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        site le 5/03/2002 | 
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| -----Criailleries 
        de rues où sèchent les lessives. Des enfants se disputent 
        auprès de caniveaux. Paraît une matrone criant à son 
        marmot d'aller chercher "le lait". Des nervis déambulent. 
        Un marchand d'habits fait des trémolos. Aux filles à califourchon 
        sur des chaises devant leur porte, un Kabyle propose ses colifichets. 
        Dans l'ombre de la 
        Casbah flambent les combinaisons des prostituées, des 
        chemises sur fil de fer, des morceaux de mer, des fragments d'azur sertis 
        dans une foule indélicate. Des hétaïres en rang d'oignons, 
        chairs ramassées aux soutiens - gorge et bikinis, les visages sont 
        imprimés dans ma mémoire, mais je reconstitue au bout d'une 
        main claquante, la joue du subtil pédéraste ; au haut du 
        bras lançant la lame à cran d'arrêt, la face inquiète 
        d'un souteneur. Un geste, un mot suffit à dessiner un personnage. 
        Mon film tourne ainsi qu'on voit au cinéma les ruines d'un village 
        qui se reconstitue par un retournement d'images. Méditerranée se réverbère sur le mur blanc de chaux. Un navire de croisière se dresse, blanc, sur le ciel bleu. A gauche un cargo dort près de pyramides de soufre. Sa coque sang de buf se reflète dans l'eau verte. Le soleil couvre tout. On le dirait responsable du clapotis. Le phare de la jetée brille, en fusion, au point où s'assombrit l'outre-mer des ondes. Du liège flotte et des sardines asphyxiées par le mazout en irisations d'arc en ciel. Des marins en tenue s'agitent, minuscules sur l'aviso qui traverse le port. -------Magique lanterne de ma ville, suis - je autre chose que les couleurs de tes décors ? Je suis fait de soirs d'or, d'aubes salées, de midis meurtriers d'où j'avance vers vous. J'ai le visage de ma ville. Je porte ses hirondelles, ses poissons, ses barques, ses fritures, ses mosquées, ses rues, ses foules en chéchias, ses dockers, ses moules au vinaigre, les cyprès de ses villas, ses kiosques à journaux, ses arcades, les bois sacrés de ses coteaux. -------Regardez ma veste à brandebourgs, ma culotte de cheval, mes bottes, mon fouet claquant. Clac... clac... voyez le port et ses bateaux, l'affiche du bal, clac... les voitures qui défilent. Clac...clac... entendez les flonflons de l'orchestre mêlant klaxons de mer et sirènes de ville. Voyez la fille "roulée", ses yeux noirs, l'échafaudage de ses cheveux, son peigne d'or... Regardez - la passer ma ballerine. Clac... clac... voilà les spahis en burnous rouge: Clac... c'est "grosse tête", l'idiot d la marine. Clac... ma belle, voilà la marchande de fleurs. Clac... clac commandez deux douzaines d'oursins. Voyez l'idiot qui "fait le chalutier", sifflant, soufflant, crachant marchant à pas pressés. Clac. clac... c'est un tramway et ses grappes humaines. -------Rien dans les mains, rien dans le poches. C'est le soleil que je sort de ma poche. Vlan ! le voilà qui part. Regardez - le aux toiles bleue de l'éternelle tente frissonnante... -------C'est bon de frissonner, ladies et gentlemen quand le soleil rougit l'ouest. La nuit bientôt s'allumera Vos instants sont comptés. Je voudrais cependant vous dire, beau damoiseaux et gentes dames, que mes cheveux sont cordages d balancelles, mes mains poissons entre deux eaux, mon costume teint de sirops, mes yeux de coquillages, mon visage une orange, mes oreilles étoiles de mer, mes ongles arapèdes, mes pieds langoustes, ma cervelle tramway gonflé, mon nez rascasse, mon haleine anchoyade et ma bouche soleil. J'ai changé de couleur -------Ainsi 
        le musulman est souvent plus Français qu'il ne pense et le Français 
        d'origine plus Algérien qu'il ne le croit. Ces deux caméléons 
        ont rôdé trop longtemps côte à côte sur 
        le même décor pour ne point se teinter de couleurs voisines. 
