Le rôle 
          méconnu des Prémontrés dans la construction de 
          Notre-Dame d'Afrique
          par Jean-Claude Xuereb
        
        L' IMAGE de l'imposante basilique de Notre-Dame d'Afrique 
          reste indissolublement liée dans nos mémoires à 
          la grande figure du
          cardinal Lavigerie, dont la statue se dresse toujours à quelques 
          mètres du sanctuaire, sur l'esplanade qui surplombe le cimetière 
          de Saint-Eugène et ouvre largement le regard vers l'ovale caressant 
          de la baie d'Alger.
          
          Sa candidature ayant été soutenue par le maréchal 
          de Mac-Mahon, alors gouverneur général de l'Algérie, 
          Mgr Lavigerie, seulement âgé de 42 ans, quitte l'évêché 
          de Nancy pour venir occuper en 1867 le siège épiscopal 
          d'Alger, récemment promu au rang d'archevêché. Se 
          référant au lointain héritage de saint Augustin, 
          il nourrit le projet de rechristianiser la population de l'ex-Afrique 
          romaine. Mais il devra très vite, après quelques conversions 
          ou baptêmes, renoncer à une telle prétention, source 
          de frictions avec les autorités civiles et militaires et d'oppositions 
          indignées de la part des musulmans. C'est Mu Lavigerie qui, promu 
          cardinal en 1882, prônera en 1890, à la demande du pape 
          Léon XIII, le ralliement de l'Église à la République, 
          dans un fameux toast prononcé lors d'une réception à 
          Alger.
        
          
            | Un pan entier de l'histoire Notre-Dame d'Afrique 
              serait demeuré dans l'oubli si ancien abbé général 
              en Prémontrés, Norbert Calmels n'avait récemment 
              exhumé, des archives une masse de documents qui établissent 
              e rôle déterminant joué à Notre-Dame 
              d'Afrique par les Prémontrés de Saint-Michel de-Frigolet. | 
        
        Compte tenu de sa forte personnalité et du rôle 
          éminent qu'il a joué dans les relations entre la France 
          et le Saint-Siège, Mgr Lavigerie a quelque peu éclipsé 
          le souvenir des prélats qui l'ont précédé 
          à Alger et de ceux qui l'y ont accompagné dans son action. 
          " A lui seul il vaut un corps d'armée ", disait 
          de lui Gambetta. C'est pourtant son prédécesseur immédiat, 
          Mgr Pavy, qui a fait ramener la statue en fonte devenue la Vierge Noire 
          de Notre-Dame d'Afrique. Cette statue avait été provisoirement 
          placée dans une petite grotte voisine, sous la garde de deux 
          tertiaires franciscaines venues de Notre-Dame de Fourvières. 
          C'est aussi Mu Pavy qui, ayant recueilli 30000 F de dons, entreprend 
          l'édification du sanctuaire que nous connaissons.
          
          Cependant un pan entier de l'histoire de Notre-Dame d'Afrique serait 
          demeuré dans l'oubli si un ancien abbé général 
          des Prémontrés, Norbert Calmels n'avait récemment 
          exhumé des archives une masse de documents qui établissent 
          le rôle déterminant joué à Notre-Dame d'Afrique 
          par les Prémontrés de Saint-Michel-de-Frigolet. Vers le 
          milieu du >axe siècle, le père Edmond Boulbon avait 
          entrepris de restaurer l'Ordre hospitalier de saint Norbert. Il était 
          parvenu à regrouper entre 1858 et 1867, plus de 40 religieux 
          à Frigolet. Ayant eu vent de cette réussite, Mgr Lavigerie 
          propose dans les mois qui suivent sa propre installation à Alger, 
          au père Edmond Boulbon, d'y établir un prieuré 
          de chanoines réguliers. Il visite Frigolet le 28 septembre 1867 
          et début novembre de la même année, le père 
          Boulbon se rend sur les lieux à Alger. Ils rédigent ensemble 
          un projet de contrat qui a été conservé, afin de 
          concrétiser leur accord. Fin janvier 1868, douze religieux des 
          Prémontrés sont accueillis à Notre-Dame d'Afrique 
          par l'archevêque qui leur confie la mission d'achever la construction 
          entreprise par Mu Pavy.
          
          Ils continuent les travaux de construction de la chapelle, y installent 
          notamment les vitraux et un pavement de marbre blanc, le choeur étant 
          garni de quarante-cinq stalles. Ils commencent la construction du monastère 
          proche du sanctuaire. En même temps que bâtisseurs, ils 
          deviennent agriculteurs sur les terres voisines où ils créent 
          un jardin potager, plantent des pommesde terre, de la vigne et des arbres 
          et sèment du blé. En octobre 1868, d'imposantes cérémonies 
          ont lieu au cours desquelles l'archevêque d'Alger et les
          évêques d'Oran et de Constantine venus se joindre à 
          lui, consacrent les autels, et donnent la bénédiction 
          au clergé et à la foule agenouillée.
          
