|  XIII LES mères de familles de la Casbah 
        ont une grande crainte de voir leurs filles échouer un jour dans 
        le quartier spécial et le mariage seul, tant qu'elles sont jeunes, 
        leur paraît capable de les préserver de cette honte.
 Aïcha vient d'être répudiée par son mari. Sa 
        mère aussitôt s'efforce de la remarier...
 
 - Voyons, Miriam... Pourquoi te presses-tu ?... Ta fille travaille... 
        vous n'êtes pas pauvres... Laisse la... Ne la jette pas dans les 
        bras de n'importe qui... Et même si elle n'a pas envie de se remarier, 
        jamais...
 
 A cette pensée, Miriam qui est accroupie se balance de droite à 
        gauche, d'avant en arrière, en poussant des gémissements. 
        Elle souffre un bon moment, ainsi, avant de parvenir à traduire 
        sa pensée...
 
 - Une fille si jeune encore !.. Tu ne la maries pas... Sais-tu alors si 
        elle ne tombe pas un de ces jours dans les mains d'un de ces grands maquereaux 
        qui l'emmène dans une de ces maisons de la rue Barberousse... Oui... 
        Oui... Cela arrive, dans ce pays d'Alger, plus souvent qu'on ne croit... 
        Moi qui te parle, je l'ai vu chez plusieurs voisines... Ay !.. Ay !.. 
        Ay !.. ma fille comme ça, moi, plutôt je la tue !
 *** Quant aux épouses, elles ont, plus 
        encore que toutes les épouses
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 de partout ailleurs, horreur, mépris et jalousie des filles... 
        ces poutanas (elles prononcent souvent ainsi, à l'espagnole) qui 
        dès que leurs hommes descendent dans les rues s'emparent d'eux 
        sans qu'elles puissent rien faire pour les en empêcher puisque la 
        tradition veut qu'elles ne quittent le foyer que pour une raison avouable 
        et sous escorte.
 *** Jour de grande fête musulmane, au printemps... 
        Fin d'après-midi... Sur les terrasses, uniquement peuplées 
        de femmes et d'enfants en costume de fête, plane une certaine torpeur... 
        Digestion lente... on a tué partout des moutons, la veille... Les 
        têtes de ces victimes sont encore éparses sur les dalles 
        des patios en attendant qu'on les rôtisse... Les ménagères 
        les plus courageuses ont passé une loque hors d'usage sur leur 
        beau costume et nettoient la vaisselle ou la cour souillée. Les 
        autres sont vautrées, somnolentes sur les terrasses... Il en est 
        qui s'épouillent ou épouillent leurs gosses... Les fêtes, 
        ce sont aussi des guerres à la vermine...Très peu, contrairement 
        à leur habitude, qui tentent de bavarder... Elles semblent non 
        seulement pesantes, digérantes, lasses mais encore mécontentes, 
        maussades... On se demande où sont les hommes dont la présence, 
        même souterraine, pourrait les stimuler. En plongeant du regard 
        et le plus curieusement possible dans les cours profondes, on n'en aperçoit 
        pas un seul.
 On abandonne les terrasses plutôt mornes, on descend, on atterrit 
        dans la rue paisible aussi, car c'est une rue bourgeoisement habitée... 
        On suit quelques méandres plus ou moins capricieux. On débouche 
        dans une ruelle tumultueuse... Les hommes sont là !... En train 
        de cueillir le rire à grande bouche des filles faciles ou de consommer 
        au zinc des bistrots... Des livreurs essoufflés ne cessent de transporter 
        des caisses pleines de bouteilles de bière... d'anisette... de 
        vin aussi, mais en quantité moindre.
 
 Les femmes honnêtes de la Casbah ne boivent strictement que de l'eau... 
        Un musulman marié respecte assez la maison familiale pour n'y jamais 
        introduire un élément de discorde ou de danger... Il peut 
        trop souvent juger par lui-même de ce qui advient dès qu'on 
        absorbe une boisson spiritueuse !... D'abord : disputes... (en prévision 
        de cet échauffement des esprits, par cette après-midi de 
        si grande fête, des agents de police placés aux carrefours 
        les plus exposés enlèvent d'autorité des mains des 
        passants musulmans tout ce qui ressemble à une matraque ; au bout 
        de quelques heures, chaque représentant de l'autorité en 
        tient un solide faisceau) ...
 
