| ---------Alors 
      que j'étais jeune avocat, encore stagiaire chez l'un des grands noms 
      du barreau d'Alger, je recevais un jour de mon patron instruction d'assister 
      à une reconstitution de crime dans la région de Sakamody, 
      un col situé à environ quarante kilomètres d'Alger. ---------Il 
      fallut partir tôt en voiture le matin, pour être à huit 
      heures au pied du col, dans un fondouk où attendaient plusieurs mulets, 
      harnachés, prêts à recevoir tous ceux qui étaient 
      appelés à cette opération : juge, greffier, avocats 
      des parties civiles et des prévenus, interprètes... toute 
      une caravane qui, par des sentiers étroits, devait rejoindre, après 
      deux heures de trajet, le lieu du crime.
 
 ---------Parcourant 
      pour la première fois ces chemins de crête sur de telles montures, 
      j'ai admiré l'étonnant paysage qui s'étendait au-dessous 
      de nous, la rivière du Hamiz se terminant par un des plus pittoresques 
      barrages de l'Algérie, entouré de forêts, véritable 
      paysage alpin à quelques lieues de la capitale.
 ---------Arrivés 
      sur place où était évoquée la querelle mal terminée 
      entre deux voisins qui s'étaient préalablement disputés 
      la propriété d'une parcelle de quelques ares et avaient fini 
      après plusieurs années de procédure, par ne trouver 
      de solution que dans le crime, après qu'on eut entendu tous les témoins, 
      vrais ou faux, cités par la partie civile et par l'accusé, 
      vint l'heure du repas.
 ---------Ce 
      déjeuner, préparé par les gens du douar sous les ordres 
      du caïd présent sur les lieux, fut servi en plein air, sur la 
      pelouse où une énorme keftah remplie de couscous, avoisinait 
      les casseroles d'accompagnement avec la marga, le petit lait, la viande 
      de mouton. Et tout le monde s'assit sur l'herbe, près de vingt personnes 
      le juge, le greffier, les avocats, les parties civiles, les gendarmes et 
      aussi... le prévenu.
 ---------Un 
      observateur passant à ce moment, aurait presque cru à une 
      fête de famille; tout ce petit monde se servant au plat commun et 
      échangeant des propos bien éloignés de la préoccupation 
      du jour.
 ---------Si j'évoque 
        ce souvenir aujourd'hui avant de vous parler de la justice en Algérie 
        pendant près d'un siècle et demi de présence française, 
        c'est pour souligner qu'on ne peut traiter d'un tel sujet sans se placer 
        dans un contexte bien éloigné de celui d'une métropole 
        avec ses institutions, ses règles et ses traditions et donc dans 
        un certain folklore qui existait non dans les principes mais au quotidien. 
        Il paraît ambitieux d'autre part de résumer dans un article 
        toute l'oeuvre française en matière de justice, mais au 
        moins peut-on en donner un aperçu en rappelant d'abord de quelle 
        manière cette fonction s'exerçait sous la domination turque 
        avant le débarquement de 1830, puis en décrivant l'évolution 
        de l'organisation judiciaire, reflet des hésitations et des tournants 
        de la politique d'administration de ce territoire qui devait permettre 
        à la France de tripler sa superficie et de modifier son histoire. La justice turque ---------Comment 
        s'exerçait la justice avant l'arrivée des Français 
        dans ce territoire soumis à l'administration turque sous l'autorité 
        d'un dey, siégeant à Alger?---------C'est 
        du dey qu'émane par principe toute justice; on ne connaît 
        pas la séparation des pouvoirs et toutes les décisions sont 
        soumises à la discrétion du dey. Tout particulier peut, 
        du moins en théorie, en appeler à la justice directe du 
        souverain ou d'un de ses représentants, les beys dans chacun des 
        trois beylics qui constituent l'armature administrative de l'Algérie.
 Dans les affaires civiles, le dey donne délégation à 
        un cadi, homme désigné pour ses connaissances du Coran et 
        des coutumes; mais ses décisions ri ont jamais l'autorité 
        de la chose jugée et un plaideur peut toujours faire appel à 
        un autre cadi pour voir infirmer la sentence le condamnant, voire revenir 
        devant le même avec de nouveaux témoins pour réexaminer 
        son procès. Deux cadis siègent à Alger, l'un pour 
        le rite hanéfite auquel étaient soumis les Turcs, c'est-à-dire 
        la plupart des habitants de la zone littorale, l'autre pour le rite malékite 
        qui concernait les Arabes, c'est-à-dire la population de l'intérieur. 
