 
        
         
 
        
        PHILIPPEVILLE
        LA VILLE DE VÉNUS
        A l'aube des premiers temps  
        Comme l'ensemble des criques 
          du littoral africain, au commencement Philippeville fut un " emporium 
          " punique. Écoutons Salluste, premier gouverneur de la Numidie, 
          quand César, ap;rès la victoire de Thapsus contre Pompée 
          (46 avant J.-C.) créa l'" Africa nova " :
          " Les Phéníciens, les uns pour soulager leur patrie 
          d"un surcroît de population , les autres dans des vues ambitieuses 
          entraînèrent à leur suite les gens du peuple et 
          autres aventuriers, et fondèrent sur la côte maritime Híppone, 
          Hadrumète, Leptis et d'autres colonies, qui, bientôt florissantes, 
          devinrent l'appui ou la gloire de leurs métropoles. "
          Parmi les " autres colonies " fondées par les émigrés 
          de Tyr et de Sidon que ne nomme pas l'historien de " La Guerre 
          de Jugurtha ", il y eut le comptoir connu de nos jours encore sous 
          le nom de Stora, dérivé d'Astorah-Astarté, la Grande 
          Déesse phénicienne, l'Aphrodite des Grecs et la Vénus 
          de Rome, qui occupait l'emplacement du petit port de pêche dont 
          le nom n'a pas changé, bien qu'il date de mille ans peut-être 
          avant notre ère.
        Vénus de Rusicade
          Beaucoup plus ltrd, en 45 avant J.-C., latinisant le nom de la divinité 
          éponyme les Romains firent de Stora " Veneria Rusicade " 
          qui, bientôt. s'étendit depuis l'escale punique des origines 
          à l'actuelle Philipeville. Les quatre kilomètres qui séparent 
          les deux centres étaient recouverts de nécropoles aux 
          mausolées monumentaux et de domaines particuliers qui sertissaient 
          de riches demeures.
          Comme Stora, la dénomination Rusicade est phénicienne, 
          c'est-à-dire sémitique. ainsi que le préfixe " 
          rus " qui veut dire " cap " l'indique. C'est le " 
          ras " des Arabes. D'où Ras Skikda, nom indigène du 
          pays. Et Rusicade signifierait Cap du Phare. Ce que l'on ne dit pas, 
          c'est la raison pourquoi les Romains ont donné à cette 
          ville fondée par eux une appellation punique. Mystères 
          de l'onomastique que l'on rencontre à chaque étape ! Il 
          est vrai qu'ils la romanisaient en la dédiant à Vénus, 
          divinité protectrice de la famille impériale.
        Rusicade, port de Cirta
          Rusicade fut très vite florissante. Dès le début 
          de notre ère, avec Cirta (Constantine), Milev (Mila) et Chullu 
          (Colio), elle forma la Confédération des Quatre Colonies 
          Cirtéennes, laquelle dura trois cents ans. Port naturel de Cirta, 
          une belle route la relia très vite à la future Constantine, 
          capitale de la Numidie. Sur l'un des milliaires qui balisaient cette 
          voie, une inscription rappelle que celle-ci fut restaurée sous 
          le règne d'Hadrien " aux frais des propriétaires 
          du territoire de Cirta. "
          Cette route était, si solidement édifiée qu'elle 
          résista au millénaire et demi d'anarchie qui suivit la 
          chute de Byzance, si bien qu'en 1838, quand le maréchal Valée 
          voulut ravitailler Constantine, il exhuma l'artère antique qui 
          conduisait à la mer,. Et un beau jour on vit le maréchal 
          en personne arriver en carrosse sur la chaussée impériale 
          !
          Si l'on songe que depuis les Byzantins la route avait disparu de l'Afrique, 
          on comprendra que l'événement ait fait sensation jusqu'à 
          Paris et qu' il méritait d'être rappelé ici. Quinze 
          siècles étaient abolis. Par la route et le char le présent 
          était relié au passé : l'itinéraire romain 
          s'ouvrait à l'avenir français, présage des grandes 
          tâches qu'il saurait accomplir.
