| Après les origines phéniciennes et romaines 
        d'Icosim-Icosium, après les fastes glorieux de notre armée 
        d'Afrique, votre société a voulu marquer son heureuse renaissance 
        par une promenade dans la cite musulmane. Votre président m'a convié 
        à vous y servir de guide et je lui ai proposé de vous amener 
        ici. J'ai pensé qu'il était conforme à la logique 
        et,. au respect des hiérarchies morales de rendre, pour commencer, 
        un hommage à celui de nos concitoyens dont Alger a sans doute le 
        plus droit d'être fière. Je n'apprendrait rien à personne 
        en vous rappelant que Sidi 'Abd er-Rahmân eth-Tha'âlibi est 
        devenu le patron de la ville même, que son intercession est considérée 
        dans le pays comme la plus efficace, que la Médersa d'Alger s'honore 
        de porter le nom de Tha'âlibiya, que les pauvres l'invoquent pour 
        forcer la charité des passants et qu'en cas de litige, un faux 
        serment proféré devant son tombeau apparaît comme 
        un sacrilège.
 On me dira que les raisons qui lui ont valu ce respect unanime échappent 
        probablement à ceux qui en sont le plus pénétrés. 
        Par la Sidi 'Abd er-Rahmân ne se distingue guère de la plupart 
        de nos saints chrétiens. Mais cela importe peu. Ce qui compte, 
        c'est moins le mérite propre du saint - dont Dieu seul est juge 
        - que la sincérité du fidèle. On croit d'ailleurs 
        pouvoir affirmer que le respect est ici parfaitement légitime. 
        Sidi 'Abd er-Rahmân était en particulier le mieux désigné 
        pour devenir le patron de la Médersa qui s'élève 
        près de son tombeau. Il fut, vers la fin de notre moyen âge, 
        un remarquable théologien. Ses ouvrages, que nous avons conservés, 
        en font foi. Je n'ai pas l'intention de vous en donner une idée. 
        Je voudrais seulement essayer de situer, dans le développement 
        de l'Islam nord-africain, sa personnalité et le culte dont le monument 
        où nous sommes réunis porte témoignage.
 
 
 L'Afrique du Nord, où l'Islam s'était, aux VII" et 
        VIII'"` siècles, implanté non sans lutte, était 
        devenue, pour cette religion orientale, un pays d'élection. Cette 
        vieille terre, qui avait été arrosée par le sang 
        des martyrs de la foi chrétienne et qui avait vu naître Saint 
        Augustin, avait fini par adopter avec ardeur la foi musulmane. De cette 
        passion qu'elle apportait aux discussions religieuses, on trouverait une 
        preuve dans l'éclosion précoce des hérésies, 
        du Khârijisme, qui subsiste jusqu'à nos jours chez les Mozabites, 
        du Chi'isme qui, grandi en Petite Kabylie, s'imposa à l'Egypte 
        et qui est resté la doctrine de la Perse. Toutefois, l'orthodoxie 
        triomphait. La Tunisie du IX"" siècle voyait se fonder 
        une grande école de théologie et se droit canonique. La 
        grande Mosquée de Kairouan était une vaste ruche toute bourdonnante 
        des leçons les plus érudites sur les 
        sources du dogme et de la foi et sur leurs applications pratiques suivant 
        le rite malikite. Les élèves des docteurs kairouanais allaient 
        propager leur enseignement au Maroc et en Espagne.
 
