| Les conditions générales de la prospérité 
      économique d'un pays sont la sécurité, l'harmonieuse 
      répartition des activités professionnelles, leur rendement 
      optimum, l'emploi total, c'est-à-dire l'exploitation rationnelle 
      de toutes les ressources naturelles et humaines, et enfin l'acquisition 
      contre les excédents dont il dispose, des produits qui lui font défaut. 
 Cet état est évidemment instable - comme la santé chez 
      un individu - mais enfin c'est celui vers lequel on tend. La période 
      pendant laquelle un pays donné perfectionne son économie pour 
      atteindre cet enviable équilibre économique peut s'appeler 
      l'essor. C'est la prise de vitesse de l'avion avant le vol en plein ciel.
 
 L'Algérie a franchi de 183o à 193o quelques dures étapes. 
      Un labeur considérable y a été dépensé 
      en un siècle. L'amélioration de bien-être qui eût 
      pu en résulter pour les habitants dans leur ensemble a été 
      réduite par une augmentation sensible de la population. Les économistes 
      ont souvent posé la question de savoir si l'augmentation de la population 
      est ou non un facteur de progrès économique. Le fait algérien 
      peut être retenu; l'accroissement trop rapide provoque un malaise 
      quand il n'est pas accompagné simultanément d'un accroissement 
      des ressources, ce qui généralement n'est pas. Il y a un décalage 
      entre l'apparition de nouveaux besoins et celle des biens pouvant les satisfaire.
 
 Mais grâce à la vente de quelques-uns de ses grands produits 
      - le vin en première ligne - l'Algérie pouvait recevoir des 
      produits alimentaires et des produits manufacturés : les chiffres 
      de son commerce en 1938 sont à cet égard significatifs :
 
         
          | Importation : (en millions de francs) Alimentation                   1.296
 Matières Industrielles         717
 Objets fabriqués             2.653
 4.666
 
 | Exportation : (dont 
            3.000 de produits viticoles) Alimentation                 4.422
 Matières industrielles        969
 Objets fabriqués              259
 5.650
 |  La France est à l'époque le premier client et le premier 
        fournisseur de l'Algérie. Notons que ces résultats se situent 
        après la grande crise qui débuta en 1929 aux États-Unis, 
        et qui ne pouvait pas ne pas avoir d'effets sur l'économie algérienne. 
        On étudie trop les " problèmes 
        algériens " comme si l'Algérie était une île 
        d'accès difficile. Quelque succès qu'ait connu la formule, 
        elle n'est pas une île, et elle ne saurait être soustraite 
        aux effets de la conjoncture mondiale.
 
 C'est ainsi que la guerre a brusquement freiné son essor.
 
 Moins encore qu'un pays à économie complexe, comme la France, 
        ou les riches U.S.A., ou la Russie, l'Algérie ne pouvait opposer 
        aux conséquences de la guerre une suffisante inertie pour traverser 
        sans dommage la tourmente.
 
 La révélation de son étroite dépendance de 
        la France et du monde extérieur éclata avec une absolue 
        netteté. Il apparut immédiatement qu'elle n'était 
        pas encore un pays riche, et surtout que son industrie était insuffisante. 
        Mis il ne faut rien exagérer : aux pires moments de cette période 
        qui va de 1939 à 1944, elle n'a pas connu la pénurie. N'oublions 
        pas que de nombreux pays sont " pitoyablement pauvres'" pour 
        reprendre l'expression de G. Clark. L'Algérie a le bonheur de n'être 
        plus de ceux-là.
 
 Puissante, elle eût subi le sort commun des nations belligérantes. 
        La modicité de ses ressources propres lui a peut-être évité 
        des dommages plus accusés que ceux qu'elle a subis du fait de la 
        guerre.
 
 En novembre 1942, la coupure économique avec son principal fournisseur 
        et son meilleur client, la France métropolitaine, était 
        totale. Les flottes alliées qui utilisèrent ses ports, débarquèrent 
        sur ses rivages ce qu'il fallait pour alimenter la guerre, mais non évidemment 
        un équipement industriel définitif.
 
