| -------En 
        matière pénale, et par opposition aux juridictions de droit 
        commun, les juridictions d'exception n'ont à connaître que 
        de certains délits ou crimes dont la répression leur est 
        formellement attribuée par la loi. Un Tribunal d'exception implique 
        un bouleversement de l'ordre judicaire traditionnel, soit qu'il diffère 
        des tribunaux ordinaires par sa composition - ses membres étant 
        souvent nommément désignés par le pouvoir - soit 
        qu'il limite les droits de la défense, soit qu'il se signale par 
        la rigueur des peines qu'il inflige, soit que ses décisions ne 
        soient susceptibles d'aucun recours, soit qu'enfin il réunisse 
        toutes ces caractéristiques. Ces sortes de tribunaux trouvent leurs 
        racines et leurs pré cédents dans notre Histoire.-------La monarchie de l'ancien régime 
        y avait régulièrement recours.
 La III` République n'eut jamais recours qu'à des tribunaux 
        réguliers.
 Les Tribunaux d'exception reparaissent en France, dans notre histoire 
        contemporaine, sous le gouvernement de Vichy, avec la Cour Suprême 
        de Justice, la Juridiction Politique du Chef de l'Etat, les Sections Spéciales 
        des Cours d'Appel, le Tribunal d'Etat, les Cours martiales.
 -------La libération, la défaite 
        de l'ennemi, la démocratie retrouvée, eurent dû les 
        faire immédiatement disparaître. Il n'en fut rien : Haute 
        Cour, Cours de Justice, Chambres civiques, fonctionnèrent jusqu'en 
        1951.
 -------On pouvait croire leur ère 
        close. Elle renaît pourtant au lendemain du putsch d'Alger du 22 
        avril 1961.
 -------Ainsi, durant vingt ans, notre 
        pays subit une justice d'exception qui s'est abattue sur des dizaines 
        de milliers de citoyens, et c'est là un phénomène 
        sans précédent dans notre Histoire . Elle conduit à 
        se demander si cette forme de justice constitue un accident, une dérogation 
        exceptionnelle aux règles du droit, due à d'impérieuses 
        circonstances, ou si, au contraire, elle traduit une altération 
        grave et profonde des principes qui fondent l'idée de Justice dans 
        notre civilisation et qu'on doit inscrire au passif de notre époque.
 
 LE HAUT TRIBUNAL MILITAIRE
 -------Le 24 avril 1961, constatant 
        l'échec du putsch d'Alger, le général Challe décidait 
        de faire sa soumission aux autorités gouvernementales. Quelques 
        jours plus tard, le général Zeller, qui avait provisoirement 
        trouvé refuge dans une maison amie à Alger, décidait 
        à son tour de se constituer prisonnier.
 -------Le 29 mai à 14 heures, 
        les accusés comparaissaient devant le Haut Tribunal Militaire, 
        dans la première chambre de la Cour d'Appel, en cette salle même 
        où avait été jugé le maréchal Pétain.
 -------C'est que le Haut Tribunal 
        Militaire était une juridiction d'exception. Il avait été 
        créé par une "décision" du Président 
        de la République en date du 27 avril 1961, en application de l'article 
        16 de la Constitution (1).
 -------L'article premier précisait 
        qu'il était institué un haut Tribunal Militaire. Les auteurs 
        et complices de crimes et délits contre la sûreté 
        de l'Etat et contre la discipline des armées, ainsi que les infractions 
        connexes commises en relation avec les évènements d'Algérie, 
        pouvaient être déférés par décret à 
        cette juridiction, lorsque ces crimes et délits auraient été 
        commis avant la fin de la période d'exercice des pouvoirs exceptionnels...
 -------L'article 2 fixait la composition 
        du tribunal. Celui-ci était présidé par un président 
        de Chambre ou Conseiller à la Cour de Cassation. II comprenait 
        en outre un général grand chancelier de l'Ordre de la Légion 
        d'Honneur, le général chancelier de l'Ordre de la Libération, 
        un conseiller d'Etat, deux premiers présidents de cour d'appel, 
        ou présidents de Chambre à la Cour d'Appel de Paris, trois 
        officiers généraux et des suppléants.
 -------L'article 5 indiquait que le 
        Procureur général pouvait signer des mandats d'arrêt. 
        Il avait droit également de mettre sous dépôt toute 
        personne après l'avoir arrêtée. "Ces désistions 
        n'étaient susceptibles d'aucun recours". L'article 16 accordait 
        deux jours à l'accusé pour faire connaître le nom 
        de son conseil. Passé ce délai, le président du haut 
        Tribunal en désignait d'office. La comparution pouvait avoir lieu 
        dès l'expiration d'un délai de huit jours.
 -------L'article 8 spécifiait 
        qu'aucun recours en pouvait être reçu contre une décision 
        quelconque du haut Tribunal Militaire. Il excluait même la formation 
        d'un recours en grâce (2).
 -------Mais surtout, et c'est un des 
        points essentiels de cette procédure exceptionnelle, les accusés 
        étaient déférés devant la juridiction de jugement 
        par un décret donc, par décision du pouvoir exécutif. 
