| Fort-de-l'Eau... Un nom que peu de gens connaissent, 
        d'autant plus que depuis trente ans, il a cédé la place 
        à Bord el Kiffan... C'est là, pourtant, qu'aboutit le principal 
        câble sous marin reliant la France à l'Algérie.
 -------En 
        1962, à la veille de l'indépendance de ce territoire qui 
        fut français pendant cent trente deux ans, près de quatorze 
        mille personnes vivaient à Fort de l'Eau, dont environ sept mille 
        Européens. Dans leur quasi totalité, ceux-ci ont dû 
        tout quitter pour être "rapatriés" en France métropolitaine.-------C'est 
        à ces Aquafortains qu'est dédié cet article : à 
        tous ceux, hommes, femmes et enfants qui disaient, en parlant de Fort 
        de l'Eau, "mon village", qu'ils soient du Lido ou de Verte Rive, 
        de la Station ou du Retour de la Chasse, ou (comme moi) du "centre 
        ville".
 -------Depuis 
        bien des années, je souhaite écrire un livre sur Fort de 
        l'Eau. Mais je ne voulais pas qu'il se réduise à une étude 
        historique et géographique, bien que le métier que j'exerce 
        depuis un quart de siècle m'y porte naturellement.
 -------C'est 
        pourquoi j'ai décidé, en écrivant ces pages que vous 
        avez entre les mains, de "poser la première pierre" d'un 
        projet plus ambitieux : permettre à ceux d'entre vous, anciens 
        Aquafortains, qui n'ont jamais osé coucher par écrit certains 
        souvenirs, de raviver leurs mémoires et de faire passer leurs émotions. 
        Seul, en famille ou entre amis, rédigez donc quelques lignes (entre 
        une demi page et quelques pages) et racontez votre meilleur souvenir de 
        Fort de l'Eau, quel qu'il soit : un bal du 15 août, une farce avec 
        des copains, la description d'un personnage typique
 L'essentiel, c'est qu'en vous lisant, on puisse dire sans amertume - ce 
        qui n'exclut pas la nostalgie -: "Ah oui, il faisait bon vivre à 
        Fort de l'Eau".
 Un peu de géographie humaine
 -------Fort 
        de l'Eau était situé sur la baie d'Alger, à 17 kilomètres 
        à l'est/sud-est de la capitale, entre l'embouchure de l'oued Harrach 
        et le cap Matifou.
 -------La 
        commune, après diverses modifications, couvrait 25 km2, soit un 
        peu moins du quart de Paris intra muros. Sa densité, au début 
        des années 1960, était donc d'environ 560 habitants/km2.
 -------Elle 
        comportait, dans sa partie nord, une façade de plusieurs kilomètres 
        en bordure de la mer Méditerranée. A peu près au 
        milieu de cette zone littorale se trouvait un vieux fort turc : situé 
        sur un terre-plein qui dominait d'une quinzaine de mètres, vers 
        l'ouest, la plage de la Sirène, délimité par un fossé 
        d'enceinte, il jouxtait un puits avec abreuvoir. On comprend ainsi le 
        nom donné à la commune.
 -------Du 
        fort, si l'on regardait vers l'intérieur des terres, on avait pu, 
        pendant des décennies, constater qu'il y avait tout autour quelques 
        dizaines d'hectares ensemencés puis, jusqu'à l'horizon, 
        des broussailles, des lentisques et quelques oliviers sauvages. Mais à 
        l'époque où j'ai vécu à Fort de l'Eau (entre 
        1945 et 1962), l'urbanisation avait bouleversé les paysages naturels. 
        Le village moderne, aux grandes rues bien tracées et orthogonales, 
        présentait des caractères communs aux autres centres de 
        colonisation algériens. La Station balnéaire, au-delà 
        du Casino, était séparée du rivage par un boulevard 
        front de mer que l'on se plaisait à arpenter le dimanche après-midi.
