| Les souvenirs de M. 
        le Procureur Général ...J'ai beaucoup de souvenirs de mon séjour 
        à l'Ecole de la Bouzaréa, je pourrais même dire qu'ils 
        sont parmi les meilleurs de ma jeunesse. Comment choisir ?
 Je me souviens tout à coup d'une soirée théâtrale 
        organisée par les élèves de seconde année 
        (les profanes). Bien entendu, les " vétérans ", 
        occupés par la préparation des examens de sortie, n'y devaient 
        être que des auditeurs. Les " tyrons " imberbes devaient 
        y jouer les rôles féminins. Parmi les artistes se trouvait 
        mon vieil ami : François Redon, élève d'élite 
        qui fut, dans la vie, ce qu'avait annoncé sa jeunesse : un Maître, 
        puis un Inspecteur de grande classe, ajoutant à sa science pédagogique 
        une remarquable beauté morale.
 
 La préparation de notre soirée avait donné prétexte 
        à une démarche assez amusante : deux des organisateurs, 
        mes camarades Guerbet, qui rentra en France peu de temps après 
        sa sortie de l'Ecole, et Chaigneau, qui fit un excellent directeur d'école, 
        mais mourut jeune, demandèrent audience au Directeur du Théâtre 
        Municipal d'Alger. Clients fidèles des matinées populaires 
        (et à prix réduits) qui, entre parenthèses, permettaient 
        d'assister aux opérettes d'Offenbach et à bien d'autres 
        merveilles pour douze sous, ils rêvaient de voir de près 
        ces " étoiles " qui, du " poulailler ", les 
        plongeaient dans le ravissement.
 
 Le motif donné était qu'ils avaient besoin de savoir comment 
        on conduit le spectacle de la coulisse. Le Directeur du Théâtre 
        d'Alger, amusé, accéda à leur requête et, le 
        soir du jour où ils furent reçus dans les coulisses, ils 
        rentrèrent à la Bouzaréa en triomphateurs romains. 
        Entre deux scènes exigeant un changement rapide de costume, Guerbet 
        s'était vu confier - pas moins - le chapeau de Mam'zelle Nitouche, 
        et Chaigneau, fils de colon, avait même tenu la bride du cheval 
        qui, un instant après, allait amener l'héroïne sur 
        la scène en tenue d'officier de dragons.
 
 Notre soirée fut, d'ailleurs, un succès. Nous avions eu 
        l'audace de jouer, en costume, tout " Le 
        Bourgeois Gentilhomme ". Et, à coup sûr, 
        jamais la Comédie-Française ne disposa dans la scène 
        du " grand Mamamouchi " d'un muphti comme le nôtre. Ancien 
        élève du Cours Normal, Arabe de pure race, au lieu d'employer 
        des mots incohérents, il jetait au public, au moment de la cérémonie 
        que l'on sait, des exclamations en sa langue, du plus haut cornique. Ce 
        collaborateur imprévu de Molière, c'était Soualah 
        qui devint agrégé de l'Université, docteur ès 
        Lettres et fut, jusqu'à sa récente mise à la retraite, 
        un des professeurs les plus distingués d'Alger.
 
 Il y avait aussi, parmi les artistes, un " tyron " nommé 
        Boukris. Celui-là, je le revis bien longtemps après. Un 
        soir, à Paris, - encore un spectacle mais moins sympathique, - 
        je paraissais sur les tréteaux d'une réunion publique pour 
        y exposer un programme électoral, - qu'allais-je faire en cette 
        galère ! La séance allait commencer et on désignait 
        le président et les assesseurs du Bureau quand, à quelques 
        mètres, dans le public, j'aperçus un homme doté d'une 
        barbe noire qu'eussent enviée les militants de 1848, et qui m'examinait 
        avec attention. Il avait l'air terrible.
 " Bon, pensai-je, c'est le candidat communiste ! Que n'est-il resté 
        chez lui ?
 
 Puis, je le vis se lever, s'avancer vers le Bureau et il m'interpella 
        : " C'est bien toi, me dit-il, en me tendant les bras ; je m'en doutais 
        ! "
 
 Je le reconnus davantage à sa voix qu'à son visage et la 
        scène se termina par une accolade affectueuse.
 Ce soir-là, la salle me fut particulièrement sympathique. 
        Je ne pouvais pas dire dix mots sans recueillir, de l'emplacement où 
        Boukris s'était installé avec ses amis, des applaudissements 
        enthousiastes. Et la salle suivait, tant la " claque " qu'il 
        avait spontanément organisée paraissait décidée 
        et sincère.
 ***
 Je n'ai jamais tellement ressenti la force de la solidarité née 
        des souvenirs scolaires. N'est-ce pas du meilleur temps de la vie qu'ils 
        nous sont restés, de celui où les difficultés n'apparaissent 
        encore qu'au minimum, où l'esprit se cultive et où, sous 
        la direction de maîtres éclairés et bienveillants, 
        on apprend à devenir des hommes ?
 