         
          |  La 
              mosquée funéraire de Sidi 'Abd er-Rahmân. En 
              arrière, sur la gauche,la Médersa.
 |  Le XIè siècle est, pour le Maghreb, l'époque 
        par excellence des jurisconsultes. Le XIIè siècle voit des 
        penseurs comme l'Andalou Averroès s'efforcer de concilier la science 
        et la foi, de donner aux vérités de la religion l'appui 
        de la logique empruntée aux philosophes grecs.
 Cependant, vers la même époque, une toute 
        autre tendance se faisait jour dans l'Islam. Certains proclamaient que 
        la science et la dialectique étaient impuissantes pour permettre 
        à l'homme de se hausser jusqu'à la connaissance de Dieu; 
        seul lui permettait d'atteindre cette joie ineffable l'élan d'une 
        âme pure, détachée de ses biens terrestres par la 
        prière prolongée et par l'ascétisme. Sous le nom 
        de çoûfisme, l'Islam allait voir s'épanouir une floraison 
        mystique très analogue à celle que connaîtra le monde 
        chrétien. Un des premiers en date et l'un des plus notables représentants 
        du çonfisme nord-africain, c'est Sidi Bou Medyan, Andalou lui aussi, 
        mais qui vécut surtout au Maroc et qui vint mourir en zig7 clans 
        le délicieux village voisin de Tlemcen qui garde son tombeau. Sidi 
        Bou Medyan est d'ailleurss un homme de haute culture, un théologien 
        versé dans la connaissance des traditions relatives au Prophète, 
        un jurisconsulte de l'école malekite, en même temps qu'un 
        ascète, que l'on dit jouir du don de l'extase. Toute une lignée 
        d'hommes de Dieu illumineront de même le pays berbère, au 
        cours du XIII"` et du XIV"" siècles, de leur science 
        et de leurs vertus et participeront à de semblables faveurs divines. 
        Ces faveurs leur assurent la vénération de tous pendant 
        leur vie et après leur mort. Ainsi se développe le culte 
        des Saints, considérés comme les Amis de Dieu et les plus 
        utiles intercesseurs auprès de Lui. Dès lors le çonfisme, 
        qui répond aux aspirations profondes du peuple berbère, 
        se généralise, et il évolue en pénétrant 
        dans les masses populaires des villes et des campagnes. Au Maroc, il prend, 
        à partir du XV"" siècle, une force singulière 
        en s'affirmant comme une réaction contre la menace chrétienne. 
        Des hommes de Dieu - ceux que nous nommons assez improprement les Marabouts 
        - prêchent la guerre sainte contre les Portugais et les Espagnols, 
        qui débarquent sur les côtes. Ils organisent la résistance 
        en attirant les fidèles autour de leur zaouia, en les groupant 
        en confréries. Ce mouvement aboutira à l'élévation 
        des chérifs marocains, considérés comme descendants 
        du Prophète et. comme tels, dépositaires nés de la 
        bénédiction divine que naguère les confis acquéraient 
        par la pureté de leur vie et la ferveur de leurs prières. 
        Du Maroc, les confréries religieuses, issues du mouvement mystique, 
        essaimeront à travers l'Algérie et la Tunisie. Elles représenteront 
        une force avec laquelle les maîtres Turcs des deux pays devront 
        compter et qui, aujourd'hui encore, est loin d'avoir épuisé 
        son. action, au moins sur les populations rurales.
 Telle est, réduite à quelques grandes lignes, l'évolution 
        de l'Islam clans ce pays. Ce schéma n'a d'autre but que de vous 
        aider à comprendre ce que représentent Sidi 'Abd er-Rahmân 
        eth-Tha'àlibi et le sanctuaire dont nous sommes les hôtes. 
        Mais peut-être convient-il de vous rappeler ce que nous savons du 
        Saint lui-même, ce que nous trouvons consigné sur sa vie 
        dans ses propres ouvrages ou dans les recueils d'hagiographie et ce qu'en 
        a retenu la tradition locale.
 
 Abou Zaïd 'Abd er-Rahmân fils de Mohamed. fils de Makhlouf 
        eth-Tha'àlibi- appartenait à l'importante tribu arabe des 
        Tha'âliba, qui occupaient la Mitidja. Il naquit vers l'an 1383, 
        à Alger suivant les uns, aux Isser suivant les autres. C'est à 
        Alger qu'il reçut sa première instruction. Cependant les 
        ressources intellectuelles qu'offrait cette petite cité berbère 
        devaient mal satisfaire ce jeune arabe en quête de savoir. Les voyages 
        d'études étaient d'ailleurs le complément obligé 
        de toute culture supérieure. A seize ans, il se mettait en chemin 
        et se rendait à Bougie, qui lui offrait de meilleures occasions 
        de s'instruire que sa ville natale. Il y suivit les cours d'au moins huit 
        professeurs différents. Sept ans après, il poursuivait sa 
        route vers l'Est et s'arrêtait à Tunis, où il rencontra 
        des maîtres encore plus éminents. Il reçut de l'illustre 
        Abou 'Abd Allah el-Obbi la précieuse idjâza, l'attestation 
        qu'il avait étudié telle partie (le la science sous sa direction 
        et qu'il était apte à l'enseigner à son tour. Au 
        bout de quelques années, il reprenait le bâton de l'étudiant 
        itinérant. Le Caire l'attirait. Il y séjourna assez pour 
        perfectionner les connaissances acquises, et s'en éloigna nanti 
        d'une nouvelle licence d'enseignement. Il arriva à la Mekke; dernière 
        étape de ce long pèlerinage de science et de piété. 
        Il y étudia encore et enfin reprit la route qui allait le ramener 
        dans son pays. En 1416, il était de retour à Tunis. Certains 
        des maîtres qu'il y avait connus étaient morts; d'autres 
        les avaient remplacés. Il fallait profiter de la Vérité 
        dont ils étaient dépositaires. 'Abd er-Rahmân, qui 
        avait alors près de 33 ans, fréquenta pendant une année 
        encore les cours de la Zitouna et obtint de nouveaux parchemins. Enfin 
        il regagna Alger qu'il avait quittée depuis quelque vingt ans. 
        Il allait y faire profiter ses concitoyens de l'inestimable bagage qu'il 
        rapportait avec lui.
 