          À cette même époque, épidémie de choléra 
          et destruction des récoltes due à une invasion de sauterelles 
          provoquent dans le bled une terrible famine. Cent mille musulmans meurent 
          en six mois. Grâce aux aides venues de France, mais aussi d'Amérique, 
          d'Angleterre, d'Espagne, de Belgique, Mgr Lavigerie accueille quelque 
          1800 personnes, surtout des enfants orphelins dont certains seront baptisés. 
          Les Prémontrés en reçoivent une centaine.
          
          Cependant Mgr Lavigerie et le père Boulbon, tous deux dotés 
          d'une forte personnalité, ne tardent pas à se heurter. 
          Un premier différend surgit à propos de la répartition 
          des produits de la quête entre l'Archevêché et Notre-Dame 
          d'Afrique. Des missives de plus en plus péremptoires et violentes 
          s'échangent, même si elles sont enrobées des formules 
          traditionnelles de l'onction ecclésiastique. Il s'agit en réalité 
          des premières péripéties d'un conflit de pouvoir 
          entre l'archevêque d'Alger et le prieur de Frigolet, chacun d'eux 
          entendant exercer une autorité exclusive et sans partage sur 
          les chanoines de Notre-Dame d'Afrique. Une autre pomme de discorde survient 
          à propos des plans du prieuré, l'un défaisant ce 
          que l'autre met en place.
          
          En juin 1869, le Saint-Siège érige Saint-Michel-de-Frigolet 
          en abbaye et en septembre de la même année, le père 
          Edmond Boulbon est élu à l'unanimité père 
          abbé du monastère. Les frères installés 
          à Alger ont participé à ce vote. En août 
          1871, le père Boulbon écrit à l'archevêque 
          pour lui faire part de son intention d'aller, conformément aux 
          constitutions de l'Ordre, rendre visite à Notre- Dame d'Afrique. 
          Il s'y rend effectivement le 23 octobre et le procès-verbal du 
          Chapitre, tenu à cette occasion au couvent de Notre-Dame d'Afrique, 
          ne contient aucune allusion au conflit en cours. Le père abbé 
          ne semble pas pendant son séjour avoir rencontré Mgr Lavigerie. 
          En tout cas aucune trace d'une telle rencontre n'a été 
          retrouvée. Plusieurs lettres sont ensuite adressées après 
          son retour à Frigolet par le père Boulbon à l'archevêque 
          qui ne daigne pas apparemment répondre.
          
          Malgré le malaise persistant, la communauté religieuse 
          poursuit ses travaux de finition. La basilique est achevée le 
          4 mai 1872. Elle est inaugurée en grande pompe par Mgr Lavigerie 
          le 2 juillet 1872, jour de la fête de la Visitation. Il y a un 
          grand absent à cette cérémonie: le père 
          abbé de Frigolet. Dans une lettre envoyée le 20 juillet 
          1872 à Mg' Lavigerie, le père Alexandre, prieur de Notre- 
          Dame d'Afrique, se plaint du refus, qui n'avait rien d'étonnant 
          dans un tel contexte, refus opposé par le père Boulbon 
          à une demande d'envoi d'un renfort de religieux à Notre-Dame 
          d'Afrique. Malgré quelques échanges de correspondances, 
          les malentendus ne sont pas dissipés. Parallèlement, le 
          père Boulbon saisit le Saint-Siège de la difficulté, 
          ce qui n'arrange pas les choses aux yeux de Mgr Lavigerie, tandis qu'entre-temps 
          Notre-Dame d'Afrique est érigée en prieuré par 
          Rome.
          
          En avril 1873, le père Boulbon propose à l'archevêque 
          de venir le rencontrer à Alger pour s'expliquer. La réponse 
          est immédiate: Mg' Lavigerie s'oppose à cette venue qui 
          risquerait de provoquer un scandale dans le climat conflictuel existant. 
          Il enjoint au père abbé de rappeler deux par deux à 
          Saint-Michel, les pères Prémontrés pour lesquels 
          la gratuité du voyage sera assurée. Ainsi s'opère 
          petit à petit le retour des religieux à Frigolet, sauf 
          pour certains d'entre eux qui choisissent de rester à Alger.
          
          Après qu'il ait accepté d'endosser une dette de 35 000 
          F représentant le solde du coût des travaux de Notre-Dame 
          d'Afrique, Mgr Lavigerie remplace les Prémontrés par " 
          La Société des Missionnaires diocésains ", 
          que l'on continuera néanmoins à désigner sous l'appellation 
          de " Pères Blancs ", perpétuant ainsi en Algérie 
          la dénomination originairement appliquée aux Prémontrés 
          de Provence. La version officielle a consisté, dans un raccourci 
          aussi rapide que perfide, à expliquer que Mg' Lavigerie avait 
          renvoyé dans leurs foyers les Prémontrés, ces derniers 
          ayant été dans l'incapacité de rembourser la dette 
          qû ils avaient contractée.
          
