|  XIV MAIS la Casbah des familles ne peut plus 
        observer une intransigeance absolue en ce qui concerne l'impénétrabilité 
        du gynécée. Car de jour en jour, la cherté de la 
        vie, l'étroitesse du territoire rendent cette observance impossible. 
        Très peu de musulmans de la Casbah d'Alger connaissent actuellement 
        le bonheur de vivre seuls, chez eux, dans une maison absolument étanche. 
        Car la plupart des musulmans de la Casbah d'Alger sont pauvres et la plus 
        étroite chambre s'y loue de cent à deux cents francs par 
        mois (non meublée) . Les propriétaires de ce tertre s'entendent 
        à exploiter d'autant plus leurs coreligionnaires qu'ils sont moins 
        surveillés. Il n'est pas un immeuble moderne et pourvu de tout 
        le confort, dans la basse ville française, dont le loyer atteigne 
        proportionnellement des prix aussi exorbitants.
 Voilà donc des gens à qui le secret pour mieux vivre intimement, 
        selon leur loi morale, serait nécessaire, obligés de se 
        parquer et souvent entre gens de régions différentes dans 
        la même maison. Comme ils sont tous aussi soucieux au moins de respecter 
        les préceptes coraniques, chaque locataire mâle fait de son 
        mieux pour se tenir à l'écart des autres locataires et surtout 
        pour ne jamais se trouver sur le chemin des femmes qui ne sont pas les 
        siennes. En plein été, c'est assez difficile, car pour avoir 
        plus d'air et les chambres ne s'aérant que par le patio, on laisse 
        les portes ouvertes, en les masquant simplement d'une tombée de 
        cotonnade. Le plus souvent, même, on relève avec une embrasse 
        d'occasion, le rideau. Alors de temps à autre, principalement au 
        moment de la reprise du travail, on entend les maisons mauresques honnêtes 
        résonner de claquements de mains et d'annonces de ce genre... " 
        O soeurs, je vous préviens que le Mien va sortir !.. " Aussitôt, 
        les rideaux de cotonnade se rabaissent sur le mystère des chambres
 
 - 176 -
 
 et des charmantes jeunes femmes. L'homme peut passer sans voir ce qu'il 
        ne doit pas voir.
 
 C'est une goujaterie, chez les musulmans, que de chercher à surprendre 
        le secret du visage d'une femme honnête, même dans les milieux 
        les plus humbles, et bien que ces milieux soient les plus affranchis de 
        beaucoup. Car dans la Casbah d'Alger comme dans nombre d'autres points 
        de l'Afrique du Nord, c'est par le peuple que la pénétration 
        des deux races s'effectue, parce que c'est là qu'on y prend le 
        moins garde à l'opinion publique et qu'aucune idée préconçue 
        de fausse dignité n'y vient gêner le naturel besoin d'échange 
        humain. Un musulman de famille réputée d'origine maraboutique, 
        un grand ou petit bourgeois de l'Islam représentent en Afrique 
        du Nord ce que certains vieux nobles des provinces françaises représentent 
        comme éléments rétrogrades et médiévaux. 
        Sur eux et sur leurs familles plane sans cesse la surveillance occulte 
        des autres aristocrates du clan... Tandis qu'un arabe de bas étage, 
        un travailleur manuel quelconque qui revient dans la Casbah après 
        un séjour de plusieurs années aux environs immédiats 
        de Paris ou de quelque grande ville industrielle du Nord, s'il ne se remet 
        plus à vivre absolument comme il vivait auparavant, personne ne 
        s'inquiète de l'exemple déplorable fourni par ce mesquine...
 
 La fraternisation des races se fait donc avec infiniment plus de souplesse, 
        moins d'orgueil, d'arrogance et d'intransigeance entre gens du peuple, 
        entre simple besogneux qui connaissant de part et d'autre peu de livres 
        et de textes tabous ne peuvent s'en servir comme de rempart ou de projectiles 
        l'un contre l'autre. Quand on peine pendant huit ou neuf heures par jour 
        sur la même glèbe et surtout dans la même triste enceinte 
        usinière, on ne garde pas ses distances comme entre étudiants... 
        C'est ainsi qu'on entend, parfois, vers une fin de service, des employés 
        de tramway appartenant aux deux races, échanger des nouvelles de 
        leurs familles avec abandon.
 
 Un musulman sorti du lycée, lui arrive-t-il souvent de s'entretenir 
        de sa vie familiale avec un ancien condisciple chrétien ?
 