 Sa vie, coupée probablement par de nouvelles randonnées 
        - car on présume qu'il avait pris sur les routes le goût 
        des voyages - fut consacrée à l'enseignement des sciences 
        religieuses et à des exercices de dévotion. Sa réputation 
        s'étendait. C'était celle d'un très grand savant 
        et d'un ascète pénétré de ferveur, en communion 
        permanente avec le divin. Un de ses livres porte le titre significatif 
        de " Visions ". On connaît les titres de trente de ses 
        ouvrages. Beaucoup sont perdus, mais certains subsistei:t en manuscrits, 
        notamment à la Bibliothèque Nationale d'Alger. Deux ont 
        été publiés et comptent chacun deux volumes. C'est 
        un grand commentaire du Coran et un recueil de traditions et de méditations 
        édifiantes sur l'Autre Monde. Il composa ce dernier, qui est à 
        sa manière un livre de consolation, dans un âge très 
        avancé. La tradition veut qu'il ait alors habité dans le 
        quartier de la Marine, qu'il ait eu son oratoire privé et sa demeure 
        dans la rue qui devint, après 1830, la rue de la Charte, sur l'emplacement 
        occupé plus tard par l'hôtel du Secrétaire général 
        du Gouvernement. C'est là qu'il mourut en 147o, âgé 
        de près de 90 ans; c'est de là que sa dépouille mortelle 
        fut conduite hors de la porte de la Vallée (Bâb-el-Oued), 
        à mi-hauteur de la pente qui dominait cette entrée d'Alger 
        et d'où elle semblait encore protéger sa bonne ville, empêcher, 
        au moins de ce côté, le malheur d'y pénétrer.
 
 On ne sait ce qu'il aurait pensé de l'arrivée des Turcs, 
        qui se produisit en 1516, quarante-six ans après sa mort. On présume 
        qu'il ne l'aurait pas vue sans quelque mélancolie, car il appartenait 
        à un autre âge. 'Abd er-Raâman eth-Tha'àlibi 
        est encore un de ces hommes de religion chez qui la plus haute culture 
        se concilie avec la foi passionnée du mystique, qui réalisent 
        cette union apparemment paradoxale, maistrès normale dans l'Islâm, 
        du complet détachement des choses de ce monde et d'une connaissance 
        approfondie des partages successoraux, qui savent tout ce qu'on sait de 
        leur temps et qui s'oublient eux-mêmes pour se perdre dans Dieu. 
        Le respect et l'amour dont il est entouré aux derniers jours de 
        sa vie, il les doit à son savoir inépuisable autant qu'à 
        sa vie exemplaire et à la bénédiction que sa présence 
        attire sur la cité.
 