 Mais malgré les bagarres... (car il reste les poings et les pieds) 
        quel
 
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 agrément avec ces filles 1.. Ah ces boissons sont peut-être 
        mauvaises mais elles vous donnent un certain appétit ! Une faim 
        d'amour illégitime, seulement permise aux hommes !
 
 Cette après-midi de grande fête, les musulmanes honnêtes 
        qui n'ont bu que de l'eau bâillent et s'ennuient tandis que leurs 
        hommes jouissent devant les zincs ou sur la paillasse des filles.
 
 Il en est pourtant de très graves et calmes, des pères de 
        famille exceptionnellement sérieux qui pour éviter la tentation 
        ont emmené avec eux leurs fils et se promènent au long des 
        rues ou s'arrêtent dans les cafés maures qui ne débitent 
        strictement que du thé à la menthe, de la limonade, du caoua.
 ***
 Les musulmanes de la Casbah n'endurent pas 
        toutes avec une passivité aussi grande, que leurs hommes les abandonnent 
        continuellement pour se distraire à l'extérieur, de façon 
        plus ou moins orthodoxe... Ainsi Safia qui fut éduquée à 
        l'école française et vit presque à l'européenne, 
        aux côtés d'un mari qui est receveur des T. A. (la plus importante 
        société de trams de la ville) . Safia est jeune, belle, 
        vaillante. Elle connaît le cinéma, le théâtre 
        et tout (comme on dit ici) . Elle n'entend pas être, à la 
        façon de ses aïeules, une reléguée perpétuelle... 
        Lounis, ce soir, n'est pas rentré à l'heure, c'est la seconde 
        fois depuis peu. Quand on laisse prendre au mari de telles habitudes, 
        c'en est bientôt fait de la paix du foyer. Et le disputer, le " 
        crier " quand il revient ivre, ne sert pas à grand-chose. 
        Même lorsque on est capable de lui rendre solidement la gifle qu'il 
        vous donne, cela n'est pas une punition. Il conviendrait plutôt 
        de frapper l'esprit que le corps de cet homme... Safia est accroupie sur 
        une natte, dans sa chambre sombre. Elle ne veut pas encore allumer l'électricité 
        : d'abord parce que cela fait des économies et aussi parce que 
        dans le noir on voit mieux en soi... Dans le patio commun, on entend hurler 
        une commère en possession de plusieurs enfants diaboliques... Sur 
        la terrasse, trottine la vieille voisine que la maison nourrit à 
        frais communs plutôt que de la réduire à la mendicité. 
        Elle habite ici depuis des années... des années... Plusieurs 
        fois nombreuses " tiens, comme les doigts de la main ", disent 
        ces ignorantes... Safia sourit... Elles ne savent même pas, ces 
        pauvres, compter jusqu'à vingt-cinq ou trente... Pauvre vieille 
        1... elle a travaillé, tant qu'elle a pu... Elle a servi de mère 
        nourrice à la plupart des habitants adultes de cette maison... 
        Tous ses enfants sont morts... Elle eut un mauvais mari qui la laissa 
        finalement sans ressources... Ah ! c'est qu'elle se laissa battre d'abord 
        et ensuite ne sut rien dire chaque fois qu'il revint trop tard à
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 la maison. A présent la voilà seule et qui trottine... Si 
        vieille... Si seule... Et ce mari vagabond, où est-il ?... Safia, 
        maintenant, dans l'ombre de sa chambre, pleure, pleure et ne sait plus 
        très bien si elle pleure sur elle-même parce que son mari 
        n'est pas encore rentré ou si elle s'apitoie sur le sort de la 
        vieille qui court de son pas menu de vieillarde égarée sur 
        la terrasse... Oui, voilà ce qui arrive finalement, quand on a 
        peur... Poh ! tout le monde a peur, un jour ou l'autre... Les femmes surtout, 
        mais la grandeur est de ne pas céder à cette faiblesse honteuse 
        et d'agir malgré ce cur qui grelotte jusqu'au bord des lèvres... 
        La française qui enseigna ceci, dans la chambre d'école 
        de ce pauvre bled, était extrêmement courageuse bien que 
        si réduite, si fragile... Elle mourut à son poste, l'année 
        du grand typhus... Safia pleura énormément... Quand tu as 
        peur, donc... et un peu en souvenir d'elle, marche quand même ta 
        route !
 
