| IX
 AU CAFÉ MAURE
 
        
          |  Café maure, daté de 1902 |  C'ÉTAIT un café maure comme 
        tous les autres. Je ne vais pas vous décrire un café maure. 
        Tout le monde connaît les accessoires de ce genre de local : la 
        cheminée lambrissée de faïences peintes, le réchaud 
        à charbon, les petites burettes de cuivre, les petites tasses peinturlurées 
        de couleurs crues, le lit de planches très bas, où l'on 
        s'accroupit comme sur un divan, les bancs de bois en rangs pressés 
        et çà et là, sur le plâtre des murs nus, les 
        cadres aux enluminures et aux dorures criardes, représentant la 
        sainte Kaaba de La Mecque, ou même, en ce temps-là, l'effigie 
        fantaisiste d'Abd-ul-Hamid, commandeur des croyants.
 J'habitais alors tout en haut des Tournants 
        Rovigo. Quelquefois, en descendant ou en remontant chez moi 
        par les quartiers de la Haute ville, je m'arrêtais dans un café 
        maure de la place Randon, lequel, je crois bien, existe encore, à 
        gauche, près de la synagogue. Non point que cet établissement, 
        pareil à tous les autres, me ménageât des attractions 
        extraordinaires. Je m'y arrêtais parce que c'était sur mon 
        chemin, que la montée était dure, ou qu'il faisait chaud 
        et que là, peut-être plus qu'ailleurs, j'avais sous les yeux 
        de bien curieuses collections de figures. Les hommes qu'on y trouvait, 
        - clients de passage, jamais les mêmes, - étaient presque 
        tous des miséreux de la dernière catégorie, ne possédant 
        que les loques boueuses d'un burnous ou d'une gandoura, cent fois rapiécée. 
        Par crainte des puces, je m'asseyais sur le seuil, au milieu du trottoir, 
        sur un petit banc que le kaouadji réservait pour les consommateurs 
        de distinction, et, de là, ma vue plongeait à l'intérieur 
        de la salle grouillante.
 J'admirais presque ces malheureux, qui étaient très souvent 
        des affamés. Dans les pires abjections et les plus cruels besoins, 
        leur faculté d'oubli, leur tranquillité m'étonnaient, 
        - et aussi leur facilité à vivre, à s'enchanter d'un 
        rien : de la fumée d'une cigarette longuement savourée, 
        d'une gorgée de café au fond d'une petite tasse grossière 
        mais éclatante comme un oeillet épanoui, d'un récit 
        de conteur ambulant, ou du chevrotement d'une flûte de nomade...
 
 Pendant le rhamadan surtout, l'assistance était nombreuse et panachée. 
        Rien que des indigènes, -- il est vrai de toute race et de toute 
        provenance. Or, quelle ne fut pas ma surprise d'y rencontrer, un soir, 
        assis sur un banc d'honneur et dégustant à petits coups 
        une tasse de café, - mon concierge des Tournants Rovigo ! J'en 
        fus d'autant plus surpris que cet homme sortait rarement de sa loge et 
        que ses allures un peu mystérieuses m'intriguaient. C'était 
        un grand garçon maigre et osseux, à la pomme d'Adam saillante 
        et toujours en mouvement, gênante à voir comme si l'on avait 
        eu soi-même un os arrêté dans le gosier. La face pâle, 
        les yeux fiévreux, toujours taciturne et triste, il semblait se 
        retrancher volontairement de tout commerce avec ses semblables. Il n'avait 
        aucunes relations avec les voisins. En dehors de sa femme et de son enfant, 
        il ne voyait âme qui vive. Je n'aurais jamais su qu'il était 
        cordonnier de son état, si ma femme de ménage ne m'avait 
        demandé un beau matin de lui porter des bottines à ressemeler... 
        Cette femme était une vieille Corse, à la figure dévastée 
        et enluminée de ribaude, que j'appelais, je ne sais pourquoi, Danaé. 
        Comme elle était fort curieuse, je la soupçonnai d'avoir 
        prétexté ce raccommodage de chaussures pour pénétrer 
        chez mes concierges. Je crois qu'elle en fut pour ses frais. Mais quand 
        elle me rapporta mes bottines, je ne pus que lui témoigner ma satisfaction 
        : le travail était parfait. Comment se faisait-il donc que cet 
        homme, qui était si bon ouvrier, n'eût pour ainsi dire pas 
        de clients ? J'attribuai sa tristesse à ce manque de clientèle 
        et sans doute aussi à quelque maladie mortelle dont il se savait 
        atteint. Car ce garçon à l'air robuste, avec sa pâleur, 
        ses yeux brûlants, semblait miné par un mal secret.
 
