| -----------Au 
        cours des recherches qui aboutiront bientôt à la publication 
        d'un ouvrage sur " L'enseignement primaire en Algérie, de 
        1830 à 1962 ", notre " G.E.R. Enseignement " s'est 
        trouvé à la tête d'une documentation précieuse 
        et si riche que nous n'avons pu en exploiter toutes les ressources.-----------Il nous a semblé intéressant 
        d'en extraire quelques pages qui permettront aux algérianistes 
        de comprendre l'intérêt de ce travail destiné comme 
        je l'ai dit, peut-être un peu trop souvent, mais à cause 
        de ma conviction profonde, à sauver de l'oubli tant de labeur, 
        de dévouement, de large compréhension humaine que les membres 
        de l'enseignement ont dispensé sans compter pour aider les populations 
        déshéritées dont ils avaient la charge à s'adapter 
        au monde moderne qui, pour eux, représentait tant d'embûches.
 -----------Pour ma part, je me cantonnerai 
        dans le sujet que j'ai traité - " la scolarisation des filles 
        musulmanes ", avec l'aide de tant de documents fournis par les membres 
        de l'Amicale des anciens instituteurs d'Algérie ou trouvés 
        aux Archives d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence. Je n'en retiendrai que quelques 
        aspects... pour donner aux lecteurs le désir de connaître 
        l'évolution de ce problème.
 
   -----------Avant 
        la venue des Français en Afrique du Nord, l'enseignement des filles 
        était à peu près inexistant (1- 
        Dans la Régence, fréquenter l'école est un privilège 
        réservé aux seuls garçons, scolarisés à 
        Alger dans la proportion de 20 p. 100 environ. Les filles, qu'elles soient 
        musulmanes ou juives, font leur éducation à la maison. Elles 
        apprennent à tenir le ménage, coudre, filer, tisser la laine... 
        "Pierre Boyer : La vie quotidienne à Alger, à la veille 
        de l'intervention française, Hachette, 1963. ).-----------Quelques 
        fillettes appartenant à des milieux bourgeois fréquentent 
        des ateliers de broderie où une personne également de la 
        bourgeoisie leur enseigne de fins travaux de broderie, les bonnes manières, 
        parfois, mais rarement, des rudiments de lecture, quelques bribes du Coran 
        et d'innombrables dictons où se concentre la sagesse populaire 
        et se reflètent les croyances et superstitions des milieux féminins. 
        Quelquefois, les familles notables faisaient donner des leçons 
        particulières à la maison. En aucun cas les petites filles 
        du peuple et de la campagne ne recevaient la moindre instruction. " 
        (2 Notes documentaires et études, no 344 L'enseignement des musulmans 
        en Afrique du Nord.Secrétariat d'Etat à la Présidence 
        du conseil et à l'Information. 5 juillet 1946. )
 -----------Enseigner 
        les filles musulmanes présentait une difficulté majeure 
        : les coutumes islamiques maintenaient la fillette sous l'autorité 
        paternelle jusqu'à son mariage qui la plaçait alors sous 
        l'autorité maritale. D'où son statut de " perpétuelle 
        mineure ".
 -----------Comment 
        décider les familles à confier leurs fillettes à 
        des éducatrices étrangères ? Question épineuse 
        entre toutes qui n'a pu être résolue qu'avec précaution 
        et délicatesse.
 -----------Etre 
        passés du refus ombrageux des premières années de 
        la " conquête " à l'afflux massif des fillettes 
        à la veille de l'Indépendance, n'y a-t-il pas une sorte 
        de miracle ?
 -----------De 
        l'école-ouvroir de 1845 aux lycées techniques de 1962 avec 
        leurs C.A.P. divers - quel chemin parcouru que nous allons jalonner par 
        quelques textes intéressants.
 -----------En 
        1845 surgit une personnalité étrange, Mme Luce, dont les 
        Cahiers du centenaire de l'Algérie (VI Art antique et art musulman 
        en Algérie) nous donnent un portrait fort idéalisé.
