| VUE D'ENSEMBLE --------L'ALGÉRIE 
        subit le sort de toutes les colonies où, fatalement, affluent des 
        éléments de toute nature son peuplement se fait concurremment 
        à l'aide d'éléments français et étrangers. 
        On a souvent dressé comme un épouvantail ce que l'on a appelé 
        le péril étranger, c'est-à-dire 
        la submersion possible de l'élément français sous 
        l'élément étranger et la substitution d'un esprit 
        nouveau à notre autorité et à l'admirable génie 
        de notre race. Disons que ce danger est illusoire. Notre suprématie 
        militaire, notre autorité administrative et notre influence morale 
        se maintiennent et se développent de plus en plus. Avec le calme 
        qui convient et la vigilance qui s'impose, nous assistons à la 
        formation d'une race méditerranéenne nouvelle qui sera vigoureuse 
        et belle.--------Les 
        peuplements humains sont pareils aux antiques peuplements forestiers. 
        Si elles trouvent un terrain favorable, les graines qui tombent sur le 
        sol germent et produisent de beaux sujets. Au contraire, si le milieu 
        ne leur convient pas, elles se dessèchent et avortent. Il en va 
        de même pour les hommes qui se multiplient dans les zones d'accommodation 
        et dépérissent dans les pays où tout est contraire 
        à leur organisme.
 --------Donc, 
        il n'appartient pas aux gouvernements de créer, à la légère 
        et de toutes pièces, des centres de peuplement. Des essais malencontreux 
        ont prouvé qu'en certains cas les lois, les décrets où 
        les arrêtés fléchissent devant des conditions naturelles 
        et des défauts d'adaptation. La nature, les situations géographiques, 
        des affinités étroites produisent des résultats plus 
        rapides que les décrets arbitraires.
 --------L'Espagne 
        et l'Italie s'infléchissent vers l'Afrique du Nord par deux pointes 
        naturelles; et c'est ainsi que, par un phénomène d'endosmose, 
        des éléments de peuplement étranger s'infiltrent 
        dans notre colonie : des Espagnols à l'ouest ; les gens des îles 
        Baléares, par voie maritime, au centre, et les Italiens à 
        l'est.
 --------Quelques 
        statistiques montreront dans quelles proportions se juxtaposent, en attendant 
        qu'ils se fusionnent, les éléments ethniques de notre colonie.
 
 
         
          | DÉNOMBREMENT |   
          | LE DÉPARTEMENT 
              D'ALGER(130 communes, 5.454.025 
              hectares)
 |   
          |  | En 1906 | En 1911 |   
          | Français d'origine. |  118.139 |  129.259 |   
          | Israélites, sujets français | 19.458 | 20.771 |   
          | Étrangers naturalisés | 59.357 | 63.563 |   
          | Espagnols | 35.614 | 39.456 |   
          | Italiens | 12.387 | 13.607 |   
          | Maltais | 1.451 | 1.526 |   
          | Etrangers divers | 3.181  | 3.585 |   
          | Indigènes | 1.346.746 | 1.421.819 |   
          | TOTAUX | 1.596.333 | 1.693.586 |   
          | LE DÉPARTEMENT 
              D'ORAN(111 communes, 
              6.577.002 hectares)
 |   
          | Français d'origine.. . . 
 | 85.792 | 95.469 |   
          | Israélites, sujets français. | 27.007 | 29.834 |   
          | Étrangers naturalisés | 77.470 | 92.777 |   
          | Espagnols | 79.465 | 92.986 |   
          | Italiens | 2.607  | 3.085 |   
          | Maltais |  128  | 168 |   
          | Étrangers divers | 4.027 | 4.770 |   
          | Indigènes | 823.101 | 892.212 |   
          | TOTAUX. . . .