 -------Plus 
        loin, on arrivait au Lido, où se trouvait un camp militaire. Quelques 
        centaines de mètres à l'intérieur des terres, on 
        trouvait le Stade Municipal qui retentissait aux exploits de l'USFE, l'équipe 
        de football de l'Union Sportive de Fort de l'Eau, au maillot rouge et 
        vert.
 -------Quand 
        on quittait le village vers le nord-est, on rejoignait le quartier de 
        la Verte Rive, près duquel se trouvait le cimetière. Celui-ci, 
        où reposaient en paix plusieurs générations de nos 
        ancêtres (trois ou quatre pour certaines familles), a hélas 
        été, à plusieurs reprises, profané depuis 
        l'indépendance, et ce n'est pas sans
 émotion que nous avons pu voir des photos de ces intolérables 
        saccages dans certaines revues comme "Pieds-Noirs Magazine".
 -------Fort 
        del'Eau connaissait un climat méditerranéen, doux et agréable. 
        La température moyenne annuelle était du 17°5, celle 
        du mois le plus chaud (août) 25°, et celle du mois le plus froid 
        janvier) 1 1 °.
 -------Mais 
        je me souviens personnellement de certaines journées torrides, 
        en été, au cours desquelles le thermomètre dépassait 
        40°. Le sirocco, vent très chaud et sec venu du désert, 
        soufflait parfois, rarement plus de quelques heures, exceptionnellement 
        un jour entier. II faisait si bon, alors, s'étaler de tout son 
        long sur le carrelage, en short et chemisette, les volets presque clos 
        : et l'on se laissait aller à une douce torpeur.
 Par contre, aussi loin que je puisse fouiller dans ma mémoire, 
        je ne me rappelle pas avoir vu de la neige à Fort de l'Eau, si 
        ce n'est quelques minuscules flocons aussitôt volatilisés 
        dès qu'ils touchaient terre : ce devait être au cours de 
        l'hiver 1956. Mais de plus anciens que moi ont peut-être gardé 
        le souvenir d'un blanc manteau couvrant nos rues et nos toits en terrasses...
 -------Les 
        précipitations s'élevaient à 650 mm/an en moyenne, 
        avec une assez grande irrégularité interannuelle. En été, 
        le ciel restait souvent bleu pendant plusieurs semaines d'affilée 
        : pas un seul nuage pour empêcher le soleil de briller. Les stations 
        météorologiques de Maison Carrée et du Cap Malifou 
        relevaient rarement plus de I à 5 mm au cours des mois de juillet 
        et d'août. Décembre était le mois le plus arrosé, 
        avec un peu plus de 100 mm, répartis sur une douzaine de jours. 
        En règle générale, le nombre de jours de pluie n'excédait 
        pas quatre-ving-dix : autrement dit, il faisait à Fort de l'Eau 
        un temps superbe, doux et ensoleillé, pendant les trois quarts 
        de l'année.
 -------Les 
        orages violents n'étaient pas rares, surtout en Mai et en Septembre. 
        Ils étaient parfois accompagnés de chutes de grêle, 
        essentiellement le matin, mais celles-ci survenaient aussi en hiver, de 
        décembre à février.
 -------Les 
        petites collines qui délimitaient Fort de l'Eau vers le sud ne 
        constituaient pas un écran montagneux suffisant pour empêcher 
        notre commune d'être très ventilée. Soufflant assez 
        régulièrement, le vent avait incité à la construction 
        d'éoliennes,
 mais nécessitait aussi des brisevents découpant les champs 
        cultivables en petites cases protégées. Soufflant le plus 
        souvent du sud-ouest le matin, il tournait au nord en milieu de journée 
        pour s'atténuer ensuite et revenir au sud le lendemain matin : 
        phénomène bien connu de la brise de terre et de la brise 
        de mer, selon que la Méditerranée -jouant le rôle 
        d'une "volant thermique" - apparaissait plus chaude ou plus 
        froide que le continent africain.