 Ah ! c'était une française, bien sûr... Depuis longtemps, 
        elles ont appris à parler aussi haut que leurs hommes... Elles 
        croient que c'est facile... Poh... Poh... Poh... Aucune coutume, au moins, 
        ne les empêche de courir dans la rue après eux, le visage 
        dévoilé, lorsqu'elles craignent les rencontres avec ces 
        femmes mauvaises !... Safia soupire... Nous autres, on a davantage de 
        choses contre nous... Pas seulement la folie des hommes mais les habitudes 
        de la vie ! Ah ! c'est comme ça... Mektoub !...
 
 Peut-être qu'après avoir si bien pleuré, Safia qui 
        n'entend plus les pas de la vieille, ni brailler la mère gigogne, 
        va simplement se coucher, s'endormir. Non ! L'heure sonne à la 
        cathédrale et le vent d'est en porte le son jusqu'ici... Si Safia 
        ne savait pas aussi bien compter, elle pourrait se faire illusion... Huit 
        heures du soir !... son service finit à six heures... Ah il ne 
        faut plus hésiter ! Elle vient de trouver, au surplus, un moyen 
        qui concilie ce qu'on doit à la coutume et ce qu'on se doit à 
        soi-même. Une musulmane de la Casbah d'Alger, même évoluée, 
        ne saurait rompre d'un seul coup avec les traditions les plus anciennes... 
        Safia, maintenant, sourit, bien que son cur bondisse encore. Voilà 
        ! Elle va courir à la poursuite de son mari mais habillée 
        comme une mécréante... Vite... Vite... Une musulmane convenable 
        et aussi jeune, ah ! que penserait-on d'elle si elle traversait les rues 
        de la Casbah, dévoilée... Mais une roumia... ou une contrefaçon 
        de roumia, qui la regarderait ?.. Qui s'en inquiétera ?.. Safia 
        allume l'électricité, ouvre le tiroir le plus secret de 
        sa commode. Elle y enferme les dons de la directrice de l'ouvroir où 
        elle travaillait avant son mariage.... La robe est à peine chiffonnée... 
        Les chaussures sont faciles à mettre... Bien placer le chapeau 
        est d'une difficulté autrement grande... Non seulement il faut 
        offrir aux indifférents une apparence exempte de ridicule mais 
        donner à Lounis l'impression de l'élégance, de la 
        beauté, du chic français.
 
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 *** Ce fut ainsi que Lounis qui buvait trop et 
        lorgnait exagérément une jeune femme blonde au sourire accueillant, 
        assise à une table voisine, put croire soudain qu'il avait dépassé 
        la dose de consommations permise et qu'il avait maintenant une vision, 
        un mirage, un vertige... Car cette femme brune, assise à présent 
        en face de la personne blonde et certainement plus jolie qu'elle quoique 
        un peu gauche dans son habillement ressemblait, paraissait ressembler 
        à sa femme d'une manière !... Lounis repose son verre à 
        demi-plein et passe une fois, deux fois, la main sur ses yeux... En vérité, 
        cela ne sert de rien, ce malaise est tenace.... C'est alors que Safia 
        dont le coeur sautait jusqu'à la gorge comme celui d'un pigeon 
        surpris eut l'audace suprême de ce sourire enfantin qui creusait 
        une fossette dans sa joue neuve... Puis, sans cesser de sourire, la voilà 
        qui se lève... attire au dehors Lounis, avec son sourire... Elle 
        est si surprenante dans ce costume, elle est si tranquille et si digne 
        dans son audace... elle a, sous la soie de ce corsage à la mode 
        d'Europe, un bras si ferme et rond et Lounis est si content de savoir 
        qu'il n'est pas malade... que cette belle femme, la sienne, n'est pas 
        un rêve mais une réalité.
 On dit que depuis ce soir mémorable, Lounis qui travailla longtemps 
        dans les usines de France et posséda jadis plus d'une chrétienne, 
        demande à sa femme légitime de se rhabiller en roumia, mais 
        pour lui seul et qu'elle se prête à cette manuvre habile 
        (sacrilège, disent les jalouses).
 