 Je n'ai oublié aucun de ces maîtres. Ils étaient tous 
        aussi modestes qu'admirables. Mais il en est un qui a, dans mon coeur, 
        une place particulièrement émue et déférente. 
        C'est Delassus, le professeur de Lettres. Comme il les aimait, les Lettres 
        ! Et quelle jolie nature d'homme, d'époux, de père et d'ami 
        ! Il était algérien et nul n'avait su mieux ressentir les 
        charmes de son pays et de sa ville. Il adorait son métier et savait 
        rendre les belles-lettres " adorables ". Son élocution 
        et sa science nous ravissaient également. Son caractère, 
        très doux et très droit, achevait de nous conquérir. 
        Nous avons su, plus tard, qu'il était aussi un écrivain 
        de talent, poète, romancier, philosophe. Son souvenir est de ceux 
        qui remuent en mon coeur les cendres les plus fines et les plus chaudes 
        d'un passé qui ne veut pas mourir.
 ***
 C'est du temps où j'étais élève 
        de troisième année à Bouzaréa que fut créé 
        à l'Ecole Normale, un poste de professeur de sylviculture. On commençait, 
        dans l'Administration du Gouvernement Général, à 
        se rendre compte de l'impérieuse nécessité de défendre 
        la forêt algérienne. Pour y collaborer, on comptait, comme 
        de juste, sur les Instituteurs.
 Notre cours de sylviculture me valut une aventure qui ne manque pas de 
        gaîté. J'en avais été le plus mauvais élève, 
        absolument indifférent, ce qui n'était point à ma 
        louange. Or, à la fin de l'année scolaire, on nous apprit 
        que le Ministre de l'Agriculture avait décidé d'offrir, 
        au meilleur élève en sylviculture, un prix. Pour effectuer 
        un classement, on recourut au système coutumier de la composition. 
        Et, humblement, je ne pus, quant à moi, que remettre au professeur 
        une feuille banche. On ne s'improvise pas sylviculteur et autrement qu'en 
        poésie, - encore n'en sais-je rien, - on ne brode pas des fantaisies 
        sur la forêt et les lois forestières, quand on le ignore.
 
 Une année passa, au bout de laquelle je devins instituteur-surveillant 
        à l'Ecole Primaire Supérieure de Sidi-bel-Abbès. 
        Un jour, mon Directeur me fit appeler dans son cabinet. Là se trouvait 
        réuni le Conseil des Professeurs et, devant cet aréopage 
        impressionnant, le Directeur, non sans une allocution bien sentie, me 
        remit, de la part du Recteur, le prix de sylviculture disputé par 
        ma promotion. Il me serra la main et, après lui, tous les professeurs 
        en firent autant, me félicitant chaudement.
 
 Je sortis, sidéré, me demandant si je rêvais.
 
 Mais... attendez. En juin suivant, j'allais à Alger pour y subir 
        un examen de Droit et rencontrai sur le Boulevard un de mes anciens professeurs 
        de l'Ecole Normale, toujours en fonctions, dont le savoir s'agrémentait 
        volontiers de paradoxe et de scepticisme servis par infiniment d'esprit. 
        Il enseignait l'agriculture et s'appelait M. Girard. Si ces lignes tombent 
        sous ses yeux, qu'il me pardonne l'aveu que je vais faire. Je lui racontai 
        l'histoire de mon prix de sylviculture.
 
 " N'en parlez jamais à âme qui vive, s'exclama-t-il 
        aussitôt, vous me feriez pendre ! C'est moi le coupable. "
 Et il m'expliqua que l'Inspecteur des Forêts qui avait été 
        chargé du cours de sylviculture ayant été nommé 
        à Fontainebleau avant d'avoir corrigé les compositions, 
        le Directeur lui avait confié, à lui Girard, cette correction.
 
 Mais M. Girard avait égaré les compositions. Chaque fois 
        que le Directeur le rencontrait, il le harcelait pour avoir le résultat 
        de l'épreuve. M. Girard en était arrivé à 
        fuir le Directeur. Mais, d'aussi loin que celui-ci l'apercevait, il lui 
        criait : " Et le prix de sylviculture ? ". Et c'était 
        devenu chez l'excellent homme, qui n'osait avouer la vérité, 
        une hantise. Un jour que le Directeur insistait particulièrement, 
        le professeur finit par lui dire : " Je n'ai pas sur moi les compositions, 
        mais c'est Godin qui mérite la meilleure note ". A quoi le 
        Directeur répondit : " Mais je ne vous en demande pas plus 
        ". C'est ainsi que je fus l'élu et que, dès lors, le 
        faux correcteur put respirer tranquille.
 Cependant, je lui posai cette question : " Mais pourquoi moi plutôt 
        qu'un autre ? "
 
 Il me répondit : " Je ne me souvenais que de votre nom qui 
        était un des plus faciles à retenir de la promotion. "
 
 Le prix était, d'ailleurs, magnifique. Trois volumes superbement 
        reliés avec texte de luxe et gravures artistiques. Je l'ai perdu 
        dans l'un de mes nombreux déménagements, ce qui prouve, 
        une fois de plus, que " Bien mal acquis ne profite jamais "...
 Pierre GODIN,ancien élève-maître à l'Ecole Normale de Bouzaréa
 (promotion 1889-1892)
 Procureur Général près la Cour des Comptes.
 
 La journée d'un normalien vers 1900
 Elle commençait tôt et finissait 
        tard. Les heures étaient longues, d'un travail interrompu seulement 
        par les courts moments d'un repas. Quant aux récréations, 
        mieux vaut ne pas en parler : rares et bien fugitives, elles étaient 
        employées aux révisions hâtives des leçons.
 Le moment le plus pénible était celui du réveil, 
        surtout en hiver. Harassés de fatigue, nous nous étions 
        couchés à neuf heures, à vingt et une heures comme 
        l'on dit maintenant. Nous étions comme foudroyés par le 
        sommeil qui était une véritable volupté, surtout 
        vers le petit matin où le repos est si bienfaisant et les rêves 
        si légers. Drelin Jing ! Dreling ding ! la cloche sonne, et il 
        n'est pas cinq heures du matin. Il fallait donner un fameux coup de reins 
        et combien pénible pour remonter à la surface du subconscient 
        !
 
 Contre la vie, contre Dieu et surtout contre le concierge trop ponctuel, 
        quel concert d'injures en français, en espagnol, en patois corse, 
        en arabe, en kabyle ! Si l'on était tenté de se laisser 
        dissoudre encore quelques minutes dans la tiédeur du lit, les " 
        allons debout ! " du surveillant général, un professeur 
        du Cours Normal, vous jetaient hors de vos draps.
 