 -----------" 
        En 1845 se révélait une admirable institutrice, Mme Luce, 
        celle qu'avec ses élèves nous devons proclamer la grand-mère 
        de l'art algérien.Vie de pure abnégation et de désintéressement 
        passionné ! Mme Luce n'a jamais rien demandé. C'est à 
        ses risques et périls - un document officiel le précise 
        - qu'elle a créé, à Alger, en 1845, la première 
        école-ouvroir indigène. Mme Luce, d'une intuition vive et 
        agile, retrouva toutes les finesses de la broderie turque. Elle forma 
        plusieurs générations de disciples que sa grande âme 
        et son art attachèrent à notre cause. "
 -----------Portrait 
        flatteur, mais fort controversé par Yvonne Turin (3) qui, avec 
        un parti-pris évident, voit en elle une sorte d'intrigante intéressée 
        qui sut tirer profit pour elle-même de son initative originale.
 -----------Il 
        n'empêche qu'un texte de 1863 nous donne quelques détails 
        savoureux sur les suites de cette initiative (4).
 -----------" 
        C'est à Mme Luce qu'on doit le premier essai de civilisation appliquée 
        aux femmes islamites. Cette dame, frappée des bons effets que commençait 
        à produire, pour les garçons, l'école arabe-française, 
        alors dirigée par M. Depeille, entreprit d'attirer chez elle un 
        certain nombre de petites Mauresques et de leur donner, avant la connaissance 
        des divers travaux à l'aiguille, quelques notions de lecture et 
        d'écriture françaises. Des leçons de calcul y furent 
        ajoutées, et les premiers résultats parurent assez concluants 
        pour décider le gouvernement à subventionner l'oeuvre.
 -----------" 
        Elle reçut le nom d' " Ecole arabe-française pour les 
        jeunes filles musulmanes ". Une maison lui fut gratuitement affectée 
        pour local, dans la rue de Toulon. Mme Luce reçut, en qualité 
        de directrice, un traitement de quinze-cents francs. Des indemnités 
        proportionnelles furent instituées en faveur de trois sous-maîtresses. 
        On alla jusqu'à défrayer la nourriture des élèves 
        dans l'intervalle des classes. Enfin, y compris les dépenses accessoires, 
        le crédit alloué dépassa douze mille francs par an. 
        "
 -----------Mais 
        qu'arriva-t-il ? Les musulmans ne voulurent pas de compagnes qui " 
        dépassaient déjà sensiblement le niveau de leurs 
        coréligionaires ".
 -----------" 
        Il nous faut des femmes et non des cadis pour épouses ", disaient-ils. 
        Cette hostilité à l'instruction des femmes amena une autre 
        pionnière, Mme Barroil, à ouvrir, " parallèlement 
        " à l'école de Mme Luce, un atelier où les jeunes 
        filles arabes apprendraient, à l'exclusion de tout autre art, les 
        menus travaux qui sont du ressort de la femme. Ce nouvel établissement 
        réussit au-delà de toute espérance. Les Maures ne 
        se firent plus scrupule de lui confier leurs filles ou de lui demander 
        leurs épouses, et telles furent bientôt sa vogue et son importance 
        que, non seulement le gouvernement consentit à la patronner, mais 
        qu'il résolut de l'adopter pour modèle.
 -----------L'école 
        arabe-française de Mme Luce fut convertie en ouvroir et l'ouvroir 
        de Mme Barroil mis sur le même pied que l'établissement de 
        Mme Luce. Or, voici quel est en substance le règlement des deux 
        institutions, règlement consacré par un vote du conseil 
        général dans sa séance du 18 septembre 1861
 -----------o 
        Les travaux à l'aiguille forment le principal ----objet 
        d'éducation des ouvroirs. Néanmoins, les directrices sont 
        autorisées à donner, sur la demande des parents, des leçons 
        de lecture et d'écriture françaises, ainsi que des notions 
        élémentaires de calcul, à leurs élèves.
 -----------o 
        L'Administration fournit à chacun des deux établissements 
        le local et cent bourses d'apprentissage. Le prix de la bourse est fixé 
        à cinq francs par mois, dont trois attribués à l'élève 
        et deux à la directrice.
