| UN ÉCRIVAIN FRANÇAIS D'ALGÉRIE 
        QUELQUE PEU OUBLIÉ :GABRIEL AUDISIO (1900-1978)
 
 Lorsque parmi les Français d'Algérie, on évoque la 
        littérature française du XXe siècle en Algérie, 
        le premier nom qui vient à l'esprit est celui de Robert Randau 
        et du groupe qu'il a fondé "les Algérianistes". 
        Qui se souvient des douze poètes qui, avec Randau donnèrent 
        naissance à ce courant littéraire en 1920 ? Ils sont tombés 
        dans l'oubli. Pourtant pendant une vingtaine d'années ils contribuèrent 
        à développer une littérature qui s'opposait à 
        l'exotisme orientaliste d'un Pierre Loti ou d'un Eugène Fromentin, 
        une littérature ancrée dans le terroir. Ils se veulent des 
        observateurs de la réalité algérienne de leur temps, 
        de l'évolution de cette société nouvelle et dynamique 
        que vingt ans plus tôt Louis Bertrand avait tenté de décrire 
        dans Le sang des races. Pour des raisons multiples que nous ne pouvons 
        analyser dans cet article qui poursuit un autre objectif, le mouvement 
        algérianiste s'essouffle à la fin des années trente.
 L'autre grand nom de la littérature française d'Algérie 
        est, évidemment, Albert Camus, Prix Nobel de Littérature 
        en 1957, dont les premières uvres, L'envers et l'endroit 
        (1937) et la pièce de théâtre, Caligula (1938) coïncident 
        avec l'essoufflement de l'Algérianisme.
 Cela veut-il dire qu'entre le courant littéraire insufflé 
        par Randau et le monument des lettres qu'est Camus, il n'y aurait personne 
        ?
 Il y a bien Albert Truphémus, né en France et qui finit 
        sa vie en 1948 à La Pointe Pescade (Alger) qui publia Ferhat, instituteur 
        indigène, roman classé comme anticolonialiste. Mais son 
        succès est limité et Truphémus est resté quelque 
        peu en marge de tout courant littéraire, fréquentant un 
        milieu socialisant militant pour une colonisation établie dans 
        la justice.
 Pourtant ! Un certain Gabriel Audisio, lorsqu'Albert Camus publie Noces 
        en 1938, est déjà un écrivain reconnu.
 Audisio est né à Marseille en 1900 ; mais à l'âge 
        de dix ans, il suit son père à Alger qui est nommé 
        directeur de l'Opéra. Après un retour à Marseille, 
        Audisio passe le concours de Rédacteur de Préfecture en 
        Algérie. Il est nommé d'abord à Constantine -il a 
        alors vingt ans- puis à Alger. Commence alors sa carrière 
        d'écrivain. A vingt trois ans, il publie un recueil de poèmes 
        Hommes au soleil qui reçoit le Prix Primice Mendès. Deux 
        ans plus tard il obtient le Grand Prix Littéraire de l'Algérie 
        en 1925 avec Trois Hommes et un minaret. Suivent en 1927 et en 1928 un 
        nouveau recueil de poésies, et un roman Héliotrope paru 
        chez Gallimard. En 1932, la prestigieuse maison d'édition "Les 
        Cahiers du Sud" publie un recueil de poèmes, Antée. 
        Auparavant, en 1930, il aura donné une biographie d'Haroun al Raschid 
        chez Gallimard dans la collection "Vie des Hommes illustres". 
        C'est dire la précocité du jeune homme. En 1935-1936, il 
        effectue un voyage en Tunisie et ramène deux essais : Jeunesse 
        de la Méditerranée et Sel de la Mer tous deux publiés 
        par Gallimard. C'est dans ces années trente qu'il rencontre Jean 
        Grenier qui a été le professeur de philosophie d'Albert 
        Camus et qui a publié Les îles chez Gallimard. Si Camus est 
        profondément marqué par le livre de son professeur, l'ouvrage 
        d'Audisio Jeunesse de la Méditerranée est un livre important 
        puisque, lorsque Camus inaugure la "Maison de la Culture" de 
        Belcourt, il donne à la revue mensuelle de la Maison, le nom de 
        Jeune Méditerranée. Le thème de la conférence 
        inaugurale de Camus était "Culture Méditerranéenne" 
        dans laquelle il rejetait "la mystique latine exploitée par 
        la propagande fasciste". Or Camus est exactement sur la même 
        longueur d'onde qu'Audisio qui deux ans auparavant écrivait :" 
        Que l'on nous fasse grâce de la trop facile latinité... polémique 
        et provocante. Je regarde bien ma race et je trouve qu'elle n'en conserve 
        pas grand chose. Sur nos vieux peuples de la côte, mal encaqués 
        par Rome, depuis les Ligures jusqu'aux Catalans, tant de navigateurs venus 
        de tous les ports lointains ont renversé tant d'urnes confondues, 
        ô Latinité, que tu t'évapores en fumée... et 
        quand on songe à ces tribus mystérieuses, les Sardes et 
        les Baléares, et à ce je ne sais quoi de juif et peut-être 
        de nègre...". Toujours en 1935, Audisio écrivait de 
        Gabès une lettre à Jean Ballard -directeur à Marseille 
        de la revue Les Cahiers du Sud- dans laquelle on peut lire : "Je 
        cherche la résurrection de Carthage et l'anti Rome ; une lune phénicienne 
        m'indique l'île au Lotus.