 In petto, on souhaitait au sonneur un accès de fièvre, un 
        accident sérieux, voire même une attaque d'apoplexie qui 
        l'aurait maintenu dans sa chambrette sous l'escalier. Un rabiot de sommeil, 
        quel rêve jamais réalisé !
 Après le lever, la toilette. Oh ! une toilette sommaire sous les 
        robinets d'eau glacée qui s'alignaient tout le long du mur de cette 
        espèce de vestibule qui séparait deux dortoirs, un vrai 
        royaume des courants d'air. La plupart des élèves-maîtres 
        avaient le courage d'y aller en bras de chemise et de s'y laver sérieusement 
        ; d'autres, les précurseurs des enragés sportifs actuels, 
        avaient l'héroïsme de se rendre aux lavabos, torse nu, pour 
        se livrer à des ablutions plus complètes. Enfin, quelques-uns, 
        assez rares, emmitouflés déjà dans leurs sarraus 
        noirs et dans leurs longues pèlerines de laine à capuchon, 
        ne livraient strictement que le bout du nez à la morsure de l'eau 
        froide.
 
 Nous finissions de nous habiller à la hâte et, dès 
        cinq heures et quart, nous étions en bas, au rez-de-chaussée, 
        devant les études.
 
 Pendant un quart d'heure, nous allions et venions, d'un pas assez pressé, 
        pour lutter contre le froid, le long de ces galeries à arcades 
        constamment envahies par un brouillard glacial. Nous nous déplacions 
        dans une atmosphère si gorgée de vapeur d'eau, que les lampes 
        à pétrole, les bonnes grosses e camoufles ", n'émettaient 
        qu'un halo jaunâtre, dont la demi-clarté diffuse n'arrivait 
        pas à se dégager de la brume épaisse d'un gris foncé 
        légèrement bleuté.
 
 A cinq heures et demie, nous entrions dans les études, heureux 
        d'y retrouver la douce lumière dorée et familière, 
        une atmosphère plus tiède et nous nous plongions dans nos 
        chères études, commençant notre journée studieuse 
        et dont la longueur procurait à beaucoup d'entre nous, au lieu 
        de la fatigue que l'on pourrait supposer, une griserie spirituelle qui 
        était une haute et pénétrante volupté. Quelle 
        ardeur aux leçons ! Quelle application aux devoirs, dans le silence 
        profond de ce début de matinée où nul bruit extérieur 
        ne venait nous distraire !
 
 L'étude durait jusqu'à sept heures ; alors la cloche nous 
        appelait au réfectoire pour le premier déjeuner, repas sobre 
        composé de café noir et de pain rassis ; mais le café 
        était chaud, le pain de bon froment, l'appétit bien aiguisé, 
        les estomacs jeunes et point difficiles, n'ayant qu'une horreur : celle 
        du vide.
 
 En cinq minutes, les bols étaient e desséchés ", 
        nettoyés et nous remontions dans nos dortoirs pour faire nos lits 
        que nous avions laissés aérer. Puis nous procédions 
        à la toilette un peu sommaire de notre grande Ecole, sous la surveillance 
        des élèves de troisième année, les 
        vétérans ; les tyrons 
        de première année, et les profanes 
        de deuxième année, étant seuls astreints 
        au balai et au chiffon. Les uns balayaient les longues galeries à 
        arcades, d'autres tâchaient de donner aux études un air de 
        propreté souvent trompeur, car on ne déplaçait les 
        tables qui si le surveillant, zélé, vérifiait le 
        travail de près ; quelques-uns enfin, nettoyaient les dortoirs 
        et mettaient de l'ordre dans la lingerie. Ces derniers étaient 
        assez enviés, car ils étaient en contact avec les lingères, 
        vertueuses, certes, comme des Vestales, mais elles étaient jeunes, 
        et puis c'étaient de vraies femmes, élément assez 
        rare dans la vie du Normalien qui souffrait du manque de liberté 
        et d'argent.
 
 Ceux chez qui on avait décelé quelques dispositions pour 
        les sciences étaient préposés à l'entretien 
        des laboratoires. Les favorisés étaient ceux à qui 
        on confiait le sanctuaire de la chimie : il y avait du glucose à 
        manger, des sels d'or pour la photographie, et quand on avait disséqué 
        un lapin ou un poulet, ils le faisaient griller tant bien que mal sur 
        une lampe à alcool et le dévoraient à moitié 
        cru.
 
 A huit heures, les cours commençaient pour durer jusqu'à 
        midi, avec une seule récréation de dix minutes pour interrompre 
        la longue matinée, au cours de laquelle on revisait hâtivement 
        une leçon, tout en grillant parfois une bienheureuse cigarette.
 
 Les professeurs défilaient, occupant le bureau des salles de classe, 
        pendant une heure chacun, interrogeant puis exposant, ou donnant le compte 
        rendu d'un devoir. Ils avaient plus ou moins de talent ; ils for- o çaient 
        plus ou moins l'attention, l'estime ou la sympathie ; mais presque tous 
        étaient consciencieux, zélés et méritaient 
        le respect.
 A midi, la cloche nous libérait provisoirement, et, affamés, 
        nous galopions, c'est le mot propre, vers les réfectoires. Ah ! 
        vous pouvez croire que nous faisions honneur au menu. D'ailleurs, les 
        aliments étaient frais, de bonne qualité, suffisamment variés 
        et, en général, bien préparés. Il y avait 
        de quoi satisfaire les appétits les plus exigeants. Si un plat 
        était vide, il n'y avait qu'à crier : " Garçon, 
        supplément I ", et l'on était de nouveau servi. Si 
        nous avons supporté, sans dommage pour notre santé, le travail 
        excessif que nous imposaient les programmes encyclopédiques et 
        fastidieux du Brevet Supérieur d'antan, c'est à l'excellente 
        nourriture de Bouzaréa que nous le devons.
 
 A midi vingt, nous devions avoir évacué le réfectoire 
        et, jusqu'à une heure, nous étions libres de notre temps. 
        Les quarante minutes dont nous disposions étaient à peine 
        suffisantes pour revoir les cours de l'après- midi qui reprenaient 
        pour durer jusqu'à quatre heures, suivis d'une récréation-goûter 
        de quatre à cinq heures. Le goûter, c'était du pain 
        sec qui, lorsqu'il était trop rassis, devait être arrosé 
        par l'eau de la fontaine et nous dévorions ces espèces d'éponges 
        molles et imbibées.
 