 Désormais je fis plus attention à lui. Quand je rentrais 
        chez moi, par la fenêtre ouverte de la loge, derrière une 
        cage assez volumineuse où sifflait un merle, je l'apercevais plongé 
        dans un livre ou dans un journal. Mais il fallait regarder attentivement 
        pour le voir, - la cage masquant à peu près l'ouverture 
        de la fenêtre. Mon concierge lisait du matin au soir. J'en conçus 
        une haute idée de ses capacités. Et, d'un moment à 
        l'autre, je m'attendais à ce qu'il m'empruntât un des volumes 
        que je recevais assez fréquemment par la poste et que le facteur 
        déposait chez lui. Mais il était toujours si discret, si 
        timide ! A peine osait- il me saluer et même se montrer à 
        moi. C'est sa femme qui me remettait mes correspondances.
 Depuis six mois que j'habitais la maison, je n'avais pas échangé 
        deux paroles avec lui.
 
 Et voilà que je le rencontrais à l'improviste dans ce lieu 
        public ! Il en parut fort gêné. Mais nous savions parfaitement 
        qui nous étions l'un et l'autre. Impossible d'éviter au 
        moins un salut. Ma curiosité s'excita soudain. Je m'assis à 
        côté de lui, sur un petit banc de bois et je lui demandai, 
        \en marquant mon étonnement, par quel miracle il se trouvait là, 
        lui toujours si Casanier. D'une voix pâle comme sa figure, me répondit 
        banalement :
 - Il faut bien sortir quelquefois !... Ici, c'est tranquille I... On n'est 
        dérangé par personne !
 
 Je compris qu'il ne tenait pas à pousser davantage la conversation. 
        Mais je voulais en avoir le coeur net :
 - Vous êtes grand liseur ! lui dis-je, de mon ton le plus insinuant... 
        Si cela vous intéressait, je pourrais peut-être...
 
 Il me coupa assez sèchement la parole :
 - Mon Dieu, oui, monsieur ! Je lis quelquefois ! Il faut bien tuer le 
        temps !
 
 Comme il disait cela, je vis apparaître sur le seuil du café 
        un jeune Arabe à la petite figure três fine, avec je ne savais 
        quoi de maniéré et de prétentieux dans les allures, 
        un adolescent vêtu d'une gandoura de soie blanche et drapé 
        dans un burnous très riche et très élégant 
        : sans doute, / pensai-je, quelque étudiant de médersa, 
        ou un jeune seigneur de grande tente. Trois Européens l'accompagnaient 
        et, parmi eux, un bellâtre mis avec recherche et mauvais goût, 
        dont la physionomie louche et le regard fuyant me frappèrent. Celui-ci 
        semblait du dernier bien avec le jeune Arabe. Ils prirent place à 
        côté de nous. L'adolescent à la belle gandoura était 
        en discussion avec les deux autres Européens, en qui je crus repérer 
        deux journalistes du cru, et, à ma grande stupeur, devant tous 
        ces pauvres diables en burnous, je l'entendis prononcer ces paroles :
 - Pour moi, je préfère de beaucoup Baudelaire !
 
 Cela fut modulé d'une voix chantante et passablement poseuse ! 
        De tels mots dans ce lieu et dans cette bouche ! Cet éloge de Baudelaire 
        sortant de dessous un turban, entre les plis d'un cache-col bédouin, 
        je n'en revenais pas ! Cela fit que j'oubliai totalement mon concierge 
        qui, d'ailleurs, profita de cette diversion pour s'éclipser.
 
 Je ne quittai plus des yeux les nouveaux venus, autour duquel le kaouadji 
        s'empressait, en leur prodiguant les marques de la plus obséquieuse 
        déférence. Mais comme si mon attention leur déplaisait, 
        ils ne tardèrent 'pas à décamper eux-mêmes, 
        après avoir trempé leurs lèvres dans un thé 
        à la menthe. Je les vis s'enfoncer dans les profondeurs de la rue 
        Randon, et j'en éprouvai comme du dépit. Il me semblait 
        qu'on se moquait de moi, et j'avais le vague sentiment d'assister à 
        une fantasmagorie, à une sorte de mirage dont j'étais la 
        dupe.
 
