| ----------LE touriste 
        qui débarque à Alger ne manque pas d'aller visiter le quartier 
        arabe appelé improprement la casbah (voir 
        le dossier) et convient sans peine que c'est l'un des plus 
        pittoresques échantillons de la vie orientale qu'on puisse trouver 
        en Afrique du Nord. Mais, s'il est quelque peu au courant de la vie des 
        musulmans méditerranéens, il s'étonne de ne pas traverser 
        les souks de type traditionnel dans cette ville que sa position vouait 
        à un rôle maritime et commercial de premier plan. On lui 
        offre une explication : Alger, ville de corsaires, n'étaitpas un centre de commerce et d'industrie avant l'établissement 
        du régime français. Vue sommaire, dont on se contente trop 
        aisément.
 ----------En 
        réalité le produit de la piraterie, quoique très 
        considérable à certaines époques, n'a jamais été 
        qu'une fraction des revenus de la Régence turque et cette ressource, 
        devenue très faible au XVIIIè siècle, était 
        nulle depuis 1816. Quoique pauvre et mal cultivé, le pays pouvait 
        exporter des céréales, de la cire et de la laine, parce 
        que sa population, très clairsemée, disposait de grands 
        espaces exploitables avec des procédés primitifs. Les beyliks 
        d'Oran et de Constantine vivaient de l'exportation du blé. Alger, 
        débouché de la Mitidja et de la province du Titteri, régions 
        plus peuplées, n'avait pas trop de denrées, mais elle tirait 
        des revenus du commerce de la laine et des peaux. Le développement 
        de son industrie était gêné par la concurrence des 
        produits manufacturés que lui apportaient les bateaux chrétiens, 
        ou même les caravanes venues de Tlemcen ou du Maroc, mais elle conservait 
        la possibilité de fabriquer de petits objets à bon marché 
        à l'usage des tribus peu éloignées. Cette activité 
        entretenait un monde de petits bourgeois maures et d'artisans que l'administration 
        militaire, au début de l'occupation française, n'a pas su 
        retenir.
 ----------Pour 
        nos généraux, l'Alger de 1830 parut une agglomération 
        effrayante. Comme toutes les cités musulmanes, elle constituait 
        un enchevêtrement de petites rues où les hommes et les animaux 
        porteurs se frayaient difficilement un passage. Les caravanes campaient 
        sur de vastes places aux portes de la ville. Rien de plus étranger 
        à notre conception du centre urbain, où les rues servent 
        à la circulation des voitures, où les marchandises venues 
        de l'extérieur sont portées directement au détaillant 
        ou au consommateur. L'Alger turc, aux ruelles obscures et aux multiples 
        cachettes, semblait un coupe-gorge où une armée d'occupation 
        ne pouvait s'installer sans danger.
 ----------Un 
        Lyautey eût fondé une ville européenne à côté 
        de la ville turque, et la place ne manquait pas au delà des remparts, 
        surtout au sud-est de la porte Bab-Azoun où des quartiers modernes 
        se sont bâtis sous le Second Empire. Mais les Français du 
        temps de Louis-Philippe n'avaient qu'un respect modéré pour 
        les villes orientales et croyaient bien faire en les soumettant aux règles 
        de l'urbanisme qui leur étaient familières.
 ----------L'Autorité 
        militaire n'entama pas trop la partie supérieure, El Djebel 
        (la Montagne), qui a conservé ses maisons et sa population maure, 
        de plus en plus remplacée aujourd'hui par des immigrants kabyles 
        ; mais elle se hâta de transformer la ville basse, El Oulha (la 
        Plaine) pour en faire une zone de circulation facile, avec une place propice 
        aux revues de troupes, destinées à faire grande impression 
        sur les indigènes.
 ----------Le 
        Génie fut chargé des travaux et les fit avec une telle précipitation 
        qu'il négligea de lever le plan détaillé des quartiers 
        qu'il détruisait. En 1837 on ne savait déjà plus 
        où passaient les rues de la basse ville avant notre débarqueraient, 
        et il fallut faire une enquête auprès des indigènes 
        pour savoir quel était leur tracé et en quoi consistait 
        l'activité de leurs habitants. J'ai eu le bonheur de retrouver 
        aux Archives nationales (F 80/1675) cette enquête effectuée 
        par l'interprète Eusèbe de Salles. Elle me permet de retracer 
        approximativement la topographie des souks remplacés en 1830 par 
        la place du Gouvernement et du quartier des riches résidences, 
        dit " quartier de la Marine " (voir 
        ce quartier) , qui, déjà profondément 
        modifié à cette époque, vient d'être rasé 
        pour faire place à des immeubles modernes.