          Dans les mois qui suivent, l'abbé Boulbon réclame à 
          maintes reprises la restitution des livres de l'Ordre, des habits et 
          du linge que les religieux avaient laissé sur place. Ses lettres 
          demeurent sans réponse et les documents réclamés 
          ne seront jamais restitués. Puis un jour, le père abbé 
          reçoit un avis l'invitant à prendre livraison de deux 
          colis en gare de Graveson. Les deux grosses caisses récupérées 
          ne contiennent que du linge sale... et deux énormes pierres de 
          taille pesant chacune 30 kg. Les interprétations les plus fantaisistes 
          circulent dans la communauté sur la présence de ces pierres. 
          Certains y voient un geste symbolique de la part de l'archevêque 
          d'Alger renvoyant aux Prémontrés les pierres d'angle du 
          couvent bâti par eux, comme pour effacer toute trace du travail 
          accompli. L'explication semble en réalité plus prosaïque 
          : les deux caisses qui avaient servi d'emballage au maître-autel 
          venu de France étaient entreposées dans une buanderie 
          attenante au monastère. Pour éviter qu'elles ne soient 
          emportées par des voleurs, chacune d'elles avait été 
          lestée d'une énorme pierre. Les religieux y avaient, avant 
          de partir, déposé leur linge sale. Les " Pères 
          blancs " nouveaux venus, expédièrent ensuite ces 
          caisses à Frigolet sans même s'inquiéter de leur 
          contenu.
        
           
            | Sous la bannière éclatante de la 
              charité et du dévouement, deux hommes de pouvoir, 
              également jaloux de leurs prérogatives, se sont ainsi 
              affrontés, provoquant chez leurs subordonnés le trouble, 
              la zizanie, voire chez certains la duplicité et d'inutiles 
              souffrances. | 
        
        Sous la bannière éclatante de la charité 
          et du dévouement, deux hommes de pouvoir, également jaloux 
          de leurs prérogatives, se sont ainsi affrontés, provoquant 
          chez leurs subordonnés le trouble, la zizanie, voire chez certains 
          la duplicité et d'inutiles souffrances. On sait bien que l'histoire 
          donne le plus souvent raison au vainqueur et qu'elle préfère 
          recouvrir d'un voile pudique faiblesses et petitesses des hommes les 
          plus célèbres pour l'édification des peuples. Vae 
          Victis! Il n'en reste pas moins qu'à la faveur d'un séjour 
          de près de cinq années, les Prémontrés ont 
          largement contribué à la construction de la basilique, 
          qu'ils ont édifié le couvent voisin et ouvert la voie 
          à l'installation durable des Pères Blancs en Algérie. 
          L'équité justifie que soit rétablie la place qu'ils 
          méritent dans notre mémoire. 
          Ainsi la célébrité du haut lieu que constitue l'abbaye 
          de SaintMichel-de-Frigolet, dont les clochers et les murailles se profilent 
          sur les collines boisées de la Montagnette, ne tiendra pas seulement 
          aux vapeurs alcoolisées de l'élixir d'un certain révérend 
          Père Gaucher issu de l'imagination d'Alphonse Daudet. Quoi qu'il 
          en soit, la basilique de Notre-Dame d'Afrique continue dans sa majesté 
          de témoigner d'un passé religieux sans doute révolu 
          et elle attire à nouveau la visite de pèlerins de plus 
          en plus nombreux venus de France sur leurs lieux de mémoire. 
          Elle suscite toujours le respect et la dévotion de nombreux musulmans. 
          Une copie de la Vierge Noire trône à présent sur 
          l'autel de la nouvelle chapelle de Notre-Dame d'Afrique bâtie 
          à Carnoux-enProvence.
        o
        Bibliographie:
          - GRUSSENMEYER (Mgr), Documents biographiques sur le cardinal Lavigerie, 
          deux volumes, Librairie Jourdan, Alger, 1888.
          - JAMMES Francis, Lavigerie, Flammarion, 1927 (panégyrique très 
          poétique mais sans grand intérêt historique).
          - LAVIGERIE (cardinal), Écrits d'Afrique, préface du cardinal 
          Zoungrana, Grasset, 1966.
          - BAROLI Marc, La vie quotidienne des Français en Algérie, 
          Hachette, 1967.
          - CALMELS Norbert, Lavigerie et les Prémontrés, éditions 
          Pastorelly, 1986, (ouvrage très détaillé