 Tous les cours n'avaient pas lieu dans le vase clos des études 
        ; nous avions des heures de gymnastique, de travail manuel et d'agriculture. 
        L'éducation physique n'avait pas les attraits qui, aujourd'hui, 
        ont conquis la jeunesse. Nous étions amenés, en ordre, en 
        silence et au pas accéléré, dans une salle fermée. 
        Là, alignés devant les appareils, nous défilions 
        un par un, devant les anneaux, la barre fixe, les barres parallèles 
        ou la corde lisse, et chacun exécutait les mouvements prescrits 
        dans un mutisme absolu et dans un ennui mortel. On ne s'amusait pas davantage 
        dans la grande salle du travail manuel où le même silence 
        de couvent était imposé. On sciait, assemblait et clouait 
        et collait avec une morne résignation sous la surveillance d'un 
        maître-ouvrier très qualifié, très zélé 
        et qui voulait vraiment nous être utile. Quant au professeur, il 
        y en avait un, il nous regardait de loin, quand il nous regardait, et 
        ne communiquait avec nous que par le truchement de son aide.
 
 La douceur du Père Fourquet nous rendait agréables les heures 
        consacrées au dessin.
 
 Mais les leçons qui, pour nous, étaient vraiment les bienvenues, 
        les leçons reposantes, les leçons gaies, étaient 
        celles de l'agriculture sous la direction du Chikh.
 
 Là, nous échappions, du moins par l'esprit, à la 
        contrainte de cette rude discipline qui pouvait faire appeler nos anciennes 
        Ecoles Normales des séminaires laïcs. C'était un régal 
        pour nous que la fantaisie débridée, inimaginable de notre 
        bon vieux maître qui faisait de splendides pieds-de-nez à 
        l'orthodoxie pédagogique. Pendant que les autres professeurs collectionnaient 
        promotions et décorations, le Chikh, lui, recevait de la haute 
        administration des blâmes de plus en plus courroucés. Sa 
        robuste philosophie n'en était pas le moins du monde troublée. 
        et il accueillait avec une joie formidable, qui débordait en pétillements 
        d'étincelles dans son regard si intelligent, ces manifestations 
        de la mauvaise humeur académique. Quand il était content 
        de nous, il nous régalait d'un verre de bon vin frais, qu'il baptisait 
        piquette pour ne pas attirer le veto de l'économe.
 Au cours de ses leçons, qui étaient des conversations à 
        bâtons rompus, d'une animation extraordinaire, il trouvait tout 
        de même le moyen de nous apprendre le nécessaire en science 
        agronomique et nous étions aussi forts en agriculture qu'en ces 
        autres matières que nous ingurgitions d'une figure si morose.
 
 De quatre à cinq heures, nous avions donc une récréation 
        substantielle, où, dégagés du souci des cours jusqu'au 
        lendemain, nous pouvions respirer un peu et causer par petits groupes 
        en déambulant dans les cours, sous les galeries ou dans les allées 
        étroites du jardin botanique ; puis, étude jusqu'à 
        sept heures, souper, puis nouvelle et dernière récréation 
        de la journée jusqu'à huit heures et, enfin, de nouveau 
        étude ! Ah ! que cette étude tardive, inutile, paraissait 
        longue ! Nous étions recrus de fatigue et nous tombions de sommeil. 
        Nous occupions les minutes interminables à lutter contre nos paupières 
        irrésistiblement lourdes. Il ne fallait pourtant pas s'endormir 
        pour ne pas attirer les foudres du surveillant général et 
        surtout pour éviter les redoutables courroux du Directeur, mieux 
        éveillé que jamais et dont le pas sec et rythmé emplissait 
        les sonores galeries.
 
 Enfin, neuf heures, un coup de cloche discret : nous montions en bâillant 
        vers les dortoirs ; nous commencions à nous déshabiller 
        dans les escaliers et nous sombrions dans un sommeil noir et sans rêves, 
        qui nous remettait d'aplomb pour une nouvelle journée semblable 
        à la précédente.
 M. DENNOUN,Instituteur à Alger.
 
 Souvenirs d'un " microbe " de 1906
 En octobre 1906, j'avais à peine quinze 
        ans. J'étais, avec Verdy, le plus jeune de ma promotion, et aussi 
        le plus petit de taille : un " microbe ".
 De 1906 à 1909, égrener quelques souvenirs sur Bouzaréa... 
        Entreprise vaine peut-être ; redites, sans doute, et d'un intérêt 
        assez mince, même pour des initiés.
 
 Qu'importe cependant, si, du moins, les souvenirs communs doivent amorcer 
        l'appel des membres de notre grande famille aujourd'hui dispersée, 
        et préparer leur communion autour du foyer qui nous vit naître 
        à la vie morale ?
 
 Car cette Ecole, je ne crains pas de l'affirmer en toute objectivité, 
        n'est pas une " boîte " ordinaire. Non. Après avoir 
        vu, en France et ailleurs, bien des établissements similaires, 
        après avoir enseigné dans un grand lycée, dans un 
        collège important, j'ai revu, il y a deux ans, Bouzaréa. 
        Eh bien, cette atmosphère un peu monacale, et pourtant souriante, 
        de la maison, son ambiance à la fois laborieuse et sereine, n'a 
        cessé de m'apparaître comme la marque distinctive de cette 
        " abbaye de Thélême " où chacun fait ce 
        qu'il doit, tout en paraissant agir au gré de sa fantaisie. Je 
        ne veux pas dire que tout y était facile et agréable, et 
        je n'ai pas oublié cette pénible impression d'" assommoir 
        " qui nous fut infligée brusquement en 1907, en cours d'études, 
        par la réforme du " B. S. en deux ans " " En dépit 
        d'une apparence de liberté et de " fair-play " bien séduisante 
        à première vue, le labeur y était lourd et la règle 
        impitoyable, Qui n'a souvenance de ces retours précipités 
        du dimanche soir, où il fallait se trouver à sept heures 
        précises à sa place au réfectoire ? M. le Directeur 
        Bernard était là, taciturne, immobile, qui " repérait 
        " froidement le malheureux retardataire et qui, pour une minute, 
        sanctionnait sans rémission la défaillance. Très 
        philosophe, tirant sur le stoïcisme - c'était là, du 
        moins, notre impression - il semblait l'incarnation vivante de sa doctrine, 
        et il avait coutume de déclarer : " A un pas, comme à 
        mille pas des portes de la ville, tu n'en es pas moins hors de la ville 
        ".
 