 C'est en 1938 que Camus rencontre pour la première fois Audisio 
        dans la librairie d'Edmond Charlot "Les vraies Richesses" rue 
        Charras à Alger. Charlot avait créé une collection 
        "Méditerranéennes" dans laquelle il avait publié 
        six nouvelles de Jean Grenier, intitulées Inspirations méditerranéennes.
 La Méditerranée est omni présente dans l'uvre 
        de Camus, mais aussi chez Audisio qui a conçu avant lui l'Homme 
        Méditerranéen ; en ce sens, il s'oppose à l'algérianisme 
        qui pense à un Homme nouveau attaché à la terre algérienne. 
        Audisio est également gêné par la figure tutélaire 
        de la littérature nord africaine qu'est Louis Bertrand à 
        qui il reproche l'exaltation de la latinité. L'Homme d'Audisio 
        est libre ; il a parcouru et parcourt la Méditerranée et 
        s'imprègne de toutes les cultures. "En Algérie [dit 
        Audisio] il y a l'Arc de Trajan et la mosquée de Sidi Bou Médine... 
        La vérité est peut-être entre les deux. Camus ne disait 
        pas autre chose quand il affirmait :" Une civilisation n'est durable 
        que dans la mesure où, toutes nations supprimées, son unité 
        et sa grandeur lui viennent d'un principe spirituel".
 Quel est ce principe spirituel ?
 Il s'incarne à travers Ulysse, prototype du génie méditerranéen, 
        être duel dont l'errance alterne entre l'exil et le royaume, héros, 
        mais qui connaît la peur, homme libre et intelligent, rusé, 
        " Je ne suis Personne " dit-il au Cyclope, mais qui n'a de cesse 
        d'affirmer son identité en référence à sa 
        terre patrie, repoussant Calypso et l'immortalité qu'elle lui offre. 
        L'Homme fort, Ulysse, avoue à Antinoos que la terre ne nourrit 
        rien de plus fragile que l'homme. Ce message trouve son aboutissement 
        chez Audiso dans Ulysse ou l'intelligence, publié chez Gallimard, 
        en 1946, dix ans après avoir écrit Le Sel de la Mer. Ulysse 
        est l'homme de la synthèse de la patrie méditerranéenne, 
        le symbole d'une race virile façonnée dans l'héritage 
        des différents peuples qui ont vécu en Afrique du Nord, 
        depuis les Berbères en passant par les Puniques jusqu'à 
        ces Français du XXème siècles constitués d'Alsaciens, 
        d'Espagnols, d'Italiens, de Maltais... En 1954, Audisio écrivait 
        :" Vingt cités se disputaient la naissance d'Homère. 
        Pourquoi ne serait-il pas né à Alger ?... C'est ici sur 
        le quai du môle El Djefna qu'Ulysse m'apparut. Jeune et beau, il 
        portait la tunique blanche d'un navigateur de commerce revenant sur un 
        cargo". [in Homère à Alger dans les Cahiers du Sud]. 
        De même, Camus dans L'Eté écrit :" Ulysse pouvait 
        choisir chez Calypso entre l'immortalité et la terre de la patrie. 
        Il choisit la terre et la mort avec elle. Une si simple grandeur nous 
        est aujourd'hui étrangère".
 En fait, on est en droit d'affirmer qu'Audisio a été le 
        grand précurseur de cette nouvelle vague d'écrivains qui 
        exaltaient l'ouverture vers la Méditerranée et l'héritage 
        grec. Jules Roy lui adressa en 1977 cette merveilleuse lettre publiée 
        dans Les Cahiers du sud et dans laquelle on peut lire ceci :" Nous 
        sommes tous tes fils légitimes... Kateb Yacine, Amrouche... même 
        Camus notre immortel".