 -------II 
        n'est pas question ici de mener une élude géologique et 
        pédologique détaillée. Il suffit de rappeler que 
        la plaine côtière, d'Hussein Dey à la Réghaïa, 
        est une plage quaternaire récemment exondée. Des grès 
        durs de dunes anciennes dessinaient une mince ride séparant les 
        sables de la côte des limons argileux de la Mitidja : désagrégés 
        en sable par l'érosion, ils donnaient à Fort de l'Eau des 
        sols chauds, légers, renfermant d'abondantes nappes aquifères, 
        donc très propices à la culture des primeurs.
 -------Contrairement 
        à d'autres communes du littoral algérois, Fort de l'Eau 
        se présentait comme une entité économique particulière 
        malgré l'urbanisation, et parallèlement à celle-ci, 
        la vie rurale n'avait pas perdu tous ses droits. Et nombreuses étaient 
        encore. dans les derniers temps de l'Algérie française, 
        les fermes et les exploitations maraîchères qui vivaient 
        en symbiose avec les citadins du village.
 -------Fort 
        de l'Eau n'a été érigée, sous ce nom, en commune 
        de plein exercice, que le 2 juin 1881. En fait, sa création remonte 
        trente ans en arrière, lorsque fut créée, le 22 Août 
        1851, la Commune de la Rassauta, qui débordait alors sur les localités 
        voisines de Maison Carrée (= Harrach) et de Maison Blanche (=Dar 
        el Beïda).
 -------La 
        population, qui n'était que de "cinquante feux" ? soit 
        environ deux cents habitants en 1852 augmenta rapidement sous le Second 
        Empire pour atteindre I 800 habitants en 1884, dont 963 Européens. 
        Ceux-ci restèrent plus nombreux que les Musulmans jusqu'en 1931, 
        date à laquelle la population atteignait 4 765 habitants. Au cours 
        des douze années suivantes, malgré la crise économique 
        et la guerre, on assista à un véritable boom démographique 
        : les Européens passèrent de 2 518 à 4 197 habitants 
        (augmentation des deux tiers), et les Musulmans de 2 247 à 6 529 
        (quasi triplement), soit, au total, 10 726 habitants en 1944. La progression 
        se poursuivit après la guerre, les Musulmans dépassant le 
        cap des 8 000 personnes et les Européens celui des 5 000. Mais 
        les deux communautés vivaient séparées.
 -------La 
        plupart des Musulmans vivaient sur le territoire de la commune de Fort 
        de l'Eau généralement dans des gourbis et autres habitations 
        précaires situées sur le versant méridional de la 
        colline qui séparait le "village" européen de 
        l'arrière-pays.
 -------I1 
        s'agissait souvent d'indigènes installés dans la région 
        depuis plusieurs générations, voire plusieurs siècles 
        : l'absence d'état civil à ces époques lointaines 
        ne permet pas d'être plus précis.
 -------Mais 
        Fort de l'Eau connut aussi une assez forte immigration arabe en certaines 
        périodes (entre 1940 et 1949 par exemple). Des Kabyles vinrent 
        également s'établir, ainsi que des Mosabites qui, généralement, 
        s'installaient comme commerçants dans le village où nous 
        les désignions sous le nom de "Moutchous".
 -------Quant 
        à la population européenne, à côté de 
        Français d'origine métropolitaine et de quelques familles 
        juives, la plupart de ses ressortissants étaient originaires des 
        îles Baléares : tant de Majorque et d'Ibiza que de Minorque, 
        ce qui ne les empêchait pas d'être souvent regroupés 
        sous l'appellation "Mahonnais".
 -------Fort 
        de l'Eau fut même qualifié, dans un article paru vers le 
        milieu des années 1959, de "principauté mahonnaise 
        aux portes d'Alger".
 Tout débute avec un Fort-------Le 
        Fort de l'eau, qui contrôlait la baie d'Alger, contre toute attaque, 
        avait été conçu en 1556 par le pacha turc Mohammed 
        Kurdogli, et fut terminé en 1581 par un autre fonctionnaire Djfar 
        Pacha.