 -----------o 
        La durée de l'apprentissage est de deux années. Les jeunes 
        filles sont admises à en profiter depuis dix ans jusqu'à 
        seize inclusivement. Celles qui restent dans l'ouvroir à l'expiration 
        de leur apprentissage sont rétribuées suivant leur habileté 
        et la nature de leur travail.
 -----------o 
        Les ouvroirs sont placés sous la dépendance du bureau de 
        bienfaisance musulman et sous la surveillance d'un comité de dames 
        patronnesses au nombre de sept, dont cinq françaises et deux musulmanes. 
        Les directrices sont en outre tenues d'avoir des conductrices, agréées 
        par le comité, pour accompagner les jeunes filles à l'aller 
        et au retour. "
 -----------La 
        petite fille de Mme Luce, Mme Luce-Ben-Aben, a continué son oeuvre 
        jusqu'à sa mort, en 1915. -----------Elle 
        l'a complétée par la conservation de broderies anciennes 
        qui avaient été réunies dans deux salles du Musée 
        des Antiquités d'Alger qui portaient son nom et par l'établissement 
        de modèles nouveaux devenus le premier fonds du " Cabinet 
        de dessin de l'Académie ".
 -----------En 
        1901, dans Le monde moderne, Paul Crouzet décrit l'ouvroir 
        de Mme Luce-Ben-Aben. C'est une description qui -mérite d'êtrreproduite 
        dans son intégralité pour en évoquer l'atmosphère 
        (5).
 -----------" 
        Tous les matins, arrivent, amenées par une conductrice qui va les 
        chercher dans leurs demeures respectives, une trentaine de jeunes filles 
        de six à quatorze ans, munies chacune d'un petit panier à 
        maigres provisions. La régularité n'est pas leur première 
        vertu car au moindre événement dans leur famille, à 
        la moindre fête religieuse ou matrimoniale dans celle des autres, 
        elles font défection pour passer parfois plusieurs jours et plusieurs 
        nuits à pousser de joyeux youyous. Aussi, le jour de la rentrée, 
        ne pourra-t-on attendre d'elles qu'un paisible sommeil sur le métier.
 -----------" 
        Même si elles sont bien reposées elles n'abattent pas beaucoup 
        de besogne, non seulement parce que leur travail est lent et délicat, 
        mais surtout parce que la plus grande activité de la femme mauresque 
        est toujours un peu nonchalante. En vain leur surveillante, la bonne Mme 
        Midy, s'époumonne à crier : " Fissa ! " (vite). 
        L'excitation ne dure pas. J'en ai entendu qui disaient à leur voisine
 -----------" 
        - Bats-moi pour que je travaille. "
 -----------Mais 
        vient le moment de la récréation après celui du déjeuner, 
        le jeu ne chôme pas. Les osselets sont un de leurs plaisirs favoris 
        et quelquesunes y sont d'une très grande adresse.
 -----------" 
        Tout à coup, dans la matinée, un grand remue-ménage 
        se produit. Toutes, rapides et rivales, quittent leur métier et 
        grimpent l'escalier en criant joyeusement : " Lella Ben Aben. "
 -----------" 
        C'est, qu'au premier étage, elles viennent d'apercevoir, penché 
        sur la balustrade, le visage de la directrice.., et les voilà toutes 
        autour d'elle comme une grappe, les unes lui baisant les mains, les autres 
        lui jetant à son cou de fraîches, petites et odorantes guirlandes 
        de jasmin ou de fleurs d'oranger.
 -----------" 
        Mais, désormais, le travail est sérieux. La directrice distribue 
        les tâches, donne un conseil, corrige les fautes ; elle-même 
        trace les dessins, choisit les couleurs et doit marquer, par un petit 
        point de soie, la teinte de chaque partie de l'ornementation. Sur le tissu 
        ainsi préparé, les jolies têtes brunes se pencheront 
        de longs jours, les doigts effilés courront avec autant de patience 
        que de prestesse, avant qu'apparaisse dans tout son éclat le moindre 
        petit carré de broderie. "
 -----------C'est 
        à partir de ces ouvroirs que, peu à peu, se dessine une 
        oeuvre fort intéressante : la rénovation des arts mineurs 
        en Algérie. L'école-ouvroir indigène devient un " 
        conservatoire des arts mineurs algériens ".
