| Un Élève 
        de 1866 : B. Fatah Je ne pense pas que les vieux Algérois 
        aient oublié B. Fatah, ancien Directeur de l'Ecole arabe-française 
        de la Rampe Valée, devenue, depuis, Ecole d'application. Qui ne 
        connaissait le Père Fatah ? Qui ne le tenait en haute estime ?
 De grande taille, campé bien droit sur ses jambes, la figure à 
        la fois cordiale et énergique, le regard franc et lumineux, quelle 
        fière allure il avait ! Sa modeste et belle vie, parfois âpre 
        et douloureuse, fut d'une seule ligne, simple et droite comme l'était 
        son caractère. Sa longue carrière de près de cinquante-quatre 
        années d'enseignement se déroula dans des circonstances 
        tantôt difficiles, tantôt favorables, mais resta toujours 
        sans défaillance.
 ***
 Je n'ai pu évidemment connaître, 
        dans la période vraiment héroïque de ses débuts 
        de directeur à Alger, cet ancien Normalien de fondation, témoin 
        de la promotion 1866-1869. Une vieille photo jaunie évoque cependant 
        à mes yeux ce qu'il était alors. Dans la cour intérieure 
        d'une maison mauresque de la rue Porte-Neuve, un groupe de jeunes indigènes 
        à la mine sérieuse et confiante fait demi-cercle autour 
        d'un maître alerte de trente ans. Ils semblent suspendus à 
        ses lèvres. Au tableau, en guise de modèle d'écriture, 
        figure cette maxime caractéristique : " Cherche 
        la science du berceau jusqu'au tombeau. "
 C'est à cette époque que- se place un des traits les plus 
        saisissants de sa longue carrière. Il révèle la profondeur 
        de son dévouement et la force d'une vocation véritable. 
        A la retraite du premier directeur, M. Depeille, la municipalité 
        d'Alger supprima la subvention qui rétribuait " sous-maîtres 
        et moniteurs ". B. Fatah restait donc là, privé de 
        ressources, en proie aux petits indigènes ainsi que ses deux jeunes 
        aides. Comme le signale le rapport de F. Buisson, alors Inspecteur général 
        : " Ils n'eurent pas le courage de s'en aller, de laisser là 
        les quelques centaines de petits enfants qui s'obstinaient à venir 
        en classe... Il y avait dix mois que 
        durait ce tour de force, quand l'Etat intervint, et, prenant à 
        sa charge les frais de cette pauvre école, en empêcha la 
        suppression. " (Bulletin Universitaire de 
        l'Académie d'Alger, juillet 1887.)
 
 Dès lors, quoi de surprenant qu'on ait maintes fois comparé 
        à Pestalozzi, sous le rapport du dévouement et de la générosité, 
        ce maître qui avait placé au-dessus de tout l'éducation 
        et l'amitié de jeunes enfants.
 
 Je le revois au " Cours Municipal Arabe " du boulevard Gambetta 
        que j'ai fréquenté quelques mois en 1904. Il venait à 
        ce cours après la classe et s'adressait au groupe disparate de 
        jeunes arabisants venus de diverses écoles, auditoire mobile et 
        souvent ingrat.
 
 Lui entré, cet amas turbulent était transformé en 
        cercle attentif. Le travail reprend ; la classe s'anime, devient vivante, 
        active. Sans hésitation ni résistance, l'auditoire est subjugué, 
        conquis. Il y a là une force qui émane, s'impose, domine 
        les plus rebelles, et, tout à la fois, se fait jour une bienveillance 
        infinie qui sait encourager et réconforter. " Comme le soleil 
        du printemps vient ranimer la terre, eût dit Pestalozzi, le coeur 
        du bon maître corrige le caractère de ses enfants. "
 