 -------Dès 
        1832-33, le fort fut occupé par un détachement de cinquante 
        légionnaires, appartenant au bataillon de Maison Carrée, 
        afin d'assurer la défense de faucheurs et le transport de fourrage 
        par voie de mer de la plage de Fort de l'Eau à destination d'Alger.
 -------En 
        1835, un territoire de plus de 3 000 hectares, connu sous la dénomination 
        de La Rassauta fut attribué au prince de Sviatopolk Rast de Mir 
        Mirsky, issu d'une vieille famille noble de Lituanie, qui avait été 
        chassé de son pays par la révolution polonaise. Obligé 
        d'emprunter plus de 130 000 francs aux maisons Sachet et fils d'Alger 
        et de Toulon, le prince de Mir dut rétrocéder sa concession 
        dès 1843. Plusieurs créanciers se présentèrent 
        alors. C'est un comte espagnol, Manuel de Azzonis Antes Melgazzo del Valle 
        San Juan, qui put, à son tour, acquérir le domaine. Pourtant, 
        dès le 19 septembre 1846, l'Administration fut amenée à 
        reprendre possession de la "ferme de la Rassauta", après 
        avoir partiellement indemnisé les créanciers.
 -------Parallèlement 
        à ces essais infructueux de colonisation par grandes concessions 
        privées, l'Etat affecta en pleine propriété-à 
        l'initiative du général Bugeaud (dont la casquette fit, 
        en partie, la célébrité) -des terres plus ou moins 
        marécageuses à une tribu indigène, les Aribs. Ceux-ci 
        s'étaient révélés de fidèles et précieux 
        auxiliaires pour les troupes françaises. Mais le caractère 
        nomade des tribus empêcha la réalisation d'un centre indigène.
 -------Dès 
        les premières années qui suivirent l'expédition française 
        de juillet 1830, de nombreux Espagnols s'expatrièrent vers l'Algérie 
        : ils constituèrent rapidement entre le quart et le tiers de la 
        population européenne installée dans les régions 
        d'Alger et d'Oran.
 |  | -------Très 
        vite, une distinction fut opérée entre les "péninsulaires" 
        (originaires essentiellement des provinces de Valence, d'Alicante et de 
        Murcie) et les "Mahonnais" (c'est-à-dire les Minorquins). 
        Ceux-ci vivaient sur une petite île au passé brillant mais 
        au sol pauvre : aussi étaient-ils naturellement enclins à 
        émigrer. Plusieurs dizaines d'entre eux le firent spontanémentce fut le cas de mon trisaïeul Michel Villa, grand-père paternel 
        de mon grand-père maternel, qui s'installa dans l'Algérois 
        dès 1832 et y eut son fils aîné (mon arrière-grand-père) 
        en 1836.
 -------Mais 
        l'émigration mahonnaise vers l'Algérois fut essentiellement 
        l'oeuvre d'un homme : le baron Augustin de Vialar, dont Fort de l'Eau 
        conservait le souvenir (son buste trônait sur la place du village, 
        et l'une des principales artères du centre ville, parallèle 
        à la rue de France, portait son nom).
 -------Le 
        baron de Vialar était un aristocrate français, légitimiste 
        c'est à dire partisan de la branche aînée des Bourbons, 
        celle qui, en la personne de Charles X, fut chassée du pouvoir 
        par la Révolution de 1830 ("Les trois Glorieuses"). Ayant 
        démissionné de son poste de procureur du roi à Epernay, 
        il débarqua à Alger en 1832 et y acquit, en trois ans, seul 
        ou avec son ami Max de Tonnac, des terres dans l'Algérois sur lesquelles 
        il se promettait de taire venir des gens de chez lui, de Gaillac dans 
        le Tarn. Membre influent de la Société Coloniale, il fut 
        dépêché par celle-ci à Paris en 1835 pour défendre 
        la colonisation libre. Au retour de ce voyage, des vents contraires l'obligèrent 
        à débarquer à Mahon, où il retrouva l'un de 
        ses amis, Don Costa, secrétaire à la police du gouverneur 
        de l'ile. Vialar et Costa organisèrent un véritable réseau 
        migratoire. En quelques années, plusieurs centaines de familles 
        mahonnaises débarquèrent à Alger et trouvèrent 
        rapidement du travail dans la ville et dans les propriétés 
        alentour. Le baron de Vialar en accueillit plusieurs, comme métayers, 
        sur son domaine de Kouba.