 Un arabe du peuple peut trouver sa compagne dans quelque fille de France 
        d'une humble condition. Quel bourgeois algérien donnerait son enfant 
        même laide, disgraciée, bossue, en mariage à un notable 
        musulman ? Et quel notable musulman consentirait à polluer sa race 
        en offrant son fils en holocauste à la plus belle des filles des 
        conquérants ?
 
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 Ahmed a servi vaillamment la France pendant la guerre, dans le corps des 
        tirailleurs. Un bon soldat, engagé volontaire d'avant 1914..., 
        qui avait déjà fait campagne au Maroc... un de ces gars 
        qui lorsque le chef français en valait la peine se montrait capable 
        d'arriver sur le parapet de la tranchée, le premier, malgré 
        la charge du sac, du lourd barda de l'armée d'Afrique, pour protéger 
        justement de son sac, de son barda, de sa poitrine, celui-là qu'il 
        jugeait un homme entre les hommes.
 
 A la fin de la guerre, Ahmed qui s'était battu continuellement 
        sur le front de France et qui avait la médaille militaire, plus 
        d'innombrables étoiles et palmes sur sa croix de guerre, éprouva 
        quelques difficultés à se réacclimater sur son sol 
        natal... Là-bas, en France, il était un égal... Ici, 
        il aurait fallu ne jamais sortir de la Casbah pour garder des illusions 
        suffisantes. Même sur les monuments aux morts, les noms des fellahs 
        indigènes se trouvaient relégués sur la face la moins 
        exposée aux regards... Ahmed repartit pour la France comme travailleur 
        d'usine... Aubervilliers... Pantin... Levallois... Corbeil... Ces gens 
        qui savent si bien sourire et qui vous tendent tout de suite une main 
        si ouverte, si franche... De vrais français de France, pour tout 
        dire... Pourquoi faut-il que leur pays manque tellement de soleil pendant 
        de si longs mois... Et même alors, si pour retrouver quelque idée 
        blonde compensatrice, on admire de temps à autre la toison claire 
        de certaines filles de France, non, ce n'est pas tout à fait ça... 
        Et quand on essaie de leur expliquer ils rient gentiment... mais ils rient... 
        " Chez nous... écoute... notre soleil d'un mauvais jour d'hiver, 
        ce lion, il vaut mieux que votre petit soleil de plein été, 
        ce chacal pauvre ! "
 
 Alors, Ahmed, bien que ces gens de France soient si doux à son 
        coeur, par grand amour de la pleine et véritable lumière, 
        revient ici, dans la Casbah d'Alger... Il se peut qu'il ramène 
        avec lui, pour assurer la transition, quelque Marie de France... Il se 
        peut aussi qu'il épouse seulement après son retour quelque 
        autre brave fille de sa race qui s'appellera aussi couramment Fathma.... 
        De toute manière, il possédera certainement un appareil 
        de T. S. F.... un mobilier d'inspiration européenne assez atroce... 
        payable à tant par mois... Il est possible également qu'il 
        lise l'Humanité ou le Populaire.... Il est certain, en tout cas, 
        que Fathma comme Marie sera emmenée souvent au cinéma. Il 
        se peut aussi qu'il tance ou corrige en rentrant Fathma ou Marie s'il 
        juge qu'elle a paru s'intéresser (en se retournant fréquemment) 
        à quelque autre spectateur mais cela peut arriver aussi bien à 
        quelque natif de Sicile ou d'Alicante... de Bastia même... comme 
        à n'importe quel habitant de n'importe quel rivage latin.
 
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 De temps à autre, à l'occasion de quelque fête musulmane 
        ou française (car c'est en somme un malin qui a trouvé, 
        en participant aux deux civilisations, une manière commode de doubler 
        le nombre des jours fériés) il boit de l'alcool et cite 
        alors aux musulmans bien pensants qui l'embêtent avec la doctrine, 
        ce proverbe d'Islam :
 
 " Il a manqué au Prophète de connaître la plus 
        douce des extases : celle de l'ivresse ".
 