 Je ne revis plus mon concierge sur les bancs du café maure de la 
        place Randon. Et même, quelque temps après, il 
        quitta notre maison avec sa femme et son enfant. Un ménage israélite 
        les remplaça dans la loge.
 
 Ce brusque départ me donna plus que jamais à penser. J'en 
        demandai le motif à Danaé, ma femme de ménage. Celle-ci, 
        à ces mots, voila sa face embrasée et rugueuse :
 -Ah ! Monsieur, me dit-elle, c'est le propriétaire qui les a flanqués 
        à la porte... Il ne se doutait pas, ni lui ni personne...
 - Mais de quoi, grands dieux ?...
 - Monsieur, cet homme-là aurait porté malheur à tout 
        le quartier !...
 - Danaé, je vous en prie, expliquez- vous !...
 - Ah ! je n'ose pas dire à Monsieur... surtout rapport aux chaussures 
        que cet homme-là a raccommodées pour Monsieur !... J'ai 
        si peur que Monsieur ne prenne du mal. C'est ma faute !...
 - Danaé, au nom du ciel, ne me cachez rien ! Qu'est-ce que c'est 
        que cet homme ?...
 
 Alors, la vieille Corse prenant, comme on dit, son courage à deux 
        mains :
 - Monsieur, c'est l'aide du bourreau !...
 
 Pour un coup, c'était un coup ! J'en fus tout étourdi. Eh 
        quoi ? cet homme doux et mélancolique, si timide, si réservé 
        !... Mais, en définitive, tout s'expliquait. immédiatement, 
        je fis cadeau de mes bottines à Danaé, qui, d'ailleurs, 
        était de taille à les chausser.
 
 Après une telle émotion, je ne remis plus les pieds au café 
        maure. Il me semblait que l'ombre de la guillotine était sur cet 
        endroit- là.
 
 J'avais tout à fait oublié l'incident, lorsque, quelques 
        mois plus tard, me trouvant à la Bibliothèque de la rue 
        de l'État- Major, j'y reconnus le jeune Arabe de la place Randon, 
        l'admirateur de Baudelaire. Des amis m'accompagnaient. Je leur racontai 
        l'aventure :
 - Comment! me dirent-ils : Vous ne la connaissez pas ? Mais c'est une 
        telle !...
 
 Et ils me citèrent le nom d'une femme de lettres parisienne, personne 
        d'une réputation tapageuse et équivoque, qui, à cette 
        époque, révolutionnait Alger par ses travestissements masculins 
        et ses excentricités...
 
 Je n'étais pas au bout de mes surprises. Les mêmes amis m'apprirent 
        que le bellâtre aux façons louches qui suivait la dame, le 
        soir que je les avais rencontrés et qui me paraissait du dernier 
        bien avec elle, était effectivement son amant : c'était 
        un Italien, ancien garçon d'hôtel... Le joli monde ! J'étais 
        consterné ! Voilà à quelles promiscuités on 
        s'exposait en fréquentant les cafés maures !
 
 Ce n'était pas fini I Un beau matin, en ouvrant le journal, je 
        tombe sur le récit d'une triple exécution qui venait d'avoir 
        lieu à la Prison Barberousse. Un des condamnés n'était 
        autre que le bellâtre en question, l'amant de la Dame de lettres. 
        Avec deux malandrins de son espèce, il avait assassiné et 
        dévalisé un bijoutier de la rue BabAzoun. Le reporter contait 
        qu'il avait manifesté une extraordinaire crânerie jusqu'au 
        dernier moment, et que, pour rendre coeur à ses complices abattus, 
        il était monté à la lunette, en chantant comme un 
        ténor :
 Salut ! ô mon dernier matin!...
 
 Tout à coup, tandis que je lisais cela, je me rappelai mon cordonnier 
        des Tournants Rovigo. Je retrouvai la figure de cet homme pàle, 
        à la pomme d'Adam saillante, aux yeux fiévreux de visionnaire. 
        Et je le vis se pencher, d'un air triste et doux, sur la sinistre besogne...
 
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