 -------Ces 
        mahonnais bénéficièrent rapidement d'une réputation 
        d'honnêteté, de sobriété et de travail, qui 
        les fit apprécier par les autorités coloniales françaises. 
        Leur succès attira de nombreux compatriotes.
 -------A la 
        fin de 1845, plusieurs Mahonnais, parcourant la région de La Rassauta, 
        furent frappés par les possibilités de ces terres. Ils demandèrent, 
        par l'intermédiaire du maire d'Hussein Dey, la concession de parcelles 
        qu'ils s'engageaient à mettre en culture dans un délai de 
        trois ans, à condition que l'on octroie à chaque famille 
        800 Francs et la possibilité de construire une petite maison. Le 
        baron de Vialar intervint à nouveau ; il écrivit le ler 
        Mars 1847 au ministre de la Guerre en attirant son attention sur l'avantage 
        d'installer ces familles mahonnaises sur la Rassauta
 "...La population agricole des environs 
        d'Alger se compose principalement de Mahonnais. Ils ont quitté 
        en grand nombre leur île avec leurs femmes, leurs enfants et ont 
        peuplé et cultivé presque tout le massif d'Alger... Plus 
        acclimatés, plus sobres et plus habiles dans la petite culture, 
        les Mahonnais ont trouvé le moyen de vivre dans l'aisance sur les 
        propriétés des autres Européens et de leur payer 
        des fermages assez élevés... Environ cinquante chefs de 
        famille habitant depuis plusieurs années en Algérie, tous 
        cultivateurs acclimatés, tous fermiers gênés par le 
        prix très élevé des terres qui leur sont louées, 
        demandent une concession à l'Administration. Ils sollicitent d'être 
        placés aux mêmes conditions que les concessionnaires des 
        autres villages, au Fort de l'Eau, près de la Maison Carrée, 
        sur l'ancienne ferme de La Rassauta...
 Ce serait la première fois, peut-être, qu'un village agricole 
        serait fondé en Algérie dans des conditions assurées 
        de succès...".
 -------Et 
        le baron de Vialar termine son plaidoyer par une remarque quasi prophétique 
        : "Vous avez deux moyens, Monsieur le 
        Ministre, d'établir une population française en Algérie 
        : c'est d'y faire venir des Français ; c'est d'y rendre Français 
        des Européens qui y sont déjà ou y arriveraient. 
        Ce dernier moyen ne réussira qu'en traitant ceux-ci avec la même 
        bienveillance que les Français de naissance et en ne distinguant 
        les hommes que par leur degré d'utilité et de moralité".
 -------Et 
        il terminait : "Sous ce point de vue 
        et sous celui du progrès agricole, la demande des Mahonnais est 
        une bonne fortune. Je la soumets avec confiance et respect à votre 
        sollicitude éclairée".
 -------Le 
        ministre répondit favorablement à cette demande et, le 19 
        mars 1847, il donna au Gouverneur Général Bugeaud l'ordre 
        de concéder des terrains à ces hommes.
 -------Mais 
        Bugeaud crut de son devoir de mettre en lumière certaines difficultés 
        qui ne manqueraient pas de surgir rapidement si l'on accordait à 
        des citoyens étrangers les mêmes avantages qu'à des 
        familles françaises. Aussi, la décision ministérielle 
        se résuma-t-elle finalement à ce dilemme : "Les 
        familles mahonnaises seront installées sans subvention, ou on leur 
        refusera la concession".