 Dans la Casbah d'Alger, quand on est intelligente et courageuse, peut 
        gagner la chance de sa vie en opérant sur soi-même une métamorphose 
        capable de donner à un homme l'illusion qu'il en possède 
        plusieurs en vous possédant seule.
 ***
 Rabia bent Khali, également, entre 
        autres femmes moralement fortes, régente son mari. Il est de stature 
        colossale, elle est petite et si fragile qu'il craint toujours de la blesser. 
        Quand il appuie sa large main sur son épaule, c'est avec réticence. 
        Quand elle dut mettre au monde leurs trois enfants massifs, à chaque 
        fois, il eut l'impression qu'il infligeait à cette oiselle menue 
        la tâche impossible de procréer des monstres. Elle a, pour 
        chacun, de la même façon impassible, accepté son martyre. 
        Tout ce que tente, depuis toujours, l'esprit contre la force brute, cet 
        homme énorme sait que cette femme délicate à l'extrême 
        le peut, en détient le secret. C'est lui qui tremble
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 devant elle car il craint parfois, l'alcool aidant, de la pulvériser 
        involontairement d'un seul geste. Elle est incapable de s'avouer vaincue 
        par le moindre cri ou le plus léger des soupirs, de céder 
        aux prémices de la menace. Elle demeurerait ensuite de ces mortes 
        irréductibles dont on ne parvient pas à baisser les paupières 
        sur ce regard plus accusateur et révolté que n'importe quel 
        reproche vivant.
 
 C'est pourquoi il arrive au mari de Rabia, quand il a dépassé 
        l'heure que sa compagne lui fixa pour rentrer au logis, de demeurer, pendant 
        le reste de la nuit, allongé sur une maigre natte, devant sa porte 
        close, plutôt que de la défoncer et de continuer à 
        cogner ensuite, à l'intérieur, sur la tête de cette 
        insoumise ! Quant à penser que Rabia, passé l'heure prescrite, 
        ouvrirait la porte d'elle-même !
 
 Le mari de Rabia sait qu'en outre de cette nuit passée à 
        la belle étoile, il va falloir tenter, dès l'aube, de désarmer 
        la rancune de cette épouse intransigeante par quelque présent 
        et surtout un exposé de son emploi du temps qu'elle puisse admettre.
 
 Quand on voit l'exemple de Safia et de Rabia, ces obscures héroïnes 
        de la Casbah d'Alger, on se persuade qu'il n'y a d'esclaves que celles 
        dont les âmes sont nées esclaves et que le courage individuel 
        peut tout, même dans les milieux et les circonstances les plus défavorables.
 
 Mais les musulmanes de la jeune génération, n'ont pas toutes 
        été entraînées au sport difficile de la dignité 
        et l'on trouve chez les musulmanes beaucoup d'ilotes pour une seule affranchie. 
        Surtout parmi celles qui arrivent des campagnes éloignées 
        et sortent de leurs gourbis tout effarouchées, pour la première 
        fois, sans préparation aucune.
 *** Au sommet de la Casbah, on célèbre 
        le mariage d'un jeune indigène qui travaille dans la ville basse, 
        au service d'une maison française, donc en contact permanent avec 
        des européens et habitué à recourir facilement aux 
        pratiques de la civilisation occidentale... Au cours de la première 
        journée, tout se déroule selon le rythme normal et classique. 
        La jeune épousée de quinze ans qui est une merveille au 
        teint de brugnon, aux yeux sauvages, aux sourcils en coup d'aile, au sourire 