 Aussi bien, la grande valeur de Bouzaréa, c'est la primauté 
        de son enseignement moral sur toutes les autres disciplines. Cela est 
        très difficile à réaliser ailleurs que dans une école 
        normale, et il faut reconnaître qu'ici les conditions de lieu, l'éloignement 
        de la ville, la paix et la grandeur du site, y sont éminemment 
        favorables. On le doit également à l'organisation spéciale 
        de Bouzaréa, à l'esprit de la Section Spéciale et 
        du Cours Normal, si résolument tournés vers la vie, mais 
        aussi et surtout à la haute valeur de ses chefs et d'un personnel 
        d'élite, qui n'ont cessé d'y maintenir les bonnes traditions. 
        Le caractère original et l'aspect typique de certains de ses vieux 
        professeurs atteste encore la puissance de cet esprit de corps spécial 
        à l'Ecole.
 
 Ainsi la rusticité, la rugosité du " Chikh ", 
        son humour bonhomme, ses questions insolites témoignaient certes 
        d'un grand sens pratique, mais aussi d'une réelle élévation. 
        C'est lui qui demandait, par exemple, au candidat " tyron " 
        : " Alors, tu es de Damiette ? Peux-tu me dire le nom des arbres 
        qui ornent la place du village ? Et combien de rangées il y en 
        a ? " Nous devons reconnaître aujourd'hui la raison d'être 
        de pareilles questions et leur valeur comme " tests ". Assez 
        peu rigoureux dans son cours d'agriculture, fixé cependant une 
        fois pour toutes dans de mémorables cahiers que l'on se transmettait 
        de c vétéran " à " profane " et à 
        " tyron ", il était, à l'égard de M. l'Inspecteur 
        d'Académie, très à l'aise, quoique pénétré 
        de respect. Ce dernier, un jour d'inspection, voulut attirer son attention 
        sur certains procédés de culture, " assez récents 
        " disait-il. Alors le Chikh, cachant un fin sourire derrière 
        ses lunettes embuées, renchérit en s'écriant : " 
        Même que Monseigneur Dupanloup, dans un discours de distribution 
        de prix en 1873, s'en déclarait un partisan convaincu ! " 
        Ce fut un instant d'intense jubilation intérieure, que M. l'Inspecteur 
        ne parut pas partager...
 
 A côté de ce " rusticus ", il y avait le poète. 
        Un professeur modèle, celui-là, mort à la tâche, 
        M. Achille Delassus, qui aurait fait aimer la littérature aux plus 
        rebelles, tant il vivait ses classiques, tant il s'en nourrissait avec 
        délices. Et, avec son air distrait, comme il observait, comme il 
        analysait ses élèves ! Je lui dois sans doute d'avoir pris 
        conscience de ma vocation musicale et musicologique.
 
 A cet égard, tout en combattant chez nous les spécialisations 
        hâtives, Bouzaréa développait assez la personnalité 
        de chacun pour lui permettre, le moment venu, de cultiver son violon d'Ingres, 
        ou de poursuivre des études favorites. C'est ce qui explique, je 
        crois, le nombre assez grand de ceux d'entre nous qui ont " bifurqué 
        ", parfois dans l'Enseignement même, parfois hors de l'Université, 
        mais sans cesser de jouer un rôle éducateur.
 
 Je terminerai ces souvenirs à bâtons rompus sur un aspect 
        de ma promotion. Nous n'avions guère d'amusements en 1906, en dehors 
        de la balle ronde et des promenades au petit bois. Notre major de promotion, 
        Benoît, aussi désinvolte dans le travail qu'élégant 
        dans le jeu, avait organisé des monômes en chapeaux hauts-de-forme 
        achetés au " décrochez-moi ça " et nous 
        défilions aux accents de la " Marche des Vétérans 
        ", musique de Serette (qu'est devenue cette chanson ?). Nous avions 
        ainsi la joie rare de mener un beau chahut, qui ne laissait pas cependant 
        d'être correct, organisé, noblement lyrique, d'ailleurs plus 
        vibrant de joie intérieure que de tapage réel, et grâce 
        auquel nous échappions pour un temps à la hantise des programmes 
        à parcourir et à la rigueur de la discipline. Un dimanche 
        matin, pendant la toilette préparatoire à notre sortie hebdomadaire, 
        le monôme s'organisa soudain à travers les dortoirs, dans 
        un cortège inspiré de l'antique, où les athlètes 
        se montraient avec tous leurs muscles. Mais chacun de nous arborait son 
        cérémonieux couvre-chef de roi nègre, et, en guise 
        de flambeau de la Science, une petite bougie collée sur le nez 
        !
 
 C'était peut-être un peu osé comme tableau, mais c'était 
        sans malice comme sans ostentation ; mieux même, c'était 
        l'indice d'une adolescence saine et laborieuse, prélude d'une vie 
        qui s'annonçait noble et belle, dans sa simplicité.
 Mais le souffle tragique de 1914 a passé là-dessus. Où 
        sont les survivants de la promotion 1906-1909 ?...
 Alexis CHOTTIN,Professeur au Collège des Orangers à Rabat.
 Trois croquisSouvenirs d'un ancien-I904-1929 (sic)
 J'ai sous les yeux un des précieux 
        albums Tourte et Petitin.
 Je n'en ai nul besoin, du reste pour que s'évoquent, au seul nom 
        de c Bouzaréa ", les grandes ailes Nord et Sud-Est avec leurs 
        toits rouges ponctués de petites cheminées en zinc, et les 
        bâtiments du centre, blanches masses hispano-mauresques, aux terrasses 
        bordées de créneaux. Je revois les longues galeries couvertes, 
        les cours et les jardins, l'orangerie, la vieille maison mauresque - aujourd'hui 
        rasée - les pentes du ravin, la vigne, et, en remontant au Sud 
        : " le petit bois ".
 