 Puis il regagne le patio où Fathma comme Marie est certainement 
        en train de manoeuvrer la machine à coudre... Et son adversaire 
        aurait beau jeu de lui rétorquer qu'il fût dit, parlant de 
        la charrue, cette ancêtre des mécaniques : " Partout 
        où la machine entre, la honte entre avec elle ".
 On n'en saurait conclure que le déshonneur est ainsi entré 
        dans la plupart de ces demeures musulmanes de la Casbah où actuellement 
        on entend si souvent résonner ce bruit de roue et de pédale. 
        Car il semble, au contraire, que dans une telle pénurie mondiale 
        de travail pour les hommes, souvent, leurs femmes puissent apporter un 
        salaire libérateur et parfaitement noble au logis musulman.
 *** Il y a une dizaine d'années, quand 
        l'on pénétrait vers la fin de l'après-midi dans les 
        demeures musulmanes honnêtes, on y trouvait rarement les femmes 
        occupées d'autre chose que de surveiller le repas, de jouer avec 
        les enfants, de parler entre elles. Aujourd'hui, il n'est pas de logis 
        modeste où l'on ne puisse contempler des travailleuses tissant 
        des tapis, brodant des étoffes ou des cuirs, confectionnant des 
        vêtements ou sous- vêtements pour les deux sexes. Mais ces 
        confectionneuses à domicile de chemises d'hommes, de gandouras, 
        de serrouels, de robes, ont au moins un avantage sur leurs soeurs d'Europe 
        besogneuses. Elles travaillent en plein air, sur leurs terrasses ouvertes 
        à tous les vents du large ; sur leurs terrasses qu'a baignées, 
        assainies, le soleil aux heures ardentes, qu'embaume le basilic, au soir 
        ; sur leurs terrasses que les bavardages des heureuses qui ont la chance 
        de pouvoir demeurer bras ballants savent enrichir d'un vaste apport de 
        commérages... sur leurs terrasses d'où l'on surveille tout 
        ce qui arrive par le chemin de la mer...
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 A l'heure du crépuscule, une vieille kabyle, la main en auvent 
        sur ses yeux, interroge l'horizon marin...
 
 - O Fathma ! que regardes-tu ?
 
 - Seulement, ma belle, si le courrier assez tôt il arrive pour que 
        le facteur il nous donne de la France, ce soir I
 
 - Et que peux-tu attendre de France, O Fathma ?
 
 - Des nouvelles de mon plus grand fils qu'il travaille là-bas depuis 
        longtemps déjà dans une usine et qu'il envoie l'argent chaque 
        fois qu'on le paie pour qu'on lui achète de la terre et des moutons 
        en Kabylie. Ya...a ! oilà maintenant deux semaines et plus même 
        qu'il n'a pas écrit la carta !
 
 - Oh... Fathma... Tu as donc peur qu'il ait mangé cet argent de 
        la dernière paie ?
 
 - Non, l'argent qu'on mange, ce n'est rien ! Mais il y a la santé 
        et la coutume... Ah ! malgré qu'il gagne tant, peut-être 
        il aurait mieux valu qu'il reste ici et contre le coeur de sa mère... 
        Tu sais bien ce que c'est, ma belle, quand on n'est pas chez soi... Des 
        fois... on se dispute avec un qui n'est pas fort et qui est traître.. 
        et qui sort son couteau.... Des fois.... aussi... on fait la connaissance 
        d'une femme qui n'est pas trop mauvaise peut-être... Ah ! excuse-moi, 
        ma belle... c'est une roumia... Et alors, comme vous autres roumias vous 
        savez être fortes avec les hommes, elle lui fait acheter la petite 
        épicerie ou le café, là-bas... Et moi, je meurs bientôt 
        sans avoir jamais revu celui-là, le meilleur que j'aime...
 
 Le courrier apparaît au large, sur la mer houleuse et Fathma tend 
        vers lui son visage de Mater Dolorosa, éternelle, internationale.
 *** Six heures, sur les terrasses, encore, au plein de l'été... 
        Les femmes pépient, les enfants jouent, piaillent, rient, pleurent... 
        La mer est calme... Les nouvelles, étales... Rien ne se passera 
        peut-être de scandaleux ou de stimulant aujourd'hui... Soudain, 
        apparaît sur l'un de ces belvédères, un homme.... 
        ou une apparence d'homme car il est petit et chétif.... Peu importe... 
        n'est-ce pas et on ne s'explique pas comment il est venu... peut-être 
        un maboul... Un homme sur les terrasses ! Alors, les femmes s'en-
 
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 fuient ou plutôt font mine de s'enfuir... Elles savent trop combien 
        la plupart de leurs compagnes se feraient un plaisir de les dénoncer... 
        si elles restaient complaisamment... une seule seconde en arrière... 
        Elles fuient... Elles S'écartent... Elles esquissent un simulacre 
        d'effarouchement et c'est admirable de simultanéité comme 
        d'hypocrisie... Car telles les filles de Loth, elles se retournent en 
        fuyant ce qu'elles désirent ou ce qu'elles craignent, mais c'est 
        tout pareil... Ce mouvement de repli des corps et ce consentement des 
        visages qui veulent quand même voir et savoir est admirable de promptitude 
        et d'ensemble. Voudrait-on le leur faire réaliser exprès 
        que jamais elles n'y parviendraient pareillement...
 