 C'est Audisio qui négocia en douceur la rupture avec les Algérianistes, 
        -avec qui il fraya un temps très bref- même si Robert Randau 
        lui adressa en 1947 une vive réplique dans la revue Afrique, lui 
        rappelant le rôle des écrivains africains qui s'opposaient 
        à ceux qui véhiculaient le mythe grec méditerranéen 
        en Algérie.
 Il semblerait que ce soit Audisio qui ait lancé l'expression "Ecole 
        d'Alger" reprise par Camus en "Ecole Nord Africaine des Lettres". 
        Ce qui caractérisait les Algérianistes c'était l'omni 
        présence de la terre (algérienne) et du colon (bâtisseur), 
        alors que chez les écrivains de "l'Ecole d'Alger" la 
        mer, le littoral, le regard vers le grand large sont omni présents. 
        Dans le sillage de Camus, d'autres écrivains rejoignirent cette 
        mouvance ; on peut citer Emmanuel Roblès qui, plus tard fut responsable 
        de la collection "Méditerranée" aux éditions 
        du Seuil, mais aussi Max-Pol Fouchet, René-Jean Clot et surtout 
        Jean et Marguerite Taos-Amrouche. Tous ou presque sont tombés dans 
        l'oubli hormis celui qui décrocha la distinction suprême 
        : le Nobel de Littérature. Il était déjà célèbre 
        bien avant, comme le raconte Audisio dans cette anecdote pleine d'humour. 
        "En 1946, on m'avait demandé de présider une séance 
        au cours de laquelle des écrivains et des journalistes devaient 
        débattre de la littérature en Algérie. Camus qui 
        était déjà célèbre me paraissait mieux 
        indiqué que moi pour assumer cette charge ; mais il me parla à 
        la façon de Bab el Oued : Allez va, tu fais Président, pourquoi 
        tu es un peu notre père à tous". Quel formidable hommage 
        rendu à Audisio, le Massaliote helléniste qui avait par 
        ailleurs contribué à une réédition de Cagayous 
        en 1931 chez Gallimard.
 Hélas, l'Eternel Méditerranéen d'Audisio et de Camus 
        ne correspondait plus dans les années d'après guerre aux 
        préoccupations de la future Algérie algérienne. Le 
        contre mythe fut l'Eternel Jugurtha de Jean Amrouche. Jugurtha était 
        l'incarnation de l'homme africain antérieur à la colonisation 
        romaine et qui s'opposait au colonisateur. Une littérature nouvelle 
        naissait avec Feraoun, Mohamed Dib et plus tard Kateb Yacine. Pourtant 
        Camus, Audisio, Roblès croient toujours à la fraternité 
        des écrivains algériens et participent avec Dib et Sénac 
        -qui porte déjà en la préfiguration du poète 
        au destin tragique consacrant en cela l'échec futur de la méditerranéité- 
        aux rencontres de Sidi Madani en 1948.
 En 1957, Audisio publiait un essai aux éditions Rougerie, intitulé 
        Algérie, Méditerranée, Feux vivants où il 
        s'adresse à "la famille d'écrivains dans laquelle les 
        éléments arabes et berbères abondent" leur demandant 
        d'user de la langue française ferment de la fusion harmonieuse 
        des cultures d'Occident et d'Orient.
 Mais la même année, dans une lettre à Jean Ballard, 
        un des pères des Cahiers du Sud, Audisio écrivait :" 
        J'ai passé quelques jours à Alger, la nature était 
        éblouissante de beauté. Mais je ne peux pas dire que j'ai 
        fait provision d'optimisme ; tout cela finira par une issue fatale, mais 
        dans les moins bonnes conditions pour ce que nous voudrions sauver, ce 
        qui n'est pas gai". Ce sont pratiquement les mêmes termes que 
        Robert Randau adressait dans une lettre à Georges Hardy, onze plus 
        tôt en juin 1946.
 Audisio, donc, comme Randau semblait consacrer l'échec de son utopie, 
        bien qu'elle ne fût pas la même. De retour en France, Audisio 
        publiera encore une biographie d'Hannibal (1961), un roman, Contretemps 
        en 1963, trois recueils de poésies et un essai consacré 
        au poète marseillais Louis Brauquier en 1966. En 1975, trois ans 
        avant sa mort il reçoit le Grand Prix de Poésie de l'Académie 
        Française. En 1982, une thèse de doctorat lui a été 
        consacrée par Max Alhau.
 
 Gérard CrespoTags:
 CDHA ; Centre de Documentation Historiqu
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