 LA MARINECliquer sur 
        plan pour voir le plan 
        de 1830
 ----------IMAGINONS 
        une visite de la ville en arrivant de la mer, de ce petit port enclavé 
        entre l'ancienne île du Peñon, la côte rocheuse et 
        dentelée qui bordait l'actuelle Pêcherie et l'isthmeartificiel construit par les Turcs. Nous montons les degrés de 
        l'ancien bâtiment de la Douane, que les Français ont transformé 
        en entrepôt, et nous pénétrons dans la ville par la 
        Porte de l'lle (Bah et Dzira). Par là passaient toutes 
        les marchandises qui sortaient de la capitale barbaresque ou qui y entraient, 
        à l'exception du produit de la pêche. Le fronton présentait 
        un écusson où étaient figurés des drapeaux, 
        des lions, des canons, des navires, sous une couronne surmontée 
        d'un croissant. Au sommet pendaient des cloches espagnoles rapportées 
        d'Oran. Cette porte a disparu en 1870, quand on construisit le boulevard 
        Amiral Pierre, qui longe la mer.
 ----------Les 
        premiers édifices qui se présentaient à l'entrée 
        de la ville étaient deux casernes de janissaires, qui furent détruites 
        peu après 1830, et, à droite en suivant la rue de la Marine, 
        le fondouk ed Douanès. Ce fondouk était habité 
        exclusivement par des Turcs célibataires, moyennant loyer. Les 
        Français l'ont transformé en caserne à laquelle on 
        donna, en 1837, le nom du colonel Lemercier, directeur du Génie, 
        qui venait de mourir. Remplacée par des maisons à arcades, 
        il n'en reste qu'un souvenir, le nom de la première ruelle qu'on 
        rencontre à droite, en entrant dans la rue de la Marine.
 ----------Au 
        temps des Turcs, cette rue de la Marine, qui portait le nom de Thriq 
        bab el Dzira, était une étroite voie longeant la partie 
        gauche de la percée actuelle, celle-ci fut faite avec une largeur 
        énorme aux yeux des Algériens du temps, au début 
        du règne de Louis-Philippe, et bordée de maisons à 
        arcades qui ont échappé à la récente démolition. 
        Le premier édifice à gauche était la Grande Mosquée 
        (Djama et Kebir) aux murs nus avant la construction (en 1837) d'un 
        péristyle dont les colonnes furent empruntées à la 
        mosquée Seïda. En face était une zaouia, destinée 
        au logeaient des personnages religieux et des étudiants..
 ----------Les 
        Français la rasèrent et édifièrent sur son 
        emplacement un établissement de bains.
 ----------Passée 
        à gauche la rue de l'Arc, qui s'incurvait vers la Pêcherie, 
        on trouvait le fondouk appelé Kbira, ou le Grand Café, 
        que les Européens nommèrent " fondouk de la Bourse 
        ". Le bas de l'édifice était garni de boutiques et 
        les parties supérieures louées aux voyageurs musulmans. 
        Après 1830, on vit s'y entasser des pêcheurs maltais et mahonnais. 
        Ce fondouk tirait son nom d'un café situé tout près 
        de là, le dernier et le plus important des sept situés le 
        long de la partie droite de la rue.
 ----------A 
        hauteur de la Djama Djedid (appelée aujourd'hui " Mosquée 
        de la Pêcherie ") s'étendait, au nord, la place du Badistan 
        autrefois marché aux esclaves. On trouvait là des tailleurs, 
        des brodeurs d'habits, des fabricants de boutons de luxe.
 LES SOUKS ----------L 'ACTUELLE 
        place du Gouvernement (voir 
        ce lieu)était un quartier grouillant, où retentissaient 
        les cris des marchands et le bruit des marteaux des petits artisans, entassés 
        dans les maisons basses. Réseau de rues très étroites, 
        où l'on rte pouvait circuler qu'en jouant des coudes. 