 Cependant les générations nouvelles vont quelque peu modifier 
        son effigie et trouver d'autres raisons d'honorer sa mémoire. L'imagination 
        populaire va travailler sur le souvenir qu'on garde de lui.
 Un saint a nécessairement des miracles à son actif. On en 
        attribuera plusieurs à Sidi 'Abd er-Rahmân. L'un d'eux concerne 
        le châtiment terrible dont il accabla les Beni Salah, les Kabyles 
        grossiers de l'Atlas blidéen, qui l'avaient forcé de danser 
        avec eux. La terre s'entr'ouvrit à son commandement et engloutit 
        ses insulteurs. Un autre miracle, plus pittoresque, établit son 
        incontestable supériorité sur un de ses émules en 
        sainteté, le fameux Mohammed ben 'Aouda. On sait que ce santon 
        d'Oranie avait pour spécialité d'apprivoiser les lions. 
        Or il arriva qu'un jour, il voulut rendre visite à Sidi 'Abd er-Rahmân; 
        il enfourcha un lion et vint, dans cet équipage, tout droit à 
        Alger. Arrivé à l'ermitage de son confrère, il le 
        salua et lui demanda où il pourrait mettre son lion pendant la 
        visite. 'Abd er-Rahmân, nullement impressionné, lui répondit: 
        " Mets-le avec ma vache! " Et Mohammed ben 'Aouda, confiant, 
        conduisit son fauve à l'étable. Revenant près de 
        son hôte, il le trouva entouré (le très jolies Algéroises 
        venues pour recueillir ses bons conseils, et il s'étonna quelque 
        peu de voir un ascète en si aimable compagnie. 'Abd er-Rahmân 
        apaisa ses scrupules en lui faisant remarquer que l'adoration de Dieu 
        se rencontre plutôt entre les pendants d'oreilles et les tresses 
        de cheveux qu'entre les pics des montagnes. (La réponse est plus 
        savoureuse en arabe " El-'abada bain et-khros wa 'l-dlâ'l machi 
        bain qarn ej-jbâl). Et Mohammed ben 'Aouda, qui descendait de ses 
        hauteurs sauvages, regretta dans son coeur de ne pas être un santon 
        citadin que visitent (le belles pénitentes. Il passa la soirée 
        et la nuit à s'entretenir avec Sid 'Abd er-Rahmân. Mais au 
        matin, quand il voulut reprendre son lion pout' se faire ramener chez 
        lui, il ne le trouva pas: la vache l'avait mangé.
 
 Ces traits de Légende dorée. plus malicieux qu'édifiants, 
        et où je crois reconnaître une intention algéroise 
        de blasonner les étrangers, ne sont pas, cela va sans dire, articles 
        de foi. Ce qui l'est presque, ce qui est établi par un texte épigraphique 
        et ce qui ne me semble pas beaucôup plus acceptable, c'est la généalogie 
        de Sidi 'Abd er-Rahmân, qui le fait descendre d'Abou Tâleb, 
        oncle du Prophète. Elle a beau être inscrite sur une table 
        de bois appendue à son cénotaphe, je crois que, s'il pouvait 
        en sortir, il ferait lui-même des réserves. il savait qu'il 
        était de la tribu des Tha'âliba, groupe de la confédération 
        (les Arabes Ma'qil, qui n'ont rien à voir avec Abou Tâleb. 
        Mais on était au XVIP' siècle. Les chérifs sortaient 
        de la terre du Maghreb comme les iris aux premiers jours du printemps. 
        Comment imaginer qu'un saint protecteur de la ville pût devoir l'amitié 
        de Dieu à son seul mérite personnel de savant et d'ascète? 
        Le don des miracles, qu'on lui prêtait généreusement, 
        il l'avait apporté avec lui en naissant. L'inlfuence du Maroc, 
        qui devait se répandre si largement sur l'Algérie, se manifestait 
        par cette promotion chérifienne. L'examen du sanctuaire où 
        nous nous trouvons permet d'affirmer qu'elle se maniefstait également 
        par autre chose.
 
 Nous ne savons rien du tombeau où son corps fut inhumé en 
        l'an 147o, ni si quelque construction fut immédiatement élevée 
        en cet endroit, qui était déjà probablement un cimétière. 
        Ce qui est certain c'est que, cent quarante-trois ans après, le 
        rayonnement de ses mérites n'ayant pas subi d'éclipse, mais 
        au contraire ayant pris plus d'éclat avec le recul du temps, on 
        décida d'abriter sa sépulture d'un mausolée plus 
        digne de sa mémoire.
 
 C'était en 1020 de l'hégire, 1621 de l'ère chrétienne. 
        Que savons-nous de cet édifice?
 
 Dans la chambre sépulcrale où se trouve son cénotaphe, 
        on remarque huit groupes de demi-colonnes engagées dans les quatre 
        murs. Chaque faisceau eomprend trois demi-colonnes avec leurs hases et 
        leurs chapiteaux taillés dans le même bloc de marbre blanc. 
        Sur ces piliers retombent les arcs des quatre
 
         
          |  Faisceaux de colonnes et arc d'une trompe. |  trompes qui enjambent les angles de la salle et font passer 
        du carré intérieur à l'octogone de la coupole. Il 
        n'est pas nécessaire d'être grand clerc en architecture pour 
        constater que ces arcs et ces piliers constituent une union rital-assortie, 
        que les piliers n'ont pas été conçus pour le rôle 
        de supports qu'on leur a fait jouer et qu'ils appartiennent à une 
        ordonnance très différente de celle à laquelle ils 
        sont maintenant incorporés. Nous pouvons affirmer que les colonnes 
        sont antérieures aux arcs et- qu'elles ont fait partie de l'édifice 
        de 1611.
 Nous pouvons même avancer qu'elles ont été apportées 
        du Maroc ou qu'elles furent sculptées par des artistes marocains.
 
