
          
          
        
        
          LE JARDIN D'ESSAI 
        Les jardins ! mot prestigieux 
          qui, aussitôt, évoque des visions paradisiaques, l'immobilité 
          d'une nature riche appesantie sous le soleil, la variété 
          des essences, le coloris des fleurs, l'apparition des oiseaux et leur 
          chant si personnel, toute une splendeur qui provoque des images de vie 
          antérieure, nous distrait de nous-mêmes et met au cur 
          la sourde nostalgie et l'obscur regret de paradis à jamais perdus. 
          
          
          Il y en a d'imposants par leur grandeur sobre et sévère. 
          Il y en a de mignards dans leurs méandres compliqués et 
          leur coquetterie. D'autres plaisent par leur composition et leurs lignes. 
          D'autres empruntent aux horizons qui bornent leurs terrasses tout leur 
          charme captivant. 
          
          Je pense aux jardins des Borromées, de la Toscane, de Rome. Je 
          pense aussi à Versailles, au Trianon, à la Malmaison. 
          
          
          Mais les jardins exotiques ont une gloire inégalée. 
          
          Et, parmi eux, nos jardins africains. 
          
          Dans un livre récent, Marrakech dans les Palmes, dont nous avons 
          donné ici même une page, M. André Chevrillon a célébré 
          lès beautés de ces jardins du Batha, à Fez, de 
          la Mamounya, à Marrakech, qui retiennent longuement l'attention 
          et la rêverie des voyageurs' émerveillés. 
          
          " Après tant de poussière et de soleil, écrivait 
          l'éminent académicien, pénétrer dans cette 
          fraîcheur d'ombre et de verdure, c'est un délice aussi 
          brusque et profond que si l'on porte à ses lèvres, par 
          un jour orageux d'été, l'eau glacée que l'on voit 
          perler au grès d'un alcarazas. 
          " Jardin de sultane ou de vizir? Je ne sais ; quand je l'ai vu, 
          celui-ci était encore tout inviolé, tout musulman. 
          " Aux heures de fatigue et de désenchantement, quel refuge 
          qu'un tel jardin ! Comme il nous enveloppe de paix, de sécurité 
          ! Quelque chose d'éternel y réside. Épaisseurs 
          de l'ombre végétale, rafraîchissement des yeux et, 
          dans le silence des choses, cette longue, voluptueuse rumeur, le roucoulement 
          de mille tourterelles, si faible, innombrable, incessant, qu'on dirait 
          la respiration même du jardin, sa lente respiration de sommeil 
          et de bonheur... " 
          
          De ces calmes jardins africains, une magie ensorceleuse émane. 
          
          
          Ils ajoutent à l'attrait mystérieux de cette terre marocaine 
          où les orangeraies, mêlant leurs fruits d'or aux palmes, 
          sous l'haleine de l'Atlantique, évoquent le faste légendaire 
          des dangereuses Hespérides. 
          
          En Algérie, le jardin d'Essai compte parmi les plus beaux. C'est 
          avec une joie profonde que je l'ai retrouvé. 
          
          De loin, une cime de cyprès l'annonce, et je reconnus que j'arrivais 
          à cette immense borne de bronze qui marquait pour moi un refuge 
          de silence, de solitude, d'éternité... 
          
          Tandis que j'avançais vers la masse obscure des arbres qui semblaient 
          élever, dans l'implacable chaleur de solides ruines d'airain, 
          un souffle brûlant remuait l'air, agitant, les cimes verdâtres 
          et roussies balancées avec lenteur, et je sentis alors tout le 
          jardin assoupi respirer voluptueusement. 
          
          Le sol jaune se tatouait de lentilles livides. 
          
          Ouverts comme des porches, les figuiers de banians, assurés sur 
          les fortes piles de leurs troncs, montaient, tumultueux, soutenant un 
          plafond taché de soleil. 
          Ils étaient emplis d'une ombre taciturne, sans fraîcheur. 
          
          
          Dans leurs ténèbres de cathédrale, j'admirais leurs 
          masses trapues, leurs branches retournées au sol pour y prendre 
          à leur tour racine et courber ainsi des voûtes naturelles 
          où se suspendaient des lianes et des chapelets de fleurs. 
          