 La première : la plus vertueuse... ou la plus sournoise n'a pas 
        encore atteint le premier échelon de l'escalier qui conduit au 
        gynécée, qu'un éclat de rire collectif éclate 
        qui suspend son élan... L'homme, objet de tout ce déplacement, 
        mouvement, tumulte, n'est qu'un faux homme... Sa chéchia tombe... 
        et voici de longs cheveux blonds, sa gandoura se relève et voilà 
        des hanches qui sont accomplies et des seins qui pointent... Enfin, cette 
        fausse moustache faite d'une extrême longueur de chevelure sacrifiée 
        se décolle... Voici que de cette apparence d'homme.... hélas.... 
        surgit la réalité coutumière sous l'aspect de Zakia 
        qui est un démon mais seulement un démon femelle !
 
 C'est ainsi que, parfois, les musulmanes des plus hautes terrasses de 
        la Casbah d'Alger jouent à des jeux d'enfants à peine perverses 
        ou de pensionnaires trop recluses qui rêvent forcément de 
        l'amour fait homme sous ses diverses incarnations et ses noms multiples.
 ***
 L'adultère de la femme indigène 
        se voit souvent cantonné dans les limites familiales, les hommes 
        de la parenté ayant seuls le droit de pénétrer dans 
        la demeure et de franchir le seuil du gynécée. Cela réduit 
        extrêmement les mélanges de sang et les surprises physiologiques. 
        Quand l'enfant du péché naît, il ressemble de toute 
        manière à quelque ancêtre ou allié.
 Les femmes de la Casbah sont généralement impitoyables entre 
        elles, quand elles sont du même clan et surtout de la même 
        génération. En compensation, elles sont à peu près 
        certaines d'être aidées, favorisées par les vieilles.
 
 Les vieilles de la Casbah sont encore plus ardemment proxénètes 
        que les vieilles de partout ailleurs. D'abord parce que sur ce territoire 
        où
 
 - 185 -
 
 le danger est plus grand, où les coutumes rendent tout plus difficile, 
        leur science est mieux appréciée, donc leur bénéfice 
        plus certain. Ensuite, parce qu'elles ont connu pendant leur propre jeunesse 
        tant de difficultés, de contraintes, de péril à joindre 
        qui leur plaisait qu'elles sont maintenant enchantées de penser 
        qu'elles peuvent aider une jouvencelle à duper leur vieil ennemi 
        commun : l'homme...
 
 Les adolescentes de la Casbah familiale sont généralement 
        mariées sans aucune connaissance, sans aucune présentation 
        préalable, sans nul souci de concordance physique ou morale, soit 
        à des barbons hors d'usage, soit à des jeunes gens dont 
        elles n'apprécient pas forcément le rythme sensuel, excessivement 
        rudimentaire et bref. Après avoir fait crédit, pendant un 
        certain temps, soit à l'impuissance, soit à la fougue extrême 
        et s'il ne leur vient pas d'enfants, elles éprouvent fatalement 
        le besoin de ne pas laisser fuir inutilement leur courte jeunesse (il 
        est, dans ce pays, dans cette enclave, des vieillardes irrémédiables 
        de trente à trente-cinq ans) . Elles veulent tenter... une fois 
        au moins... et même au péril de leur vie... de frémir 
        sous l'assaut d'un mâle construit à leur gré, répondant 
        à leur exigence essentielle... Exactement de la façon dont 
        certains alpinistes ne voudraient pas mourir sans franchir un pic réputé, 
        dont certains aviateurs ne pourraient imaginer de finir sans dépasser 
        une performance. Pour la plupart des femmes de la Casbah, comme pour la 
        plupart des femmes dans le monde, certain sommet de la jouissance atteint 
        malgré mille déceptions vaut seul d'avoir vécu.
 ***
 Mahmoud revient de France après un 
        séjour prolongé aux usines Citroën. Il fait actuellement 
        prime parmi la gent réputée honnête des dames des 
        terrasses. Car il paraît qu'en outre du parfait savoir d'un mécano 
        de première classe, il apprit, là-bas, à faire l'amour 
        à la française... Mahmoud, sous peine de mourir à 
        la tâche, sera probablement obligé de repartir. ***
 Il est des ruses diverses pour qu'un couple 
        clandestin parvienne à se joindre dans la Casbah d'Alger. Un homme 
        résolu peut revêtir un costume de femme musulmane... ses 
        moustaches y sont parfaitement à l'abri... ne surgit que le feu 
        mâle de son regard entre les fentes du masque de toile. Il est aussi, 
        dans certaines maisons surpeuplées d'indigènes, des célibataires 
        auxquels on ne peut vraiment interdire de recevoir dans leur chambre quelque 
        camarade, parfois... Que le locataire véritable s'éclipse 
        à certain moment pour laisser le champ libre à son meilleur 
        ami, qui pourrait
 - 186 -
 
