au même endroit, 
        embrassant la pierre usée par sa dévotion.
 
 La pause est terminée. Les Zouaves, rangés en cercle, se
 18
 lèvent et jouent une polka. Autour des auditeurs " bien " 
        qui eux, sont assis, des centaines d'amateurs - la jeunesse en général 
        - tournent sans cesse, pareils à des chevaux autour d'un puits.
 - Régarre-moi-les 
        faire la noria, observe Lobato.
 
 Mais soudain les têtes se tournent, un mouvement se dessine vers 
        le café de la Régence. Il se passe quelque chose sous les 
        arcades.
 - Il y a baroufa ! crie 
        un commissionnaire qui passe en courant, suivi d'une bande de décrotteurs 
        et de porteurs d'eau. La nouvelle se répand comme une traînée 
        de poudre. Des jeunes gens s'interpellent :
 - Cagnoli, tu viens ?
 - Oh ! Calleja, y a baroufa 
        !
 
 La foule s'est rassemblée devant la librairie Jourdan, autour d'une 
        marchande de dentelles qui a craché à la figure d'un représentant 
        de commerce nommé Mesguiche qu'elle importunait et qui refusait 
        de se laisser lire dans la main. Les passants se sont attroupés 
        et ont excité les deux acteurs de cette scène de rue. Il 
        n'en a pas fallu plus pour qu'on entende des cris et des protestations 
        : un tumulte. Ce quartier est souvent visité par des gitanes, hommes 
        et femmes, qui reviennent de leur " zone ", au-dessus de Bab-el-Oued, 
        ou qui y rentrent, au retour de leur travail. Les femelles disent la bonne 
        aventure, vendent des dentelles et volent les sacs ; les hommes tondent 
        les chiens, coupent les chats et emportent le linge. Au moment où 
        nos trois amis arrivent sur le théâtre de l'incident, on 
        entend le cri caractéristique qui annonce cette profession honorable 
        mais peu enviée :
 - Tondor ! Tondor !
 
 La Bohémienne l'appelle. Le gitano, un grand sauvage basané 
        à rouflaquettes, accourt.
 - Il m'a insoultée, 
        hurle la mégère en prenant les assistants à témoin.
 - Je vous demande pardon, 
        Madame, vous m'avez incommodé.
 - Y céloui-là, 
        il ba té commoder, djodio !
 
 Le paquet de chiffons qu'elle porte, lancé à toute volée, 
        atteint le visage de l'infortuné israélite et fait tomber 
        son lorgnon. Tandis qu'il se baisse pour le ramasser, le tondeur le bouscule, 
        l'autre lève sa canne pour se protéger, mais le gitano prend 
        ses longs
 ciseaux par la pointe et assène un vigoureux coup de manche sur 
        le nez du malheureux en disant :
 - Adrob, tchaâbab 
        !
 19
 On les sépare. On les emmène, mais les assistants restent 
        là, à discuter. D'autres tondeurs se mêlent au groupe. 
        D'autres israélites quittent leur boutique et viennent aux nouvelles. 
        Les éclats de voix couvrent la musique, car justement à 
        ce moment l'orchestre s'est tu pour laisser la parole à un solo 
        de flûte. De nouveaux curieux abandonnent la " noria " 
        et viennent voir ce qui se passe en face. Le mot court, qui, par avance, 
        allèche at les amateurs :
 - Baroufa !
 
 On se presse. Au passage, un marchand de gâteaux arabes est renversé. 
        De grosses savates piétinent les pâtes aux amandes et les 
        soufflés au miel. Des badauds plus batailleurs se défient 
        du regard, se frôlent, cherchant un prétexte pour se battre. 
        L'agent Faraggi arrive enfin et enquête vainement : les auteurs 
        de l'algarade sont loin, l'incident est clos, mais il y en aurait dix 
        autres, si à ce moment même la musique des zouaves n'attaquait 
        la marche d'Aïda dont les accents belliqueux dispersent immédiatement 
        le rassemblement.
 