 -------L'affaire 
        traîna plusieurs mois. Une commission d'enquête fut mise en 
        place. Puis la Révolution de février 1848 à Paris 
        entraîna la chute de la Monarchie de juillet et l'instauration de 
        la Seconde République. Celle-ci redéfinit la colonisation 
        en Algérie, préconisant la création de "villages 
        départementaux", dont les habitants étaient presque 
        tous originaires du même département métropolitain 
        : par exemple Vesoul-Benian, dont les colons venaient de la Haute-Saône. 
        Enfin, les années 1848-1850 furent pour l'Algérie une période 
        difficile, avec une crise financière et des épidémies 
        qui firent de nombreux morts.
 -------Néanmoins, 
        la ténacité des Mahonnais fut récompensée. 
        En juin 1849, ils furent mis en possession de leurs lots. Chaque attributaire 
        reçut en moyenne un lot à bâtir de 6 ares, un lot 
        de jardin de 20 ares et 2 lots de culture respectivement de 2 et 6 hectares. 
        La concession se complétait de 45 hectares comme terrain communal 
        et pour le cimetière. Le 1 1 janvier 1850, Louis-Napoléon 
        Bonaparte, président de la République, et son ministre de 
        la Guerre, d'Hautpoul, signèrent le décret créant 
        le Centre de Fort de l'Eau, comprenant 50 feux et un territoire agricole 
        de 500 hectares. Le 22 Août 1851, le gouvernement érigea 
        La Rassauta en commune de plein exercice. Mais celle-ci avait un territoire 
        mal délimité ; elle fut donc, ultérieurement, amputée 
        de plusieurs centres : Maison Carrée, Maison Blanche, La Réghaïa. 
        Ce n'est que trente ans plus tard, le 2 juin 1881, qu'un décret 
        érigea Fort de l'Eau en commune de plein exercice.
 Anecdoctes-------Le 
        succès des maraîchers mahonnais à Fort à l'Eau 
        entraîna l'Administration à leur octroyer d'autres concessions 
        à Aîn Taya, La Réghaïa, Rouiba, Alma, Rivet... 
        près de trois cents au total.
 -------La 
        bonne réputation dont jouissaient les Mahonnais dès les 
        premiers temps de leur installation ne se démentit pas. Les archives 
        nationales d'outre-mer précisent que "l'élément 
        espagnol qui entre pour plus de 30% dans la population européenne 
        de l'Algérie ne figure pas pour 5% dans les journées d'hôpitaux".
 -------L'endogamie 
        - c'est à dire la propension à se marier entre eux - restait 
        très forte. Entre 1863 et 1870, sur douze mariages, un seul fut 
        mixte. Sur les 133 naissances recensées à la même 
        époque, le quart fut assuré par les Pons et les Sintès, 
        et un autre quart par les Alzina, les Mascaro, les Cardona, les Tuduri, 
        les Camps, les Mercadal. Je crois savoir que mon arrière-grand 
        père maternel, déjà évoqué, avait dix 
        frères et soeurs. Et comme il était fréquent, à 
        l'époque, d'appeler les filles Marie et les garçons Michel, 
        on en était réduit à marler de "Michel de tonton 
        Pierre" ou de "Michel de tonton Jean". Ou, plus communément 
        encore, d'affubler chacun d'un surnom plus ou moins apprécié. 
        Ainsi, mon grand-père paternel, mort en 1936 à l'âge 
        de 67 ans au cours d'une partie de cartes, et qui se prénommait 
        Antoine, avait pour sobriquer Tony Sires, pour évoquer, paraît-il, 
        sa compétence "majestueuse". Sa femme, ma grand-mère 
        paternelle, qui mourut presque centenaire en 1976, se prénommait 
        Magdeleine et était surnommée Nene Brou (prononcer "Nêne 
        Brow"), c'est à dire celle qui fait du bon brouet, du bon 
        potage. Mon grand-père maternel, Michel Villa, né le 13 
        février 1878, qui était mandataire aux Halles, était 
        Michel Boy, c'est à dire non pas le garçon mais la boule, 
        car il mesurait 1,66 mètre et était plutôt trapu. 
        quand à "mémé Villa", Rosalie Gener de 
        son nom de jeune fille, c'était une spécialiste de l'astiquage 
        de sa maison qui était toujours propre comme un sou neuf : d'où 
        son surnom de Zalie Lluente, Rosalie la brillante.