        Seul le cadi d'Alger était nommé par le sultan de Constantinople, 
        les autres par le dey. Les cadis exerçaient aussi des fonctions 
        de notaires, d'où ils tiraient leurs revenus, outre les divers 
        cadeaux des plaideurs, l'intégrité de ces juges n'étant 
        pas leur plus grande qualité.
 ---------La justice 
        criminelle est, elle, l'apanage du dey ou du bey, sauf pour les petits 
        délits jugés dans les villes par le hakem (chef), ou le 
        cheih et belad (sorte de maire), et ailleurs par les caïds, c'est-à-dire 
        dans tous les cas par les représentants de l'exécutif. Ils 
        pouvaient prononcer des amendes ou la bastonnade, peine courante. Mais 
        la peine de mort et les longues détentions étaient le privilège 
        de l'autorité supérieure.---------L'assassinat, 
        le vol, le blasphème étaient punis de mort. L'adultère 
        entraînait la lapidation et la musulmane, surprise à avoir 
        des relations avec un chrétien ou un juif, était cousue 
        dans un sac et jetée à la mer, le partenaire condamné 
        à mort.
 ---------En 
        prononçant la mort, le juge décidait du mode d'exécution 
        : souvent la peine du talion; un jeune ayant tué un vieillard en 
        lui portant sept coups de couteaux, fut condamné à avoir 
        la tête tranchée à sept reprises. Quand la peine était 
        prononcée par le dey, le condamné était précipité 
        sur les crochets de fer qui garnissaient la porte Bab-Azoun à Alger 
        et y était suspendu jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les juifs 
        condamnés à mort étaient brûlés vifs. 
        Quant à la peine de la bastonnade, elle allait de 30 à 1200 
        coups administrés sur la plante des pieds. La prison n'existait 
        pratiquement pas, sauf pour le blasphémateur. La principale, pour 
        ne pas dire la seule, qualité de cette justice, était évidemment 
        son caractère expéditif. Tant au civil qu'au pénal, 
        on ne s'embarrassait guère de procédure; l'instruction n'existait 
        pas, les droits de la défense étaient totalement inconnus 
        et quelle qu'ait pu être la conscience du juge, toutes les erreurs 
        judiciaires étaient permises.
 ---------Il 
        n'empêche qu'en prenant possession d'Alger, le représentant 
        de la France avait pris l'engagement de respecter la liberté, la 
        religion et les coutumes des habitants de toutes les classes; et le maréchal 
        Bugeaud luimême, se considérait lié par cet engagement, 
        ce qui a longtemps constitué une entrave à une organisation 
        logique, rationnelle et équitable de la justice. Ce souci français 
        de respect de la convention accompagnant la capitulation d'Alger le 5 
        juillet 1830, devait être à l'origine de toutes les hésitations 
        et des erreurs qui ont marqué l'organisation administrative et 
        judiciaire de l'Algérie; la France ne voulant bouleverser les habitudes 
        des indigènes sans chercher à voir ce qu'elles avaient parfois 
        de cruel et de contraire à tous les principes que notamment la 
        Révolution française avait introduits dans tout le monde 
        occidental.---------Ainsi, 
        quatre périodes de durées très diverses, apparaissent 
        dans l'organisation judiciaire de l'Algérie en fonction précisément 
        des hésitations de la politique coloniale de la France.
 Période 1830-1834 ---------C'est 
        naturellement la période de tâtonnements.---------Rappelons 
        qu'après le débarquement, la conquête se limite à 
        six villes du littoral : Alger, Bône, Bougie, Oran, Arzew, Mostaganem. 
        La monarchie de Juillet n'a pas encore adopté de politique définitive 
        et le régime sera alors celui d'une armée en campagne. Toutes 
        les décisions émanent de l'autorité militaire.