          Je ne pouvais me lasser de m'anéantir, absorbé par tant 
          de puissance ; ils semblaient faits d'une matière volcanique. 
          De loin, les branches retombant à terre, verticales, et répandant 
          de tous côtés leurs racines comme des ruisseaux, avaient 
          l'air d'une coulée épaisse, figée comme une lave 
          refroidie. On eût dit, qu'en jaillissant de terre ces arbres avaient 
          soulevé, dans leur croissance, un limon mêlé de 
          feu. 
          
          Des chambres d'une verdure noirâtre, où le soleil filtrait 
          avec peine, sonnaient à mon pas, et, si je m'arrêtais, 
          j'entendais comme un bruit continu de gouttes d'eau, la chute sans fin 
          des baies, et leur brutal éclatement. 
          
          Parfois, violente sous son vernis, une feuille de caoutchouc tombait, 
          en tournoyant, devant moi. 
          
          Plus loin, j'entrevis une eau noire, sons un tissu de mousse déchiré 
          par endroits, et qui était comme le vêtement velu de cette 
          nappe d'eau luisante. 
          Des cocotiers élevaient des fûts lunaires, poudrés 
          d'une poussière bleue... 
          
          Autour d'un palmier, un convolvulus enroulait sa tige, et ses fleurs 
          de soie bleue se défripant autour du tronc se mêlaient 
          aux fruits orangés sous les palmes. 
          Un bassin vide rempli de feuilles brûlées et encerclant 
          un îlot de bambous, apparut à un tournant d'allée 
          tandis que dans le ciel plus vaste montait, d'un jet puissant, un livistopa 
          australis. 
          
          Le datura, que j'avais respiré tant de fois en me haussant sur 
          la pointe des pieds, laissait pendre les calices déchiquetés 
          de ses longues fleurs sans tache. Elles versaient à terre une 
          odeur vireuse. Et, immobile, l'arbre baignait ainsi dans son propre 
          parfum, suspendant autour de son feuillage une nappe de poison. 
          A gauche, sous une rangée d'aréquiers éclatés 
          très haut dans le ciel, au-dessus des banians, et dressant dans 
          le bleu leurs fruits immaculés comme des cônes de neige, 
          des iris et des glaïeuls immobilisaient leurs petites flammes rouges 
          et jaunes. Posé sur l'une de ces fleurs, un papillon tigré 
          de noir la balançait mais au seuil de ces ténèbres 
          végétales, où se déplie, sans cesse, comme 
          un voile flottant, une sonore nuée d'insectes, leurs oreillettes 
          enflammées semblaient toutes la proie d'une maladie qui les ronge. 
          
          
          Et, parmi elles, dont le cramoisi tournait au tabac, le papillon intact 
          posait une tache de fraîcheur. 
          De l'autre côté de l'allée, sous des palmiers nains, 
          une suite de bougainvillées propageaient de la pourpre à 
          travers la plate-bande. 
          Des Arabes tournaient, attelés à une noria. Tandis que 
          j'avançais vers l'allée des bambous, ce bruit de cascade 
          répandait une douce fraîcheur, mais l'eau elle-même, 
          dure et solide, avait, dans l'ombre du sous-bois, l'éclat fatigant 
          de l'acier. 
          
          Elle semblait déverser un épais métal en fusion 
          dans la chaleur implacable du jour. 
          Une sorte d'ivresse me pénétra sous ces feuillages inconnus, 
          sous ces arbres aux noms barbares, dans cette demi-clarté où 
          les aloès, debout, avec les membres repliés de leurs feuilles, 
          semblaient prêts à marcher sur nous comme des pieuvres 
          végétales. 
          Bientôt, l'allée des banians s'ouvrit autour d'uni grand 
          bassin, sur une salle de verdure. 
          
          Là, les branches, se rejoignant, formaient au-dessus de nos têtes 
          un dôme immense, naturel, et comme pour en supporter la pesante 
          architecture, du centre du bassin jaillissait un latanier géant. 
          