 Il n'est peut-être pas superflu de rappeler que sans ces ports, 
        et les routes et les voies ferrées, les travaux d'art, les installations 
        dus au labeur algérien, la campagne de Tunisie, l'expédition 
        d'Italie, qui marquèrent le déclin de la puissance allemande, 
        eussent été beaucoup plus difficiles et peut être 
        impossibles.
 
 Une autre conséquence directe de la guerre fut la participation 
        massive de l'Algérie. Elle donna les meilleurs de ses fils à 
        la cause sacrée. Elle offrit aux armées tout ce qu'elle 
        avait : primeurs, fruits, vin, cheptel. Mais il résulta une réduction 
        de sa propre consommation et surtout une baisse du rendement, bien des 
        exploitations agricoles, industrielles et commerciales ayant été 
        délaissées par la partie la plus vigoureuse de leur personnel 
        et par les plus jeunes de leurs chefs.
 
 Les années de 1941 à 1944 furent donc certainement les plus 
        difficiles des décades. que l'Algérie ait connues depuis
 
 Personne ne pouvait, après cette dépression et par on ne 
        sait quel miracle, faire " démarrer " brusquement l'économie 
        algérienne. Il n'y a pas plus de départs fulgurants que 
        de brusques arrêts dans le domaine économique, où 
        joue la loi d'inertie.
 
 Mais les pouvoirs publics, les syndicats patronaux et ouvriers, la Région 
        économique groupant les huit chambres de commerce d'Algérie, 
        les municipalités, de simples associations professionnelles s'efforcèrent 
        de préparer la reprise, de suggérer les moyens à 
        mettre en oeuvre en vue de l'essor.
 
 Il faut ici faire l'éloge du chef d'entreprise algérien, 
        qu'il dirige une grande exploitation agricole, ou un simple atelier artisanal 
        : il a de la volonté, de la ténacité, un goût 
        marqué pour la nouveauté, bref, un tempérament que 
        l'on se surprend à qualifier " américain ", ce 
        qui n'est pas ici un mince compliment. Et les Algériens estiment 
        tout naturellement qu'ils méritent l'épithète. Ce 
        sont eux qui finalement modèlent le destin de leur pays.
 
 Les autres données du problème de la reprise - notamment 
        les données naturelles - sont trop connues pour que nous les reposions. 
        D'ailleurs les exposés qui composent cet ouvrage en instruiront 
        le lecteur.
 
 Ces données n'ont pas été sensiblement altérées 
        par la guerre. Mais s'il convient d'abord de renouer avec un passé 
        récent, par dessus la solution de continuité 1939-1944, 
        de relancer les idées qui déjà s'exprimaient avant 
        la guerre, il est nécessaire aussi de retenir la leçon des 
        faits et de se ménager de plus vastes échappées sur 
        l'avenir.
 
 L'étude de l'industrialisation a été reprise et très, 
        poussée par le Gouvernement général de l'Algérie. 
        La Région économique en plein accord avec la haute administration, 
        s'est attachée elle aussi à ce problème et à 
        celui de l'industrie du froid.
 
 Car s'il est exact que l'Algérie est un pays surtout d'agriculture 
        et d'élevage, avec quelques zones forestières qu'il faudrait 
        agrandir, il n'est pas moins vrai qu'elle a d'autres aptitudes. La vocation 
        industrielle d'un pays se dessine après la mise en valeur de ses 
        terres- Le développement de la production agricole et celui de 
        la production industrielle multiplient d'abord les échanges intérieurs, 
        dont l'intensité croissante ordonne l'amélioration et l'extension 
        des réseaux routier et ferroviaire.
 
 Il y a une marche logique au progrès. C'est ainsi, de même, 
        que la politique de l'eau - celle du reboisement et des grands barrages 
        - pose inévitablement le problème de l'électrification.
 
 Le passage de l'économie agricole à l'économie complexe 
        est plus rapide qu'on l'imagine, avec, pour corollaire, une plus heureuse 
        répartition des activités professionnelles, l'une des conditions 
        de l'essor.
 
 Il serait difficile de nier que l'Algérie n'a pas pris la bonne 
        direction. Un plan d'industrialisation a été dressé, 
        et son exécution a commencé. De nouveaux instruments juridiques, 
        comme le warrant industriel, ou financiers, comme les lettres d'agrément, 
        ont été mis en action, et leur mécanisme expliqué 
        aux intéressés.
 