        enfantin sur des dents de porcelaine intacte... sans parler d'une adorable 
        mouche sombre naturellement posée au coin de l' il droit... 
        se tient sagement recluse dans l'enclos de fer forgé et doré, 
        dans l'enceinte du lit de parade voilé de rideaux de mousseline
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 qui ne sert que pour les grandes fêtes familiales. Ainsi, au dix-huitième 
        siècle, les dames de l'aristocratie tenaient-elles audience. Le 
        second jour, voici que des parents venus du bled s'avisent de faire une 
        sorte de fantasia dans la rue. Or la rue débouche sur le 
        boulevard de la Victoire et le bruit des trams se mêle 
        d'abord aux détonations des fusils, aux cris de joie. Mais un invité 
        maladroit ou trop surexcité, croyant décharger son fusil 
        en l'air (ce fusil est d'ailleurs une vieille pétoire qui depuis 
        longtemps devrait figurer au musée de l'armée) blesse un 
        passant. La police vient enquêter, la fête est interrompue, 
        le blessé guérira, ce n'est donc pas le pire... Une vieille 
        parente Carabosse se mêle d'interpréter le sort et les signes 
        et prédit alors qu'il n'arrivera jamais que du désagrément 
        à ce garçon (le jeune marié) par la faute de cette 
        fille, si dès le second jour des noces il en est ainsi. Il vaudrait 
        donc mieux la répudier aussitôt. Les parents de la mariée 
        protestent, ils ont touché la forte somme pour cette vente de leur 
        fille, ils n'entendent pas la restituer... Cris... disputes... La pauvre 
        créature, descendue, extirpée, arrachée à 
        son enceinte de fer forgé doré est comme une bête 
        traquée au milieu de tout cela. Le soir suivant, une matrone décidée, 
        aidée de quelques aides bénévoles, entreprend de 
        se débarrasser de l'intruse en l'étouffant dans un seau 
        empli d'eau. Scène d'incroyable sauvagerie, à deux pas des 
        manifestations d'une vie civilisée... Toujours les bruits mécaniques... 
        Claksons, conversations sur Paul Valéry, dans le tram, tandis que 
        la fille, tête en bas, se noie dans ce récipient ridicule. 
        Intervient une voisine qui représente à ces femmes de la 
        brousse qu'en ville, au moins, on ne se débarrasse pas des gens 
        avec cette facilité et sans risques ultérieurs. La justice... 
        La justice... Alors on sort du seau la tête de la mariée 
        qui ne bouge plus... Est-elle déjà morte ? Avec la mobilité 
        propre aux femmes et particulièrement à ces demi-sauvagesses, 
        les voilà qui maintenant se lamentent et s'arrachent la figure, 
        qui proposent à Allah leur propre vie en échange de celle 
        de leur victime. La fille est robuste. Elle revient à elle... s'éveille... 
        hurle en voyant les visages de ses bourrelles... Hurle... hurle... Alors 
        : " Va-t-en maudite ou sinon tu attires encore la poulicia sur nos 
        têtes ! " Le seau d'eau sert maintenant à la chasser. 
        On le lui balance dans les jambes, on lui en vide le contenu sur le crâne. 
        La voilà mouillée, grelottante, à la nuit, sur le 
        boulevard de la Victoire et qui manque de se faire écraser par 
        le tram, cet autre impitoyable mécanisme qu'elle ne connaît 
        pas. Elle est recueillie jusqu'au matin par une italienne qui, de son 
        balcon, assista à la dernière partie de cette scène.
 