          Rusicade fut aussi (avec Bône), l'un des ports principaux d'où 
          les blés et les huiles d'Afrique étaient embarqués 
          pour Rome, via Ostie, pour être distribués aux " sportulaires 
          " professionnels de la Capitale du Monde. Une inscription, découverte 
          " in situ " mentionne qu'une statue avait été 
          élevée à " l'Annona sacrae Urbis ". Et 
          des vestiges de docks affectés aux produits de l'Annone étaient 
          encore visibles en 1840.
        Un cirque unique en Afrique
          D'autres témoins aujourd'hui anéantis attestaient encore, 
          en 1838, de l'importance de Rusicade. Les premiers Français qui 
          entrèrent, dans la ville ont dit leur émerveillement devant 
          les ruines nombreuses qu'ils trouvèrent sur les lieux.
          A proximité de l'oued Saf-Saf, où le Périple de 
          Scylax situe le centre de Tapsa, dont Saf-Saf serait la déformation, 
          comme Ras Skikda est celle de Rusicada. nos soldats découvrirent 
          un amphithéâtre si étonnamment conservé qu'il 
          paraissait attendre les spectateurs et les jeux. Son arène, de 
          forme elliptique, mesurait 56 mètres au grand axe et 30 au petit, 
          et la hauteur totale de l'édifice, que couronnait une galerie 
          de 10 mètres de large, bordée d'un double portique, se 
          haussait à 12 mètres. Au milieu de l'enceinte. la rivière 
          était canalisée pour permettre de l'inonder lors des combats 
          navals, jeux d'adresse et de force dont les Anciens étaient aussi 
          friands que des luttes de bêtes féroces. On assure que 
          8.000 spectateurs pouvaient s'asseolr sur les gradins.
          Si l'on sait que les monuments à double fin tel celui-ci n'existaient 
          (en dehors du Colisée de Rome) qu'à Cyzique, Pergame et 
          Corinthe, on comprend que Rusicade était privilégiée, 
          et l'on imagine les foules que naumachies, vénations et courses 
          de chars devaient rassembler ici.
          De ce monument, dont la rareté ajoutée à la valeur 
          artistique constituait un trésor de l'archéologie, et 
          dont la conservation était miraculeuse, que reste-t-il aujourd'hui 
          ? Pas même la trace exacte de l'emplacement où il s'élevait. 
          " Ce chef-d'uvre, unique en Afrique, a été 
          démoli pierre par pierre pour édifier l'enceinte de la 
          cité nouvelle. " (Stéphane Gsell)
        Le plus grand théâtre 
          d'Afrique après celui d'Hippone
          Un théâtre antique, bien conservé lui même 
          existait également en 1838. D'une superficie de 4.900 mètres 
          carrés, sa longueur maxima était de 82 mètres alors 
          que celui de Timgad n'en mesure que 53, celui de Djemila 62, et celui 
          de Pompéi 60. On a calculé qu'il pouvait contenir de 5 
          à 6.000 places. Il n'aurait été surpassé 
          que par celui d'Hippone, dont la grande largeur est d'environ 100 mètres, 
          ce qui faut de lui le plus ample de tous ceux qui sont connus, à 
          l'exception cependant de celui de Marcellus à Rome, don le diamètre, 
          nous apprit M. Christian Courtois dans sa docte et précise monographie 
          de Timgad, atteignait 102 mètres. La différence est courte, 
          mais elle suffit pour assurer la primauté de " l'Urbis ", 
          sur Hippone la Royale.
          Comme son amphithéâtre, le théâtre de Rusicade 
          a disparu. De la " cavea ", où se pressaient les foules 
          sonores et turbulentes, il ne reste aujourd'hui que la substructure 
          des gradins. Quant à la scène et à l'orchestre, 
          ils ont servi de fondation au collège de jeunes filles !
        Un nymphée qui n'est 
          plus qu'un souvenir.
