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 RUE SIDI RAMDAN
 
         
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               Rue Sidi Ramdan - en orange
 |  UNE longue petite rue toute blanche de chaux.
 Les matins de printemps, à la pointe de l'aube, je la trouvais 
        délicieuse à traverser, d'une gaîté enfantine 
        sous l'éclatante I umière. Cette rue des servantes d'amour, 
        l'aube lui refaisait comme une virginité. Tout était blanc 
        et bleu : de grands pans de ciel bleu, d'un invraisemblable azur, découpés 
        par des murs tout blancs, - des murs borgnes ou aveugles, où s'ouvre 
        seulement, cà et là, une petite porte basse, une étroite 
        fenêtre grillée. Sur le bord de la fenêtre, derrière 
        le grillage, un pot de basilic ou de réséda, l'unique touche 
        de couleur au milieu de toutes ces blancheurs radieuses !
 
 J'ai toujours aimé la rue Sidi Ramdan, parce que, ces matins-là, 
        elle m'était une vivante symphonie en blanc majeur et aussi parce 
        qu'elle me semblait, derrière ses murs silencieux, toute pleine 
        de mystère et enfin parce que mon imagination, alors éprise 
        des héros de Loti, y avait installé les Trois Dames de la 
        Casbah. Je l'aimais aussi, parce qu'elle est religieuse, et, à 
        de certains moments, embaumée d'encens et de benjoin. Par les arcades 
        ouvertes de la mosquée, je voyais de pieux musulmans agenouillés 
        sur des nattes, je distinguais, entre les colonnes à demi gainées 
        d'alfa, les lampes de verre colorié qui achevaient de s'éteindre 
        sur les branches des lustres. Un peu plus loin, l'odeur fade et tiède 
        d'un hammam, le halètement du masseur, le claquement des paumes 
        sur les chairs nues. Et, jusqu'au fond de la petite rue, qui se perd sous 
        des voûtes obscures, toutes ces petites maisons blanches, repaires 
        de luxure et d'amour...
 
 Le soir, elle est mal éclairée. Elle donne l'impression 
        d'un coupe-gorge. Les portes basses sont ouvertes, découvrant d'inquiétants 
        réduits, où l'on voit bouger des ombres et d'où sortent 
        de rauques appels, des cris de dispute et des injures. C'est le refuge 
        de la plus sordide prostitution, celle des soldats indigènes, des 
        zouaves, des tirailleurs, des nègres. Il s'y rencontre aussi quelques 
        logis secrets, défendus par de lourds vantaux, aux serrures massives 
        et compliquées et où l'on accède par des couloirs 
        coudés, étranges comme des trous de souricière : 
        là siègent quelques hautes dames, soustraites aux regards 
        profanes par la misère extérieure de ces sombres réduits 
        et par l'anonymat de leur entourage, - de hautes dames que fréquentent 
        seulement des connaisseurs ou des initiés.
 
 Une nuit, je me laissai entraîner chez l'une d'elles, - et alors 
        je vis ce que je n'ai retrouvé, depuis, que dans le Sud, dans les 
        régions sahariennes, - à Bou 
        Saada, à Laghouat, à Biskra : la grande courtisane 
        dans tous ses atours et, à ses pieds, une petite cour de suppliants 
        -- à peu de chose près la scène que Dinet a peinte 
        dans une toile criante de vérité et hallucinante comme un 
        cauchemar...
 