 Et maintenant, que deviendra-t-elle ? Elle tremble autant à l'idée 
        de rentrer dans la famille de ses parents que dans celle de son mari. 
        Elle n'a pas de métier... Il n'est pas d'oeuvre d'assistance musulmane 
        ou euro-
 
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 péenne qui prévoie ce cas, lequel n'est pas rare, bien qu'ici 
        l'horreur de certains détails soit exceptionnelle.
 La prostitution, dans le Nord de l'Afrique, comprend 90 pour 100 de femmes 
        indigènes. La plupart de ces prostituées sont des malheureuses 
        du genre de celle-là. Un mari musulman répudie ses épouses 
        simultanées ou successives avec une rare facilité ; le pavé 
        de la rue Barberousse ensuite les recueille. C'est pourquoi il y a certaines 
        filles plus réfléchies qui considèrent le mariage 
        avec appréhension.
 *** Ourida vient d'être demandée 
        par un indigène de situation assez prospère : il est garçon 
        de restaurant ! Il est jeune, il n'est pas laid. Ourida put s'en convaincre 
        en le guettant clandestinement par une fente de rideau lorsqu'il vint 
        conférer avec ses parents. Il possède un logement, des meubles, 
        ne boit pas, n'a pas mauvaise réputation. Dans sa famille, Ourida 
        ne mange pas toujours à sa faim. Elle ne semble pas enthousiasmée, 
        pourtant, à l'idée de changer cette piètre situation 
        contre un sort plus fortuné. Elle fait la moue. Elle déclare 
        : " Moi, je me marie aujourd'hui et il est d'abord comme le sucre 
        et puis, peut-être, trois mois après il me bat, il m'insulte, 
        il casse la carte et il dit que c'est de ma faute et moi alors... qu'est-ce 
        que je fais ?.... Ma soeur.- tiens.... la oilà qui est revenue 
        chez nous et malade.... car son mari était un grand coureur et 
        il lui a donné une mauvaise maladie et jamais plus elle ne peut 
        avoir des enfants (le toubib français lui a dit) . Et d'abord, 
        avant ça... cet espèce de sale homme, il trompe ma mère 
        sur l'argent qu'il lui donne pour avoir ma sur fraîche... 
        Qu'est-ce que tu veux, nous autres, on ne sait pas, on ne sait rien, on 
        ne sait compter que sur nos deux mains grandes ouvertes. Et il dit à 
        ma mère... " Oilà... je te donnerai un sac grand comme 
        ça pour que tu me donnes ta fille "... Le sac, il était 
        vraiment grand et ma mère elle dit " Bien " Et il lui 
        remet le sac fermé et ma mère elle laisse partir ma sur 
        qui alors était grasse et belle... et, dès qu'ils sont partis, 
        oilà qu'elle s'aperçoit que le sac il est plein de petites 
        pièces au lieu de grosses pièces... Ah !... A... a...ah 
        ! Et ainsi, avant de donner cette maladie à ma sur, de la 
        battre et de la renvoyer, il avait déjà commencé 
        par voler ma mère. Ah les hommes ! tu vois !.. Celui-là, 
        cet autre, maintenant qui me veut, qu'il prenne garde !... (Toute la journée 
        et toute la nuit je l'entends qui pleure, cette pauvre, moi, tu comprends) 
        . D'abord, il faut qu'il apporte l'argent promis chez la voisine qui a 
        été pendant si longtemps à l'école française 
        qu'elle sait compter de toutes les manières... même sur le 
        papier... et quand même, tu sais, qu'il paie bien et que ça 
        servira un peu à soigner ma sur qu'elle est si malade...
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 moi, je préfère épouser le français qui ne 
        donne pas le cadeau en argent. Les français ils gardent un peu 
        plus leurs femmes... Ecoute, je sais faire la cuisine, je sais laver, 
        je sais raccommoder, je sais repasser, je connais des chansons françaises, 
        je suis propre, et ça me serait bien égal de m'habiller 
        comme il voudrait. Pourquoi, dis, alors, je peux pas trouver un français 
        qui veuille de moi... non, pas un espagnol, ils sont comme les arabes, 
        ni un italien, ni un maltais. Un vrai français de France qui me 
        garderait toute la vie et s'il ne peut pas les nourrir il ne me fait pas 
        les enfants. De temps en temps, il m'emmène au cinéma. Moi, 
        je suis contente... Mais un français comment je le rencontre, hein 
        ? Je ne sors pas, je ne peux pas sortir. Ma mère dit qu'il y a 
        bien assez de putains par ici et ainsi je ne pourrai jamais connaître 
        personne d'autre qu'un arabe !»
 *** Mina qui depuis cinq ans est mariée 
        se voit obligée de recourir à la justice car son mari qui 
        s'est lassé d'elle prétend la dépouiller du mobilier, 
        des vêtements, des bijoux qui lui sont personnels pour en orner 
        une fille de la rue Barberousse qui lui tient à cur depuis 
        peu. On arrive devant le juge et le mari qui connaît la répugnance 
        des femmes de sa race pour toute exhibition lui défère le 
        serment à la mosquée, à l'heure de la grande prière. 
        Elle y devra jurer, le visage nu, en présence d'une foule de fidèles, 
        que ces meubles, ces bijoux, ces étoffes lui appartiennent vraiment.
 C'est pour Mina comme une manière d'exposition sur le pilori... 
        C'est quelque chose d'atroce et d'infamant.... Au jour venu, et après 
        avoir pleuré pendant une semaine à l'avance, avoir failli 
        renoncer à se défendre... Mina se décide, mais se 
        fait accompagner de sa mère et de plusieurs autres vieilles femmes 
        de sa parenté.... Le mari est là aussi, qui avait espéré 
        jusqu'au bout qu'elle reculerait devant pareille épreuve.... Mina, 
        la voix tremblante prête serment, jure face dévoilée 
        devant l'imam et tandis que la plupart des autres hommes détournent 
        les yeux pour ne pas la gêner encore davantage. Quand elle a terminé 
        de déclarer d'une voix tremblante que cet homme là (son 
        mari) veut tromper la justice car tout ce qu'il dit être sa propriété 
        lui appartient seulement à elle, Mina, fille de Zerrouk et qu'elle 
        l'a gagné par son industrie, en confectionnant des costumes de 
        femmes, à domicile... elle se revoile et s'assied à terre, 
        tant ses jambes tremblent... Mais alors une rumeur naît... grandit, 
        s'amplifie. Et le mauvais mari de Mina est obligé de fuir sous 
        les huées... car plus d'un assistant serait disposé volontiers 
        à lui faire un mauvais parti... " Honte!..Honte!..Honte! sur 
        celui qui obligea cette
 