         
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               La 
              Djama Seida, mosquée de la Dame, était le plus élégant 
              des édifices religieux d'Alger |  ---------A la bordure 
        nord se trouvait la rue Erressassia (Nous reproduisons phonétiquement 
        les noms arabo-turcs tels que les hommes de 1830 les ont entendus) rue 
        des ouvriers en cuivre et des plombiers. Puis, en allant toujours vers 
        le sud, la rue el Ferraghia, rue des serruriers ; le hachmaqji, 
        rue des cordonniers ; la zankat el Dhaouda, où travaillaient 
        les fileurs d'or ; la zankat Essagha, où des juifs fabriquaient 
        des bijoux d'or et d'argent ; la zankat el Nehas, où l'on 
        ciselait des objets dle cuivre ; la rue El Mesaissa, où 
        l'on confectionnait des bracelets de corne de boeufs ou de buffles, dont 
        Alger faisait grand commerce avec l'intérieur et dont se paraient 
        les femmes arabes et kabyles trop pauvres pour acheter des bijoux en métaux 
        précieux. Elle était prolongée par la zankat Es 
        Sebbaghin, rue des teinturiers. En face de la porte de la Mer (Bab 
        el Bahr), s'ouvrait la Tchaqmaqjia, souk des fabricants ou 
        réparateurs de fusils. Enfin, sur l'emplacement de l'actuelle galerie 
        Duchassaing, le souk et Leuh, spécialisé dans les 
        calottes de velours.
 -------Les 
        pêcheurs, après avoir fait leur prière à la 
        Djama Errabta, en contrebas (qui a disparu), empruntaient un passage 
        voûté sous la Djama Djedid pour se rendre au marché 
        au poisson, situé devant cette mosquée. Tout le quartier 
        était plus bas qu'aujourd'hui et mal nivelé.
 ----------La 
        partie est de la place formait le quartier intellectuel. On y voyait flâner 
        des étudiants devant les boutiques des libraires et des enlumineurs. 
        Car c'était là que se trouvait l'école de la Kissaria, 
        annexée à la petite mosquée du même nom. Dans 
        l'angle nord-est, en face de l'actuel Hôtel de la Régence, 
        se dressait la Djama Seïda (mosquée de la Dame). C'était 
        le plus élégant des édifices religieux d'Alger. L'intérieur 
        était recouvert, du haut en bas, de ces faïences émaillées 
        qui donnent aux riches maisons mauresques un aspect si pittoresque. Grâceà 
        cela, elle n'était pas soumise au blanchiment périodique 
        auquel étaient astreints lotus les édifices de la ville 
        : "La chaux n'y entrait jamais".
 ----------Dans 
        son voisinage se trouvait une antre petite mosquée et le Beit 
        et mal, service des Domaines s'occupant des héritages. A l'est 
        c'était le quartier officiel, avec la Djenina, palais du 
        dey, aujourd'hui démoli, dont l'entrée se trouvait rue Bab-el-Oued, 
        la Monnaie, affermée à un juif, le 
        beau palais du dey Mustapha, actuellement Bibliothèque nationale, 
        le Dar Aziza, aujourd'hui archevêché, le Dar Hassan 
        pacha, aujourd'hui Palais d'hiver, une prison, dans l'actuelle rue 
        Saint-Vincent-de-Paul, enfin la mosquée Ketchaoua, qui fut 
        transformée en cathédrale catholique.
 ----------En 
        allant vers la mosquée de Sidi Ali Betchin (actuellement 
        Notre-Dame-des-Victoires) on trouvait, le long de la rue Bab-el-Oued, 
        une série de souks, particulièrement celui du cuir (El 
        Bellardjia), où l'on allait acheter des harnachements, les 
        babouches et des souliers de cuir jaune, portés par les personnages 
        de distinction : ils venaient du " Gharb " et j'imagine 
        qu'ils étaient apportés par la caravane de Salé, 
        car il y avait dans la ville haute une " rite des Salésiens 
        ".
 LE QUARTIER BAB-AZOUN ----------Au sud, 
        la longue rue Bah-Azoun était une succession de souks très 
        animés '. Souk el Kebir, Souk Kherratin (tourneurs), 
        Souk es Semmarin (maréchaux ferrants), enfin Souk er 
        Rahba (marché aux grains) au débouché de la place 
        où les marchands de l'extérieur stationnaient après 
        avoir franchi les murailles de la ville. 
         
          |  Rue Bab-Azoun 
              et mosquée Mezzomorto |  ---------Dans cette 
        partie de la cité dominaient les caftans noirs des marchands israélites. 