 La femme, menue et fragile comme une poupée d'ivoire, son front 
        bas écrasé par un étrange diadème, une couronne 
        qu'on dirait faite avec des plaques de sel gemme, sorte de bandeau royal 
        auquel sont accrochées des roues d'argent, des pendeloques et des 
        roses en filigrane. Sur les étoffes pailletées de la jupe, 
        un déroulement de colliers, un foisonnement d'agrafes et de broches, 
        un écroulement de choses lourdes et somptueuses. Et, de cet amas 
        de splenleurs barbares, rien n'émerge de vivant qu'une petite main 
        simiesque aux doigts teints de henné, une petite tête triangulaire, 
        comme celle de la lefaâ, la vipère des sables, une petite 
        figure à la bouche mince et cruelle, aux yeux perçants, 
        à l'expression impitoyable. Autour d'elle, les soupirants vautrés 
        sur des nattes, l'air extatique ou abruti, les lèvres pendantes, 
        les yeux égarés par la démence... Lentement, l'idole 
        fait un geste : les plis nombreux de son haïck se dérangent, 
        - et elle découvre, blotti contre elle, dans la chaleur de son 
        corps, un affreux nègre aux narines palpitantes, à la lippe 
        épanouie par un sourire de fatuité et de jouissance : le 
        favori I... ignoble, repoussant de laideur et de bestialité, la 
        noirceur de sa face plus noire dans la blancheur immaculée du burnous...
 
 Les fumées du kif achèvent de stupéfier les cervelles, 
        tout en surexcitant l'ivresse amoureuse. En vain les soupirants essaient 
        d'attendrir l'idole inflexible.
 
 L'un dit :
 - " Mes membres ont fondu, mes prunelles se sont liquéfiées 
        après avoir épuisé leurs larmes. Je meurs déchiré 
        par les épines de l'amour.
 
 Un autre dit :
 - O coupeuse de routes, toi qui dépouilles les passants de leurs 
        esprits, qui renverses à terre les cavaliers, tu m'as vaincu !... 
        Mon coeur est à toi, je te le livre. Mais j'ai peur que tu ne veuilles 
        aussi me prendre mes yeux. Et alors, comment pourrai-je vivre, ne pouvant 
        plus te voir?...
 
 Et ce troisième :
 - je voudrais avoir deux coeurs. Je t'abandonnerais l'un d'eux et, avec 
        l'autre, je chercherais à vivre tranquille. Par malheur, je n'en 
        possède qu'un seul, et encore, il n'est plus dans ma poitrine, 
        il est entre tes mains, semblable à un pauvre oiseau dans les mains 
        d'un enfant.
 
 Et la femme de répondre :
 - Vous avez menti ! Car vos os sont encore abondamment revêtus de 
        chair. 11 n'y a d'amoureux sincère que celui dont la peau s'est 
        collée sur ses os et dont la bouche est devenue muette. Je ne vous 
        croirai que lorsque j'aurai vu cette preuve certaine de votre amour. Mais 
        alors que ferai-je de vous ? Quel plaisir retirerai-je de vos chairs desséchées 
        ?... Non, c'est la chair solide du bouc noir, qui seule peut me rassasier 
        ! "
 
 Et, de ses bras nus où sonnent les anneaux d'argent, elle étreint 
        l'horrible nègre, tandis que les soupirants s'inclinent, frappant 
        la terre de leurs fronts : " Nous sommes la chair, et toi le couteau 
        !... "
 
 L'atroce dialogue d'amour que voilà ! J'en emprunte les paroles 
        au poétique commentaire dont Si Sliman ben Ibrahim a accompagné 
        la puissante et réaliste composition de Dinet (Tableaux 
        de la vie arabe, par Étienne Dinet et Sliman ben Ibrahim) . Ce 
        commentaire est peut-être un peu littéraire. Mais il exprime 
        à merveille un des instincts les plus tragiques de l'âme 
        africaine : la fureur du désir poussée jusqu'à la 
        destruction de soi. Comment ce peuple mâle, qui a un tel mépris 
        de la femme, en arrive-t-il parfois à s'avilir et à s'anéantir 
        devant elle ? Ces cas de totale déchéance sont sans doute 
        assez rares. Ils n'en sont que plus inexplicables... Je songe à 
        ces étranges soupirants espagnols du xvne siècle, à 
        ces flagellants platoniques qu'on appelait les embebecidos: " 
        les rassottis d'amour ". Est-ce là une survivance mauresque 
        ? Les deux peuples sont également passionnés et sensuels. 
        Faut-il croire que chez eux la volupté amoureuse ne trouve son 
        paroxysme que dans la frénésie de l'humiliation, de la souffrance 
        et du suicide?...
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