 Les cuivres s'en donnent à coeur joie. C'est le triomphe de la 
        trompette. Alger raffole de cette musique héroïque. Ce morceau 
        forme, avec l'ouverture de Poète et Paysan et celle de Guillaume 
        Tell, une sorte de trilogie musicale qui constitue un régal pour 
        les " vrais " amateurs, qui abondent dans la ville.
 
 Une foule debout, muette d'admiration, a cessé de tourner autour 
        du cercle enchanté d'où s'envolent des flots d'harmonie 
        que les riches, eux, reçoivent assis.
 - Un sou la chaise, pensez 
        : il faut avoir les moyens, dit la fille de salle du Café de Bordeaux, 
        qui a traversé la rue, car elle se consume d'amour pour le " 
        basson ".
 
 C'est qu'ils ont belle allure, les zouaves musiciens, avec leurs guêtres 
        blanches, leurs larges falzars garance, leur courte veste bleue à 
        la turque, et leur chéchia
 20
 crânement rejetée en arrière pour découvrir 
        le front bronzé, entouré d'un turban aussi dur qu'un câble 
        de marine. Ils traînent après leurs jupes un peu de la gloire 
        de l'armée d'Afrique. Ils évoquent de rudes figures de maréchaux 
        : Bugeaud, Randon, Clauzel, trois noms inséparables de ce panache 
        militaire qu'on a beau blaguer quand on est salaouetche, en forgeant des 
        expressions telles que : " la main de ma soeur dans une culotte de 
        zouave ", " Mon zouave ! ", " Zouavis ! ", " 
        fauteuil de zouave ", " Dache le perruquier des zouaves ", 
        mais dont l'Européen d'Algérie, qui doit tout à l'armée, 
        a besoin autant que du pain qui fait vivre et du vin qui fait rire.
 
 Bugeaud, Randon, Clauzel, trois noms de rues d'Alger. Ceux qui les habitent 
        ont peut-être oublié l'Histoire ou ne l'ont jamais sue. Souvent 
        leur ignorance convient mal à la célébrité 
        de semblables parrains, car la gloire inscrite en blanc sur les plaques 
        d'émail bleu des villes ne choisit pas ceux qui se logeront à 
        son ombre. Le choléra a tué Bugeaud, l'échec devant 
        Constantine a discrédité Clauzel, mais le seul nom des maréchaux, 
        lu sur un mur, rappelle une époque de grandeur dont le souvenir 
        doit durer dans un pays où chaque Durand est entouré de 
        dix Ahmed, sans parler des José, des Roméo, et des Miguel, 
        qui semblent justifier leurs noms d'opéra- comique, en envahissant 
        la scène où le nombre des figurants menace de noyer les 
        protagonistes du drame algérien. Car, sous cette truculence, derrière 
        cette fresque haute en couleurs et cette grosse gaîté, se 
        cache un dur problème de races, que " l'Affaire " va 
        rendre encore plus délicat. La situation, du reste, se trouve symbolisée 
        par la masse humaine qui entoure la statue du duc d'Orléans ; toute 
        la Méditer-
 
        
          | 
               Page 21 |  21
 ranée y est représentée, des Colonnes d'Hercule aux 
        limites asiatiques de l'Empire Romain : Arabes, Kabyles, Espagnols, Italiens, 
        Maltais, Grecs, Turcs, Juifs, Arméniens, toutes les races du Levant, 
        entourent la victoire de la croix sur le croissant, représentée 
        par cet homme de bronze qui, du haut de son carcan, semble diriger la 
        pointe de son sabre vers un autre chef et le désigner comme coupable 
        : Couture, le chef de musique, le voilà, c'est lui...
 