          
          Le silence, vibrant au-dessus de cette eau couverte de lentilles et 
          de mousse, n'était troublé que par le craquement des feuilles, 
          et il ne m'arrivait dans cette solitude profonde, abandonnée 
          même par les oiseaux, que la respiration de l'air, où, 
          seules, bougeaient les cimes des arbres. 
          Devant le croupissement de cette eau, où se corrompaient les 
          nymphéas et les sagittaires, il me sembla que j'atteignais le 
          pourrissoir même de l'Été. 
          
          A travers les troncs de banians, dans le sous-bois, le sol était 
          couvert d'une épaisse toison de feuilles torréfiées, 
          couleur de tabac, d'éponge. Et ce feutrage, aux nuances amorties, 
          allait du jaune clair à l'acajou. 
          
          Par places, dans les terres brûlées, des nappes de cendre 
          étalaient des lividités d'un bleu lunaire. 
          
          Les palmiers, habillés d'un pelage pourri, perdaient leurs feuilles, 
          d'autres étaient gainés d'une peau velue aux longs poils 
          blanchâtres qui, écorchée se retournait par endroits, 
          et ils étaient semblables à des bêtes dépecées. 
          
          
          Et un entassement aux odeurs violentes, les dattes et les drupes: d'or 
          desséchaient sur les mousses noires, 
          
          Autour d'une serre, une ligne de bananiers flotta, agitant ses franges. 
          Elles étaient d'un vert reposant, au milieu de ces feuillages 
          que le soleil heurtait comme du bronze sans pouvoir éclairer 
          leur formidable immobilité de métal. 
          
          Enfin, je débouchai dans l'allée des dragonniers, et je 
          reconnus aussitôt cette colonnade d'arbres armés de faisceaux 
          pareils à des porteurs de trophées, et dont les troncs, 
          entaillés, sécrétaient une gomme rouge. 
          
          On aurait dit du sang figé entre les lèvres des encoches 
          dont les bourrelets gonflés rappelaient d'atroces blessures. 
          
          Comme ils m'avaient hanté autrefois, ainsi surgis, et, au sortir 
          du sol, se départageant en membres à leur tour multipliés, 
          pour brandir et croiser des lames hérissées de piquants. 
          
          
          Entre chacun de ces arbres, rompant leur voûte venimeuse, un palmier 
          jaillissait pour épanouir son étoile à une immense 
          hauteur. 
          C'est surtout par son caractère exotique que plaît ce jardin 
          où des essences, tropicales même, sont aujourd'hui acclimatées.. 
          On y voit le datura voisiner avec le cocotier, une allée de dragonniers 
          succéder à une allée de bambous. Le livislona australien 
          dépasse de sa haute cime étoilée le classique palmier 
          des oasis africaines. Les aloès, les papyrus, les cactus, les 
          yuccas, des plantes grasses aux formes étranges d'éponges 
          ou de polypes géants armés d'épines et couronnés 
          de fleurs jaillissent de cette terre privilégiée comme 
          pour en interdire, aux heures pensives de l'automne et de l'hiver, l'accès 
          et le séjour. 
          
          Ce n'est, pas un jardin fait pour le rêve. 
          
          Le promeneur n'y recueille que des suggestions de puissance et de liberté 
          sauvages. Seule, l'idée de force, d'une éternelle vigueur 
          renouvelée sans cesse s'impose à l'esprit accablé. 
          
          
          On y évoque les premiers jours du monde, les espèces disparues, 
          les combats sans merci de la savane et de la jungle, l'affût des 
          grands fauves, le campement des reptiles, toute une vie animale, dangereuse, 
          puissante... 
          
          C'est pour tempérer d'ordre, de douceur, d'harmonie cette influence 
          exotique, ces rudes conseils que l'on s'est avisé, de créer, 
          dans une aile de ce jardin aux aspects de brousse, un jardin fait pour 
          l'esprit plus encore que pour les yeux, un de ces jardins classiques 
          que l'on a si justement appelés les jardins de l'Intelligence. 
          
          Et, comme pour lui donner toute la signification qu'il exprime, on a 
          choisi, afin d'y dessiner les perspectives de ses parterres, un vaste 
          terrain séparé du jardin exotique par une admirable allée 
          de platanes. 
          
