| III
 RUE LALAHOUM
 Et j'avais suivi une bande de mauvais gars, 
        compagnons de hasard, en une de ces " bombes " qui ne vous donnent 
        aucun plaisir, mais que l'on suit tout de même, parce que c'est 
        une chose convenue, parce que cela se doit. C'était même 
        ma première " bombe " dans Alger. II y avait là 
        deux futurs ministres de la République, un futur académicien 
        et quelques seigneurs de moindre importance : le 
        plus âgé de nous tous avait bien vingt-cinq ans. C'est toujours 
        absurde de se mettre en bande. Mais particulièrement pour ce genre 
        d'expéditions nocturnes. Si l'on veut bien voir, bien jouir de 
        ce que l'on voit, si l'on est un artiste et un voluptueux, il faut être 
        seul...
 Comme nous étions très neufs dans le pays, - ce qui s'appelle 
        des " nouveaux débarqués " - nous avions 
        pris pour nous conduire un vague ruffian qui répondait au nom de 
        Lagoun, coquin difforme et gibbeux, aux longs bras et aux longues jambes, 
        l'air d'un esclave de la comédie antique, ou d'un de ces mimes 
        grotesques, encapuchonnés dans un manteau carthaginois, dont certaines 
        statuettes de Pompéi reproduisent la bizarre silhouette. Avec un 
        mépris à peine déguisé pour nos personnes, 
        ce Lagoun nous fit faire automatiquement la tournée imbécile 
        et traditionnelle des touristes. Et comme la " belle Fatma " 
        était une pièce importante de cette tournée, nous 
        allâmes donc chez Fatma. Je ne sais si Fatma existe encore. Je crois 
        bien que oui. Car il faut dire que cette Fatma est moins une personne 
        qu'une fonction, dans laquelle on se succède comme au gouvernement 
        général de la colonie. Et ainsi Fatma est immortelle.
 
 Celle qui en remplissait l'emploi, en ces temps lointains, était 
        une Juive outrageusement plâtrée et qui devait toucher à 
        l'âge de la retraite. Ses rides s'accusaient sous l'épaisseur 
        du fard qui rougissait ses joues d'une couleur de bougie rose ; sa taille 
        empâtée faisait craquer son corset de velours violet soutaché 
        d'or ; elle semblait massive et pesante : un vrai régal de tirailleur. 
        Son logis n'était guère plus avenant ! Elle habitait dans 
        le quartier du vieux port, rue des Trois-Couleurs, une maison européenne 
        qui n'avait de mauresque qu'un mobilier de bazar. On nous introduisit 
        dans une espèce de salon carrelé, fort exigu, tendu d'andrinople 
        et encombré de coussins de pacotille. Et, tout de suite, à 
        un clignement d'yeux de Lagoun, une négresse affreuse nous apporta 
        sur un vaste plateau de cuivre le café maure obligatoire, les bastos 
        et les cigarettes au musc. Au milieu de toutes ces splendeurs, la divinité 
        du lieu nous parut aussi sotte que prétentieuse. Un peu inquiète 
        à la vue de notre horde qui lui salissait ses tapis, Fatma se mit 
        à faire sa princesse. Rengorgée sur un divan, elle prit 
        une physionomie hiératique d'idole et, nous tenant à distance 
        par des regards sévères, elle sembla s'offrir à nos 
        admirations.
 Car il était entendu que nous venions 
        uniquement pour contempler la beauté de la célèbre 
        Fatma. Et " la belle Fatma" c'était cela, cette grosse 
        femme fardée et lourde de graisse ! Nous en fûmes stupides 
        de déconvenue et fort embarrassés de notre attitude, voire 
        de nos paroles. Cependant nous étions dans le salon de Fatma, nous 
        avions cet honneur !... En Français galants, nous jugeâmes 
        convenable de lui adresser quelques compliments, et, puisque, enfin, nous 
        étions dans un salon, d'amorcer une conversation spirituelle. Mais 
        la dame ne se prêtait nullement à ce petit jeu. Nous en fûmes 
        pour nos frais. Malgré tout leur esprit, les deux futurs ministres 
        et le futur académicien ne trouvaient que des pauvretés, 
        des facéties lugubres et qui sonnaient faux. Cela devenait tout 
        à fait absurde. Qu'est-ce que nous faisions là, grands dieux 
        !... Pour me donner une contenance, j'allumai une cigarette, tandis que, 
        derrière une portière, Lagoun et la négresse s'esclaffaient 
        à petit bruit, en dévisageant ces Roumis stupides... Bientôt 
        le grotesque de la situation nous fut tellement intolérable que, 
        de guerre lasse, un des futurs ministres se leva, et, frappant le carrelage 
        du bout de sa canne, leva la séance, d'autorité. A sa suite, 
        nous décampâmes assez impoliment, sans même un mot 
        pour Fatma. L'unique gloire que nous tirâmes de cette visite fut 
        de payer très cher de mauvais bastos et un plus mauvais 
        café....
 Et la promenade rituelle continua à travers les petites rues du 
        quartier de la Préfecture, - spectacle d'un pittoresque un peu 
        rude, mais qui avait alors, pour moi, toute une fraîcheur de nouveauté 
        et qui me consola de notre banale visite à Fatma. A cette heure-là, 
        ces petites rues étroites étaient à peu près 
        désertes, fenêtres et portes closes, et cela ajoutait à 
        l'air mystérieux de ces vieux logis mi-européens, mi-mauresques. 
        Nous longions des murailles toutes blanches, violemment éclairées 
        par la flamme d'un bec de gaz, de grandes surfaces nues, où, çà 
        et là, s'encadrait un beau portail au cintre surbaissé et 
        aux jambages de marbre blanc. Puis, la ruelle devenait un couloir coudé 
        plein d'inquiétantes ténèbres. Nous cheminions ainsi 
        quelque temps dans le noir, et l'on émergeait brusquement à 
        la lumière, devant une haute muraille enduite de chaux et que dépassaient 
        des branches de bananiers : une oasis secrète poussée là 
        entre ces murs de prison et ces pavés aux relents d'immondices... 
        Un peu plus loin, une lueur vive comme d'une bouche de four, dont le rougeoiment 
        illuminait la paroi d'en face. C'était une bodega espagnole, d'où 
        s'échappaient des flonflons de guitare et où nous entrevoyions, 
        dans une chaude pénombre, des groupes de joueurs ou d'ivrognes 
        attardés....
 