 Les dernières années du XIV'" siècle et le début 
        du XVII'e furent au Maroc une époque de grande activité 
        architecturale et, dans une certaine mesure, de renaissance artistique. 
        Tous ceux qui ont passé à Merrâkech ne fut-ce que 
        quelques heures ont visité les tombeaux des Princes Sa'adiens et 
        en ont gardé un souvenir enchanté. Je n'aurai pas le mauvais 
        goût de chicaner rétrospectivement leur plaisir, de leur 
        dire que c'est là une oeuvre très séduisante, mais 
        une oeuvre de décadence, qu'il y a loin de là à la 
        beauté classique des médersas de Fès. Je conviendrai 
        avec eux que l'effet de ces salles à demi-éclairées, 
        avec leur plafond de cèdre frotté d'or, leurs arcs découpés, 
        leurs colonnes et leurs stèles funéraires, qui semblent 
        ciselées dans le vieil ivoire, apparaissent comme des choses infiniment 
        précieuses et d'un goût raffiné. Les Chérifs 
        sa'adiens étaient des monarques opulents et qui aimaient le luxe. 
        Le plus connu fut El-Mançour, à qui sa conquête du 
        Soudan valut son surnom de " Doré ". Il construisit à 
        Merrâkech de 1578 à 1593 le palais du Badi', dont la splendeur 
        était proverbiale, mais dont il ne subsiste presque rien. Quand 
        il mourut de la peste à Fès, en 1603, son fils Moula}, Zidân 
        ramena son corps à Merràkech, et ce fut vraisemblablement 
        lui qui construisit la salle à douze colonnes, dont la tombe d'El-Mançoûr 
        occupe le centre, et les deux salles contiguës. Or, clans l'oratoire 
        qui précède la salle aux -iouze colonnes, nous trouvons 
        des chapiteaux tout à fait analogues à ceux du tombeau de 
        Sidi 'Abd er-Rahmân. Le musée de Fès contient un arc 
        en marbre d'époque sa'adienne, provenant sans doute du palais du 
        Badi', dont les chapiteaux sont plus conformes encore au modèle 
        que nous trouvons ici. Ces oeuvres de la fin du XVI"1e ou du début 
        du XVIIme siècle sont des déformations du chapiteau hispano-moresque 
        du XIII-XIVme siècle, qui lui-même est une interprétation 
        musulmane du chapiteau corinthien
 
 Est-il possible de reconstituer par la pensée l'ordonnance de la 
        salle où figuraient nos faisceaux de colonnes? Les constructions 
        de l'époque sa'adienne peuvent nous y aider. Si l'on admet - ce 
        qui parait très vraisemblable - que ces colonnes occupent bien 
        leur place primitive, on imagine sans peiné un plan inspiré 
        par le tombeau d'El-Mançoûr, mais cependant plus simple. 
        Les huit supports nous donnent quatre alignements d'arcs, qui retombent 
        sur quatre supports placés au croisement. Ainsi s'organise un carré 
        central de 3 M. 6o circonscrit par quatre grands arcs portant un plafond 
        surélevé ou une coupole à stalactite et encadré 
        de quatre galeries. Celles-ci sont enjambées par des arcs plus 
        petits. Le thème est classique au Maroc. L'arc haut et large flanqué 
        d'arcs étroits et plus bas se trouve, non seulement à Merrâkech, 
        mais à la Mosquée Qaraviin de Fès, dans les pavillons 
        d'époque sa'adienne (l'un d'eux est de 1613) qui ornent la cour.
 