 y trouver à redire ?... Et si Khedidja dont le mari est occupé 
        pour toute l'après-midi, en bas, à la marine, en profite 
        pour venir reposer à son côté, qui peut le savoir 
        ?
 *** Les terrasses, qui, au plein jour, sont strictement 
        réservées aux femmes, peuvent aussi, en pleine nuit, servir 
        de couche à la vérité un peu dure... à quelque 
        couple réprouvé. Dans ces cas là, généralement, 
        la dame a pris la peine d'administrer à son vieil époux 
        une dose de kif suffisante et quand elle monte pour respirer nuitamment 
        sur la terrasse elle se munit d'un vaste et léger haick de soie 
        qui pourrait couvrir deux personnes au moins... Elle bâille alors 
        ostensiblement et déclare que dans sa chambre on étouffe 
        et qu'il lui paraît préférable de passer la nuit ici... 
        Elle est si nerveuse !... " Ah oui, en vérité, Ya Allah 
        ! tu peux le constater ! " Car cette bonne musulmane, au cours de 
        la nuit, secoue furieusement ce haïk léger dont elle s'est 
        recouverte... Une petite fille encore naïve et déjà 
        atteinte d'insomnie précoce, de temps à autre, en se soulevant 
        jusqu'à pouvoir regarder au-dessus d'un mur de terrasse, contemple 
        avec une sorte d'épouvante ce monstre informe qui s'agite sous 
        l'étoffe. Pourtant celle qu'elle vit se glisser dessous était 
        si mince ! Mais l'ombre amplifie tout. *** Aucune entrave: physique, religieuse ou morale 
        n'a jamais empêché les femmes inoccupées et insuffisamment 
        mères de rêver à ce qu'on appelle l'amour. Ce jeu 
        ou ce besoin est presque toujours le but essentiel de leur vie, au moins 
        de l'adolescence à la ménopause. Il semble même que 
        plus l'on multiplie les obstacles et plus l'on développe en elles 
        une propension à la ruse, au mensonge qui ressort de leur seul 
        et véritable génie. Il en est des femmes recluses comme 
        des condamnés politiques : elles ne songent qu'à nuire à 
        leur tyran.
 C'est pourquoi il y a certainement autant de maris dupés dans la 
        Casbah d'Alger que dans la basse ville française et dans le monde 
        musulman, en général, autant que dans le monde chrétien. 
        Une preuve indéniable de ceci, c'est qu'il existe, dans la langue 
        arabe, une infinité d'expressions pour déterminer, situer, 
        qualifier les différentes sortes de cocus.
 
 C'est ainsi qu'on désigne et classe d'abord, en tête de liste 
        : Celui qui ne sait pas et ne saura jamais... Puis Celui qui se doute 
        à peine mais n'arrive et n'arrivera jamais tout à fait à 
        savoir... Et puis le plus gourmand :
 
 -187 -
 
 Celui qui en profite... Sans préjudice de Celui qui le supporte 
        par abnégation, pax esprit de larrale et de sacrifice pour 1a race 
        car son plus jeune frère, son cousin, son neveu n'ont encore contracté 
        aucune maladie vénérienne... Il y a encore Celui qui l'est 
        par impuissance ou par dégoût, car il n'aime pas les femmes... 
        Et Celui qui l'est par respect et tradition car son grand-père, 
        son père l'ont été avant lui !... Ou Celui qui l'est 
        par gloriole car s'il n'est que simple marchand, sa femme au moins vient 
        d'être couverte par un caïd, le plus grand des caïds et 
        portant la cravate de la Légion d'Honneur !
 
 Foison de cocus... cocus innombrables... par vocation... par persuation... 
        par impéritie... par indifférence... par faiblesse... par 
        sadisme... par timidité... par mépris... Mais les surclassant 
        tous et multiple en un Seul, le Cocu double ou triple et même quadruple 
        si ses nombreuses épouses s'avisent de le tromper en même 
        temps.
 
 Tout dernièrement, un mari musulman ainsi dupé, revenant 
        de voyage à l'improviste et trouvant fort mal occupées ses 
        femmes légitimes, les tua toutes deux de la même arme détonante 
        tandis que les complices trouvaient le moyen de s'enfuir.
 
 Ainsi, parfois, dans la Casbah d'Alger comme ailleurs, le cocu ignorant 
        se métamorphose-t-il subitement en cocu cruel.
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