 | 1.099.587 | 1.211.301 |   
          | LE DÉPARTEMENT 
              de CONSTANTINE(109 communes, 8.730.202 hectares)
 |   
          | Français d'origine |  73.079 | 77.370 |   
          | Israélites, sujets français | 17.367 | 18. 955 |   
          | Étrangers naturalisés | 32.409 | 30.574 |   
          | Espagnols | 1.939  | 2.304 |   
          | Italiens | 18.023 | 19.969 |   
          | Maltais | 4.633 | 5.209 |   
          | Étrangers divers | 1.307 | 1 .273 |   
          | Indigènes | 1.876.197 | 1.945.443 |   
          | TOTAUX.. . | 2.035.044 | 2.10I.097 |   
          | En ajoutant aux 
              chiffres précédents les statistiquesrelatives aux territoires du sud et en comprenant la population 
              totale
 |   
          | L'ALGÉRIE( 363 communes, 57.496.453 hectares)
 |   
          | Français d'origine | 278.970 | 304.592 |   
          | Israélites | 14.645 | 70.271 |   
          | Étrangers naturalisés et 
            nonnaturalisés | 336.642 | 377.180 |   
          | Indigènes | 4.417.788 | 4.740,520 |   
          | TOTAUX. | 5.158,051  | 5.492.569 |  ALGER ---------L A VILLE, 
        brisant sa ceinture de pierres, s'étend, de plus en plus, sur les 
        deux rives du nord et du sud, et semble monter à l'assaut des collines 
        de Mustapha et de Saint-Eugène. Avec son port, son grand boulevard, 
        ses longues avenues, Alger deviendra, dans un avenir prochain, une des 
        plus grandes cités méditerranéennes.---------Actuellement, 
        Alger-ville comprend une superficie de 1310 hectares dont 400 sont couverts 
        par la voirie et les constructions. La population n'a cessé d'augmenter 
        dans de notables proportions
 
         
          | En 1881. | 65.227 habitants |   
          | 1886 | 74.7912 |   
          | 1891 | 88.084 |   
          | 1896 | 96.642 |   
          | 1906(en tenant compte de l'annexion de 
            la commune de Mustapha) | 155.049 habitants |   
          | 1911 | 172.397 |  
 
         
          | La population d'Alger 
              se subdivise de la façon suivante |   
          |  | En 1906 | En 1911 |   
          | Français d'origine | 50.996 | 57.730 |   
          | Israélites, sujets français | 12.490 | 13.290 |   
          | Étrangers naturalisés | 26.305 | 28.360 |   
          | Espagnols | 12.354 | 14.094 |   
          | Italiens | 7.368 | 8.081 |   
          | Maltais | 865 | 914 |   
          | Étrangers divers | 1.652 | 2.030 |   
          | Indigènes | 33.250 | 37.821 |   
          | Population comptée à part | 8.769 | 10.071 |   
          | TOTAUX | 154.049 | 172.397 |  ---------Pour 
        mieux marquer, par des chiffres, la rapidité avec laquelle les 
        maisons ont été construites et les quartiers nouveaux se 
        sont créés, ajoutons qu'en 1896 il y avait 3871 maisons, 
        en 1906 près de 7000, et qu'en ce moment il y a plus de 7800 immeubles 
        dans Alger.---------Sans 
        être optimiste à outrance, et sans vouloir tracer un tableau 
        trop séduisant, il est permis de prévoir et d'envisager 
        l'ampleur de la cité future. Au point de vue géographique, 
        elle est placée dans une situation exceptionnelle sur le bassin 
        de la Méditerranée occidentale. Les bateaux de tous les 
        tonnages ne cesseront d'affluer dans les deux ports, soit pour renouveler 
        leurs provisions de charbon ou les approvisionnements de toutes sortes, 
        soit à cause des exigences du transit, soit encore afin de pourvoir 
        à des réparations urgentes ou simplement pour donner satisfaction 
        à la légitime curiosité des touristes.
 ---------Dans 
        le futur port franc, qui ne tardera pas à devenir aussi important 
        que ceux de Hambourg, de Brême, de Copenhague et de Gènes, 
        les matières premières seront introduites, déposées, 
        manipulées, exportées, sans avoir à payer des frais 
        de douane.
 ---------Quelle 
        activité sur les quais et dans cette zone franche, dans cette immense 
        cité maritime où toutes les races s'entrecroiseront avec 
        leurs types, leurs allures et leurs idiomes !
 ---------Au-dessus 
        dominera la grande ville moderne, avec son mouvement et son luxe, avec 
        ses avenues bordées d'immeubles et ses voies qui se prolongeront 
        depuis la Pointe-Pescade 
        jusqu'à Maison 
        Carrée, sur une longueur de 17 kilomètres, avec 
        ses monuments, ses squares et ses jardins.