        On enlevait aux juridictions d'instruction traditionnelles (juge d'instruction 
        et chambre des mises en accusation) leur prérogative essentielle 
        : celle de décider si les charges relevées à l'encontre 
        du prévenu sont suffisantes, et l'information suffisamment complète, 
        pour le traduire devant ses juges. Les ordonnances si critiquées 
        de la Libération créant la Haute Cour de Justice chargée 
        de juger les hauts dignitaires du gouvernement de Vichy n'avaient pas 
        été jusquetlà : l'inculpé, ne pouvait être 
        traduit devant la juridiction de jugement qu'après décision 
        de la Commission d'instruction théoriquement indépendante 
        du pouvoir.
 -------Pourquoi cette procédure 
        exceptionnelle qui accordait si peu de garanties à la défense 
        - alors que précisément, dans la mesure même où 
        l'on voulait établir les origines, les mobiles, les tenants et 
        les aboutissements du complot - une instruction longue et complète 
        eût été nécessaire ?
 -------Pour le comprendre il faut 
        rapidement évoquer un précédent et rappeler les grandes 
        lignes d'un autre procès qui s'était terminé quelques 
        semaines plus tôt, celui des Barricades jugé, celui-là, 
        par un tribunal militaire ordinaire.
 
 LE PROCES DES BARRICADES
 -------Les accusés du procès 
        des Barricades comparurent devant le Tribunal Militaire le 4 novembre 
        1960, soit après environ huit mois d'instruction. Le procès 
        devait s'achever le 3 mars, ayant duré près de quatre mois.
 -------Est-il utile de rappeler qu'il 
        avait pour objet de juger les responsables de l'insurrection de janvier 
        1960 à Alger ? Les accusés cependant se défendirent 
        longuement et vivement d'avoir eu l'intention d'attenter à la sûreté 
        de l'Etat. Selon eux, leur seul objectif était de faire pression 
        sur le gouvernement afin de l'amener à reviser sa politique algérienne.
 -------En quasi-totalité les 
        accusés étaient des civils, dont les plus connus étaient 
        le député Pierre Lagaillarde, le journaliste Alain de Sérigny, 
        directeur de l'Echo d'Alger, Auguste Arnould, président du Comité 
        des anciens combattants, le docteur Lefèvre, théoricien 
        du corporatisme, l'ancien député Jean?Marie Demarquet, l'étudiant 
        JeanJacques Susini, membre du Comité directeur du F.N.A.F. (Fédération 
        Nationale pour l'Algérie Française), Victor-Sapin-Lignières, 
        Président de la Fédération des U.T. (Unités 
        territoriales), etc...
 -------En outre, Joseph Ortiz, le 
        principal meneur avec Lagaillarde des évènements de Janvier, 
        Robert Martel, président du MP 13 - (Mouvement Populaire du 13 
        mai) qui ne semblait pas avoir participé à l'opération 
        - les avocats Jean Meningaud et Jacques Laquière, étaient 
        jugés par contumace.
 -------Dans le box des accusés 
        un seul militaire, le colonel Gardes, chargé de faire la liaison 
        entre l'armée et les divers groupements patriotiques d'Algérie.
 -------C'est un tribunal militaire 
        normalement composé qui jugea ces accusés. Mais l'armée, 
        exception faite du colonel Gardes, n'atait pas en cause. Le Général 
        Challe était resté, en Janvier 1960, fidèle au gouvernement.
 -------Tout au long des interminables 
        audiences, l'atmosphère qui présida aux débats fut 
        caractéristique. Les hommes qui comparaissaient étaient 
        des vaincus, mais ils n'avaient pas du tout l'intention de rendre les 
        armes. Ils clamaient leur conviction, affirmaient la justesse de leur 
        cause, n'exprimaient nul regret, souvent passaient à la contre-attaque. 
        C'étaient des accusés de combat qui, avec des tempéraments 
        divers, des moyens plus ou moins sûrs, défendaient leurs 
        idées. Tous affirmaient rester fidèles à la cause 
        de l'Algérie française.
 
 | 
     | ------Dès 
        le début du procès, le bâtonnier Jacques Charpentier 
        affirma que le procès était improprement appelé procès 
        "des Barricades". C'était le procès de l'Algérie 
        française : "Nous ne plaidons pas seulement, en effet, pour 
        quelques-uns écrémés sur la foule du plateau des 
        Glières. Nous plaidons pour tous ceux descendus avec eux dans la 
        rue le 24 janvier. Nous plaidons pour les un million deux cent mille algériens 
        français qui se sont battus avec les leurs... Nous plaidons, mais 
        oui, pour les masses musulmanes fidèlement attachées à 
        la France - c'est M. Delouvrier qui nous l'a dit - mais découragées 
        par les propos défaitistes, écrasées par une terreur 
        d'assassins qui attendent toujours leur punition".-------Le bâtonnier dit encore : "Aujourd'hui, 
        toute l'Algérie a les yeux fixés sur cette salle. Toute 
        la France aussi. Je devrais dire : les deux France : celle des 121 qui 
        incite à l'insubordination qui applaudit chaque fois qu'un territoire 
        est arraché à la nation, et qui attend de votre jugement 
        une excuse de sa propre trahison ; l'autre aussi, la vraie, la plus nombreuse, 
        Dieu merci ! celle dont le coeur saigne chaque fois qu'un territoire se 
        détache d'elle, qui ne supportera pas, sachez-le bien, que, sans 
        avoir même perdu une bataille, l'Algérie soit séparée 
        d'elle".