 Mme Missié, à Kalaa, s'efforce de restaurer l'industrie 
        locale, après une étude attentive des plantes tinctoriales 
        du bled. Mme Saucerotte, à Constantine, Mme Saëton, à 
        Tlemcen, parviennent à retrouver des modèles qui étaient 
        tombés en décadence.
 -----------Dès 
        1890, à Constantine, on faisait des broderies d'argent sur soie, 
        dès 1898, à Chellala, 1900, à Constantine, 1902, 
        à Bougie et Aït-Ichem, on tissait des tapis. Puis chaque école 
        reçut sa mission de résurrection appropriée aux traditions 
        locales
 ------------ 
        Constantine, Sétif, Bougie rénovent le tapis du Guergour 
        ;
 ------------ 
        Mostaganem, Orléansville celui de Kalaa ;
 ------------ 
        Djelfa, Aïn Mahdi, Reibell les tapis de Djebel-Amour ;
 ------------ 
        en Kabylie on se spécialise dans le tissage berbère.
 -----------" 
        C'est dans quelques " écoles-ouvroirs " que l'art du 
        tissage a atteint une perfection, une maîtrise, une envolée 
        d'activité créatrice, dignes des plus hauts éloges. 
        Le tapis et la broderie deviennent ici une véritable manifestation 
        d'art. Les ouvroirs d'Alger, de Blida, de Constantine et d'Oran pour ne 
        citer que ceux-là, ont produit des oeuvres d'une puissante et rare 
        originalité. L'un d'eux, notamment, présenta à l'Exposition 
        des arts décoratifs de 1926 des tapis berbères d'une formule 
        entièrement renouvelée, qui obtint à Paris le plus 
        vif succès... " (6)
 -----------Si 
        l'on atteignait ce but d'intérêt général ce 
        n'était qu'une conséquence lointaine ; la préoccupation 
        immédiate, plus utilitaire et d'intérêt pratique était 
        la possibilité d'amélioration des conditions de vie indigène.
 -----------" 
        Les écoles-ouvroirs ne visent pas, il est utile de le préciser, 
        à la production industrielle, mais à l'apprentissage. Leur 
        formation terminée, les jeunes filles indigènes quittent 
        l'école ; mais elles peuvent, elles doivent continuer à 
        travailler chez elles. L'école les y aide, en leur transmettant 
        des commandes, en leur fournissant même les matières premières 
        nécessaires, en surveillant aussi leur travail et en leur assurant 
        ensuite des prix rémunérateurs. C'est là une organisation 
        très intéressante de travail à domicile : l'OEuvre 
        d'assistance sociale postscolaire. Elle permet à de nombreuses 
        femmes indigènes de vivre de leur travail. " (7)
 -----------Ce 
        travail à domicile a été organisé, encouragé, 
        surveillé par l'école telle directrice de cours complémentaire 
        d'enseignement professionnel me disait avoir consacré régulièrement 
        deux heures chaque jour après la classe aux visites qu'elle faisait 
        pour guider le travail de ses anciennes élèves. C'est ce 
        dévouement inlassable qu'il me semble important de souligner.
 Parallèlement, le Gouvernement général institue l'" 
        Artisanat indigène " dont le programme a été 
        précisé ainsi par le gouverneur général Pierre 
        Bordes
 " L'action de la Maison de l'Artisanat se développera en faveur 
        de la femme indigène. Elle devra viser à mettre à 
        sa portée les moyens propres à lui permettre d'exercer chez 
        elle un métier.
 -----------" 
        De cette femme arabe, disait-il encore, qui, dès son âge 
        nubile, vit enfermée au domicile paternel ou au foyer conjugal 
        et qui, de ce fait, ne saurait, la plupart du temps, devenir ouvrière 
        travaillant en atelier, s'efforcer de faire un artisan au vrai sens du 
        mot, c'est-à-dire, après lui avoir enseigné la pratique 
        d'un métier manuel, 1a mettre à même de travailler 
        chez soi pour son compte ; dans ce dessein, lui fournir un métier 
        à main, en lui en facilitant l'accession en toute propriété 
        ; lui faire l'avance des matières premières nécessaires 
        à la confection de ces ouvrages ; guider ces travaux ; enfin, lui 
        assurer la vente régulière des produits de son industrie, 
        telle sera, avec ses modalités essentielles d'intervention, la 
        tâche impartie à la Maison de l'Artisanat. " (8).