 ---------Un 
        arrêté du général en chef du 9 septembre 1830 
        institue à Alger un tribunal spécial composé d'un 
        président, de deux juges et d'un procureur du roi, jugeant au criminel 
        comme au civil. De lui relevaient toutes personnes sauf les militaires 
        justiciables des conseils de guerre et les étrangers soumis aux 
        juridictions consulaires de l'Ancien Régime. Quand des musulmans 
        ou des juifs étaient en cause, on lui adjoignait des juges musulmans 
        ou israélites. C'était l'idée d'unité de juridiction 
        pour tous les éléments de la population. Mais ce système 
        ne vécut que quelques semaines. Un arrêté du 22 octobre 
        institua à sa place, une cour de justice et un tribunal de police 
        correctionnelle. La cour de justice, présidée par un membre 
        du comité de gouvernement, connaissait au civil de toutes causes 
        dans lesquelles un Français était intéressé, 
        et au criminel elle était chambre d'instruction qui renvoyait les 
        prévenus devant les tribunaux français de métropole.
 ---------Le tribunal 
        de police correctionnelle, présidé par le commissaire général 
        de police, connaissait des délits et contraventions.---------Les 
        conseils de guerre jugeaient les crimes et délits commis par les 
        indigènes contre les Français, mais pour les indigènes, 
        l'autorité judiciaire était restituée au cadi, ce 
        qui était une erreur car précédemment, les cadis 
        n'avaient aucune compétence en matière pénale; mais 
        comme l'écrit le professeur Lambert, cette " 
        erreur ne tenait qu'à l'outrance avec laquelle on posait le principe 
        de la personnalité des juridictions, corollaire de la personnalité 
        des lois ".
 ---------Divers 
        arrêtés du général en chef, entre 1831 et 1833, 
        devaient combler plusieurs lacunes de cette organisation judiciaire, en 
        prévoyant l'appel du tribunal correctionnel devant la cour de justice 
        et, de la cour de justice au conseil d'administration; création 
        d'un juge royal à Bône et à Oran, d'une cour criminelle 
        à Alger. La mise en place de cette organisation est due en grande 
        partie au baron Pichon. En effet, en 1831 Casimir Périer, ministre 
        de la Guerre, avait eu l'idée de séparer le pouvoir militaire, 
        confié au duc de Rovigo, du pouvoir civil attribué au baron 
        Pichon. Celui-ci chercha à corriger les insuffisances de l'arrêté 
        du 22 octobre 1830 qui avait oublié de prévoir l'appel des 
        jugements de la cour de justice. Il crut bien faire en prévoyant 
        par arrêté du 16 février 1832, que les recours seraient 
        portés devant le conseil supérieur de la Régence, 
        institué le 1er décembre 1831. C'était mélanger 
        les genres et subordonner le judiciaire à l'organe administratif. 
        Le baron Pichon prépara l'organisation judiciaire future, mais 
        il ne put parfaire son ocuvre car il ne s'entendait pas avec le duc de 
        Rovigo. C'est l'éternel conflit entre le représentant du 
        droit et celui de l'ordre, l'un ayant le souci des formes et du respect 
        de la loi, l'autre ayant surtout un besoin légitime d'efficacité.
 ---------Une affaire 
        devait illustrer cet antagonisme, celle du cheik des Ouffias un vol ayant 
        été commis sur des aventuriers Biscarras, Rovigo s'en prit 
        à la tribu des Ouffias qu'il fit décimer; leur cheik fut 
        traduit devant un conseil de guerre, condamné à mort et 
        exécuté.---------C'était 
        de la part de Rovigo un abus car il a été prévu qu'aux 
        termes de l'arrêté du 22 octobre 1830, la compétence 
        des conseils de guerre était limitée aux crimes commis par 
        les indigènes contre les personnes ou les biens de Français, 
        et que les Biscarras ne pouvaient d'aucune manière, être 
        considérés comme Français. L'intention de Rovigo 
        se justifiait sans doute, du moins à ses yeux, par le souci d'imposer 
        l'autorité de l'armée. Cette affaire devait cependant aggraver 
        les rapports entre le civil et le militaire et Pichon fut rappelé 
        en métropole et remplacé par Genty de Bussy.
 ---------Cette 
        affaire devait aussi, à la demande de Rovigo, entraîner une 
        nouvelle compétence des conseils de guerre qui statueraient désormais 
        même pour les crimes commis par des indigènes entre eux. 
        C'était une régularisation, à posteriori, de l'affaire 
        des Ouffias.
 ---------C'était 
        aussi un retour à la juridiction antérieure du cadi qui 
        demeurait désormais compétent seulement en matière 
        civile entre musulmans et pour les petits délits. Le cadi se voyait 
        aussi refuser toute compétence dans les affaires entre juifs et 
        musulmans.