 J'ajouterai que l'existence d'arcs et de supports intérieurs n'est 
        pas une hypothèse gratuite. Nous savons que le tombeau avait d'autres 
        faisceaux de colonnes identiques, qui ont trouvé leur emploi ailleurs 
        - à la porte même du vestibule d'entrée.
 
        
          | Clic= image 
              agrandie
               TRANSFORMATION 
              DE LA QOUBBA DE SIDI 'ABD ER-RAHMAN ETH-THA'ALIBI EN MOSQUEE
 |  Ces éléments subsistant nous autorisent 
        à compléter l'édifice avec ses arcs, ses plafonds 
        et son couronnement. Le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahman, tel qu'il fut 
        construit en 1611 au temps de la renaissance sa'adienne par des artistes 
        ayant travaillé dans les ateliers marocains, nous apparaît 
        comme ayant été conforme au type d'ailleurs traditionnel 
        de la goubba maghrihine: c'est-à-dire qu'il était couvert 
        par un toit de tuiles vertes à quatre pentes comme les tombeaux 
        du Maroc et de Tlemcen.
 Cette parure ( 
        voir dans le fichier PDF joint - 1700 ko) donnée 
        au tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân attestait le prestige dont sa 
        mémoire était auréolée et devait contribuer 
        à l'accroître encore. Cette sépulture devenait, non 
        seulement un but de visites pieuses pour les Algérois, mais le 
        rendez-vous de pèlerins étrangers. C'étaient notamment 
        des ruraux trop peu fortunés pour aller loger dans les fondouks 
        de la ville. Un acte daté de 1651 constitue en habous une boutique 
        sise près de la porte Bab-el-Oued, contiguë à la fontaine 
        qui s'y trouve et spécifie que les revenus en seront affectés 
        à l'hébergement des étrangers venus pour visiter 
        le tombeau. En 1662, un nouveau habous est destiné aux besoins 
        (les indigents qui s'y abritent pendant la nuit. D'autres fondations du 
        même genre enrichirent certainement ce lieu de dévotion. 
        Le mausolée formait le noyau d'organes indispensables à 
        un pèlerinage et qui constituaient autant d'oruvres pies, méritoires 
        pour leurs fondateurs: des salles servant d'asile aux pèlerins, 
        des cuisines pour préparer les aliments distribués aux pauvres, 
        un logement pour le gardien du sanctuaire, des lieux d'ablution et des 
        latrines publiques. Ainsi alentour (le la sépulture se critallisait 
        une zaouïa. Le mot, comme on le sait, désigne généralement, 
        dans l'Afrique du Nord, les maisons mères ou filiales des ordres 
        religieux. La zaouïa dont il s'agit n'est pas de même nature: 
        aucune confrérie hiérarchisée n'avait pour siège 
        le mausolée de Sidi 'Abd er-Rhamân. Cependant des séances 
        de prière - des hadra - s'y réunissaient, sous la direction 
        d'un chaïkh el-hadra. Sans doute y psalmodiait-on en commun ce poème 
        dont une inscription conservée au Musée Stéphane 
        Gsell nous donne le texte. Nous y lisons:
 
 « Lorsque tu désireras obtenir ce 
        que tu sollicites, visite la sépulture de la couronne des Savants, 
        Eth-Tha'âlibi. Il est un asile, un éducateur, un refuge, 
        une direction, un imam, à qui Dieu a prodigué tous les dons 
        Par lui, Dieu a rendu Alger célèbre en Orient comme en Occident. 
        Sois donc, dans les épreuves, assidu auprès de sa tombe.»
 
 Le gouvernement des deys ne pouvait pas se désintéresser 
        de celui " qui avait rendu Alger célèbre en Orient 
        comme en Occident ". Il était du reste conforme à la 
        politique des Turcs (le témoigner de la déférence 
        envers ceux que le peuple des villes et des campagnes reconnaissait pour 
        ses guides et ses patrons. II était habile de prendre leur culte 
        à la charge du beylik. Cc fut le dey El-Hajj Ahmed EI-Atchi - un 
        assez triste dey d'ailleurs - qui décida de transformer le tombeau 
        de Sidi 'Abd er-Rahmân en 1696, quatre-vingt-cinq ans après 
        la construction de la goubba de type maghrebin. Cette transformation procédait 
        d'une nouvelle conception religieuse et attestait l'introduction dans 
        le pays d'un nouveau type architectural.
 