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 fille honnête à venir prêter serment, visage dévoilé, 
        devant une telle assemblée d'hommes... et si elle eut ce courage, 
        c'est que la vérité est bien sur sa tête... Oh ! comment 
        un bon musulman put-il en arriver à contraindre une femme vertueuse 
        à se dévoiler devant tant de gens... " Le mari de Mina 
        est poursuivi jusque dans la rue par les clameurs d'indignation des fidèles.
 ***
 Kaddour a toujours pris ses femmes légitimes 
        par paire... " Et oilà, mon ami, j'ouvre les bras... une à 
        droite... une à gauche.. comme ça... comme Jésus-Christ...
 - Qu'est-ce que tu racontes Jésus-Christ n'a pas eu de femmes I
 
 - Oh ! dis, alors... il faudrait pas, parce que je suis un pauvre et un 
        arabe que tu me prennes pour un grand imbécile, encore ! Et qu'est-ce 
        qu'un Dieu qui n'en profiterait pas pour avoir les meilleures des femmes... 
        Et si c'est pas pour y garder les plus belles femmes, alors, pourquoi 
        qu'il se les ouvrirait si grands, les bras ?
 
 Il ajoute... " A présent je viens d'être obligé 
        quand même d'en renvoyer une... Elle était trop mauvaise 
        et trop jalouse. Ah ! c'est bien embêtant ! C'était la plus 
        jeune et la plus jolie... L'autre, elle est plus vieille, elle est pas 
        belle, seulement elle vient encore de me donner l'année dernière 
        un petit enfant !.. "
 
 Le vrai, le seul soutien des femmes indigènes de la Casbah d'Alger 
        dans le mariage, c'est l'enfant... Un musulman ne répudie pas légèrement 
        la compagne qui lui a donné des fils. La stérilité 
        réputée comme une honte est donc, surtout, un danger pour 
        la femme musulmane puisqu'elle lui vaut, dans un délai plus ou 
        moins bref, après le mépris de sa belle-famille, soit l'abandon, 
        soit l'adjonction d'une compagne de chambre, c'est-à-dire d'une 
        seconde épouse chargée de fournir au ménage les rejetons 
        qu'elle a été incapable de concevoir. Or une femme, et quelle 
        que soit la tradition, n'est jamais enchantée de voir arriver une 
        rivale au logis. En outre, dans ces temps difficiles, cette nouvelle présence 
        devient une gêne tant par le manque de place, car les chambres sont 
        chères, que par le partage des maigres denrées, l'obligation 
        pour le mari et quelles que soient ses préférences d'acheter 
        pour l'une comme pour l'autre des vêtements. C'est pourquoi, à 
        chaque consultation des dispensaires gratuits comme aux consultations 
        particulières payantes, on voit, dans la Casbah, tant de jeunes 
        femmes stériles qui viennent
 
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 prier, supplier les toubibs et les tebibas de les rendre fécondes... 
        Bien entendu elles ont été auparavant au marabout... Et 
        elles iront encore... La plupart des sources réputées, des 
        saints lieux célèbres se sont voués spirituellement 
        à cette tâche fécondante qui leur rapporte de beaux 
        revenus. Les talebs de la Casbah fabriquent également des charmes 
        pour obtenir une conception miraculeuse.
 
 Mahomet a dit " Le paradis est aux pieds des mères ". 
        C'est un axiome que jusqu'ici, dans la Casbah d'Alger, le modernisme n'est 
        pas parvenu à corrompre.
 
 L'enfant, en Islam, c'est la bénédiction, l'abondance, le 
        signe de durée immortelle, l'humble chef-d'uvre qu'elles 
        réclament toutes de pouvoir accomplir... C'est la preuve vivante 
        de leur capacité de bonnes femelles... à qui, en échange, 
        l'homme fournira la pâture jusqu'au bout.
 
 Zina entre à l'hôpital, au cinquième mois d'une grossesse 
        difficile, et, malgré les soins, avorte. Au jour de la visite, 
        son mari, sa mère, toute une importante délégation 
        familiale vient la voir. Elle n'annonce à personne, alors, ce deuil 
        de ses espoirs maternels ; elle a pris la précaution, le matin 
        même, de supplier ses voisines de lit européennes et les 
        infirmières de n'en rien dire à son mari, surtout...
 