         
          |  Note du Déjanté : « J'ai 
              pris l'initiative d'inclure un plan pour situer les lieux.» |  
 Et ces petites rues portaient des noms imprévus et charmants : 
        rue du Centaure, rue du Sagittaire, rue Eginaïs, rue Navarin, rue 
        Sophonisbe...
 Après mille détours, nous débouchâmes sur la 
        place Bab-el-Oued (Note du Déjanté 
        : « À l'époque, devant le lycée Bugeaud. Puis 
        baptisée place Mermoz)et nous nous engageâmes 
        dans la rue Sidi-Hellel, puis dans la rue Lalahoum... Cette rue Lalahoum 
        me parut un lieu tout à fait farouche et, d'ailleurs, admirable 
        : ces petites portes hérissées de clous et percées 
        de judas, ces linteaux où se détachaient en relief le croissant 
        de Tanit ou les cinq- doigts contre le mauvais oeil, ces étages 
        en surplomb avec leurs poutrelles en troncs de palmier, et cette saleté 
        magnifique, ces odeurs véhémentes qui montaient des caniveaux, 
        ces troupeaux de chats qui se battaient sur des vidanges de poissons, 
        - le tout flottant dans des effluves de poivre et d'encens : cela suffit 
        pour me griser de couleur locale et me disposer aux plus exotiques émotions...
 