 C'est tout un monde de souvenirs qui se ranime. Et quelle gageure de l'exprimer 
        dans le cadre de quelques pages !
 ** I. - L'ECOLE ANNEXE 
        (1904-1908).
 Venu à l'âge de 11. ans d'une minuscule école d'Anjou, 
        après un court passage dans une école du 
        boulevard Gambetta, je suis inscrit au " Cours Supérieur 
        " nouvellement créé à l'Ecole Annexe.
 
 Que ce soit d'El-Biar 
        (Saint-Raphaël), ou, plus tard, d'une campagne sise au quartier Baïnem 
        (Bouzaréa), j'ai environ trois kilomètres à faire 
        pour aller à mon cours supérieur. Plusieurs de mes camarades 
        viennent également de loin : de Chéragas, 
        d'El-Achour, de Dély-Ibrahim. 
        Notre Cours Supérieur est installé dans une salle longue 
        et étroite près d'un atelier de menuiserie.
 
 Ce qui nous frappe le plus au début, c'est l'immensité des 
        bâtiments de l'Ecole, l'immensité de ces galeries de cloître, 
        que nous longeons presque complètement en allant à onze 
        heures à la cantine.
 
 A travers les vitres des salles successives, de vagues silhouettes se 
        profilent, des faces pâles penchées sur des cachiers ou des 
        livres. Ce sont les " maîtres ". Nous, nous sommes les 
        " cobayes ".
 
 Cobayes sacrifiés ou élèves privilégiés 
        ? Je pencherais nettement pour cette dernière conclusion.
 
 On sait par quel hasard, le collège de Port-Royal étant 
        momentanément fermé, le jeune Racine eut comme précepteurs, 
        pour lui seul pendant deux ans, les meilleurs humanistes de l'époque. 
        Certes, Bouzaréa n'est pas Port-Royal. Et il n'y avait pas de Racine 
        dans ce cours supérieur. Mais nous étions très peu 
        au début : dix ou douze et nous recevions, en guise de classe, 
        des séries de leçons modèles, d'explications préparées 
        dans Le détail, de " conférences ". Notre réflexion 
        s'éveilla précocement au contact des personnalités 
        différentes qui se succédaient. Nous voyions assez souvent 
        le Directeur de l'Ecole Annexe " reprendre " une leçon, 
        une explication. Nous absorbions du savoir par tous les pores, et nous 
        recevions même - par osmose - quelques notions des méthodes 
        pédagogiques à l'état naissant.
 
 Un jour, c'est un professeur d'arabe qui vient nous faire une leçon 
        modèle pour illustrer aux yeux des élèves-maîtres 
        l'emploi de la méthode directe dans l'enseignement de l'arabe parlé. 
        Tel autre jour. c'est le Directeur de l'Ecole Normale en personne, M. 
        Paul Bernard, qui s'arrête un moment dans notre loge, reprend une 
        leçon de grammaire et nous explique d'une façon lumineuse 
        les différentes espèces d'attribut. Enfin, de temps en temps, 
        nous voyions défiler rapidement de grandes figures dont nous soupçonnions 
        vaguement l'importance. Celui-ci est M. Gilles, Inspecteur général. 
        Celui-là s'arrête un jour chez nous à l'heure des 
        sciences et nous pose un certain nombre de " colles " sur l'assimilation 
        chlorophyllienne, c'est M. Lamounette, alors Inspecteur d'Académie.
 
 Un autre éveil est provoqué en nous par le cadre même 
        de l'Ecole, par nos entrées aux salles de physique et de chimie. 
        Maintes expériences illustrent les leçons modèles 
        qui nous sont données. Parfois, un professeur interrompt soudain 
        le " maître " pour éviter une maladresse, peut-être 
        un accident, une explosion... Nous sortons de là émerveillés 
        d'avoir vu les métamorphoses de l'eau de tournesol ; les longues 
        étincelles claquant sec de la machine de Wimshurst, émerveillés 
        d'avoir vu le fer brûler dans l'oxygène, ou bien s'allumer 
        un grain de sodium en grésillant et tournoyant à la surface 
        de l'eau ou, enfin, d'avoir vu démonter et remonter les entrailles 
        rutilantes de " Joseph ", l'homme en carton du cabinet de sciences 
        naturelles.
 ** Je manquerais à un devoir de ne pas 
        évoquer ici une grande silhouette : celle de M. Quilici, directeur 
        de l'Ecole Annexe. Géant paternel à la barbe touffue, doué 
        d'une voix sonore, il jouissait d'un prestige étonnant auprès 
        du menu peuple de l'Ecole Annexe. J'ai eu l'occasion d'apprécier 
        plus tard son dévouement, ses qualités d'éducateur. 
        Il rassemblait les influences éparses et mettait de l'unité 
        dans notre formation. Il nous gardait bénévolement après 
        la classe, nous, " les grands ". Ce n'était pas seulement 
        pour nous initier à des compléments d'algèbre ou 
        de géométrie, mais pour former notre sensibilité 
        littéraire. Il nous donnait le goût de la lecture à 
        haute voix. Je l'entends encore débiter jusqu'au crépuscule 
        les plus belles pages de Grands Coeurs 
        ou bien Les Trois Messes basses et 
         la Mule du Pape, voire même 
         Chantecler et l'Aiglon. 
        Nous faisions ensuite des comptes rendus de ces lectures, avec une part 
        obligatoire d'impressions et d'appréciations.
 Je dois beaucoup à M. Quilici, à sa nature généreuse, 
        à son souci de l'ordre.
 