 -------Les 
        traditions mahonnais semblent avoir perduré à Fort de l'Eau 
        pendant plusieurs générations. Dans les années 1920 
        encore, certains auteurs les distinguent de leurs compatriotes espagnols 
        d'origine péninsulaire par leur habitat ("maisonnettes 
        d'apparence et de réalité proprettes, passées chaque 
        année au lait de chaux"), par leurs habits ("on 
        remarque les Mahonnais dans la rue avec leurs chapeaux pointus ornés 
        de rubans de
 velours et d'aiguillctes ou de pompons". Ils ne portent 
        jamais d'espadrilles mais de petits souliers"), par leur nourriture 
        (les mounas, les mantecaos et les ensaimadas), par leur code moral (endogamie, 
        conception de la famille, attachement quasi immodéré à 
        la terre, sens aigu de l'honnêteté- ("la parole d'un 
        Mahonnais vaut largement un écrit") - qui s'accompagne parfois 
        d'une certaine avarice...).
 -------Surtout 
        célèbre par ses cultures maraîchères, Fort 
        de l'Eau compta aussi des plants de vigne : 75 hectares en 1885, 375 en 
        1902. Mais si l'on évoque, encore aujourd'hui, Fort de l'Eau, non 
        seulement auprès de ses anciens habitants, mais aussi devant des 
        personnes qui ne firent qu'y passer (par exemple certains métropolitains 
        qui y accomplirent tout ou partie de leur service militaire à l'époque 
        des "évènements" entre 1954 et 1962), tous parleront 
        avec nostalgie des brochettes et des merguez qu'ils venaient déguster 
        à la terrasse des différents cafés, en soirée 
        dans la semaine ou le dimanche après-midi en rentrant des plages 
        au nom de corsaires (La Perouse, Surcouf, Jean Bart), petites stations 
        ravissantes, installées dans des criques très déchiquetées, 
        pleines de jardins d'ombre et dont les fêtes chaque année, 
        drainaient tous les estivants du rivage, de la côte est à 
        la Côte ouest. A For de l'Eau, les grillades qui se mariaient si 
        bien avec le rosé bien frappé, se dégustaient avec 
        le pain mahonnais dont l'aspect et le goût sont dans toute les mémoires.
 -------Fort 
        de l'Eau était à la charcuterie et aux brochettes (ah ! 
        la charcuterie Caturla) ce que Montélimar est au nougat !
 -------C'est 
        sur cette bonne odeur de viande grillée que je voudrais conclure 
        ces quelques pages, en espérant qu'elles auront donné envie 
        à tous les Aquafortains qui les auront lues de prendre à 
        leur tour la plume et de rédiger ne serait-ce que quelques lignes 
        pour raconter leur(s) meilleur(s) souvenir(s) de là-bas. Afin que 
        nous puissions publier, d'ici quelques mois, un véritable livre 
        sur Fort de l'Eau, notre village.
 -------Car, 
        comme disait John Dos Passos, "Vous pouvez 
        arracher l'homme au pays, mais vous ne pouvez pas arracher le pays du 
        coeur de l'homme".
 
 Jean-Jacques Tur, avec l'aide précieuse 
        de la Princesse Amilakvari (née Marguerite Maye) et Nadine Barbet 
        
 Notre adresse : Amicale Aquafortaine du Souvenir
 c/o Gilbert Caturla
 Clos St Michel
 H72 Av. Napoléon Bonaparte
 84800 Isle sur la Sorgue
 
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