 ---------On 
        s'acheminait donc vers une reconnaissance complète de la compétence 
        des tribunaux français dans les conflits entre juifs et musulmans, 
        et ce principe devait être proclamé par l'ordonnance du 10 
        août 1834, qui inaugure la deuxième période de l'histoire 
        judiciaire de l'Algérie.
 Période 1834-1841 ---------Après 
        la première période de tâtonnements, c'est une période 
        de recherches.---------La 
        conquête se précise et si Paris hésite sur l'avenir 
        de l'Algérie et sur le statut à lui donner, sur place, les 
        militaires ont progressé et occupent une grande partie du territoire. 
        Les Européens s'installent de plus en plus nombreux et il faut 
        donc organiser la justice comme l'administration. Une commission, dont 
        le rapporteur était M. Laurence, prépara l'ordonnance du 
        10 août 1834 dans le sens de l'assimilation de la justice algérienne 
        avec les juridictions de métropole. Cette ordonnance tend à 
        introduire, en Algérie, les principes élémentaires 
        de l'organisation judiciaire française : la spécialisation 
        et la hiérarchie des juridictions.
 ---------Pour les 
        procès entre Français, on crée trois juridictions 
        de type français et hiérarchisées avec double degré 
        de juridiction : trois tribunaux de première instance à 
        Alger, Bône et Oran; un tribunal de commerce à Alger; et 
        un tribunal supérieur qui connaît des appels de décisions 
        de tribunaux de première instance et de commerce.---------Les 
        procès entre musulmans restent de la compétence des cadis 
        mais ceux-ci sont désormais nommés par les autorités 
        françaises et leurs jugements portés en appel devant le 
        tribunal supérieur. Ils retrouvaient (c'est une erreur) le pouvoir 
        de juger crimes et délits qu'ils n'avaient jamais eu durant la 
        période turque et, même corrigée par la possibilité 
        de l'appel, cette faculté répressive ne correspondait pas 
        à la tradition pénale puisque celle-ci était du domaine 
        de l'autorité et il y avait trop à craindre de l'arbitraire 
        de ces juges non formés pour une telle compétence.
 ---------Les 
        tribunaux rabbiniques sont maintenus avec appel possible devant le tribunal 
        supérieur. Pourtant, ces tribunaux spéciaux avaient de graves 
        lacunes. Ils ne pouvaient juger " au nom 
        du peuple français ", donc n'avaient pas la possibilité 
        d'imposer l'exécution de leurs décisions.
 ---------Un exemple 
        cité par l'excellente étude d'Edmond Norès, ancien 
        avocat général à Alger, montre bien cette difficulté 
        : le mariage rabbinique ne comportait, pour sa validité, d'autre 
        obligation que l'échange de consentements des époux devant 
        deux témoins. Un juif d'Alger prétendait avoir, dans ces 
        conditions, épousé une riche veuve oranaise qui niait le 
        mariage. Le tribunal rabbinique d'Alger lui donna gain de cause, mais 
        la veuve s'adressa de son côté au tribunal rabbinique d'Oran 
        qui lui donna raison. Le résultat fut que la veuve demeura chez 
        elle. ---------Cette seconde 
        période apparaît cependant comme la plus importante pour 
        l'organisation judiciaire de l'Algérie car elle porte déjà 
        en elle, tous les germes de ce que sera l'administration de la justice 
        algérienne telle qu'elle est encore en place à ce jour. 
        Elle allait cependant trop loin et trop vite dans l'assimilation, et de 
        ce point de vue, elle était en avance sur l'organisation administrative 
        et le statut de ce pays qui était encore soumis aux hésitations 
        et aux combats politiques de Paris. ---------En 1841, 
        la France est décidée enfin à conserver sa conquête. 
        Il s'agit donc maintenant de préserver les droits de ses nationaux, 
        d'ôter tout caractère précaire à l'organisation 
        du territoire et de la justice, de tenir compte de l'expérience 
        de ces dix années et d'adapter la justice à celle de métropole, 
        en tenant compte des particularités et des diversités des 
        populations algériennes.---------Une 
        troisième période va donc commencer avec les ordonnances 
        des 28 février 1841 et 26 septembre 1842.
 Période 1841-1854 ---------Cette période 
        voit le triomphe des idées assimilatrices. Les ordonnances de 1841 
        et 1842 vont s'efforcer de constituer des juridictions sur le modèle 
        métropolitain, la première créant une cour royale 
        et des justices de paix.