 Cet éducateur de race savait utiliser la musique comme moyen d'action 
        sur la sensibilité. Il était musicien. Tenir sa partie de 
        flûte ou de violon dans un concert de famille ne l'embarrassait 
        pas, et plusieurs de ses enfants avaient une âme d'artiste. Il possédait 
        une voix puissante et savait, avec un minimum de moyens, mais beaucoup 
        d'ingéniosité, enseigner aux petits indigènes d'origine 
        souvent fort rude, le solfège et le chant. Il les faisait chanter 
        avec douceur et cultivait leur goût. Ce sens de l'art lui valut 
        le premier prix et une médaille au Concours interscolaire de chant 
        en 1885. " Quand on vit arriver sur la scène du Théâtre 
        tous ces petits Arabes, et que, guidés par des signes imperceptibles, 
        ils se mirent à chanter à deux et trois voix avec une sûreté 
        d'attaque et d'intonation, une pureté de voix remarquables et un 
        sens aussi poussé des nuances et de l'expression, ce fut un émerveillement 
        général. "
 
 ***
 B. Fatah habitait, en 1899, à la Cité 
        Bitsche, et j'eus l'occasion d'aller plus d'une fois visiter, de 1904 
        à 1910, ce vieil ami et collègue de mon père, à 
        la villa qu'il habitait rue des Jardins.
 Mais je l'ai connu surtout dans la période postérieure à 
        1910. Une fois bâtie la petite villa qui forme un des angles du 
        carrefour chi Chemin des Crêtes et de l'avenue Jonnart, il vint 
        s'y installer avec tous les siens d'une façon définitive.
 
 Mais il y avait loin de " La Redoute " à la Rampe Valée 
        I Pas d'autobus alors, des trams serpentant sur une voie unique par les 
        rampes et les courbes de la rue Michelet ou des Tournants Rovigo : une 
        bonne heure de trajet ! N'importe, il partait très tôt, hiver 
        comme été, avec quelques provisions pour se restaurer à 
        l'école à midi. Il descendait au boulevard Bru pour sauter 
        dans un tram et, arrivé au bout de la rue d'Isly, il montait allègrement 
        à pied le boulevard Gambetta et le boulevard de la Victoire. Et 
        le soir, c'était le trajet en sens inverse, avec une halte au " 
        Cours Municipal ", à quelque leçon. Ses rentrées 
        à La Redoute étaient le plus souvent tardives. Les jeudis, 
        les dimanches même, des réunions diverses, les comités 
        d'oeuvres post-scolaires diverses (telles que la Rachidia) l'absorbaient 
        encore longtemps. Le repas de midi était régulièrement 
        reporté à une heure.
 ** Les années passaient. La Grande Guerre 
        survint. Elle porta un rude coup à son optimisme, à sa foi 
        dans la civilisation et le progrès. Il avait sans cesse associé 
        dans son esprit comme dans son enseignement le développement de 
        la science avec l'élargissement de l'esprit et le perfectionnement 
        de la conduite. C'est bien par la science, n'est-ce pas, que devaient 
        se dissoudre les préjugés aveugles, le fanatisme, et que 
        devait se réaliser, dans une ère purement constructive, 
        le grand oeuvre d'union fraternelle entre les races et les nations... 
        Et voici qu'une barbarie moderne, plus brutale et plus sanglante que jamais, 
        se révélait à ses yeux surpris et épouvantés. 
        Etait-ce là le progrès ? Etait-ce là la civilisation 
        rendue possible par la science ?
 Il faut rendre cette justice à B. Fatah qu'en dépit du désarroi 
        qui s'emparait des esprits et des coeurs, son élan et son zèle, 
        sa confiance dans l'oeuvre éducatrice ne faiblirent pas un instant. 
        On put croire, tout au contraire, que cette épreuve de la guerre 
        mondiale le poussait à maintenir plus que jamais au premier plan 
        le sentiment de l'honneur et du devoir. C'est au premier rang que se placent 
        toujours et malgré tout, dans l'éducation, l'éveil 
        de la conscience, la formation du caractère, le souci de la justice 
        et de l'équité.
 
