| IINUIT DE TEMPÊTE
 TOUT au début de mon séjour à Alger...
 Après une période de siroco, si accablante que j'en fus 
        comme anesthésié, la pluie s'était mise à 
        tomber, douchant mes premiers enthousiasmes. Que ces pays méridionaux 
        sont donc laids sous la pluie ! Jamais je n'ai eu plus fortement la nostalgie 
        du Nord que certains jours pluvieux, lorsque, sur les Tournants 
        Rovigo, je contemplais, de ma fenêtre, les vieux remparts 
        démantelés de la Casbah : des tas de boue qui se diluaient 
        sous l'averse... Le lendemain, je les voyais resplendir sur le ciel clair, 
        comme des plaques d'or incrustées d'émaux. Ce soir-là, 
        je ne réagissais point contre une impression de tristesse et d'humidité 
        glaciale qui me pénétrait jusqu'aux moelles. Ces brumes 
        africaines me désenchantaient. Par une sorte d'inStinct de conservation, 
        je me retournais vers ma vie antérieure, dont je me sentais déjà 
        coupé. Il me semblait que je ne tenais plus à rien, mes 
        désirs et mes rêves ayant perdu leur pâture accoutumée. 
        Je m'en revenais chez moi par la bruyante rue 
        Bab-el-Oued, parmi les heurts et les criailleries d'une foule 
        populaire, poursuivi par d'âcres senteurs de saumure et de poivre 
        rouge. Mes semelles glissaient sur le pavé gras des arcades, sali 
        par toute espèce de détritus. Je touchais à un de 
        ces moments où, sans bien savoir pourquoi, on vomit l'existence.
 
 Sous l'ondée qui commençait à tomber en larges gouttes, 
        je gagnai enfin mon logis. J'habitais alors Rampe Valée, près 
        du Jardin 
        Marengo, une pauvre chambre garnie, au sommaire mobilier colonial, 
        mais d'où l'on avait une vue très belle sur la pleine mer. 
        A cet endroit-là s'étendait une esplanade, plutôt 
        un grand terrain vague, où nulle bâtisse n'arrêtait 
        le regard. Je passais de longs moments devant mes vitres à contempler 
        le mouvant paysage marin. Mais, par ce soir pluvieux, toutes persiennes 
        closes, je ne songeais qu'à me protéger contre le froid. 
        La pluie se mettait à tomber en déluge, j'entendais l'eau 
        ruisseler sur le balcon. Pas de feu. Pas même la possibilité 
        d'en allumer dans une cheminée de pacotille qui ne devait jamais 
        servir.
 
 Alors pour me réchauffer, j'allumai ma lampe, et, pour dissiper 
        ma mélancolie, j'essayai de lire et même de travailler. Je 
        m'assis à ma petite table, encombrée de paperasses et de 
        livres qui se répandaient sur tous les meubles et gagnaient jusqu'aux 
        deux coins de la cheminée. Il y avait là les livres alors 
        admirés et aussi ce qu'on appelle " les dernières nouveautés 
        " : les Poèmes de Leconte de Lisle, L'Avenir de 
        la science de Renan, Le monde comme volonté et représentation, 
        de Schopenhauer dont j'avais traduit moi-même quelques chapitres, 
        enfin L'homme libre de Barrès et Le Jardin de Bérénice. 
        C'était le beau temps du criticisme, du pessimisme et de la culture 
        du moi. On réagissait contre la vulgarité naturaliste, à 
        quoi l'on substituait des élégances intellectuelles et sentimentales 
        et tout un esthétisme plus ou moins pédant. J'étais 
        pessimiste et renaniste autant qu'on peut l'être. Et je m'excitais 
        à l'admiration pour cette petite littérature factice et 
        brillante qui cachait sa stérilité sous un étalage 
        de formules scolastiques et de vaines subtilités psychologiques. 
        Moi aussi j'écrivais des pages d'analyse, avec la prétention 
        d'en tirer je ne sais quel vague roman. N'ayant pas encore vécu 
        et n'ayant alors que très peu de vie intérieure, je n'avais 
        rien à dire. Et je n'avais pas non plus cette connaissance des 
        recettes et cette virtuosité du style, enfin cette habileté 
        de bijoutier littéraire, qui jette les snobs dans le ravissement, 
        parce qu'ils y voient une marque de raffinement, - et qui vous permet 
        de vous faire illusion à vous-même sur la vacuité 
        de votre art et de votre pensée. Je me rappelle que, cette nuit-là, 
        après avoir recouru en vain aux excitants littéraires les 
        plus violents, je me battais les flancs sur les pages commencées. 
        Mon impuissance à rien extraire de ce qui était, en effet, 
        un pur néant, me désespérait. De guerre lasse, vers 
        minuit, je me couchai, la mort dans l'âme.
 