 Notre guide nous arrêta devant une maison qui me parut très 
        haute et très grande et tout particulièrement ténébreuse. 
        Il heurta du marteau, et les coups sonnaient étrangement dans le 
        silence et dans la noirceur opaque. On n'ouvrait pas. Lagoun frappa plus 
        fort. Nous-mêmes, brandissant nos cannes, nous nous mîmes 
        à taper contre la porte, en poussant de vagues vociférations. 
        Enfin la barre glissa et, dans l'entre-bâillement de la porte, nous 
        vîmes surgir une effrayante vieille au visage tout mangé 
        de rides et qui élevait au bout de son bras maigre une lampe de 
        cuivre à plusieurs becs. A la vue de Lagoun, elle se mit à 
        pousser des cris perçants et à l'invectiver avec violence. 
        Ces rauques paroles arabes, ce brusque jaillissement d'injures nous firent 
        hésiter un instant. Elle était superbe cette vieille, sa 
        lampe à la main, toute frémissante de fureur, les peaux 
        flétries de sa gorge tremblant dans l'emportement de ses cris et 
        de ses gestes : c'était la femme nomade, dressée au seuil 
        de la tente, la gorge pleine de malédictions contre l'envahisseur. 
        Mais Lagoun la poussa doucement et, derrière lui, nous nous précipitâmes, 
        en redoublant nos vociférations, pour nous donner une contenance 
        et faire les braves.
 
 Autant que nous pouvions en juger à la lueur de la lampe que tenait 
        la vieille, nous nous trouvions dans un patio assez vaste, mais si noyé 
        de nuit que nous n'y découvrions aucune issue, ni couloir, ni escalier 
        par où grimper au premier étage, qui nous parut le seul 
        habité.... Tout à coup, au milieu du tapage, une porte s'ouvrit 
        sur la galerie supérieure et, dans le halo rouge dessiné 
        par la porte, nous vîmes paraître la dame du lieu. C'était 
        la première fois que je voyais une courtisane indigène. 
        Cette sauvagerie mêlée de pompe barbare me fit une impression 
        singulière, où il y avait de la répulsion, de la 
        curiosité et quelque chose qui ressemblait à du respect. 
        Celle-là était une fille du Sud, une Ouled Naïl sans 
        doute. Sa silhouette et son profil se dessinaient en pleine lumière, 
        son maigre visage encadré d'une infinité de petites nattes 
        comme les perruques que portent les femmes peintes dans les hypogées 
        d'egypte, la haute coiffure en forme de klaft, et, sur une jupe brochée 
        d'or, une profusion extraordinaire de pendeloques, les pieds et les bras 
        sonnants de lourds anneaux incrustés de cabochons.
 
 D'un air sacerdotal, elle s'appuyait des deux mains sur la balustrade 
        en bois de citronnier, qui faisait le tour de la galerie, et elle nous 
        disait je ne sais quoi sur un ton d'irritation qui montait à chaque 
        parole. L'avions-nous dérangée dans un tête-à-tête 
        intime ? J'avais le sentiment qu'un homme était là, dans 
        la chambre au rouge halo. D'autres peut-être, en compagnie de créatures 
        mystérieuses, occupaient les cellules voisines. Le long de la galerie, 
        des portes éclairées s'entre-bâillaient. Nous ne nous 
        sentions pas très à l'aise, d'autant 
        plus que la fille aux cheveux tressés commençait à 
        hurler contre nous et que la vieille, reprise par un accès de fureur, 
        la soutenait de ses cris. Toutes deux, à de certains moments, semblaient 
        s'acharner en particulier contre Lagoun. Leurs bras tendus le désignaient, 
        leurs ongles en bataille semblaient vouloir le griffer. Et leurs injures 
        que nous ne comprenions pas étaient cinglantes comme des coups 
        de fouet, brûlantes comme des fers rouges. Et puis elles se retournaient 
        contre nous, en un crescendo de colères et d'exécrations. 
        Finalement, les autres portes s'ouvrirent, des femmes se montrèrent, 
        et, derrière elles, des hommes à demi dévêtus, 
        aux faces patibulaires. Nous nous enfuîmes sous les huées....
 
 Dehors, nous demandâmes à notre guide des explications sur 
        cet étrange accueil. Lagoun se répandit en phrases évasives 
        : ces dames étaient occupées... et puis nous
 
 les avions indisposées sans doute par notre tapage.... Je crus 
        comprendre qu'il y avait autre chose: une histoire d'argent entre ces 
        femmes et cet individu, quelque friponnerie commise par ce ruffian. Et 
        puis surtout le mépris profond de la fille d'Islam pour le Roumi, 
        une véritable hostilité contre nous, une haine fanatique, 
        que la nécessité ou l'avarice peut faire céder un 
        instant, mais qui ne désarme jamais.
 