 La guerre fit des coupes sombres dans le personnel de l'enseignement primaire. 
        D'autre part, en raison des charges que représentait l'éducation 
        de ses nombreux enfants, B. Fatah eut le privilège de voir se prolonger 
        jusqu'au soir de sa vie cette activité de maître et d'éducateur 
        qu'il aimait tant, à laquelle, de si longue date, il s'était 
        voué corps et âme. Aussi, les années passaient-elles 
        sans avoir prise sur lui, en apparence du moins. Il en surprenait plus 
        d'un par cette verdeur et cette perpétuelle activité. " 
        Il est étonnant votre beau-père, me disait-on souvent. Toujours 
        sur la brêche, père Fatah ? - Toujours... "
 
 Un ancien élève, un quinquagénaire, le rencontre 
        rue d'Isly :
 - N'êtes-vous pas M. Fatah ?
 - Mais oui, Monsieur, à qui ai-je l'honneur ?...
 - J'ai connu votre père, autrefois, à Miliana...
 - Ce n'est pas mon père, c'est moi-même qui y fus votre maître 
        !
 ***
 Un des plus beaux jours de sa dernière 
        année d'activité, au terme de ses cinquante-quatre ans de 
        carrière, ce fut certainement celui de la cérémonie 
        universitaire qui vit décorer, le matin du 12 novembre 1922, dans 
        le cadre imposant de l'Opéra Municipal, M. Tailliart, Vice-Recteur, 
        M. Lucchini, Instituteur, et B. Fatah. En présence de plus de huit 
        cents instituteurs et institutrices venus de tous les points du département, 
        le Recteur Ardaillon épingla les insignes de la Légion d'Honneur 
        sur la poitrine des trois nouveaux chevaliers, et M. Steeg, Gouverneur 
        Général de l'Algérie, prononça une émouvante 
        allocution. Ce fut un jour de fête inoubliable. ***
 Hélas ! ce jour de fête était 
        encadré de deuils cruels. Dans le dernier trimestre de 1922, M. 
        Fatah, déjà éprouvé naguère par la 
        perte de plusieurs enfants, perdait tour à tour deux jeunes filles 
        et une petite enfant. Et si l'année suivante était celle 
        des loisirs de la retraite, du repos bien gagné, c'était 
        aussi la mélancolie d'une brusque cessation d'activité.
 La part faite à la vie familiale était du moins redevenue 
        plus grande. Et ce ne fut pas sans douceur que B. Fatah vit ses enfants 
        survivants se consacrer à leur tour à l'enseignement : filles 
        institutrices, gendre professeur, et, enfin, le plus jeune fils actuellement 
        directeur de la ferme- école de Guelma.
 C'est au cours de ces dernières années surtout que j'ai 
        eu l'occasion de l'entendre narrer maint souvenir sur la vieille Ecole 
        Normale de Mustapha-Supérieur, son directeur, son aumônier 
        théologien, ses camarades en redingote ; sur les collègues 
        innombrables dont il avait suivi la carrière, sur les progrès 
        ou les fluctuations de l'enseignement des indigènes. Il était 
        pour nous comme un tome vivant d'histoire algérienne, en même 
        temps qu'un exemple de fermeté et de rectitude morales.
 
 Après avoir fondé et dirigé deux écoles, et 
        formé un nombre considérable d'élèves, il 
        pouvait, avec sérénité, jeter un regard en arrière. 
        Malheureusement, ses derniers mois furent assombris par les dures souffrances 
        d'un mal implacable, qu'il supporta jusqu'au bout avec une stoïque 
        fermeté.
 