 La zaouia comporte nécessairement un oratoire, une salle où 
        les assistants dé la hadra peuvent faire la prière en commun 
        sous la direction de l'imam. C'est la chambre funéraire elle-même 
        qui deviendra cet oratoire, bien que le fait de prier dans un tombeau 
        puisse paraître une innovation suspecte aux yeux des Musulmans rigoristes, 
        condamnée par le Prophète lui-même, et bien que Sidi 
        'Abd er-Rahmân eut peut-être protesté contre l'usage 
        que l'on faisait de sa goubba. Au reste, le dey El-Hajj Ahmed pouvait 
        s'autoriser d'assez nombreux précédents nord-africains. 
        La salle qui contenait le cénotaphe fut donc pourvue d'un mihrâb, 
        flanqué de deux colonnettes de marbre et garni d'un somptueux plaquage 
        de faïences d'Asie Mineure. Elle fut débarrassée des 
        quatre faisceaux de colonnes qui rendaient difficile l'organisation rituelle 
        des rangs de fidèles derrière l'imam. Cela entraînait 
        un remaniement complet (le l'édifice et en particulier du mode 
        de couverture, pour lequel fut adopté le type des mosquées 
        importé à: Alger par les Turcs. On connaît cc type, 
        dont le plus ancien spécimen actuellement subsistant est l'église 
        Notre-Dame des Victoires, bâtie vers 1622 par 'Ali Bitchnîn, 
        et qui devait servir au XVIII"'siècle pour la Mosquée 
        de la Saiyda et la Mosquée IZetchâwa, au XIX"1e pour 
        la Mosquée de la Qaçha et pour Djama' Çafir. Ce type 
        de salle à grande coupole octogonale peu élevée sur 
        trompes angulaires, généralement encadrée de nefs 
        couvertes par des coupolettes juxtaposées, est vraisemblablement 
        inspiré par des modèles de Turquie d'Europe ou de l'Anatolie.
 
 Tel fut - sans les nefs du pourtour - le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân 
        eth-Tha'âlibi transformé en mosquée et accosté 
        d'un minaret pour l'appel à la prière. Les travaux avaient 
        été dirigés par le desservant du sanctuaire, l'oukil 
        'Abd el-Qâdir, ainsi que nous l'apprend une inscription. Ces aménagements 
        devaient être complétés en 1729, à l'époque 
        de 'Abdi Pacha, comme en fait foi une autre inscription poétique 
        encastrée extérieurement dans le mur de la salle funéraire. 
        Les travaux très importants et payés grâce aux revenus 
        de la zaouïa, paraissent devoir être surtout attribués 
        à l'initiative de l'oukil Mohammed ben Wadâh. L'ensemble 
        architectural atteignit sans doute alors son extension maximum, puisque 
        la sépulture d'Ibn Wadâh se trouve dans une petite salle 
        située à l'extrémité des bâtiments actuels. 
        D'autres oukils contribuèrent à la parure ou à l'accommodation 
        des édifices, notamment le très respectable Hajj Moûssa, 
        grand-père de l'oukil qui nous accueille aujourd'hui.
 
 Ainsi chaque époque ajoutait à l'importance, sinon à 
        la beauté de la dernière demeure du savant ascète 
        Ami de Dieu. Mais ce qui devait mieux encore attester la vénération 
        dont il continuait à jouir, la contiance que l'on plaçait 
        en lui, c'était la venue incessante des visiteurs, des déshérités, 
        des affligés, des pauvres femmes cherchant auprès de lui 
        une aide contre les difficultés de la vie; c'était l'abondance 
        des présents dont on entourait son cénotaphe: pendules, 
        étendards de confréries, ufs d'autruches et inscriptions 
        calligraphiées; c'était surtout le désir que manifestaient 
        les gens pieux d'inhumer leurs morts près de son `ombeau, comme 
        en une terre bénie. 'Et de fait le mausolée de Sidi Abd 
        er-Rahmân eth-Tha'âlibi est devenu le centre d'une petite 
        nécropole, -!ù ceux qui, de leur vivant, ont joui de la 
        considération publique, viennent dormir du sommeil éternel. 
        Dans l'oratoire même, c'est le dey llustapha Pacha, qui gouverna 
        Alger de 1798 à 1805, et son fils Brâhim, mort en 1818; c'est 
        le dey 'Omar Pacha, qui occupa le pouvoir de 1815 à 1817. A l'extérieur 
        de l'édifice, dans un joli enclos, où il semble vouloir 
        se tenir désormais à l'abri des agitations du siècle, 
        c'est Ha;j Ahmed, le dernier bey de Constantine, entouré de quelques-uns 
        des siens, qui l'avaient suivi dans son exil. Mais le plus souvent ceux 
        dont on honore ic souvenir, en les conduisant ici, se recommandent moins 
        par leur puissance mondaine que par leur science et la dignité 
        de leur vie. Parmi ceux-là, je m'en voudrais de ne pas citer au 
        moins le très bon ami que fut pour moi Si Mohammed Ben Cheneb, 
        un des Musulmans les plus érudits, l'homme le plus droit et le 
        collègue le plus serviable que j'ai rencontré.
 
