| --------------Encore 
        une fois ce sont les difficultés et les réticences que rencontrent 
        nos instituteurs du bled ouvrant l'école pour la première 
        fois ; mais ici, ces difficultés sont contées, dans un langage 
        imagé et inimitable, par la plume alerte de Wah-Young, en 1934. 
        Ces propos ont été recueillis dans un journal modeste : 
        " la Voix des humbles ", organe des instituteurs d'origine musulmane. 
        La maîtrise du français de ces instituteurs indigènes 
        est, elle aussi, un hommage à leurs propres éducateurs.
 --------------Suivant 
        l'expression kabyle, " la nuit s'était faite en plein jour 
        " sur les habitants quand ils durent envoyer leurs enfants à 
        l'école. Payer l'impôt, bon ; aller en prison quand on a 
        mal agi, passe encore ; mais " donner ses enfants " paraissait 
        bien dur aux Kabyles ; une surprise douloureuse les accablait. Que craignaient-ils 
        au juste ?
 --------------D'abord, 
        le Roumi était encore l'ennemi vainqueur dont on avait tout à 
        craindre : la confiance n'était pas née, surtout parmi les 
        femmes et les enfants ; beaucoup n'avaient jamais vu un Européen 
        de près. Dès qu'un Roumi était signalé dans 
        le douar, les femmes rentraient à la maison ; les hommes eux-mêmes 
        évitaient de se trouver sur la route de l'étranger.
 --------------Chez 
        beaucoup d'habitants, une exagération du sentiment religieux faisait 
        considérer comme un péché tout ce qui entrait dans 
        les habitudes connues des Roumis (mettre des habits noirs ou serrés, 
        manger tête nue, siffler !) Si peu religieux qu'il fût, le 
        Kabyle craignait qu'on prêchât ou même qu'on imposât 
        le christianisme aux enfants de l'école. Cette erreur était 
        fatale, puisque toutes les écoles indigènes enseignaient 
        exclusivement le Coran. Aux yeux des Kabyles, il n'y avait pas d'autre 
        matière possible à enseigner que le Coran ou l'Evangile.
 --------------Dès 
        la plus haute Antiquité, le Kabyle évitait les contacts 
        de l'étranger : il le laissait faire ce qu'on ne pouvait empêcher, 
        mais observait d'assez loin. L'homme, pendant la paix, allait très 
        volontiers commercer avec l'envahisseur, mais cela ne l'engageait à 
        rien ; le pis qu'il pouvait lui advenir, c'était d'être tué 
        ou emprisonné. A la montagne, la famille et les traditions restaient 
        intactes.
 --------------Puis 
        l'étranger s'usait et s'épuisait avec le temps ; un autre 
        peuple venait d'abord détruire l'uvre de l'ancien, puis bâtir 
        à son tour, en attendant d'être chassé. Le Kabyle 
        gardait ses distances, car le temps travaillait pour lui.
 --------------Les 
        plus clairvoyants disaient que la jeunesse se perdait dans les villes. 
        " Ils porteront le chapeau et boiront du vin ", choses 
        monstrueuses, bien entendu. Ce sera la fin de l'Islam, entendez la fin 
        du monde.
 --------------Avec 
        toutes ces terreurs, vaines ou exagérées, plus par instinct 
        que par raison, les Kabyles ne voulaient pas envoyer leurs enfants à 
        l'école. --------------Craignant 
        le nouveau et l'inconnu, ils renâclaient comme des chevaux devant 
        une fondrière suspecte.
 |  | --------------Il 
        fallait aller à l'école bessif pour une fois, la force avait 
        raison de primer le droit. Force fut aux vieux Kabyles de recourir à 
        la ruse, à la corruption. Arab mit deux pincées de tabac 
        à priser dans ses yeux qui devinrent affreux. Il amena son fils 
        devant la commission et plaida aveugle. On dispensa l'enfant qui reconduisit 
        son père comme Antigone guidait le vieux Laïus.--------------Les 
        habitants influents cherchaient des protecteurs en cette douloureuse circonstance. 
        Les plus pauvres et les plus avares étaient disposés à 
        faire des sacrifices. Tous se conformaient à leur adage connu " 
        lâche-moi, ronce, je t'abandonne mon turban ", manière 
        de faire la part du feu.
 --------------Invités 
        à donner l'exemple, les notables envoyèrent des enfants 
        très jeunes, pensant qu'on aurait le temps de voir venir les événements 
        et que ces moutards n'étaient capables d'aucun travail dans les 
        champs.
 --------------Il 
        resta dans le filet des orphelins, des pauvres qui n'avaient point de 
        bêtes à garder, puis les enfants des fortes têtes du 
        village à qui l'autorité très locale appliquait la 
        loi scolaire dans toute sa rigueur.
 Ces enfants pauvres méritent une minute d'attention. Ils se réfugient 
        à l'école comme dans un gîte plus agréable 
        et mieux chauffé que leur demeure. Habitués à la 
        vie dure, ils ne s'effraient nullement de la neige. Même pendant 
        les jours de congé, ils jouent près de l'école. On 
        leur ouvre la classe et on allume du feu à leur intention, comme 
        on ouvrirait à un pauvre rouge-gorge qui bat de l'aile près 
        de la vitre.
 --------------Au 
        contact des maîtres, ces enfants semi abandonnés gagnent 
        d'abord un langage correct, enseigné sans méthode mais plus 
        vrai que les phrases fabriquées en classe. Un bon langage permet 
        de bien suivre toutes les autres leçons. L'assiduité parfaite 
        de ces élèves pauvres leur profite. Quand les enfants plus 
        choyés se mettront au travail, ils seront distancés. Charlemagne 
        s'était déjà aperçu du fait.
 --------------Pourtant, 
        quand un enfant grelotte de froid, quand il a sûrement faim, si, 
        par surcroît, il sait bien ses leçons, aucun maître 
        clairvoyant ne peut se garder d'être ému.
 WAH-YOUNG.N.D.L.R.de l'Algérianiste- Ce texte nous est communiqué 
        par L. Bernollin-Besserve
 
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