 Une affluence considérable d'anciens collègues, d'universitaires, 
        de personnalités européennes et musulmanes suivit son convoi 
        le 28 avril 1928. Il était âgé de 78 ans.
 L. 
        BURET,Inspecteur de l'Enseignement Primaire à Alger.
 Souvenirs de Mustapha Derrière les vastes constructions 
        des Ecoles Normales d'AlgerBouzaréa, je revois la modeste école 
        primitive d'Alger-Mustapha. Elle était sise sur le plateau où 
        se trouve actuellement le Musée des Antiquités. On y accédait 
        par le chemin du Télemly, alors ombreux et séduisant, bordé 
        d'oliviers, de caroubiers vénérables... ou par la rue Michelet, 
        le long de laquelle les maisons étaient rares et sans orgueil, 
        mais égayées de jardinets mahonnais, de groupes de chèvres 
        laitières, de rocailles, de broussailles, voies peu sûres 
        à l'époque : nous recevions l'ordre de nous grouper pour 
        les rentrées tardives.
 Elle était agréable à voir, la petite Ecole - trente-deux 
        élèves - précédée de son jardin-verger. 
        C'était une ancienne maison mauresque avec des bâtisses surajoutées, 
        au midi : salles d'étude, salles de classes, cabinets d'histoire 
        naturelle et de physique ; face ouest : amphithéâtre, entrée 
        principale et logement du concierge, bureaux des maîtres ; au nord 
        : classes de l'Ecole annexe, préau couvert. Nos dortoirs étaient 
        en étage, ainsi que la salle de dessin et l'infirmerie. La cour 
        de récréation était à l'est, face à 
        la baie, un mur la limitait, en surplomb, de quatre ou cinq mètres 
        sur la rue Michelet. L'actuel " Parc de Galland " s'ajoutait 
        au jardin-verger du plateau en parcelle de vignes, jardins potagers et 
        champs d'essais culturaux.
 
 En 1872 - c'est-à-dire six ans après la . création 
        - j'étais parmi les nouveaux élèves réunis 
        pour la première fois dans la salle d'études commune : dix 
        boursiers et deux pensionnaires. Le maître de semaine, M. Marquis, 
        professeur de mathématiques, nous accueillait, souriant. Le Directeur, 
        M. Sévin, parut bientôt, et sa vibrante personnalité 
        s'imposa. Il nous cita la phrase des vainqueurs : " C'est l'Instituteur 
        allemand qui a vaincu la France ", pour nous rappeler qu'il convenait, 
        chez nous, de ne pas perdre de vue ce devoir des maîtres et des 
        élèves : " Agir toujours pour renverser, pour retourner 
        cette pensée qui devait faire rougir ou pâlir nos fronts... 
        qui devait nous émouvoir et non nous écraser. "
 
 Son dernier mot fut : " Travaillons ".
 
 Ses yeux brillaient, sa voix était 
        forte... mais il toussait. Nous sûmes, par les anciens, qu'engagé 
        volontaire dès le début de l'invasion, il était rentré 
        malade.
 La brève conférence du Directeur 
        nous émut. A son effet, s'ajouta l'exemple de notre chef de promotion 
        Etienne Palazo, être d'élite, doué d'une puissance 
        de travail étonnante, qui nous ouvrait la bonne voie et nous invitait 
        à le suivre par un exemple de tous les jours, de tout instant, 
        en toute matière.
 La Direction de M. Sévin fut éphémère... M. 
        Constan lui succéda. Le " premier élève " 
        de troisième année n'occupa plus le bureau du maître 
        pendant les heures d'étude générale, donnant les 
        coups de cloche, réglant l'heure des exercices... Il fallut que 
        le Maître de service siégeât à la chaire... 
        il fallut avoir les cheveux courts, il fallut être rasés.
 
 Les soirées du jeudi et du dimanche étaient consacrées 
        à la promenade où nous guidait le Maître de semaine. 
        En été, le dimanche à l'aube, il nous menait au bain 
        de mer de l'Agha. C'est au cours de ces promenades que M. Fost nous initiait 
        à la classification des plantes.
 
 En seconde année, il nous arriva un maître formé à 
        l'Ecole de Cluny qui mit entre nos mains le cours de physique et de chimie 
        si merveilleusement rédigé par J.-H. Fabre.
 