 " Cet homme là, tu comprends, doucement, chouïa, plus 
        tard, je lui raconte. Autrement, il a trop de peine car voilà trop 
        longtemps qu'il attend ce fils ! "
 
 Des semaines... des mois passent... Zina, qui fut en danger de mort, se 
        rétablit lentement et fait tout ce qu'elle peut pour qu'on la garde 
        à l'hôpital le plus longtemps possible... et toujours sans 
        avouer à sa famille la vérité sur son état... 
        Maintenant elle se lève... va et vient dans les salles... circule 
        dans tous les services de l'établissement... Tant et si bien qu'elle 
        fait enfin la connaissance d'une musulmane pauvre et déjà 
        mère de sept enfants qui vient de mettre au monde un fils de plus. 
        Pendant quarante-huit heures, les deux femmes palabrent... Huit jours 
        après, Zina quitte l'hôpital avec un bébé dans 
        les bras et son mari s'étonne à peine qu'un enfant venu 
        avant terme soit aussi beau... Il n'est qu'un seul ennui On a volé, 
        paraît-il, à Zina, tandis qu'elle dormait, ce lourd collier 
        d'or dont elle était si fière...
 Ce collier qu'elle échangea secrètement contre un autre 
        trésor...
 
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 Dans la Casbah d'Alger, il se fait clandestinement un continuel trafic 
        d'enfants, une substitution incessante d'héritiers, qui permet 
        aussi à certaines filles folles de leur corps et qui se sont un 
        peu trop attardées sur les terrasses, aux heures nocturnes, de 
        continuer à jouer les ingénues jusqu'au mariage.
 ***
 L'ancienne tradition d'austérité 
        (ou la réputation peut-être injustifiée) de cruauté 
        des pères musulmans, s'est bien affadie, dans la Casbah. S'il advient 
        qu'une fille soit encore sacrifiée à l'honneur familial 
        c'est qu'elle arrive du bled depuis peu et que son père, pour tout 
        dire, ne connaît pas les usages locaux, qu'il n'a pas été 
        contaminé suffisamment par l'indulgence sceptique de la ville.
 Le plus souvent, une fille d'honnête famille qui a fauté 
        et dont le séducteur a fui se voit gratifiée de quelques 
        semonces escortées d'arguments frappants. Puis tout se calme. On 
        dissimule seulement du mieux qu'il se peut, pour la famille et les voisines, 
        ce secret honteux. L'ampleur du costume musulman se prête facilement 
        aux tricheries. Une femme stérile peut, à l'abri du large 
        pantalon, simuler une grossesse tandis qu'une autre s'efforce, dans le 
        même temps et par le même moyen, de la cacher. Il arrive donc, 
        que, par cette double comédie, un enfant passe de l'un à 
        l'autre giron sans que personne ait rien vu ni compris.
 
 Le jeu est délicat à jouer. Par bonheur toutes les jeunes 
        femmes n'ont pas leur belle-famille à la ville. Et les voisines 
        ne se permettraient pas de passer d'une façon trop indiscrète 
        leurs mains sur ce ventre sacré. Le mari annonce à sa parenté 
        directe l'heureuse espérance, en disant qu'il avertira par télégramme, 
        au moment opportun. Le télégramme, dans ce cas là, 
        arrive toujours trop tard. L'enfant est né quand les grands-parents 
        débarquent et la jeune accouchée n'a plus besoin de soins. 
        Elle se révèle exceptionnellement forte. Sauf que ses seins 
        sont vides et qu'il va falloir élever ce petit au biberon, tout 
        est bien. On fait remarquer à la grand-mère boudeuse que 
        le biberon est un progrès puisqu'il vient de ces roumis si experts 
        aux manigances. La vieille dûment convaincue repart pour le bled 
        et vante aux commères la force et la beauté de son petit-fils, 
        la manière neuve et chère dont il est nourri avec ce lait 
        de vache ou de chèvre.
 
 Pendant ce temps, dans un autre logis musulman, une fille aux
 
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 seins emplis souffre de la fièvre de lait et l'on dit aux alentours 
        que c'est du paludisme. Le père compte les douros que lui rapporta 
        cette vente de l'enfant du péché, tandis que la fille-mère 
        pleure un peu car c'était un fils, puis reprend sa place parmi 
        ses compagnes. Il ne restera qu'à rejouer et grâce à 
        quelque autre matrone intermédiaire une nouvelle comédie 
        quand la fausse vierge se mariera. A lui restituer, pour la nuit des noces, 
        l'apparence de ce qu'elle n'est plus, de ce qu'elle devrait être 
        encore. Il est, ici, des fabricantes d'oranger en bouton qui gagnent opulemment 
        leur vie.
 
 Tout cela n'arriverait peut-être pas, si l'on avait, comme autrefois, 
        chacun sa maison bien fermée, bien à soi.
 
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