 La question du rendement est plus ardue. Trop d'exploitations agricoles 
        sont encore rudimentaires. Qu'il s'agisse de culture ou d'élevage, 
        c'est souvent l'empirisme qui persiste. Il faut trop d'hommes au champ, 
        en Algérie, pour nourrir l'ensemble de la population. Il existe 
        un excédent de main-d'uvre qui doit être dirigée 
        sur l'usine.
 
 On saisit l'importance sociale de la bonne technique agricole. Mais l'on 
        n'improvise pas un manuvre spécialisé, moins encore 
        un ouvrier qualifié.
 
 C'est pourquoi le problème de l'enseignement professionnel apparaît 
        comme le plus important peut-être de tous. Question de temps (on 
        ne fait pas surgir une école d'un coup de baguette magique), de 
        méthode, et d'argent. Mais il est démontré que les 
        dépenses d'enseignement sont les plus rentables.
 
 Ce problème n'a pas été négligé, loin 
        de là. Le plan de scolarisation est entré dans la phase 
        du réel. Nous souhaitons un réseau serré de fermes-écoles 
        et de très simples ateliers plutôt qu'une floraison d'écoles 
        primaires ou de collèges. Un bon métier vaut mieux qu'un 
        banal diplôme.
 
 L'emploi total dépendra donc des progrès de l'agriculture, 
        de l'élevage, de l'industrie. N'oublions pas que l'embauche d'un 
        ouvrier qualifié entraîne parfois celle de deux manuvres 
        spécialisés. Même si les ouvriers d'élite doivent 
        être d'abord appelés de la France métropolitaine, 
        c'est sur place que l'on complétera les effectifs nécessaires.
 
 Le plus gros obstacle à l'emploi total est actuellement le ralentissement 
        de la construction. Ateliers, usines, maisons d'habitation, ne surgiront 
        pas du sol comme par enchantement. C'est un très vaste et très 
        coûteux programme dont l'exécution conditionnera l'essor.
 * * Cette esquisse imparfaite et incomplète un peu 
        trop rapidement dessinée, où en est présentement 
        l'Algérie ? Comme la plupart des pays du monde, elle est avide 
        de produits manufacturés, de carburants, de matériaux de 
        construction, de certaines denrées. A-t-elle de quoi les payer 
        ?Quelques chiffres nous donnent sur ce point une indication rassurante.
 
 Pendant le premier semestre de l'année 1946, elle a importé 
        pour i 1.672 millions de francs de marchandises (3.997 pour toute l'année 
        1945); contre 10.891 millions à l'exportation (1.036 en 1945). 
        Le déficit de la balance commerciale n'est nullement alarmant. 
        Il est d'ailleurs très modéré.
 
 A l'actif, figurent, au premier rang, le vin ordinaire, les vins fins, 
        liqueurs et mistelles et les alcools de vin. La viticulture algérienne 
        assure donc à l'Algérie une large faculté d'importation, 
        c'est-à-dire de redressement.
 
 Notons enfin que la circulation des billets de banque n'est pas excessive, 
        la plupart des transactions se réglant au comptant, et le marché 
        intérieur restant très actif. Le budget de l'Algérie 
        est en équilibre : idéal bien lointain pour la plupart des 
        pays du monde.
 
 Toutes les raisons économiques de croire et d'espérer sont 
        donc réunies : avec de l'ordre, de la méthode, de la ténacité, 
        et sans doute un retour progressif à la liberté économique, 
        l'Algérie, malgré l'accroissement sensible de sa population, 
        a toutes les chances d'atteindre un niveau moyen de vie satisfaisant. 
        .
 
 Elle pourra reprendre avec allégresse la mission dont la France 
        métropolitaine l'avait implicitement chargée; celle de montrer 
        par la force de l'exemple, et par son rayonnement, la voie du progrès 
        aux territoires d'Afrique sur lesquels flotte son drapeau.
 Paul MESSERSCHMITT,Directeur de l'École Supérieure de Commerce d'Alger.
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