 --------La 
        cour royale connaît en appel de tous les jugements rendus par les 
        tribunaux civils ou de commerce et par les tribunaux musulmans. Constituée 
        en cour criminelle, elle juge tous les individus accusés de crimes, 
        indifféremment européens ou indigènes; elle connaît 
        aussi de tous les appels correctionnels. Les cadis perdent toute compétence 
        pénale sauf pour les infractions non prévues par la loi 
        française.
 ---------Plusieurs 
        justices de paix sont créées sur le modèle français 
        et se substituent donc aux commissaires civils, statuant en premier ressort 
        jusqu'à 300 F et à charge d'appel au-delà de cette 
        somme. Les cadis sont nommés par le gouverneur et leurs décisions 
        soumises à l'appel devant les tribunaux français. Plusieurs 
        textes créent des tribunaux à Blida, Constantine et Mostaganem, 
        créent une seconde chambre à la cour d'appel d'Alger avec 
        titre de premier président. Toutes les affaires civiles sont susceptibles 
        de pourvoi en cassation. Comme l'écrit Norès, on est allé 
        trop loin dans la voie de l'assimilation " 
        la théorie ne put entrer dans le domaine de la pratique et la force 
        même des choses et des faits, plus puissante que les conceptions 
        des idéologues, ne devait pas tarder à faire ressortir que 
        cette assimilation complète était inapplicable dans le domaine 
        de la justice civile en attendant qu'une expérience analogue vint 
        démontrer qu'elle n'était pas de mise en matière 
        criminelle ". --------Comment 
        confier en effet aux mêmes juges, les problèmes complexes 
        du droit musulman avec sesrègles particulières en matière de mariage, de répudiation, 
        de succession suivant des traditions typiquement musulmanes comme les 
        règles de dévolution par rahnia 
        (contrat de prêt sur gages sans usufruit), tsenia 
        (contrat de prêt sur gages avec usufruit) ou chefaa 
        (retrait d'indivision), le tout compliqué par l'existence de biens 
        habous et terres melk, 
        et les règles de droit français?
 
 ---------De 
        même, en matière pénale faire juger les criminels 
        musulmans par des Européens risquait de créer des inégalités 
        dans la répression. Crainte pas toujours justifiée comme 
        l'a montré une affaire qui avait, à l'époque, été 
        provoquée par le général d'Uzer qui, par ailleurs, 
        n'a pas laissé que de bons souvenirs en Kabylie où il exerçait 
        son commandement : un brick s'était échoué près 
        de Bône à l'embouchure de la Seybouse. Tous les efforts du 
        commandant de bord Brindejonc pour le sauver sont demeurés vains 
        et il dut quitter le dernier son navire.
 ---------Le 
        procureur du roi du ressort de Bône, dans un rapport à M. 
        Laurence, accusait les Arabes de la tribu de Béni-Urdjine, proche 
        du lieu du naufrage, d'avoir commis des atrocités sur les rescapés 
        sans que le général d'Uzer ne soit intervenu.
 ---------Le 
        tribunal de Bône a rendu, contre les membres de la tribu des BéniUrdjine 
        accusés d'actes criminels, un jugement particulièrement 
        bienveillant, condamnant cinq d'entre eux à cinq jours d'emprisonnement 
        et 300 F de dommages-intérêts à la charge de la tribu 
        toute entière.
 ---------L'expérience 
        acquise durant cette période permettait cependant de remettre en 
        question une politique d'assimilation complète; et si cette politique 
        ne fut pas abandonnée, elle donna lieu à de nouveaux textes 
        et au premier d'entre eux, le décret du 19 août 1854, qui 
        inaugure la quatrième période de l'histoire judiciaire de 
        l'Algérie.
 Période 1854-1962 ----------La principale 
        innovation de ce décret de 1854 est la création des justices 
        de paix à compétence étendue, nouvelle institution 
        tout à fait originale, destinée à rapprocher la justice 
        du justiciable dans un pays, écrit M. Zeys : " 
        presque aussi étendu que la France où il n'existe que seize 
        tribunaux de première instance, alors qu'il y en a 287 en métropole... 
        Il fallait donc : ou multiplier les tribunaux de première instance, 
        ou augmenter les attributions et la compétence des juges de paix 
        ". Cette création devait s'avérer très efficace 
        et se maintint jusqu'à la période contemporaine, sans modification. 