 Qu'il s'agît de l'analyse de quelques textes, de l'étude 
        d'une leçon, d'un travail de rédaction, il fallait arriver 
        d'abord à composer un plan, et toujours étudier ou reviser, 
        la plume à la main. Cette habitude d'analyse, de classification, 
        et, pour tout dire, de méthode contractée de bonne heure 
        m'a considérablement servi par la suite.
 
 Les témoins de cette époque sont bien dispersés maintenant. 
        Les uns, devenus élèves-maîtres après moi, 
        ont tous été tués à la guerre ; je pense particulièrement 
        à Neuville, de Dély-Ibrahim ; à Roquet, de Chéragas, 
        dont l'avenir s'annonçait si brillant. Jean Croisé est parti 
        en France faire du commerce ; je ne vois plus que Soulé, M. et 
        F. Vautrin, Directeurs d'Ecole, et Reiss, astronome adjoint à l'Observatoire 
        (plus jeune de quelques années), qui puissent évoquer encore 
        cette période de l'Ecole Annexe, au temps du vieux " Cours 
        Supérieur ".
 
 II - A L'ECOLE NORMALE (1908-1911).
 
 Mes trois années d'Ecole Annexe se continuent par mes trois ans 
        d'Ecole Normale. Pendant un an et demi, nous avons M. Bernard comme Directeur, 
        puis c'est le tour de M. Ch. ab der Halden, aujourd'hui Inspecteur Général 
        de l'Education Nationale.
 
 Je ne sais trop d'où vient le charme particulier qui émane 
        de cette évocation. N'est-ce point le souvenir d'une belle période 
        de jeunesse, pleine d'optimisme comme de sève, et naïveté 
        confiante dans la loyauté des promesses de la vie ? Mais n'est-ce 
        point aussi le souvenir d'une camaraderie franche et joyeuse, faite de 
        désintéressement et de générosité, 
        d'une intéressante période d'apprentissage, riche en révélations 
        de toutes sortes ?
 
 Il avait, certes, une grande soif de savoir, le Normalien " moyen 
        " de 1910, un grand désir de beauté. L'âme assez 
        romantique en général sous son uniforme bleu-marine, la 
        casquette de télégraphiste décorée prématurément 
        de palmes académiques, il n'avait rien d'un jeune homme du monde, 
        et son escarcelle était légère. Cinq francs, dix 
        francs, peut-être quinze à l'occasion, suffisaient à 
        ses dépenses mensuelles. Avec cela, il pouvait acheter son tabac, 
        aller de temps à autre au théâtre, se procurer quelques 
        morceaux de violon qu'il étudiait avec ses camarades. Au moment 
        des grands concerts populaires (ni disques, ni T.S.F. ne diffusaient alors 
        les pages les plus célèbres de la littérature musicale), 
        vous les auriez vus, nos musiciens, descendre en groupe à Châteauneuf 
        par la traverse, monter dans le tram et discuter passionnément, 
        pendant le trajet, sur la musique, sur la littérature et le théâtre. 
        Puis, une fois entendue l'Héroïque ou la Septième, 
        vous les auriez retrouvés, remontant à pied du Théâtre 
        d'Alger à l'Ecole Normale, par les Tagarins, El-Biar et la traverse. 
        Tout cela pour quelques révélations d'art et de beauté 
        poétique dont il y avait de quoi vivre pour quelque temps...
 ** En 1910, grand changement à l'Ecole 
        Normale, qui sembla symboliser le passage d'une discipline assez stricte 
        à un régime plus libéral.
 La forte autorité, l'ascendant et le prestige qui émanaient 
        d'une personnalité aussi affirmée que celle de M. P. Bernard, 
        tout cela s'encadrait d'un régime un peu rude parfois, que nous 
        acceptions, du reste, sans songer à le discuter. Et je me souviens 
        de l'émotion poignante qui nous oppressait lorsque notre ancien 
        directeur entra à l'étude du soir pour nous dire adieu, 
        et nous serra la main à tous. Mais les dehors souriants et spirituels 
        de M. Ch. ab der Halden, son souci de moderniser l'installation matérielle 
        de l'Ecole, - nous n'avions ni douches, ni électricité... 
        - son désir de favoriser tout ce qui pouvait contribuer à 
        occuper convenablement nos loisirs, tout cela transforma singulièrement 
        l'atmosphère de l'Ecole. Une fois le Brevet Supérieur passé 
        à la fin de la deuxième année, restait une troisième 
        année de libres études. Il fallait redoubler d'ardeur pédagogique 
        à l'Ecole Annexe, s'intéresser à quelque travail, 
        péparer le fameux " mémoire " de fin d'études 
        normales.
 
 Je conserve un excellent souvenir de cette année de loisirs studieux, 
        que sut si bien organiser notre jeune directeur. Il nous initiait à 
        la pratique des tests (Binet-Simon), au travail méthodique (emploi 
        des fiches et notions de bibliographie). Et il révéla à 
        nombre de mes camarades le charme particulier de la lecture à haute 
        voix (Les Erinnyes, de Leconte de 
        Lisle).
 
 Un professeur de Lettres chargé de l'enseignement musical, M. Lepeintre, 
        guidait volontiers de ses conseils judicieux les amateurs de musique.
 
 Un de mes plus beaux moments de ma vie de Normalien fut certainement cette 
        mémorable soirée du 11 mars 1911, au cours de laquelle une 
        petite fête musicale et littéraire réunit, dans la 
        grande salle de musique (aujourd'hui dortoir au premier étage de 
        la Section), Mme et M. Ch. ad der Halden, quelques professeurs et la totalité 
        des élèves de l'Ecole. Six mois après une première 
        initiation à l'harmonie, j'étais, certes, bien fier de diriger 
        mes camarades instrumentistes dans l'exécution d'une pièce 
        assez romantique : " Le Rêve de Parsifal ", qui constituait 
        une de mes premières " compositions "...
 
 Enfin, muni d'un violon de soixante francs, initié à quelques 
        rudiments de connaissances, mais, ce qui est plus précieux, initié 
        à quelques méthodes de travail, les yeux ouverts sur quelques 
        vastes horizons, attiré par le mirage souriant de l'avenir, le 
        Normalien de 1911 laisse là son uniforme bleu-marine, emporte son 
        idéalisme confiant et s'envole vers la Vie...
 