 -----------Mais 
        si l'éducation des filles semble s'orienter essentiellement vers 
        l'artisanat, ce serait en négliger un aspect important qui deviendra, 
        à son tour, essentiel par la suite, de ne pas envisager les progrès 
        parallèles de leur instruction.
 -----------C'est 
        après la Première Guerre mondiale, dans la période 
        1918-1923, que ces progrès dans les écoles de filles deviennent 
        très sensibles.
 -----------Auparavant, 
        la résistance des pères de famille avait empêché 
        toute décision d'ensemble et n'avait permis que des réalisations 
        sporadiques puisque le décret du 18 octobre 1892 prévoyait 
        que...
 
 |  | -----------" 
        En dehors des écoles enfantines ouvertes aux enfants des deux sexes, 
        des écoles réservées aux filles pourront être 
        établies dans les centres européens ou indigènes 
        lorsqu'elles seront demandées par les autorités locales 
        d'accord avec la majorité des membres musulmans de l'Assemblée 
        algérienne. "-----------Désormais 
        l'enseignement féminin a de chauds partisans dans la population 
        musulmane.
 -----------Dans 
        certaines localités, on s'ingénie à trouver des solutions 
        de fortune : ainsi à Tabarourt, dans les écoles de garçons, 
        on reçoit les filles en dehors des heures de classe normales ou 
        pendant les jours de congé hebdomadaire.
 -----------Une 
        évolution se dessine. " En diverses régions, sans cesser 
        d'apprécier hautement l'enseignement ménager et pratique 
        et sans dédaigner l'apprentissage d'ouvrages manuels, ils en viennent 
        à attacher une plus grande importance à l'instruction proprement 
        dite, particulièrement à la connaissance du français. 
        "
 -----------Un 
        texte important nous fait connaître l'évolution de la mentalité 
        des musulmans sur ce problème : le 28 mai 1923, le secrétaire 
        général de l'Association des instituteurs d'origine indigène 
        en Algérie adressait une lettre au recteur de l'Académie 
        d'Alger pour demander la création d'écoles de filles indigènes 
        partout où il existe déjà des écoles de garçons. 
        Nous ne citerons ici que quelques passages de cette lettre
 -----------" 
        Malgré les efforts louables qui ont été 
        faits depuis une trentaine d'années, malgré le dévouement 
        des maîtres, l'école française n'a exercé qu'une 
        influence insuffisante sur la vie familiale des indigènes... Nous 
        voyons, en effet, la jeunesse indigène des écoles désorientée 
        au moment de son entrée dans la vie... Nos meilleurs élèves, 
        en quittant l'école ne tardent pas, par suite de l'influence de 
        leur milieu, à perdre le bénéfice des leçons 
        qu'ils ont reçues... Cette situation pénible serait certainement 
        plus rare le jour où les jeunes gens indigènes des deux 
        sexes recevraient la même instruction française. "
 -----------(Signé) 
        Zenati, instituteur adjoint à Constantine.
 -----------Ainsi, 
        l'élite masculine qui avait bénéficié de l'instruction 
        française (n'oublions pas que la demande émane d'instituteurs) 
        se rendait compte de la nécessité d'instruire les filles.
 -----------Je 
        n'entrerai pas dans le détail de l'évolution de l'enseignement 
        des filles musulmanes ; signalons seulement qu'aux ouvroirs de la première 
        heure succéderont de " vraies écoles " dont le 
        cours technique n'est plus qu'une annexe, et les fillettes y apprendront 
        le français, le calcul et les autres matières enseignées 
        dans les écoles primaires élémentaires. Mais l'évolution 
        sera lente, au point que les programmes ne seront fixés qu'en 1934 
        et, dans les douars, les maîtresses rencontreront encore bien des 
        résistances.