          Une fontaine monumentale a subi le même sort. Divisée en 
          quatre vasques, une colonne d'eau fusait de son milieu, s'épanouissait 
          en gerbe d'étincelles, puis ruisselait en une cascade haute de 
          18 gradins, laquelle se déversait en nappes d'écume dans 
          un bassin et de là à la mer. Comme le Cirque et le Théâtre, 
          cette Fontaine fut rasée et sa base est ensevelie sous la place 
          de Marqué.
          Est-ce être subversif qu'avouer que l'on préférerait 
          l'élégante architecture du nymphée disparu, et 
          les ris et les jeux de ses eaux dans le soleil et leur susurration et 
          leurs irisations, au banal kiosque à musique qui décore 
          le forum de la cité nouvelle ? Lorsqu'on évoque ces monuments 
          qui méritaient de survivre, on partage le dépit de nos 
          archéologues devant les dévastations qui pouvaient être 
          évitées.
          Byzance elle-mème, lors de sa reconquête de l'Afrique, 
          utilisa les pierres des monuments romains pour édifier en hâte. 
          pressée par l'adversaire, ses tours et ses murailles Et nos archéologues 
          le lui reprochent encore ! Mais les fautes des autres n'absolvent pas 
          les nôtres.
        Les marbres numidiques
          Ce qui ajoutait a la beauté des monuments de Rusicade, c'était 
          l'abondance des marbres dont ils étaient parés. Revêtements 
          et colonnes, statues surtout, selon l'engouement de l'époque, 
          miroitaient dans la lumière. Ce marbre venait du Fil-Fila, montagne 
          voisine de Philippeville sur la route d'Herbillon (nommé alors 
          Tacatua), lequel était exporté dans toutes les villes 
          d'Afrique et, jusqu'en Italie, comme celui de Simittu (Chemtou), d'Aïn-Smara. 
          au sud-ouest de Constantine, et d'Aïn-Tekhbalet, au nord-est de 
          Tlemcen ; d'ailleurs encore sans doute car les marbres numidiques étaient 
          plus appréciés autrefois qu'aujourd'hui, et leur variété. 
          du blanc pur d'albumen au noir absolu, égalait leur abondance.
          Cette marbrière de Fil-Fila, qui recouvre 1.400 hectares et dont 
          les gisements sont jugés inépuisables, est toujours exploitée. 
          Une installation moderne, qui fonctionne depuis 1946, assure une production 
          mensuelle de 650 tonnes de dalles et de 1.000 mètres cubes de 
          blocs, ce qui fait souhaiter que l'emploi de ce noble matériau 
          s'intensifie et se généralise. Et puisse-t-il supplanter 
          nos ciments et nos stucs !
        La ville des temples
          Je n'ai pas l'ambition de dresser l'inventaire des trésors archéologiques 
          de Rusicade : j'en laisse l'honneur aux spécialistes. Mais je 
          dois mentionner au moins les plus fameux, dont le souvenir s'est conservé. 
          Le Capitole, d'abord, et le Forum. Et puis les temples : celui de Vénus, 
          patronne de la Cité ; celui d'Esculape et de sa sur Hygie, 
          divinités de la Santé ; celui d'Hélios, le Soleil 
          ; celui de Mithra et de Jupiter Appenin ; celui de Bellone, la Guerre.
          Je veux citer encore une statue en marbre blanc de l'empereur Antonin 
          le Pieux, père de Marc Aurèle, qui mesure 2 m. 10 au-dessus 
          du socle ; enfin, une tête colossale. en
          marbre aussi, bien entendu. qui aurait appartenu à une statue 
          de 4 mètres de hauteur, laquelle, estime-t-on, ne pouvait représenter 
          que la " Dea tutela " : Vénus, déesse de
          la Fécondité.
        Un cimetière d'ééphants
          A Ruslcade comme partout il y avait des thermes, qui servaient également, 
          de gymnase.
          Ce qui était moins commun, c'étaient ces écuries 
          de chevaux de course, ces chevaux fougueux qui firent la célébrité 
          de la cavalerie numide, et qui triomphaient, à travers tout l'Empire, 
          aux jeux de l'amphithéâtre.
          Enfin. curiosité plus rare, Rusicade possède une réserve 
          d'éléphants dont un cimetière fut découvert 
          au début de l'occupation dans le ravin du Beni-Mélek.