 III. - SOUVENIRS D'UN PROFESSEUR (1925-1929).
 
 Quatorze ans se sont passés. Me revoici à Bouzaréa, 
        sous une troisième forme, celle d'un professeur chargé des 
        enseignements philosophiques, en remplacement de M. Seror. Voici les petites 
        cheminées coiffées de leur cône de zinc, voici les 
        grandes ailes et les longues galeries, et les grands prismes blancs et 
        crénelés des bâtiments du centre. Mais que les pins 
        ont grandi !... que de transformations !... que de bouleversements !... 
        de nouvelles salles ont été construites. Les ateliers ont 
        été déplacés ; on a remplacé des dortoirs 
        par des salles et des salles par des dortoirs. La Bibliothèque 
        a été descendue, et siège maintenant au coeur de 
        l'Ecole : plus de lente " patache ". Un autobus fait le service 
        : on descend maintenant à toute allure sur El-Biar ou sur Alger.
 
 Le matin, l'autobus nous remonte. Vers sept heures et demie. nous sommes 
        en vue de l'Ecole. Là-bas, M. Guillemin, le Directeur, drapé 
        dans une ample pèlerine, barbe neigeuse de patriarche et bon sourire, 
        campé au bas de l'escalier d'honneur avec l'Econome et un ou deux 
        surveillants, nous reçoit à la descente.
 
 Laborieuses, mais sereines années de professorat.
 
 Les jeunes gens sont un peu différents, certes, de ceux d'autrefois. 
        Le Normalien de 1925 n'est plus tout à fait celui de 1910. Il n'a 
        plus d'uniforme, pas toujours une boîte à violon, mais il 
        a bien, par contre, deux ou trois complets de bonne coupe et connaît 
        l'élégance. Il faut le voir sortir, petite valise et raquette 
        de tennis à la main, ou remonter d'Alger en taxi si le dernier 
        car est manqué. Les subsides mensuels ont subi une hausse " 
        verticale " qui dépasse singulièrement le graphique 
        d'ascension des " indices ". Il sait s'organiser et organiser 
        ses loisirs. Il voit un film à l'Ecole le samedi soir, danse avec 
        ses camarades au son du jazz (horresco referens) quel scandale c'eût 
        été quinze ans auparavant !...). S'il s'intéresse 
        moins aux débats sur les classiques et les romantiques, il n'ignore 
        rien, par contre, des questions sportives et pratiques. Mais il est toujours 
        jeune. Il présente avec son aîné plus d'un trait de 
        ressemblance fraternelle. L'esprit de camaraderie est toujours aussi cordial, 
        aussi familial. Chez les plus doués, la curiosité et la 
        soif d'apprendre sont toujours aussi vives ; la maturité d'esprit 
        et l'esprit critique me semblent plus précoces. Des progrès 
        certains ont été réalisés dans les méthodes 
        de travail personnel. On travaille peut-être de façon moins 
        ardente, moins passionnée, mais on sait mieux travailler.
 
 1925-1929. Ces temps eux-mêmes ne sont plus !...
 
 Bien des fois, j'ai éprouvé cette nostalgie de la " 
        petite Chartreuse ", comme l'a baptisée M. Boneuil en ses 
        Propos. Nostalgie de ces grands espaces libres, de ces vastes 
        horizons. Nostalgie aussi de cette vie fraternelle de professeurs qui, 
        pour la plupart, sont d'anciens Normaliens de la Maison.
 
 Nostalgie de ces banquets platoniciens (1) où les préoccupations 
        sérieuses des hommes d'après-guerre se mêlaient à 
        la truculente gaîté de professeurs restés étudiants, 
        restés jeunes par leur contact avec les jeunes et par le renouvellement 
        intellectuel qui confère à l'esprit une éternelle 
        jeunesse.
 
 Par delà maints refrains repris en choeur à l'issue de quelque 
        " Potlatch " (agapes de fin de trimestre surnommées ainsi 
        " par raison sociologique "), par delà maintes saillies 
        gauloises ou rabelaisiennes, j'évoque des discussions coq-à-l'ânesques 
        qu'animaient de forts ténors et que nourrissaient de passionnants 
        problèmes. Controverses animées s'il en fût jamais, 
        sur la culture générale et la préparation à 
        la vie, sur l'humanité et les mathématiques, sur la culture 
        littéraire et l'inculture scientifique, sur Bergson et Lévy-Brühl, 
        sur Freud et Marcel Proust... sans oublier les polémiques particulièrement 
        épiques sur la valeur de la géographie en face de la sociologie, 
        et sur les aléas de la synthèse en général 
        et, en particulier, de la philosophie de l'histoire...
 
 Enfin, pour tout dire, nostalgie de cette " Colline inspirée 
        " qui reste pour tous les anciens de Bouzaréa un site attachant, 
        un centre pédagogique spontané dont je n'ai nulle part trouvé 
        d'équivalent, et le lieu fraternel de tant d'évocations 
        et de révélations spirituelles (2).
 L. BURET,Inspecteur de l'Enseignement Primaire à Alger.
 (1) En raison de l'isolement de l'Ecole Normale 
        de Bouzaréa, et de la brièveté de l'interclasse, 
        les professeurs prennent ensemble à l'Ecole, en un petit réfectoire, 
        leur repas de midi.(2) Taine écrivait à son camarade de promotion Prévost-Paradol, 
        en évoquant la rue d'Ulm : " J'ai été gâté 
        par l'Ecole ; nous ne la retrouverons nulle part. Le plaisir de sentir 
        autour de soi des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par 
        des études et un contact perpétuel, est perdu pour toujours... 
        " (Lettre du 30 octobre 1851.)
 Ces remarques me paraissent correspondre exactement - mutatis mutandis 
        - aux impressions ressenties par les anciens professeurs qui ont quitté 
        Bouzaréa.
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