 Cependant deux inhumations en particulier devaient contribuer à 
        faire de ce nécropole un des lieux les plus vénérables 
        de l'Algérie.
 
 En 1845, l'autorité française, ayant décidé 
        de démolir le rempart qui séparait les deux portes de Bâh 
        'Azzoûn, dut pourvoir à la translation des restes de Sidi 
        Mançoûr, dont le tombeau était accolé au rempart. 
        On connaît bien peu de chose sur Sidi Mançoûr ben Mohammed 
        ben Salim, qui mourut en 1644 (1054 de l'hégire). Il menait une 
        vie simple et pleine de dévotion clans une modeste boutique, que 
        sa première sépulture devait remplacer. On le disait favorisé 
        du don des miracles. La ,goubba actuelle de Sidi Mançoûr, 
        soigneusement entretenue par l'oukil, qui se glorifie d'être un 
        descendant authentique du saint, n'a pas cessé de recevoir des 
        visites pieuses.
 
 II en va de même pour celle de Ouali Dada, qui fut construite dans 
        des circonstances analogues, mais dix-neuf ans plus tard. Celui-ci fut 
        également victime - ou bénéficiaire - d'un déménagement 
        posthume. Sa première sépulture, à laquelle étaient 
        adjointes une petite mosquée et une salle de refuge pour les mendiants 
        et les infirmes, ce qui constituait une zaouia, se trouvait dans une partie 
        de la rue du Divan qui fut démolie en 1864. Le refuge fut transféré 
        dans l'impasse du Palmier. Les restes du Ouali vinrent occuper la goubba 
        qu'on avait bâtie à cet effet au-dessus de celle de Sidi 
        'Abd er-Rahmân.
 
        
          | Clic= 
              image agrandie
  L'enclos 
              du Bey Hadj Ahmed dans le cimetière de Sidi 'Abd er-Rahmân. 
              (Photo S. Rolando flls).
 
 |  Le souvenir de Ouali Dada, saint homme d'origine turque 
        et que sa titulature funéraire nous donne pour un çoûfi, 
        est attaché à l'un des faits les plus marquants de l'histoire 
        d'Alger. Le 23 octobre 1541, Charles Quint, ayant débarqué 
        ses troupes sur la rive gauche de l'Harrach, s'était avancé 
        à travers la plaine et avait gravi la hauteur du Koudiat es-Saboun, 
        d'où il menaçait Alger. L'armée, qui comptait des 
        Espagnols, des Italiens, des Allemands et des Français, était 
        très forte. Les Algérois, dit-on, songeaient' à capituler. 
        C'est alors que Ouali Dada, ayant parcouru la ville pour relever les courages 
        défaillants, entra dans la mer jusqu'à la ceinture et, la 
        frappant du bâton qu'il tenait à la main, souleva la terribletempête...
 
 On sait le reste. La pluie diluvienne et le vent glacé paralysèrent 
        les assiégeants, qui n'avaient pu être ravitaillés. 
        Les Algérois firent une sortie et culbutèrent ceux qui étaient 
        les plus voisins de la mer. C'étaient des Italiens, qui refluèrent 
        en désordre sur le gros de l'armée. Les Chevaliers de Malte, 
        Villegaignon, Savignac et les autres, rétablirent la situation. 
        Cependant il fallait battre en retraite, se rembarquer au milieu de la 
        tourmente, qui, après une accalmie, devenait d'heure en heure plus 
        furieuse. Une partie de la formidable armada, qui comptait plus de cinq 
        cents navires, se brisa sur la côte ou sombra au large. Evénement 
        considérable. Le désastre de Charles Quint allait, pendant 
        longtemps, décourager l'Europe. Alger, réputée invincible, 
        allait connaître une prospérité qu'elle n'aurait pas 
        osé espérer jusque-là. Ouali Dada put en voir les 
        premiers effets. Il mourut en 1554 et, pendant ces treize dernières 
        années de sa vie, on ne signale aucun trait notable. Mais cela 
        importe peu. Il avait eu son heure historique. Ce que le peuple d'Alger 
        rapportait de lui pouvait lui mériter la vénération 
        unanime, car, au moment des plus grandes épreuves, il avait, avec 
        son bâton, fixé le destin de la Cité.
 GEORGES MARÇAIS. |