 ---------Plus 
        haut encore, la ville mystérieuse, dernier refuge de l'islam, où, 
        dans la lumière tamisée et la pénombre des oratoires, 
        les fidèles murmurent leurs prières dans l'attitude rituelle 
        et résignée... Contraste de l'immobilité qui se fige 
        dans le passé avec l'activité qui tend vers l'avenir.
 LE PORT ---------C 'EST 
        la cité maritime qui se crée, s'agrandit et devient l'image 
        d'un progrès rapide. 
        Le port ancien a 93 hectares de superficie, le nouveau port 
        30 hectares. La surface des terre-pleins peut être évaluée 
        à 17 hectares sur lesquels on réservera soixante mille ou 
        soixante-dix mille mètres carrés pour le port franc. La 
        jetée nord a 883 mètres de long, la jetée sud 1200 
        mètres. La passe du grand port a 171 mètres; celle qui met 
        en communication le grand et le petit port a 73 mètres. La longueur 
        totale des quais est de 2940 mètres. Il y aura, à Alger, 
        dans un temps assez rapproché, une longueur de 3500 mètres 
        de quais réellement utilisables dont 1495 mètres dans le 
        port et 2000 mètres dans l'arrière-port de 
        l'Agha. La statistique donne, en 1907, les chiffres suivants 
        :
 
         
          | POUR LES PASSAGERS |   
          |  | en 1907 | en 1910 |   
          | Départs | 72.864 | 70.297 |   
          | Entrées | 70.479 | 76.656 |   
          |  POUR LES NAVIRES |   
          | Départs | 3.598 | 5.972 |   
          | Entrées | 3.549 | 5.984 |  
         
          | POUR LE MOUVEMENT 
              GÉNÉRAL DE LA NAVIGATION |   
          | années | nombre de navires | tonnages | tonnes de marchandises importées 
              et exportées |   
          | 1900 | 7.932 | 6.937.737 | 1.222.720 |   
          | 1907 | 11.827 | 14.307.549 | 2.797.710 |   
          | 1910 | 11.956 | 15.818.482 | 3.145.770 |  -------Les chiffres, 
        quelquefois arides, ne sont jamais stériles. Ils ont en eux, comme 
        on dit, leur éloquence. L'Algérie a eu ses détracteurs. 
        Il est bon de leur prouver, à défaut de persuasion et par 
        la brutalité de certains arguments, qu'il n'est pas de ville, en 
        Europe, où la vitalité et la prospérité se 
        manifestent avec plus de rapidité et de façon plus tangible. 
        Actuellement, pour l'Algérie, le chiffre des importations s'élève 
        à 543.197.000 francs ; celui des exportations, à 511.919.000 
        francs, soit, au total, 1.088.116.000 francs.-------Ce 
        n'est pas seulement un sujet d'étude et de documentation pratique 
        pour les gens de métier et les statisticiens: par sa population, 
        son genre d'activité, ses quais, son port, ses bateaux et son prolongement 
        naturel qui est la rade, la cité maritime offre, à foison, 
        toutes les séductions bien faites pour attirer le touriste, le 
        rêveur, le flâneur et l'artiste. Le cadre est merveilleux 
        : il est formé, d'un côté, par les contreforts du 
          
        Bouzaréah, de l'autre, par les collines qui vont en 
        s'infléchissant vers la mer, comme un col de cygne qui reposerait 
        sur les eaux. Dominant le paysage, la grande masse du Djurjura et la ligne 
        de l'Atlas.
 -------La 
        mer, avec toute la variété de ses aspects et de son coloris, 
        semble vivre et palpiter éternellement. Tantôt, irritée 
        et rageuse, elle crache son écume sur les roches et les môles 
        ; tantôt, apaisée et radieuse, elle reflète, sur sa 
        nappe nacrée et changeante, les lueurs d'opale et d'or de l'aube 
        et du couchant
 -------Sur 
        les quais, les tonneaux en files interminables, les planches et les poutres 
        accumulées, les amoncellements de charbon, les lièges, les 
        monceaux de minerais de fer teintés de rouge, d'ocre et de gris 
        ; tout ce qui naît du sol ou sort des entrailles de la terre, tout 
        apparaît dans les notes d'une polychromie qui éclate et rutile 
        sous le soleil, ce grand magicien.