        Ils ont respiré, sous le ciel aune des canicules, l'odeur forte 
        et sucrée des mêmes touffes de jasmin ; ils ont éprouvé 
        l'agonie de semblables crépuscules. Ils ont senti l'exquise et 
        pénétrante fraîcheur d'étoiles brusquement 
        écloses en un ciel bleu nuit, après la chute du jour. Leurs 
        paupières ont battu nerveusement, leur gosier s'est noué 
        sous l'oppression d'un même sirocco. d'une connaissance généralement ancienne. 
        Ne nous en plaignons pas. Point de chef - d'uvre sans une lente 
        gestation. Le temps ne fait pas que dissocier, c'est un maître constructeur. 
        Dieu est en avant... Le décor a changé 
 A ses pieds, sur un immense bassin circulaire, une foule d'enfants montent dans un bateau pareil à un steamer en miniature. Le voile blanc d'une femme arabe, les tricots rouges d'écoliers se reflètent dans l'eau verte entourée d'une esplanade lie-de-vin où l'on a planté des arbres avec leurs racines. --------De 
        grandes avenues, des ronds-points divisent géométriquement 
        le paysage. Des bâtisses se sont élevées de toutes 
        parts. Les coteaux verts ont disparu sous des amas de constructions. Alger, 
        ville à croissante lente, s'est transformée en capitale 
        champignon. Elle se hérisse de buildings, de cités monstrueuses 
        dressant le cubisme et le surréalisme d'éclairages au néon 
        sur des collines où, hier encore, broutait la chèvre. Les 
        sentiers sahéliens d'ocre rouge, d'amandiers et de "vinaigrette", 
        reculent de jour en jour sous la poussée fiévreuse de légions 
        d'automobiles. Un ami américain me disait qu'Alger, de toutes les 
        villes qu'il connaissait, était celle qui ressemblait le plus à 
        New York... -------J'aime trop 
        la vie qu'exprime cette croissance pour me plaindre du nouveau décor 
        où je retrouve du reste à chaque pas des vestiges qui me 
        sont chers. Mais il me faut bien constater que les villes d'Afrique se 
        transforment comme un ciel nuageux au vent d'automne. -------Ce n'est qu'une illusion dont nous pleurons la perte. Nous nous souvenons d'heures où chaque lumière révélait une image violente dans la nuit chaude. Nous n'avons pas oublié les sonnettes grelottantes des cinémas allumant l'incendie de nos imaginations trépidantes. Nous rêvions l'avenir à partir de firmaments chargés d'étoiles. Nous nous pensions éternels. Nous nous savons privés de l'immortalité dont subsiste en nos curs la vocation nostalgique. -------C'est bien l'espoir de mon adolescence que je revis sous ce ciel "moutonnant". -------La mer imprègne 
        les rues de son odeur familière. De - ci de-là, surgit quelque 
        élément du petit commerce d'autrefois. Devant une épicerie 
        bleu fané, se tiennent deux Mozabites avec un air de chèvre. 
        Une voiture d'enfant grince sous le poids de bonbons, de gâteaux 
        et de "chewing-gum". Trois musulmans vendent des cornets d'arbouses 
        au bord d'un trottoir. -------Ciel pommelé 
        d'Alger, que ta lumière est douce, qu'il fait bon respirer l'odeur 
        d'aurore salée de rues qui te sont consacrées. Que j'aime 
        reconnaître à ton éclairage, au fond d'un square la 
        silhouette de bananiers frappés d'exil. Que me trouble la mer violette, 
        un peu plus loin, près de maisons marquées de nudité 
        latine et de lessives à peine frissonnantes. Jean Noël  
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