 Un autre " événement " nous combla d'aise : une 
        leçon de lecture en présence de l'Inspecteur d'Académie, 
        M. Boissière. Je lui donnai le premier livre que j'avais à 
        distribuer : Lectures Choisies de Monseigneur Daniel... Il témoigna 
        de la surprise, affirma qu'il fallait d'autres éléments 
        de lecture, et dicta : Molière : uvres Complètes - 
        Racine : uvres Complètes - Corneille : uvres Choisies 
        - La Fontaine : Fables Complètes - Voltaire : les Lettres, les 
        Contes, etc...
 
 " Il faut lire, dit-il, lire tout ce qui mérite d'être 
        lu et le méritera toujours. Ce qui forme l'esprit, le coeur et 
        le goût sera de tout temps indispensable. "
 
 C'est aussi de M. Boissière, assisté des Inspecteurs d'Académie 
        d'Oran et de Constantine, que notre année reçut la récompense 
        qui lui tenait le plus à coeur... Invités - après 
        l'inspection - à solliciter une faveur, nous regardâmes tous 
        notre " Cacique " qui se leva pour " demander l'étude 
        spéciale où notre travail " d'équipe " 
        pourrait s'organiser mieux, pour un rendement meilleur ". Et l'Inspecteur, 
        qui nous appela des " sages ", pria le Directeur de satisfaire 
        notre désir.
 
 Nous aimions M. Gustave Boissière qui fut plus tard Recteur à 
        Clermont-Ferrand, puis à Alger. C'est à lui que nous dûmes 
        le vocable " Cacique ". Il l'employa un soir où il intervint 
        pour apaiser un désaccord entre seconde et troisième année... 
        Il fut " paternel " et nous toucha - deux élèves 
        choisis par lui s'embrassèrent, scellant la réconciliation. 
        Et le lendemain, le directeur recevait, pour compléter la fête, 
        un énorme gâteau de Savoie, avec un mot charmant l'invitant 
        à ajouter aux frais de l'Ecole, - " une mère ", 
        - le vin blanc nécessaire.
 
 Je m'arrête sur ce souvenir familier et familial... et les noms 
        qui ne se peuvent oublier me reviennent à l'esprit, des camarades 
        de la vieille Ecole : Ben Sédira, Boulifa qui professèrent 
        à la Faculté des Lettres ; H. Malbot, Docteur ès 
        Sciences Physiques, qui fut professeur de chimie agricole à la 
        Faculté des Sciences ; Gentil, géologue, explorateur au 
        Maroc ; Rouzaud, qui fut Directeur des Chemins de Fer Algériens 
        de l'Etat ; Delassus, qui mourut à la peine à la fin d'une 
        correction de compositions ; Scheer, qui fut le premier des inspecteurs 
        spéciaux des Ecoles d'Indigènes.., et d'autres noms de maîtres, 
        le Docteur Bruch, aux belles leçons, médecin de l'Ecole 
        et professeur d'hygiène ; le Chanoine Fabre, aumônier de 
        l'Ecole, professeur de théologie, gallican et libéral, qui 
        me parlait de Lamennais dont il avait été un familier ; 
        Albert Daru, Ingénieur agricole et colon, professeur d'agriculture 
        ; Cadoret, éminent démopédiste ; Roy, organiste de 
        la Cathédrale...
 Marie PEYTRAL,Instituteur honoraire,
 Ancien Inspecteur de l'Enseignement Apicole.
 Au Cours Normal 
        de 1888 Débarqué le 30 septembre 1888, 
        pendant la nuit, à la gare d'Alger, par le train d'Oran, j'appris 
        avec peine qu'il fallait attendre l'aube pour me rendre à Bouzaréa 
        : je craignais de ne pas arriver à temps pour les épreuves 
        orales du concours d'admission au Cours Normal indigène.
 Aussi, le lendemain, dès six heures, étais-je installé 
        avant tout le monde, dans le " courrier 
        " qui assurait le transport des voyageurs depuis la rue 
        Cléopâtre jusqu'au village de Bouzaréa. Le véhicule 
        gravit au pas lent des chevaux essoufflés la rude montée 
        de la route en lacets à travers les Tournants Rovigo, les Tagarins 
        et les Deux-Entêtés. Le centre d'ElBiar se composait alors 
        d'une trentaine de villas serrées ou isolées dans la verdure.
 