 Il me fut impossible de m'endormir. Une véritable tempête 
        se ruait sur les toits, faisait siffler et se tordre les panaches des 
        palmiers, fracassait les branches des bellombras dans le jardin voisin 
        : une musique furibonde et comme satanique. Et, dominant tous les bruits, 
        le tumulte de la mer' à l'assaut des roches, à croire qu'elle 
        accourait sur la ville, qu'elle allait tout recouvrir et tout dévaster. 
        Des craquements sinistres scandaient le ruissellement de la pluie sur 
        les terrasses et le hoquet des égouts engorgés. Puis, de 
        minute en minute, des explosions sourdes et prolongées comme des 
        coups de mine : l'écrasement des vagues contre les murailles des 
        vieux forts barbaresques. Mes nerfs tendus à l'excès vibraient 
        au moindre frôlement du dehors. Une extraordinaire lucidité 
        exaspérait mon insomnie.
 
 Ce qui causait mon tourment se précisait, s'exagérait peut-être 
        sous le regard impitoyable de mon esprit. Je me sentais très malheureux 
        parce que je ne pouvais pas écrire selon la formule à la 
        mode. Toute cette littérature de France qui chargeait ma table 
        de travail, que j'avais traînée avec moi d'une rive à 
        l'autre de la Méditerranée, il me semblait qu'elle m'écrasait, 
        comme les paquets de mer qui, là-bas, pulvérisaient les 
        roches... Et puis, peu à peu, au paroxysme de mes affres, par un 
        brusque retournement, dans une clarté plus vive de l'insomnie, 
        - cette littérature, voici que je la jugeais, - et que je la jugeais 
        comme un Africain. J'arrivais à peine sur cette terre tyrannique 
        et déjà je subissais son influence. Ce que j'avais vu au 
        grand jour, ces foules bariolées, ces êtres d'une autre espèce 
        que la mienne, ces hommes rudes coudoyés dans la rue, tout cela 
        avait commencé à changer ma vision et à me faire 
        réfléchir. Et voici que je soupçonnais le décevant 
        artifice de toutes ces écritures qui m'avaient ébloui. Je 
        devenais injuste avec exaltation, je saccageais à tort et à 
        travers mes admirations. J'étais atterré d'en découvrir 
        le vide et la frivolité. Cet implacable soleil d'Afrique m'avait 
        révélé un peuple jeune, pressé de vivre et 
        de jouir, de s'épanouir, des natures ardentes et robustes, qui 
        n'avaient pas besoin de se créer des passions factices et de pédantesques 
        raisons d'agir, des êtres très peu intellectuels, mais ayant 
        toutes les possibilités de le devenir, des instinctifs capables 
        de toutes les souffrances comme de toutes les voluptés, - enfin 
        de la vie exubérante et jaillissante, comme chez nous, du temps 
        des héros de Racine, lorsque les tragédies réelles 
        faisaient pâlir celles de la scène...
 