 -------À 
        travers les dépôts de marchandises, les wagons roulent, les 
        charrettes circulent, les portefaix s'agitent, les passagers débarquent, 
        les fiacres et les omnibus d'hôtel vont et viennent dans une cohue 
        pleine de pittoresque.
 -------Dans 
        le port glissent ou dorment les embarcations blanches, bleues, jaunes 
        ou rouges, avec des tonalités qui semblent se prolonger sous les 
        eaux, comme des franges frémissantes et ondulées. Les chalands, 
        lourds et massifs, noirs comme leur noir chargement de charbon, accostent 
        les paquebots. Les balancelles des pêcheurs laissent tomber leur 
        voile pareille à l'aile d'un oiseau blessé, et les vaisseaux 
        de guerre semblent immobiles comme s'ils reposaient sur une base immuable.
 -------L'homme, 
        patient, continue à refouler la mer pour conquérir les terrains 
        nécessaires à son activité. VU de haut, il ressemble 
        à un insecte petit et misérable qui n'achèvera jamais 
        sa tâche ; et pourtant, avec une indomptable persévérance, 
        il apporte ses petits tas de terre et ses moellons. Il comble les trous 
        et les abîmes, il protège contre les flots, par des parapets 
        énormes, les quais et les terre-pleins, et, par des digues gigantesques, 
        l'abri offert aux bateaux
 Il a raison des flots, 
        et son heure s'achève,Le pygmée est titan : il réalise un rêve
 ALGER PITTORESQUE -------ALGER 
        comprend trois zones distinctes : la cité maritime, la ville européenne 
        et la ville arabe que la vieille Kasbah 
        domine... Jadis, la mer venait battre les roches sur lesquelles 
        s'élevait la Djama-el-Djedid. Le boulevard de la République 
        et les quais ont été construits sur les enrochements et 
        les parties comblées du rivage.
 La place du Gouvernement a été longtemps le coeur et le 
        centre de la ville. Là, en une promiscuité bien démocratique, 
        se coudoient les types les plus divers : des Européens, petits 
        rentiers et flâneurs, des ouvriers en quête d'embauchage, 
        des Espagnols, qui, en attendant la fortune, offrent l'imprévu 
        de leur costume national, hommes de Valence, de Minorque ou d'Iviça, 
        gitanos aux cheveux huileux, des gitanas marchandes de dentelles, des 
        Arabes trop loqueteux, de grands chefs indigènes trop pompeux, 
        des petits Arabes, cireurs ou marchands de journaux, effrontés, 
        amusants et braillards, des mauresques d'un style trop moderne, prêtresses 
        d'un orient facile et douteux.
 -------De 
        cette place, véritable carrefour, partent les principales artères 
        de la cité : le long de la mer et dominant tout le panorama, le 
        boulevard qui, d'un côté, aboutit aux "Deux 
        Moulins", et de l'autre, à l'Esplanade Margueritte 
        c'est la plus belle promenade que l'on puisse rêver.
 -------La 
        rue Bab-el-Oued, rue à arcades, où se succèdent les 
        bars, les cabarets et les boutiques, et où circule la
 partie démocratique et quelquefois dépenaillée de 
        la population : petites ouvrières, nobles hidalgos qui n'ont jamais 
        eu de quartiers de noblesse, gratteurs de guitare, joueurs d'accordéon, 
        chanteurs de séguedillas, amateurs
 de tramous et de cacahouètes... Ils 
        s'en vont vers la "Cantéra'' 
        où vous retrouverez toute la couleur de la Triana, les types de 
        l'Albaycin, les belles lignes de la Malaguena et les odeurs de la cuisine 
        de la huerta Valencienne.