          Devant ces arbres occidentaux - les premiers atteints par l'automne 
          - sensibles aux nuances des saisons et abandonnant, leur frileux feuillage 
          aux premiers signes des vents, on songe invinciblement aux douces toiles 
          argentées des Rousseau, des Millet, des Corot, aux chefs-d'uvre 
          pensifs de l'École de Fontainebleau. 
          
          Ils marqueront, entre les violences du jardin.désordonné 
          et les douceurs du jardin aux allées rectilignes une transition 
          toute naturelle et l'esprit ne sera point surpris de trouver derrière 
          ce rideau de platanes, après les excès d'une rouge savane, 
          toute la classique tenue d'un jardin à la française. 
          
          Les travaux sont déjà très avancés et l'on 
          peut, dès à présent, juger du bel ensemble de cette 
          perspective, de cette esplanade de gazons et d'eaux dormantes qui, d'une 
          terrasse appuyée à la colline, descend insensiblement 
          vers la mer. 
          
          Mais, si français qu'il apparaisse, ce nouveau jardin conserve, 
          malgré tout, des affinités africaines. Je ne sais s'il 
          sera possible d'en faire jaillir ces énormes et fragiles bouquets 
          que sont les jets d'eau et les jeux d'eau de Versailles, par exemple, 
          ou des Tuileries. 
          
          Je ne sais, d'autre part, s'il sera possible d'en animer les escaliers 
          et les terrasses de ces beaux gestes de bronze et de marbre où 
          les Coysevox, les Puget, les Pradier, les Carpeaux ont laissé 
          l'empreinte harmonieuse de leur génie. 
          
          Quoiqu'il en soit, il plaît, déjà et charme par 
          l'ordonnance de son dessin, par la simplicité de. ses lignes, 
          par la manière, correcte et galante à la fois, dont il 
          collabore avec cet horizon marin. 
          
          Rien n'est plus malaisé, en effet, que de vouloir composer un 
          jardin au bord de la mer. 
          
          Il entre dans ces projets beaucoup de prétention et d'audace.. 
          
          
          N'est-ce pas vouloir distraire d'un spectacle grandiose par un autre 
          spectacle qui risque fort de paraître, à côté, 
          mesquin et mignard, marqué des caractères fragiles que 
          revêt l'uvre de l'homme en face de l'uvre de Dieu 
          ?... 
          
          C'est la rencontre de l'éphémère avec l'éternité. 
          
          
          Et si, quelquefois, dans une entreprise humaine, l'un n'est pas écrasé 
          et anéanti par l'autre, c'est que 
          le génie s'est révélé. 
          
          L'uvre tentée au jardin d'Essai aura-t-elle cette haute 
          valeur? Je ne pense-pas que soit aussi grande l'ambition des hommes 
          d'intelligence et de talent dévoués à ces travaux. 
          
          
          Ils n'ont certainement pas puisé leurs directives dans la lecture 
          des Jardins de l'Intelligence où M. Corpechot analyse avec tant 
          de finesse l'esprit qui a présidé à la création 
          des jardins de Versailles. 
          
          On saisit dans ces pages remarquables le lien secret qui. existe entre 
          le grand Siècle et ces cadres hautains et solennels où 
          la verdure même subit un joug royal. 
          
          Quelle harmonie mystérieuse fait se rejoindre, en effet, le style 
          d'un Bossuet, d'un Boileau, d'un Pascal ou d'un La Bruyère et 
          le style de ce grand dessinateur de jardins que fut Le Nôtre ! 
          
          
          Nos maîtres-jardiniers n'ont certes pas songé à 
          imposer à notre pensée les influences de cette discipline. 
          
          Leur dessein est, plutôt un hommage à cette Méditerranée 
          avec laquelle ils n'ont pas voulu rivaliser de grandeur et.de charme, 
          mais qu'ils ont eu seulement l'idée de nous présenter 
          dans un cadre vraiment digne d'elle. 
          
          Tel est, je pensé, le désir de ceux qui ont osé 
          étendre sur un rivage africain le tapis rare et nuancé 
          d'un jardin à la française.