 -------Ce passage donne le ton ; les accusés 
        lui seront fidèles.
 - Je suis totalement fidèle à l'Algérie française, 
        proclama le premier accusé interrogé, le pilote Arnould, 
        personnage rond et sympathique.
 - Je crois que nous menons là-bas notre dernier combat d'hommes 
        libres, affirma le colonel Gardes, après avoir évoqué 
        son expérience indochinoise.
 -------Avec Pierre Lagaillarde, qui s'exprimait 
        d'une voix calme, un peu enrouée, et qui visiblement réprimait 
        les élans d'un naturel impulsif, la fidélité à 
        la cause de l'Algérie française s'accompagna d'attaques 
        répétées contre le Pouvoir. Il souligna qu'il avait 
        bien participé à une opération insurrectionnelle. 
        Mais c'était le 13 mai 1958.
 - Et je le dis, ce jour-là, j'étais armé, ce jour-là, 
        j'étais en uniforme réglementaire, avec mes galons, ma fourragère. 
        Et j'ai pris d'assaut un bâtiment public. Un vrai.
 -------Coup droit qui rappelle aux juges 
        que les origines de la Vè République sont entachées 
        d'insurrection...
 -------Il alla plus loin. Il souligna que 
        le général De Gaulle était venu à Alger au 
        lendemain du 13 mai.
 - II a serré la main de ces affreux révolutionnaires des 
        comités de salut public. Il nous a même reçus au Palais 
        d'Eté.
 -------Un peu plus tard, l'accusé 
        condamna la politique d'autodétermination, car "personne n'a 
        le droit de retrancher une partie du territoire national, même pas 
        le peuple français par voie de référendum".
 -------On peut arrêter là ces 
        citations. Les autres accusés avec plus ou moins de talent ou de 
        nerf répètent les mêmes choses. C'est là 
        un des aspects frappants de ce procès. Les accusés et leurs 
        défenseurs font bloc, et ils le font tous dans un style hautement 
        combattit C'est la première fois, croyons-nous, que des accusés 
        nationaux font montre de la même cohérence intransigeante 
        que des accusés communistes, avec, pour les soutenir, la voix de 
        leurs défenseurs qui sont aussi, à leur manière, 
        des militants. Qu'il s'agisse de M, Isorni, qui parle du Premier Ministre 
        "à plat ventre sous les reniements".
 -------Tixier-Vignancour rappela alors que 
        cent cinq poursuites avaient été engagées contre 
        "les champions du défaitisme". Sur ce nombre, seuls MM. 
        Stéphane et Martinet avaient été inculpés, 
        mais non arrêtés.
 -------Où mène cette politique 
        ? A une situation congolaise. " Un vent d'angoisse atroce souffle 
        sur l'Algérie". Voulez-vous qu'on joue encore en Algérie 
        la scène de la dernière classe où le maître 
        écrit pour la dernière fois au tableau "Vive la France" 
        ?
 -------Le jugement que rendit le tribunal 
        répondit largement à l'attente des défenseurs.
 -------Les accusés présents 
        furent tous acquittés. Seuls les absents, Marcel Ronda, secrétaire 
        général de la fédération des U.T. et Jean-Jacques 
        Susini, furent respectivement condamnés à trois ans de prison 
        et à deux ans avec sursis. Lagaillarde qui était à 
        Madrid fut frappé de dix ans de détention criminelle. Ortiz, 
        Martel, Méningaud, jugés par contumace, furent condamnés 
        respectivement à la peine de mort, à cinq ans et à 
        dix ans de réclusion.
 -------C'était une défaite 
        écrasante pour l'accusation et par contrecoup un sérieux 
        échec pour le gouvernement. Les juges militaires ne furent sévères 
        que pour ceux qui ne s'étaient pas présentés devant 
        eux, ou qui avaient gagné l'Espagne sans attendre la fin du procès.
 Y.F. Jaffré (à 
        suivre)  -------(1) 
        L'article 16 est ainsi conçu"Lorsque les institutions de la République, l'indépendance 
        de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution 
        de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière 
        grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des 
        pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président 
        de la République prend les mesures exigées par les circonstances, 
        après consultation officielle du Premier ministre, des présidents 
        des Assemblées, ainsi que du Conseil constitutionnel.
 Il en informe la Nation par un message.
 Les mesures doivent être inspirées par la volonté 
        d'assurer aux pouvoirs publics contitutionnels, dans les moindres délais, 
        les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté 
        à ce sujet.
 Le Parlement se réunit de plein droit.
 L'Assemblée Nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice 
        des pouvoirs exceptionnels".
 (2) Cependant le Président de la République conservait, 
        selon nous, le "droit de faire grâce" en vertu de l'article 
        17 de la Constitution.
 
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