 J'étais honteux, - honteux de moi autant que de mes compagnons. 
        Je les plantai là sans plus d'explications. Et je m'en revins solitairement 
        vers mon logis, en longeant la mer, par cette terrasse de l'Amirauté 
        où j'ai si souvent promené mes rêves, assisté 
        aux jeux de l'ombre et de la lumière. L'embrun nocturne me rafraîchissait 
        les tempes, et, dans ce noir illimité, dans ce grand calme, que 
        rompaient seulement, par intervalles, le brisement des vagues contre les 
        écueils ou le jet lumineux d'un phare, je retrouvais la paix intérieure, 
        propice à la méditation.
 
 Alors, repassant dans mon esprit les misérables aventures de cette 
        nuit, je me sentis tout à coup humilié dans ma conscience 
        de Roumi et d'Européen. Je sentis l'absurdité et le ridicule 
        de la " fête ", telle que nous la comprenons et la pratiquons, 
        hélas ! La bêtise, la frivolité, la futilité, 
        la vanité, le mensonge surtout de la prostitution occidentale. 
        Paris, Montmartre, " la petite femme " et ses multiples incarnations, 
        depuis la grisette romantique, en passant par la lorette et la cocotte, 
        jusqu'à la grue de ce temps-là : tous ces noms imbéciles 
        qui disent le néant de la chose !... Et, au milieu de ma confusion, 
        je vis se dresser devant moi la grandeur quasi sacrée de la prostitution 
        orientale. Je songeais à cette femme de la rue Lalahoum qui, d'un 
        air de prêtresse, dans toute la pompe barbare de son accoutrement, 
        se penchait sur la balustrade en bois de citronnier, - et même à 
        cette lourde et vaniteuse Fatma qui, rengorgée sous ses fards et 
        ses mines impassibles d'idole peinte, dédaignait nos facéties, 
        soulignait du regard nos grossièretés de Roumis et l'ordure 
        de nos bottes sur ses tapis.... Elles me ramenaient au plus lointain des 
        âges africains, aux prostitutions rituelles dans les temples, lorsque 
        le geste sexuel était une chose profondément sérieuse, 
        un geste religieux, et l'amour un mal terrible ; lorsque les hommes croyaient 
        que l'acte de la génération aidait à la fécondité 
        de la terre, à l'éclosion des germes. Le printemps humain 
        excitait le printemps terrestre. L'homme donnait l'exemple à la 
        nature : se répandre, sacrifier un peu de soi pour augmenter 
        les formes de l'être, pour multiplier les richesses et les nourritures 
        terrestres. La fornication était un hommage à la vie, une 
        offrande aux dieux de la fécondité. De toute la puissance 
        de ses muscles, de toute l'abondance de ses sèves, il s'associait 
        à l'élan vital.
 
 Et, en même temps que le caractère sacré, je comprenais 
        le caractère tragique de l'acte. Dans ces pays d'extrême 
        ardeur et d'extrême stérilité, le besoin sexuel est 
        tragique comme la faim et la soif, et son apaisement, nécessaire 
        comme la nourriture. La courtisane est celle qui désaltère 
        et qui rassasie, celle qui apaise, qui, sur les nattes fraîches 
        de son gourbi, donne le repos, après la longue course épuisante 
        sous le soleil dévorateur.
 
 Ce besoin, je l'avais lu, dès mon arrivée, dans les yeux 
        trop brillants et dans les gestes fébriles de ces Africains. Une 
        fatalité, faite de toutes les flammes de la terre et du ciel, pesait 
        sur eux. Je comprenais pourquoi leur Prophète leur a ménagé 
        dans son paradis de fabuleux harems, où la volupté charnelle 
        s'exalte jusqu'à l'extase, et pourquoi, dès ici-bas, il 
        leur permet les femmes, les fleurs et les parfums.
 
 Déjà, cette tyrannie de l'instinct, je la sentais sur moi 
        aussi. J'allais la subir de plus en plus. Quelle honte ! Être courbé 
        sous cette dure loi ! Mais le soleil, la lumière, la joie éparse 
        dans l'air me poétisaient d'avance cet esclavage, faisaient comme 
        un mirage affolant autour de cette misère de la chair. Je pressentais 
        quelque chose d'impérieux et d'écrasant, de funeste peut-être, 
        et pourtant de léger et de suave....
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