 -------De 
        l'autre côté, symétriquement placée, c'est 
        la rue Bab-Azoun, 
        aristocratique du côté gauche, plébéienne du 
        côté droit. Ici, comme en France, dans le pays le plus démocratique 
        qui soit, on éprouve le besoin d'établir des distinctions, 
        des catégories entre les différents éléments 
        de la population. Si nous pouvions écrire sur notre chapeau que 
        nous sommes d'une essence supérieure, nous le ferions. Donc, du 
        côté gauche, on rencontre les promeneurs élégants 
        et les dames coquettes qui vont d'un pas lent et s'attardent devant les 
        devantures luxueuses. De l'autre, du côté droit, les passants 
        sont de mise plus négligée et vont vite. C'est une zone 
        où l'observateur, qui a du temps à perdre, peut faire de 
        la " psychologie urbaine ".
 |  | -------À 
        l'extrémité de la rue Bab-Azoun, le square 
        Bresson étale ses frondaisons exotiques en face du théâtre 
        municipal. Le square Bresson est le rendez-vous des marmots et des moineaux 
        de toute la contrée : les marmots dans les allées, les moineaux 
        dans la feuillée sont faits pour se comprendre. Les habitants aériens 
        du lieu révèlent trop souvent leur présence par des 
        fantaisies de mauvais goût. On avait presque décidé 
        leur destruction : une municipalité au coeur sensible a différé 
        cette Saint-Barthélemy de la gent empennée. Le théâtre 
        donne asile à tous les genres : on l'aime, on l'exalte, on le vilipende.... 
        C'est le sort réservé aux heureux de la terre. C'est une 
        attraction, c'est un centre: c'est tout naturel dans un pays où 
        les gens chantent en naissant. 1l y est aussi question de la Saint-Barthélemy, 
        mais seulement dans l'opéra des Huguenots.... "Moineaux, 
        dormez en paix ! ".-------La 
          
        rue d'Isly est, par son prolongement, la rue Michelet, la plus 
        grande voie de la ville d'Alger. Dans ce quartier, de même qu'à 
        Bab-et-Oued, on bâtit sans trêve ni merci. Les immeubles semblent 
        sortir du sol, et, dans ce pays fortuné, on ignore la crise immobilière.
 --------Si nous revenons sur nos pas vers 
        la place du Gouvernement, nous entrerons, un instant, dans les deux grandes 
          
        mosquées, la Djama-el-Kébir, si intéressante 
        par son beau portique, la cour aux ablutions, les arcatures de l'intérieur, 
        et la Djama-el-Djedid, de rite Hanafi, construite, dit-on, par un architecte 
        chrétien qui, la construction terminée, paya de sa tête 
        son talent architectural. C'est la légende ; au vrai, les musulmans 
        ont voulu reproduire, dans cette mosquée, la forme cruciale de 
        Sainte-Sophie de Constantinople.
 -------Entre 
        la rue Bab-el-Oued et la rue de la Marine, s'étend le quartier 
        de la Préfecture, agglomération de vieilles maisons 
        dont quelques-unes sont dignes de remarque par leur style, leurs faïences, 
        leurs bois sculptés et leurs inscriptions. Dans ce quartier, et 
        sous les voûtes du boulevard faisant face à la darse, les 
        pêcheurs italiens ont élu domicile. Originaires des environs 
        de Naples, de Procida et d'Ischia, ils constituent une sorte de colonie 
        qui vit à part, sans liens et sans rapports avec le reste de la 
        population, dans une sorte d'intégrité irréductible. 
        Ils continuent à parler leur patois napolitain, et, du logis familial, 
        vont à leurs barques et à leurs balancelles. Leurs femmes 
        et leurs enfants, la voile à recoudre, le filet à remmailler, 
        la coque du bateau à repeindre, voilà leurs seules préoccupations. 
        Tandis que, sur les flots, parmi le blanc floconnement des oiseaux de 
        mer, ils traînent le filet où s'agitent les poissons en infinis 
        frétillements et dans des coulées d'argent en fusion, les 
        pêcheurs italiens restent graves et murmurent la vieille cantilène 
        de la Riviera de la Chiaïa. Ils n'ont qu'un horizon, l'horizon lointain 
        qui va se perdre dans la trame des brumes azurées et derrière 
        lequel, bien loin encore, s'évoquent, dans leur imagination obscure, 
        les rives de Sorrente et les collines du Pausilippe.