        A vrai dire, les juifs d'Alger n'étaient pas rigoureusement parqués 
        dans un quartier spécial, suivant la règle suivie dans les 
        autres villes musulmanes ; on en trouvait encore à l'extrémité 
        nord. du côté de la porte Bab-el-Oued, et, entre la rue Bab-Azoun 
        et la côte, juifs et musulmans vivaient côte à côte. 
        La caserne Bosa, à l'extrémité actuelle de 
        la rue Palmyre, voisinait avec un marché à huile fréquenté 
        par les Kabyles ; la rue suivante s'appelait El Ligournim, probablement 
        parce qu'on y trouvait les bureaux des riches exportateurs juifs de Livourne, 
        qui portaient le costume européen, vivaient dans le quartier des 
        Hadars et avaient leurs maisons de campagne à Bouzaréa (voir 
        cet endroit) . A chaque extrémité de cette rue 
        (les Livournais se trouvait un édifice juif : un établissement 
        de bains, à l'emplacement de notre vieille mairie, et la boucherie 
        Dar et Lahm, ouvrant sur la rue Bab-Azoun. Mais on y voyait aussi 
        deux mosquées, la Djama es Souk el Kebir et la Djama 
        Fondouk Ezzit. Le long des rues situées au sud, on rencontrait 
        des établissements essentiellement musulmans : sur la zankat 
        el Haoua (rue de l'Impuissance, actuellement rue de l'Aigle) un hospice 
        pour les Turcs impotents ; El-Meurstan (rue de la Flèche) 
        était un asile de fous ; l'établissement de bains maures 
        " Hammam Hamza Khodja " se trouvait sur l'emplacement 
        de notre rue Laurier ; enfin, empiétant sur le square Bresson actuel, 
        la Grande caserne (Eujicharia mtaa'l rahba).----------De 
        l'autre côté de la rue on voyait encore quelques bàtiments 
        turcs d'importance, le bagne Tmatkin, d'où sortaient les 
        rugissements et l'odeur violente des lions, une partie de ce lugubre dépôt 
        d'esclaves étant occupée par la ménagerie du dey 
        ; la caserne Kherratine, la mosquée Mezzomorto, à 
        l'angle de la place, et les deux casernes de janissaires qui forment maintenant 
        le Cercle militaire et qui dominaient un marché aux légumes.
 ----------L'actuel 
        grand théâtre était alors un rocher, servant de tir 
        à la cible, au pied duquel se tenait le marché au charbon.
 ----------La 
        principale masse des maisons juives se trouvait dans le quartier el 
        Konrakdjia (des fabricants (le crosses de fusils), où l'on 
        perça la rue de Chartres, en démolissant la plus grande 
        synagogue, et surtout dans le Kebatiya, devenu place de Chartres. 
        Dans ce dernier quartier, des maisons sordides abritaient des fabricants 
        de cabans.
 ----------La 
        place assez importante que tiennent sur la carte ces quartiers commerçants 
        prouve bien que l'Alger turc n'était pas seulement une capitale 
        politique et ne vivait pas que de la course.
 ----------Au 
        point de vue industriel, la ville n'avait certes pas la vieille réputation 
        de Tlemcen. La camelote qu'on y fabriquait ne trouvait pas acheteurs à 
        l'étranger ou aux confins de la Régence, mais elle se vendait 
        bien dans la Mitidja et dans les tribus du Titteri. En outre, Alger était 
        une ville de passage. Les caravanes venues du Maroc, de Tunisie ou du 
        Sahara, et transportant soit des marchandises rares, soit des pèlerins 
        de La Mecque (lesquels faisaient aussi du commerce en cours de route), 
        sans pouvoir traverser cette ville d'étroits boyaux et d'escaliers, 
        trouvaient des espaces de stationnement bien gardés en face des 
        principales Portes et entretenaient un mouvement d'échanges assez 
        actif.
 ----------Les 
        Turcs, pour inspirer confiance au commerce, faisaient régner dans 
        la ville une discipline sévère. Les coupeurs de bourse et 
        les marchands à faux poids, dont les corps étaient pendus 
        aux crocs de la place Bab-Azoun, montraient aux visiteurs ce qu'il en 
        coûtait lorsqu'on ne respectait pas les lois.
 ----------Il 
        faut dire aussi que les fonctionnaires et les janissaires chargés 
        de l'exécution de ces lois abusaient souvent de leurs pouvoirs. 
        C'est ce qui explique les vengeances qui furent assouvies lorsque la France 
        brisa, en 1830, la domination de cette caste militaire.
 Marcel EMERIT.
 
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