 Vers huit heures, ma voiture s'arrête devant une barrière 
        en lattes. En face, deux perches supportaient une planche avec ces mots 
        : Ecole Normale. A travers les arbres et le jardin émaillé 
        de fleurs, j'entrevis les galeries et la toiture d'un bâtiment allongé 
        et flanqué, à droite de murailles inachevées ou en 
        ruines. J'éprouvai un serrement de coeur en présence de 
        cet édifice et du mouvement qui y régnait. Les élèves-maîtres, 
        " vétérans " et " profanes ", étaient 
        accourus sous les arcades pour examiner la physionomie des " tyrons 
        " en retard. Les cris joyeux poussés par les enfants de l'Ecole 
        annexe, indifférents aux événements, jetaient une 
        note gaie dans le tableau.
 
 Ce n'est donc pas sans émotion que je pénétrai dans 
        ce milieu qui allait me façonner l'esprit. En effet, présenté 
        par un brave instituteur français, je réussis. Admis au 
        cours normal indigène pendant deux ans, j'entrai ensuite à 
        l'Ecole Normale française. J'eus la bonne fortune d'être 
        nommé répétiteur, puis professeur d'arabe. Le destin 
        m'a donc permis de passer vingt bonnes années dans cette maison 
        où des professeurs dévoués et des chefs bienveillants 
        m'ont inculqué les meilleurs principes d'instruction et d'éducation. 
        Dans la suite, j'ai travaillé pour me rendre digne de ma chère 
        Ecole Normale, de mes maîtres, de mes camarades et de ma mission.
 
 Des modifications introduites dans mon nom ont produit quelque confusion 
        dans l'esprit des personnes qui m'ont connu à diverses époques. 
        Parti de mon pays sous le nom de Mohammed, j'ai été appelé 
        Maâmar pendant les cinq années de scolarité, puis 
        Soualah à ma sortie. Pourquoi ces changements, qui sont intervenus 
        d'ailleurs aussi pour la plupart des élèves-maîtres 
        indigènes de ce temps ? D'abord, deux candidats prénommés 
        Mohammed ayant été admis au concours d'entrée, le 
        Directeur de l'Ecole Normale ne trouva rien de mieux, pour les distinguer, 
        que de donner à chacun le nom de son père : Mohammed ben 
        Maâmar devint Maâmar et Mohammed ben Ahmida devint Ahmida. 
        Des instructions arrivèrent dans la suite pour octroyer aux Indigènes 
        le nom patronymique institué par la loi du 23 mars 1882. Finalement, 
        par une habile combinaison, le Directeur libella ainsi mon nom : Soualah 
        dit Maâmar, alors que ma carte d'identité portait : Soualah 
        Mohammed ould Mammar. Il faut croire que l'habitude est indestructible 
        puisque, un demi-siècle après mon entrée à 
        Bouzaréa, je reçoit de Tiaret une feuille de contributions 
        au nom de Soualah Maâmar. Serait-ce l'oeuvre de quelque transfuge 
        de Bouzaréa ? Il se peut, car si l'on se donnait la peine de consulter 
        la lilste des carrières entreprises par nos camarades, on verrait 
        que l'Ecole Normale de Bouzaréa a conduit aux situations les plus 
        modestes comme aux plus brillantes, au titre de moniteur indigène, 
        comme à celui de Procureur Général de la Cour des 
        Comptes.
 