 -------Ce 
        quartier de la Préfecture, privé d'air et de
 lumière, traversé de ruelles étroites et nauséabondes, 
        tombera bientôt sous la pioche des démolisseurs pour faire 
        place à une zone urbaine où, grâce à un système 
        de voirie bien compris, les constructions nouvelles auront leur large 
        part de soleil et d'oxygène.
 -------De 
        la place du Gouvernement, on a accès sur la place Malakoff où 
        se trouvent la cathédrale, ancienne mosquée restaurée, 
        l'archevêché et le palais du Gouverneur. Un peu plus loin, 
        dans la rue de l'État-Major, la bibliothèque, située 
        dans une maison mauresque dont le caractère architectural est certainement 
        le plus typique, grâce à son vestibule, son patio, ses faïences 
        et ses galeries. De la place Malakoff, on entre dans la rue de la Lyre 
        qui communique, à son extrémité sud, avec la rue 
        Randon. Ces deux rues sont livrées au commerce où excellent 
        les israélites et les mzabites. Quelques magasins, où l'on 
        vend du tabac, des épiceries et des articles indigènes, 
        sont tenus par des notables d'origine turque.
 LA VILLE ARABE -------De la rue 
        de la Lyre, par la rue Porte-Neuve, on monte vers la ville arabe où 
        l'on peut avoir des impressions originales loin de la banalité 
        de la cité moderne. C'est l'asile où les musulmans peuvent 
        encore se réfugier dans le silence et la tradition, quand ils n'ont 
        pas été gâtés par les vices des civilisés. 
        Dans les parties de la ville haute que la construction de forme modernen'a pas encore profanées, il y a, pour le visiteur, des surprises 
        pleines de charme.
 -------Dédales 
        de ruelles où, discrètement, pénètre la lumière 
        qui se diffuse et se colore en bleu pâle, reflet des murailles peintes 
        en bleu ; saillies d'un premier étage soutenu par des rondelles 
        de thuya ; escaliers rapides à l'extrémité desquels 
        on aperçoit la tache bleue du ciel où se profile un minaret 
        ; un cyprès, aux tons veloutés, s'érigeant à 
        côté d'une blanche coupole ; dans une lucarne, comme dans 
        un cadre ovale, la figure rieuse d'une fille dont la tète est joliment 
        coiffée d'un foulard lamé d'or ; un vieux mendiant aveugle 
        qui implore au nom d'Abd-et-Kader el-Djilani ; dans un petit réduit, 
        la figure ivoirine et la barbe blanche d'un vieux scribe qui devise lentement 
        avec deux ou trois familiers, sans s'inquiéter, un seul instant, 
        des bruits du dehors ou du touriste qui passe; le va-et-vient silencieux 
        des mauresques voilées, des vieilles juives, des biskris, de quelques 
        nègres, d'Arabes haillonneux, de jeunes maures, de petits bourricots; 
        la vision, par une porte entrebâillée, de quelques filles 
        jouant aux cartes dans une cour où flotte cette lumière 
        bleue qui emprunte, par d'infinies vibrations, ses tons aux murailles 
        voisines ; le babil des enfants accroupis sur les nattes de la Zaouïa, 
        en face d'un naître qui enseigne le Coran ; les attitudes rituelles 
        des croyants dans la pénombre des oratoires...
 -------Dans 
        cette ville, respectable par son âge et son originalité, 
        il y a des mosquées, des zaouïas et un cimetière qui 
        ont en eux l'intérêt de l'histoire et la poésie de 
        la légende.
 -------Entrons 
        dans la rue d'Anfreville, passons devant les boutiques des cordonniers, 
        des tourneurs sur corne, des sculpteurs sur bois, des décorateurs 
        de derboukas et d'étagères, et nous arriverons à 
        la Djania-Safir qui fut commencée en 1531. Un chrétien, 
        esclave de Kheir Eddin et devenu musulman, paya de ses deniers la construction 
        de cette mosquée. Il avait pris le nom de Caïd Safar ben Abd-Allah, 
        caïd Safar, fils de l'adorateur de Dieu ; et c'est ainsi que le renégat 
        ne courut plus le risque d'être appelé "fils de mécréant" 
        ou "fils de chien". Celui-ci, d'ailleurs, acquit assez 
        de savoir pour obtenir le titre envié de lecteur du Coran. La mosquée 
        Safir fut achevée le 11 septembre 1531, neuf mois après 
        la pose de la première pierre. Elle fut reconstruite, en 1791, 
        par Baba-Hassen, sur les plans de la Djama Ketcheoua que nous avons transformée 
        en cathédrale.