 -----------Et 
        pourtant, le courant favorable à la scolarisation des filles s'accentue. 
        Après la Deuxième Guerre mondiale, on note une augmentation 
        importante des effectifs féminins qui passent de 21.679 en 1939 
        à 38.879 en 1946. 300 classes nouvelles pour les filles sont ouvertes 
        en 1945-1946.
 -----------Le 
        rapport de M. Cheffaud, vice-recteur de l'Académie d'Alger en 1947, 
        est très significatif à cet égard. Il faut, dit-il, 
        " éviter à l'avenir une dissociation sociale dangereuse 
        entre le jeune Algérien et sa future compagne... L'évolution 
        de la mentalité musulmane ayant créé le désir 
        nouveau d'amener les enfants des deux sexes à un niveau de culture 
        sensiblement égal, il est devenu essentiel de multiplier les créations 
        d'écoles de filles et d'en aménager les programmes de manière 
        à donner aux femmes arabes ou kabyles, en même temps qu'une 
        expérience réelle des choses du ménage (couture, 
        cuisine, puériculture), assez de connaissances générales 
        pour ne pas en faire les associées inégales de leurs maris. 
        " (9)
 -----------Et, 
        peu à peu, l'école des filles attire les enfants. Les " 
        rentrées " voient affluer tant de demandes de parents que 
        les écoles ne sont plus assez nombreuses ni assez grandes. Il y 
        a là un succès extraordinaire de notre enseignement. Le 
        temps n'est pas loin où, après avoir tant résisté, 
        on nous reprochera de n'avoir pas assez scolarisé les filles. Dans 
        la masse des documents, je prendrai un seul exemple, mais combien significatif, 
        émanant de Mme Cornuey, chargée d'école puis directrice 
        de l'école de filles de BarakiAlger, 10e arrondissement, commune 
        dortoir comptant 1.000 Européens et 4.000 Musulmans. Cette école 
        a passé d'une classe de 50 élèves à neuf classes 
        avec cantine, soit 450 oélèves environ et deux cours d'adultes 
        filles de 25 à 30 élèves chacun.
 -----------" 
        La population musulmane était très attachante et le meilleur 
        esprit de camaraderie a toujours régné dans mon école, 
        même aux jours les plus noirs.
 -----------" 
        Elle était " école pilote " pour la lutte contre 
        le trachome ; le personnel mettait tous les jours des gouttes dans les 
        yeux des élèves malades. Le médecin scolaire est 
        venu tourner des films et nous avons eu, sous sa conduite, des médecins 
        turcs et yougoslaves qui venaient constater les résultats et s'inspirer 
        de nos méthodes.
 -----------o 
        Un journaliste américain est venu filmer les élèves 
        en récréation car Européens et Musulmans jouaient 
        ensemble (1960).
 -----------o 
        Notre école était parrainée par la mairie de Saint-Gaudens 
        (HauteGaronne). Le maire était venu la visiter avec une délégation 
        des maires de France.
 -----------o 
        Aux vacances de 1958 avec un groupe d'élèves, deux Européennes 
        et seize Musulmanes, nous avons effectué un premier voyage par 
        avion, la télévision était au rendez-vous. Les filles 
        étaient heureuses ; au retour elles m'ont dit : " Nous ne 
        nous voilerons jamais ". Ce qui a été vrai d'ailleurs.
 -----------o 
        En 1959, nous avons effectué un deuxième séjour. 
        Toute la population musulmane était très fière et 
        j'ai été très touchée de la confiance des 
        parents. J'avais la responsabilité de jeunes filles de quatorze 
        et quinze ans (cela est très important, quant à l'évolution 
        de l'état d'esprit des pères musulmans, par la confiance 
        absolue qu'ils témoignent à la directrice). Elles fréquentaient 
        les cours d'adultes, n'ayant pas été scolarisées 
        normalement. Elles avaient confectionné jupes, chemisiers, chemises 
        de nuit dans les cours de couture. Cela a été une réussite.