        Qu'était donc ce nouveau juge? Recruté comme en métropole, 
        ce juge devait en outre être titulaire d'un diplôme de législation 
        algérienne.----------Sa 
        compétence nouvelle le situait à mi-chemin du juge de paix 
        et du tribunal, car il avait désormais des pouvoirs étendus 
        en toutes matières, tant civiles que pénales.
 ----------1 
        - En matière civile et commerciale, le taux de compétence 
        est triplé.
 ----------2 
        - Comme juge des référés civils ou commerciaux, il 
        a la même attribution que les présidents de tribunaux de 
        première instance.
 ----------3 
        - En matière correctionnelle, il connaît des délits 
        entraînant une peine inférieure à deux années 
        d'emprisonnement ou une peine d'amende quel qu'en soit le taux.
 ----------4 
        - En matière criminelle et correctionnelle, il devient même 
        juge d'instruction, du moins dans la première phase de l'information, 
        pouvant procéder au premier interrogatoire et délivrer des 
        mandats de dépôts provisoires.
 ----------Hors 
        les villes où existaient des tribunaux de première instance, 
        tous les juges de paix devenaient " à 
        compétence étendue ", soit 99 au total, 
        contre 20 " à compétence ordinaire 
        ". Ils eurent un pouvoir considérable et une charge 
        difficile. En fait, pour les avoir pratiqués, je peux dire, comme 
        le professeur Jacques Lambert, que cette " 
        création empruntée à notre droit colonial s'est révélée 
        à tous points de vue excellente ".
 ----------Curieusement, 
        on a vu de tels juges faire toute leur carrière dans le même 
        tribunal. Je pense en particulier à ceux que j'ai fréquentés 
        Bernardot à Maison-Carrée, Ferrandis à L'Arba, dont 
        je ne me souviens du nom que parce que, pendant quinze ans, je n'en ai 
        pas connu d'autres dans leur justice de paix. Ils devenaient, pour tous 
        les citoyens, l'incarnation de la justice dans leur territoire et ils 
        avaient une connaissance complète de tous leurs justiciables.
 ----------Une grande 
        innovation fut, en matière de justice civile musulmane, 
        l'ordonnance du 23 novembre 1944, créant la chambre de révision 
        musulmane, chambre spéciale de la cour d'appel d'Alger, véritable 
        cour de cassation qui devait permettre d'unifier et clarifier le droit 
        musulman. La procédure est inspirée de celle de la cour 
        de cassation et, comme la cour suprême française, elle ne 
        juge pas au fond, mais rejette ou casse le jugement déféré 
        en le renvoyant devant un autre tribunal. jusqu'en 1962, la chambre de 
        révision est devenue un véritable régulateur du droit 
        musulman; sa jurisprudence a survécu à l'indépendance 
        et il continue à être fait référence à 
        ses décisions dans l'actuelle cour de cassation algérienne. 
        ----------Ainsi, 
        à partir de 1854, l'organisation judiciaire trouve sa forme définitive, 
        du moins sur le plan civil et avec périodiquement des textes 
        d'aménagement. On peut dire que désormais, sauf en matière 
        de droit personnel et succession, où le cadi demeure seul compétent 
        et où la chambre de révision est une juridiction spéciale 
        de droit musulman, la justice se rend en Algérie comme en métropole, 
        avec des juridictions de première instance, la cour d'appel d'abord 
        à Alger, puis à Oran et Constantine, des tribunaux de commerce, 
        conseil de prud'hommes.
 ----------En 
        matière pénale, la situation est plus complexe. En principe, 
        les contraventions et délits sont passibles, comme en métropole, 
        de simple police et de correctionnelle avec la juridiction déjà 
        examinée des juges de paix à compétence étendue. 
        ----------Sans 
        s'attarder sur les pouvoirs exercés pendant quelque temps par le 
        gouvernement général (l'internement administratif, le séquestre, 
        voire l'amende collective), et sur les peines disciplinaires infligées 
        par les commandants militaires, on voit se créer en 1902 les 
        tribunaux répressifs pour la connaissance des délits 
        commis par les indigènes; ils seront supprimés en 1930 au 
        profit des tribunaux correctionnels ordinaires.