 -------Au 
        numéro 15 de la rue d'Anfreville existait la djama Hammamet ou 
        mosquée du bain, élevée en 1678 et démolie 
        en 1850.
 -------Descendons 
        la rue Kléber, arrêtons-nous dans le carrefour auquel le 
        "Comité du Vieil Alger" 
        s'efforce de rendre son aspect primitif, et où notre grand peintre 
        Fromentin aimait à s'asseoir et à observer les passants.
 
 -------Nous 
        pénétrerons ensuite dans la zaouïa où se trouvent 
        l'oratoire et le tombeau de Si Mhammed Chérif, mort en 1511, l'année 
        même de la désastreuse expédition de Charles-Quint 
        : des femmes qui prient, une vigne centenaire, un chat qui ronronne, une 
        fontaine qui pleure, une atmosphère de recueillement.
 -------Puis, 
        c'est la ruelle qui dévale dans le clair-obscur où les légumes, 
        les fruits et les viandes de boucherie se succèdent dans une polyphonie 
        inattendue, où les relents de la rue se mêlent à des 
        odeurs de myrte et de jasmin. L'ombre de Sidi Bou Gueddour, "l'homme 
        aux marmites", qui, par ses prières et ses incantations, contribua 
        à la défaite Lie Charles-Quint, nous arrête au passage.
 -------Au 
        bout de cette rue, non loin de la mosquée de Sidi-Abd-Allah, il 
        y a un petit cimetière, dans la quiétude
 qui convient aux morts : " Le silence est 
        à Dieu et le bruit est aux hommes ". A l'entrée, 
        l'humble logis de l'oukil. Puis la minuscule nécropole. Sous la 
        Kouba dort le vénéré Sidi ben Ali ben Mhammed. A 
        l'ombre des trois figuiers sacrés, le tombeau de Sidi Braham ben 
        Mouça, et les deux tombes, à stèles de marbre, qui 
        contiennent les restes de deux charmantes princesses mortes en pleine 
        jeunesse et dans tout l'éclat de leur beauté. Elles furent 
        la fleur et l'ornement du harem. Des prédictions leur avaient annoncé 
        les destinées les plus hautes, et, sous les coups de la mort brutale, 
        les illusions s'évanouirent. Des splendeurs passées, il 
        ne reste que deux stèles qui redisent un nom harmonieux avec une 
        imploration
 -------
 Voici le tombeau de Fatmah bent Hassan 
        Bev.Que Dieu lui pardonne, ainsi qu'à tous les musulmans.
 Amen,Amen!
 -------Et 
        la deuxième stèle Voici le tombeau de celle qui est en 
        la possession de Dieu : N" Fissa, fille de feu Hassan Pacha. Que 
        Dieu leur soit miséricordieux, ainsi qu'à tous lesmusulmans.
 Amen,Amen!
 -----------Le 
        saint Sidi Ben Ali ben Mhammed revit dans le tronc des figuiers, et, quand 
        les arbres sacrés se parent de leur frondaison nouvelle, l'âme 
        fragile des deux princesses renaît dans les feuilles teintées 
        d'argent.-----------Entre 
        le cimetière et la mosquée de Sidi-Abd-Allah, des femmes 
        sans âge vendent les plantes et les simples qui guérissent 
        tous les maux, conjurent les maléfices et parfument les ragoûts. 
        Si Abd-Allah offre aux méditations, aux prières, aux rêveries 
        sans objet l'abri, où, dans une demi-obscurité, des ombres 
        se lèvent et s'inclinent, puis s'accroupissent pour le marmonnement 
        des surates et l'égrènement des chapelets.