 Et, de fait, c'est lui, Couture. Effectivement, pour l'instant, les trombones 
        attaquent une valse qu'il a composée. Il est ému, ses longues 
        moustaches blondes à la gauloise tremblent, ses lorgnons sont mal 
        assurés sur son nez bourbonien que la confusion fait rougir lorsque 
        la foule éclate en vivats. Alors, pour la récompenser, Couture 
        la gâte ; il donne, en bis, une nouveauté, qui fait fureur 
        à Paris et qu'Alger n'a pas encore entendue : " Quand l'amour 
        meurt ", d'un nommé Crémieux.
 - Encore un ! a dit le 
        colonel lorsque le maestro lui a montré le programme de la semaine.
 - Ce n'est pas celui du 
        Décret, a répondu Couture en souriant finement.
 
 Les femmes se pâment derrière leurs éventails. Les 
        hommes s'épongent. Il fait si chaud. Les musiciens vont suer sang 
        et eau pour remporter la grosse caisse jusqu'à la Casbah. Quant 
        au tuba, il est déjà à bout de souffle ; alors pour 
        se consoler, il regarde le basson, qui lui, n'en peut plus.
 - Le quart de vin ne sera 
        pas volé ce soir, cré vingt dieux ! s'exclame le piston, 
        qui est Charentais.
 Mai touche à sa fin. La place du Gouvernement sent les aisselles, 
        l'ylang-ylang et le tabac maure ; à cette combinaison d'odeurs, 
        déjà peu ordinaire, se mêle un relent de cuir de bottes 
        et de marée, qu'apporte le courant d'air de la Pècherie 
        ; enfin les tas d'arabes groupés près de la Mosquée 
        ne sont pas étrangers à ce parfum particulier dont la violence 
        vient renforcer l'atmosphère de la place del Caball' et qui fait 
        reconnaître le bouc à distance, sans le voir.
 A
 ujourd'hui on sera doublement favorisé par les Dieux : on aura 
        au square Bresson un beau programme de l'orchestre municipal, solo de 
        contrebasse et chant : Mademoiselle Arabatro interprétera les Noces 
        de Jeannette ; on entendra l'air fameux qu'apprennent toutes les jeunes 
        filles de
 22
 la bonne société, soit aux Beaux-Arts, soit aux cours de 
        Mademoiselle Scizes et de Monsieur et Madame Laville. Il se chante en 
        arrondissant la bouche et avec une certaine affectation :
 Voix légeoère,Chanson passageooère
 Babil gracieux
 Qui réjouit l'air et les cieux...
         - 
        Vous y allez, Mademoiselle Mouchito ?- Mais oui, Madame Benichou, 
        nous y allons ; toutes celles du cours sont là : Rosalinde Boumendil, 
        Mignon Chouraki, Bernardette Ben-Soussan et Magali Bouchara, enfin toute 
        la bande... A ce soir...
 - A ce soir... Pensez 
        ! On donne aussi la " Bacchanale " de Samson et Dalila ! Vous 
        savez, avec le tam-tam... Ah ! ma pauvre, cet air-là, il me rend 
        malade, à moi, ça me rappelle mon premier mariage, avec 
        Bou-Khabza... Ah ! comme il passe, le temps !... Déjà quinze 
        ans ! quel malheur !... Enfin, qu'est-ce que vous voulez, hein ? Vous, 
        vous vous en fichez pas bien mal, hein, vous êtes jeune ? Allez, 
        au revoir, ma fille...
 - Au revoir, Madame. Donnez 
        bien le bonjour à votre soeur ; si j'ai le temps je passerai à 
        son magasin la voir.
 - Oui, parce qu'avec le 
        Bal du Gouverneur, elle vient folle...
 
 Un Arabe, plein de kif, a écouté cette conversation ; titubant 
        comme un homme ivre, le regard perdu dans le vide, dodelinant de la tête, 
        agitant les mains près de son front, il soupire avec force et laisse 
        tomber ces mots, sur un ton navré : " Pauvre Algérie 
        ! "
 23
 |