 ----------La 
        même année 1902, par une loi du 30 décembre, sont 
        créées des cours criminelles pour juger les crimes 
        commis par les indigènes; l'expérience ayant montré 
        qu'ils ne pouvaient, dans leur propre intérêt, être 
        passibles des cours d'assises ordinaires composées de seuls jurés 
        européens. Ces cours étaient composées de trois magistrats 
        entourés de deux jurés européens et deux musulmans.
 ----------Malgré 
        cette composition, ces cours spéciales se sont montrées 
        généralement sévères et furent critiquées 
        dans la mesure où elles apparaissaient comme des juridictions d'exception. 
        Elles devaient être définitivement supprimées en 1942 
        et remplacées par les cours d'assises ordinaires auxquelles, donc, 
        on revenait. On prit soin cependant d'exiger dans le jury la moitié 
        de musulmans lorsqu'il s'agissait de juger un musulman. Pour avoir personnellement 
        plaidé devant ces cours d'assises à formation paritaire, 
        je peux dire qu'elles sont loin d'avoir eu la même réputation 
        de sévérité que celle des cours criminelles.
 ----------Telles 
        sont les grandes lignes de l'organisation judiciaire française 
        en Algérie. Il serait évidemment fastidieux, sinon sans 
        intérêt, d'entrer dans le détail de cette grande oeuvre 
        française, en n'oubliant pas qu'elle est presque partie de zéro 
        et qu'il fallut constamment innover, réfléchir, imaginer, 
        rebâtir, adapter et faire en sorte qu'aucune communauté ne 
        se sente brimée par ses juges. Il serait osé de dire qu'aucune 
        erreur n'a été commise et que tout fonctionna parfaitement, 
        et pour illustrer cette réserve, je vous parlerai d'une affaire 
        qui a déchaîné la chronique et les passions au XIXe 
        siècle et qui fut pour l'Algérie, une véritable 
        affaire Dreyfus avant l'autre. Ce fut l'affaire Doineau
 ----------Le capitaine 
        Doineau commandait le bureau arabe de Tlemcen, une de ces institutions 
        créées peu après la conquête pour rapprocher 
        l'armée des populations, ce qu'on peut comparer mutatis mutandis, 
        à ce que furent les officiers S.A.S. pendant la guerre d'Algérie. 
        Ils eurent leurs partisans et des adversaires résolus accusant 
        leurs titulaires d'être de petits potentats et décidés 
        à les faire supprimer. L'occasion leur en fut donnée par 
        cette affaire qui commença le 12 septembre 1856 par l'attaque de 
        la diligence qui devait relier Tlemcen à Oran. ----------À 
        3 heures du matin, alors que les six passagers somnolaient à bord, 
        subitement la diligence fut entourée par une douzaine de cavaliers 
        qui l'arrêtent et s'acharnent sur l'un des passagers, l'agha Ben 
        Abdallah, qu'ils tuent après lui avoir arraché sa légion 
        d'honneur; deux passagers sont blessés mortellement : le secrétaire 
        de l'agha et un négociant, M. Valette. Les soupçons se portent 
        immédiatement sur l'agha Bel'Hadj qui vouait une haine connue de 
        tous à la victime, avec qui il avait eu une violente querelle deux 
        jours auparavant et qui, injure suprême, lui avait tiré la 
        barbe. ----------Le juge 
        Doineau fut chargé de l'enquête qui ne donna aucun résultat; 
        à la suite de quoi, le général Cousin Montauban, 
        commandant la division d'Oran, dépêcha sur place un enquêteur 
        discret, l'agha Bendaoud, ami de la victime. Il semble que celui-ci ait 
        prêté l'oreille à tous les ragots qui couraient dans 
        la ville et il désigna dans son rapport plusieurs coupables, dont 
        bien entendu l'agha Bel'Hadj et aussi Si Mohamed Khodja, secrétaire 
        du capitaine Doineau. Des arrestations suivirent sauf celle de l'agha 
        qui s'enfuit au Maroc. Celui-ci devait être arrêté 
        quelques mois plus tard en revenant imprudemment à Tlemcen avec 
        sa nouvelle femme.----------Soit 
        par erreur de l'interprète selon certains, soit pour diminuer leur 
        propre responsabilité, certains inculpés mirent en cause 
        le capitaine Doineau comme instigateur du crime. Il est de fait que Doineau 
        détestait la victime qu'il accusait "de 
        faire suer le burnous suivant les méthodes pratiquées lors 
        de l'occupation turque ". Sur ces accusations assez douteuses, 
        Doineau fut arrêté, inculpé par le juge d'instruction 
        et incarcéré.