 
 -----------Dans 
        le quartier où sont confinées les vierges folles qui rappellent 
        les courtisanes de Suburre, avec leurs yeux allongés par le koheul 
        et leurs joues rougies par le carmin, juste sur l'emplacement de l'ancienne 
        Kasbah (el Kasba et Khédima), s'élève l'antique mosquée 
        berbère de Sidi Rhamdane. On l'ignore. Elle apparaît comme 
        le symbole du passé au milieu des rires des vendeuses d'amour et 
        des jurons d'une clientèle avinée. Elle a dix-huit colonnes 
        et neuf toits, colonnes empruntées, sans doute, à des temples 
        païens, et toitures singulièrement enlaidies par des tuiles 
        rouges. Jadis, le revenu de ces biens hobbous, représentés 
        par cinquante immeubles, était attribué à de bonnes 
        uvres. En temps de Ramadan, Sidi Rhamdane, dont l'oratoire, jusqu'au 
        dix-septième siècle, s'appela la mosquée de la Kasba, 
        recevait deux cierges de cinq livres, neuf mesures d'huile à manger, 
        de l'huile pour l'éclairage, des sucreries, des pâtisseries 
        et des nattes.
 -----------Plus 
        loin, vers le nord, le jardin créé par le vieux colonel 
        qui, sur l'ordre de Napoléon 1 abandonna son nom, Capone, pour 
        s'appeler Marengo, du nom de la bataille où il s'était illustré.
 -----------La 
        nouvelle Mederça, qui fait honneur à l'architecte, M. Petit, 
        voisine harmonieusement avec la mosquée de Sidi Abd-er-Rahmane. 
        Un minaret, où les bandes de faïences alternent avec les colonnettes 
        légères sur lesquelles s'appuient des arceaux évasés, 
        le lieu où repose Abou-Zeid-Abd-er-Rahmane-et-Tsalbi (que Dieu 
        le comble de ses bienfaits ! ) ; la mosquée ; le pittoresque des 
        constructions voisines ; les tombes ; les menues
 frondaisons des plantes grimpantes ; le cyprès plusieurs fois centenaire 
        qui résume, par la noblesse de son port et les luisances de son 
        velours, un hiératisme sacré et une mystérieuse tradition... 
        tout nous donne une sensation d'art. C'est bien l'asile qui convient à 
        ce vieux savant, au théologien qui erra par le monde, du levant 
        au couchant. Abd-er-Rahmane naquit en 1387 et mourut en 1471. Ouali, par 
        la grâce de Dieu, en possession de l'étincelle divine, il 
        fut un semeur de bonnes paroles et devint un pasteur d'âmes. En 
        1471, à côté de la Kouba où il fut inhumé, 
        on édifia une mosquée modeste que Hadj Ahmed Bey remplaça, 
        en '1697, par la Djama que nous admirons aujourd'hui. Le culte pour le 
        saint homme n'a jamais fléchi. Les dons affluaient, les donations 
        se multipliaient : Soixante-neuf maisons, en biens hobbous, appartenaient 
        encore à la mosquée au début de la conquête. 
        Une dame Douma ben Mhammed, en 1826, offrait tous ses chaudrons au marabout; 
        Hadj-es-Saadi affranchissait tous ses esclaves devant le tombeau du saint. 
        A côté de la Kouba, on enterrait des pachas, des fonctionnaires 
        de marque, le bey de Constantine, comme si ce voisinage constituait, même 
        dans la mort, le suprême hommage.
 -----------Ici 
        se termine cette promenade dans le passé. Un comité composé 
        d'hommes de bon vouloir, dit "Comité 
        du Vieil Alger", s'efforce de faire revivre ces souvenirs 
        et d'enseigner le culte des vieux monuments. Y réussira-t-il?... 
        Souhaitons-le de tout cur. Là-haut, dans la vieille ville, 
        c'est la tradition avec les vestiges d'une architecture
 originale et d'un art intéressant ; en bas, c'est le modernisme, 
        l'avenir, le progrès, dit-on... Ceci tuera cela. Le bruit des sirènes, 
        le sifflet des locomotives, le flot montant des envahisseurs, l'agitation 
        de la foule mettront peut-être en fuite l'ombre de Abou-zeid-Abd-er-Rahamane-et-Tsalbi, 
        sur lequel soient le Salut et la Paix !
 Alger, 1912CH. de GALLAND
 
 
 
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