 Par comparaison, quelle pauvreté d'âme chez ces psychologues 
        exténués ! Quelle manie obscène de s'exciter à 
        la passion. sans besoin, par pur dilettantisme ou simple snobisme ! Et 
        ces pessimistes, que leur désespoir me paraissait donc littéraire 
        devant des êtres naïfs, qui, par toute leur attitude, leur 
        visage, leurs yeux, affirmaient la volonté éperdue de vivre 
        et qu'il y a quelque chose par delà la souffrance ! Et c'est pourquoi 
        la souffrance doit être surmontée.. Et ces critiques dont 
        l'esprit fonctionnait à vide sur de creuses abstractions ! Et ces 
        naturalistes qui nous donnaient comme type de la véritable humanité 
        le sale peuple des pays d'usines, le prolétaire occidental abruti 
        d'alcool et d'idéologie révolutionnaire ! D'ailleurs presque 
        tous avaient le pouls débile. Le flux vital expire en eux comme 
        le flot fatigué qui se retire du bord. La littérature, l'art, 
        c'est le trop- plein de la vie, la surabondance de l'action. Les héros 
        de cette littérature de France me paraissaient moribonds, sans 
        élan ni spontanéité, mécaniques !... oui, 
        de petites mécaniques intellectuelles et sentimentales !...
 
 Ces pensées qui commençaient à s'ébaucher 
        en moi me consolèrent de mon inhabileté à jouer ce 
        petit jeu élégant que j'allais mépriser de plus en 
        plus. Malgré les fureurs toujours déchaînées 
        de la tempête, je me rassérénai et je finis par sombrer 
        dans un lourd sommeil sans rêves.
 
 Lorsque je me réveillai, il me sembla que l'atmosphère de 
        ma chambre était renouvelée. J'étais joyeux sans 
        savoir pourquoi, le corps dispos et les muscles tonifiés. Sur le 
        mur, en face de mon lit, je vis une lueur qui bougeait, un reflet vermeil 
        venu je ne savais d'où. C'était l'Aurore mythologique qui 
        passait ses doigts pourprins entre les lames de mes persiennes. Il me 
        sembla que la joie n'était pas seulement en moi, - qu'elle était 
        partout éparse... Je courus à mon balcon.
 
 Un éblouissement ! Après cette tempête, le ciel purifié 
        n'avait pas un nuage. Un bleu pâle nuancé d'argent, suave 
        et chaud, un immense rayonnement, des profondeurs limpides à l'infini, 
        une douceur extrême de l'air... Et, dans cet air léger et 
        cristallin, les bruits matinaux avaient des résonances exquises, 
        presque musicales : clochette des chèvres maltaises qui frottaient 
        leur poil ras contre les maigres poivriers de l'avenue, grelots des petits 
        ânes aux couffes pleines de sable, qui trottaient sous la trique 
        de grands diables en gandouras. Dans un gémissement d'essieux, 
        un lourd chariot s'avançait, au pas lent et régulier de 
        son attelage, que guidait une petite mule de volée toute coquette 
        sous les pompons et les miroirs de son collier. Papillotement de couleurs, 
        mouvement de la rue, gaîté du réveil splendide. Je 
        percevais dans le lointain le murmure frais des eaux, et, derrière 
        les terrains pelés de l'Esplanade, je voyais luire l'immensité 
        bleue du golfe, et, tout au fond de l'horizon diaphane, les monts de Kabylie 
        divinement roses qui, peu à peu, émergeaient des vapeurs 
        marines..
 
 Je ne pensais plus du tout à la littérature de là-bas, 
        - la littérature de l'autre côté de la mer. Là-bas, 
        ils pourraient bien faire tout ce qu'ils voudraient : cela ne m'intéressait 
        plus, - ou du moins je voulais le croire. Ce que j'avais sous les yeux, 
        c'était cela qu'il fallait regarder, - et non pas seulement le 
        petit spectacle que m'offrait mon balcon, mais cette terre tout entière. 
        Il fallait en jouir, vivre toute la vie africaine, pour m'en emparer plus 
        tard. Cette humanité que je découvrais me paraissait belle 
        et bonne, meilleure que celle de là-bas. Peut-être que le 
        bonheur n'était pas un mirage ! Je n'ai été sincèrement 
        optimiste qu'à ce moment de ma vie...
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