 -----------J'ai 
        toujours gardé des contacts avec de nombreux élèves, 
        filles et garçons, j'étais tenue au courant des mariages 
        et naissances, même après l'indépendance. La plus 
        fidèle, c'est Nadia A. Elle a quitté l'école en 1958, 
        après le certificat d'études. J'ai gardé des contacts 
        très amicaux avec elle ainsi qu'avec ses parents. Après 
        l'indépendance, ayant eu mon adresse, elle 'm'a tenue au courant 
        de sa vie : mariage, premier enfant, deuxième, troisième, 
        quatrième, cinquième. Pour Noël, nous échangons 
        des cadeaux. D'Algérie : dattes, loukoums, articles d'artisanat, 
        babouches, sacs, ceinturons de cuir pour mes petits-enfants. De France 
        : poupées, voitures-jouets qui sont accueillis, me dit-elle, avec 
        ravissement, articles de layette pour les naissances.
 -----------Je 
        vous ai fait un roman. Je suis intarissable quand il s'agit de mon métier 
        et des joies qu'il m'a apportées.
 -----------J'ai 
        reçu de nombreuses lettres après l'indépendance où 
        des amis musulmans nous demandaient de revenir... Ils avaient " besoin 
        " de nous. "
 -----------En conclusion 
        de cette brève évocation de la scolarisation des filles 
        musulmanes nous pouvons dire que, par les efforts conjugués de 
        l'Administration et du personnel enseignant nous sommes parvenus, en 1962, 
        à un véritable changement de mentalité quant à 
        la condition féminine en Algérie.-----------Du 
        point de vue administratif, ce but a pu être atteint par la création 
        d'un artisanat de valeur restaurant les arts traditionnels, par la formation 
        de maîtres adaptés au milieu, par les réformes sociales 
        : allocations familiales, gratuité des fournitures permettant le 
        prolongement de la scolarité, autant de mesures aussi valables 
        pour les garçons que pour les filles. Mais, comme le disait le 
        recteur G. Hardy en 1960 : " Quand nous amenons un garçon 
        à l'école, c'est une unité que nous gagnons. Quand 
        nous amenons une fille c'est une unité multipliée par le 
        nombre d'enfants qu'elle aura. "
 -----------Du 
        point de vue personnel enseignant, le but a été atteint 
        grâce à la compétence des " maîtresses 
        ", leur spécialisation, leur perfectionnement par les stages 
        souvent pris sur la durée de leurs vacances, grâce à 
        leur dévouement : temps donné sans compter le jeudi, le 
        dimanche, après la classe, pour la surveillance des travaux à 
        domicile, l'usure nerveuse due aux classes surchargées de la dernière 
        période, grâce surtout à leurs qualités humaines 
        : tout cela créant des liens affectueux révélés 
        par la correspondance , liens qui ont survécu à la rupture 
        qu'aurait pu provoquer l'indépendance.
 -----------Des 
        photos que nous espérons pouvoir reproduire dans le livre à 
        paraître nous permettent de comparer les petites filles étouffées 
        et farouches des premiers ouvroirs de 1845 aux jeunes filles fréquentant 
        gaiement, de leur plein gré, les écoles en 1962, coquettes 
        dans leurs vêtements, conscientes de leur dignité comme en 
        témoigneront plus tard leurs lettres. Quelle évolution extraordinaire 
        ! Qu'en restera-t-il ? En tout cas j'ai essayé de montrer la somme 
        de désintéressement, de travail et d'amour qui a été 
        dépensée dans ce pays avec le souci de rendre plus heureuses 
        en les adaptant à un monde, qu'à tort ou à raison 
        nous pensions meilleur, les filles que leurs parents nous confiaient de 
        plus en plus volontiers, et qui, elles, nous aimaient.
 
 C. CONYBEARE-GREZEL,professeur à l'Ecole normale d'institutrices
 Miliana-Ben Aknoun, de 1937 à 1962.
 
 (3) Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, 
        1971. (4) Charles Desprez : Les ouvroirs musulmans. (5) Cahiers du centenaire 
        de l'Algérie, VI, pp. 123-124. (6) Cahiers du centenaire de l'Algérie, 
        Xl. (7) Cahiers du centenaire de l'Algérie, XI. (8) Cahiers du 
        centenaire de l'Algérie, XI. (9) Documents algériens, 1947.
   
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