          Cette affirmation, en 1952, semble paradoxale, pis : inconséquente, 
          pour ne pas dire insane. Et pourtant, sans remonter au Déluge, 
          je veux que aux éléphanteries célèbres d'Hannibal 
          pendant les guerres puniques, Jugurtha contre Marius, Juba contre César. 
          utilisèrent ce pachyderme, dont les Numidies et les Mauritanies 
          étaient l'habitat optimum. D'où ce mufle d'éléphant 
          - la " proboscis " - dont la statuaire antique coiffait la 
          déesse Africa. Et le géographe Solin signalait encore 
          sa présence au III° siècle de notre ère en 
          Maurétanie Tingitane. Il y a plus surprenant : j'ai lu dans " 
          L'Exploration Zoologique de l'Algérie " du professeur Seurat, 
          publiée en 1930, que " l'Elephas africanus berbericus " 
          a disparu de ce pays " vers le milieu du IV°* siècle 
          ". Voilà.de quoi troubler ceux de nos maîtres qui 
          professent et publient que le climat nord-africain n'a pas subi de péjorations 
          sensibles " depuis les temps historiques ". Pour nourrir des 
          pachydermes, il fallait des savanes, lesquelles ont disparu - en raison, 
          c'est l'évidence, de l'assèchement du pays.
        Rusicade chrétienne
          Un jour vint où Rusicade, comme tout l'Empire, connut la Foi 
          Nouvelle ; où les dieux du Capitole, et Vénus tutélaire 
          elle-même, furent vaincus par le Dieu Unique du Golgotha.
          Cinq évêques de " Colonia Veneria Rusicada " 
          sont connus.
          Mais ici comme partout, les schismes ont très vite divisé 
          les Chrétiens, et comme partout il y eut deux cultes : l'un catholique 
          .et l'autre donatiste. C'est sur les ruines 
          de la basilique de ce dernier que s'élève aujourd'hui 
          l'église.
          Puis les Vandales surgirent dans une Afrique effervescente, affaiblie 
          par ses divisions et trahie par ses chefs, et Rusicade subit le sort 
          des autres cités. Pas tout de suite, cependant. Ce serait Gélimer, 
          dernier roi africain des occupants ariens, qui l'aurait dévastée 
          l'année 533, avant de se réfugier dans les forêts 
          de l'Edough, traqué par les Byzantins. Ainsi, de César 
          à Bélisaire, la colonie de Rusicade aurait vécu 
          500 ans.
        1838 : Rusicade devient 
          Philippeville
          Passons sur la relève difficile de Byzance : passons le millénaire, 
          sans gloire qui la suivit ; passons les Turcs, qui ne surent, en trois 
          siècles, qu'accroître la misère et la
          dépopulation, pour tout de suite arriver à 1838, qui marqua 
          le prélude de la résurrection de la ville oubliée 
          sous la cendre des siècles.
          C'est à. la suite de la prise de Constantine que l'on se décida 
          à chercher un débouché sur la mer à Stora,
          Car si l'opulente cité qui l'avait jadis absorbée avait 
          perdu jusqu'à son nom, celui de Stora survécut aux tribulations 
          de l'Histoire. et celle qui avait été le berceau de la 
          colonie romaine allait être celui de la cité française.
          Le général Négrier y arriva le 10 avril, sans coup 
          férir, puis repartit pour Constantine. A l'automne suivant, le 
          7 octobre, le maréchal Valée y entrait à son tour 
          et fondait
          " Fort de France ", un fortin de terre et de fascines.
          La conquête avait été pacifique.
          La tribu des` Beni-Mélek, qui occupait le ravin du cimetière 
          des éléphants, ayant obtenu les 15 douros qu'elle réclamait, 
          nous céda la place.
          Et un mois plus tard, Louis-Philippe ayant agréé d'en 
          être le parrain, Rusiçade devenait Philippeville, laquelle, 
          en 1952, est cette cité prospère de 80.000 âmes 
          dont Je parlerai mardi.
          (A suivre.)