 ----------L'affaire 
        déborda aussitôt le cadre tlemcénien pour devenir 
        une affaire nationale, en opposant l'armée aux libéraux. 
        Tous les camarades de Doineau et la plupart des officiers défendront 
        avec acharnement Doineau, tandis que ses adversaires profitaient de cette 
        trop belle occasion pour demander la suppression des bureaux arabes; suppression 
        qu'ils devaient d'ailleurs obtenir le 27 octobre 1870.
 ----------Le procès 
        Doineau eut lieu à Oran en dix-sept audiences, du 6 au 23 août 
        1857. Les amis de Doineau crurent bien faire en lui choisissant comme 
        avocat Me Nogent Saint-Laurent qui avait défendu Napoléon 
        III quand celui-ci n'était que conspirateur. Bel'Hadj eut comme 
        avocat l'un des plus célèbres et plus brillants de l'époque, 
        Me Jules Favre, qui fut un véritable procureur pour Doineau et 
        usa de tout son talent pour condamner les bureaux arabes. Face à 
        Jules Favre, Doineau fut, semble-t-il, mal défendu et malgré 
        toutes les contradictions de ses accusateurs, fut condamné à 
        mort le 23 août 1857. Ce fut évidemment un déchaînement 
        dans l'armée, qui n'eut pas le retentissement que devait connaître 
        l'affaire Dreyfus, mais laissa tout de même beaucoup de traces. 
        Doineau fut finalement gracié et transféré à 
        Toulon avant d'obtenir, en 1859, la grâce complète de l'Empereur 
        sous la promesse, qu'il devait tenir, de s'éloigner de France pendant 
        dix ans et de ne rien publier sur son affaire. Il vécut jusqu'à 
        l'âge de 90 ans et mourut à Lille en 1914. ----------L'évocation 
        de la défense de Doineau me conduit à terminer en rappelant 
        comment s'est exercée la défense en Algérie pendant 
        ces 132 années de présence française. ----------Si 
        devant les cadis, et seulement devant eux, les plaideurs musulmans n'ont 
        jamais cessé d'être défendus par les Oukils, corps 
        de défenseurs traditionnels et institutionnalisés par le 
        décret du 18 octobre 1864, la défense des justiciables fut 
        assez rapidement organisée. Dès 1835, les barreaux étaient 
        créés et les avocats exercèrent leurs fonctions comme 
        en métropole. Le corps des avocats défenseurs disparut par 
        extinction avant d'être remplacé par les avoués qui 
        eurent le privilège de la postulation devant les tribunaux de première 
        instance et le droit de plaider dans les tribunaux où le barreau 
        n'existait pas et devant les juges de paix. L'accès au barreau 
        des musulmans fut définitivement consacré en 1862 par la 
        cour de cassation. De grands noms illustrèrent les barreaux algériens 
        : le bâtonnier L'Admiral, grand criminaliste, connut entre les deux 
        guerres une grande renommée qui dépassa le cadre du barreau 
        d'Alger; les bâtonniers Sansonetti, Sema, du barreau d'Alger ont 
        laissé le souvenir d'avocats d'assises redoutables, appelés 
        fréquemment devant les cours d'assises de métropole. Me 
        Goutermanoff, grand humaniste, s'illustra dans la défense (oh combien 
        délicate) du général Salan, après avoir été 
        lui aussi un spécialiste des assises.
 ----------J'ai 
        eu l'honneur de côtoyer la plupart de ces ténors, plaidant 
        parfois à leur côté. Pendant quinze ans, ils ont été 
        pour moi des modèles et après avoir exercé plus de 
        trente ans au barreau de Paris, je ne trouve pas que ces confrères, 
        et bien d'autres que je ne citerai pas, aient eu à envier le talent 
        de leurs homologues métropolitains.
 ----------Ils 
        ont d'ailleurs laissé en Algérie un souvenir vivace comme 
        j'ai pu le constater en visitant récemment le barreau d'Alger, 
        comme j'ai pu voir combien l'organisation actuelle de la justice en Algérie 
        est finalement le prolongement naturel de ce qu'elle fut en 132 ans de 
        présence française et, n'est-ce pas là le plus grand 
        hommage que les Algériens rendent à leur ancienne patrie?
 Me Roland Blanquerde l'Académie des sciences d'outre-mer
 
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