 Dans mes souvenirs des premières années, plusieurs figures 
        dominent les hommes et les faits. Dans le nombre, je citerai :
 
 D'abord, à tout seigneur tout honneur : notre Directeur Pierre 
        Estienne. Nous l'avions surnommé " Fallot " parce qu'il 
        effectuait ses tournées de surveillance, le soir, toujours muni 
        d'une lanterne. Son air courroucé - avec ses deux gros yeux ressortis 
        -, ou aimable, mais alors avec l'animation d'un doux sourire, nous inspirait 
        crainte et respect. C'est qu'il détenait deux pouvoirs suprêmes 
        : la faculté de nous tancer d'importance devant les camarades réunis, 
        le dimanche, dans la grande étude pour la lecture des notes hebdomadaires 
        avant d'afficher la liste des " privés de sortie " ; 
        l'initiative des mesures libérales à l'époque où 
        les séminaires laïques ", vigoureusement attaqués 
        par les réactionnaires, subissaient une transformation bienfaisante. 
        Il nous autorisa à fumer en dehors des classes : alors la cigarette 
        ne présenta plus l'attrait du fruit défendu et le nombre 
        des fumeurs diminua. Il nous permit de danser le soir sous les galeries 
        : Français et Indigènes se livrèrent, à qui 
        mieux mieux, au plaisir de la mazurka, de la scottisch et du carrousel 
        au son d'un cornet à pistons ou d'un baryton apportés de 
        Médéa, de Coléa ou de Mascara. Il institua les " 
        sorties de faveur ", le jeudi après-midi, pour les élèves 
        signalés par deux professeurs, au moins, en raison de leur travail 
        et de leur bonne conduite : les études reçurent une forte 
        impulsion.
 
 L'éducation n'était pas moins l'objet de son attention. 
        Souvent il relisait les compositions françaises minutieusement 
        corrigées par un professeur admirable et délicat. Une fois, 
        le Directeur releva des termes de caserne à propos de nos impressions 
        au retour des vacances : une semonce en règle et une privation 
        de sortie nous apprirent à peser la valeur des termes. Le dimanche, 
        il invitait à sa table, un élève français 
        et un élève indigène de la promotion sortante.
 Cet honneur nous plongeait dans l'embarras : mais il permettait au chef 
        de l'Etablissement de parfaire son opinion sur notre caractère 
        et de nous donner, le cas échéant, des conseils paternels 
        sur la tenue en société.
 
 C'est ensuite Achille Delassus. ancien élève de l'Ecole 
        Normale de Mustapha. Il avait acquis le Brevet d'Arabe, le professorat 
        de Lettres et le Certificat d'Aptitude à l'Inspection Primaire. 
        Il ne consentit jamais à faire valoir ce dernier titre pour ne 
        pas quitter sa chaire affectionnée.Personne parmi nous ne se doutait 
        que ce maître timide, à la voix douce et caressante, qui 
        ne manquait pas une matinée au théâtre, cachait un 
        poète délicat, un romancier, un nouvelliste, un auteur dramatique, 
        un critique d'art et un sociologue capables d'enlever un premier prix 
        au concours ouvert par l'Institut International de la Paix, pour la rédaction 
        d'un " Précis d'enseignement pacifiste 
        ". Il se donnait une peine infinie pour nous faire apprendre, répéter 
        et représenter des pièces de théâtre, des monologues, 
        en vue d'une matinée annuelle. Je le revois, tapi dans un coin, 
        en train de me surveiller pendant que, dans le rôle de muphti, je 
        sacrais " Mamamouchi " M. Jourdain en la personne de Pierre 
        Godin. Esprits superficiels, nous attachions de l'importance aux vétilles 
        : nos élégants reprochaient à Delassus son mépris 
        de la mode ; mais il les confondait quand, au détour d'un chemin 
        ou la croisée des routes, il les saluait le premier. Marcheur infatigable, 
        alpiniste avéré, on ne le rencontrait jamais en voiture, 
        même quand les tempêtes de neige bloquaient les traverses. 
        Lorsqu'il conduisait la promenade, le dimanche ou le jeudi, il menait 
        les élèves punis, de son pas régulier, jusqu'au Jardin 
        d'Essai ou à Aïn-Baïnem, tout en devisant et en faisant 
        bénéficier de sa vaste culture les jeunes gens qui l'accompagnaient. 
        Les paresseux, craignant ses longues randonnées, tentaient d'y 
        échapper en invoquant un malaise imaginaire à la visite 
        du joyeux Docteur Saliège.
 
 A la même époque, le sport nous fut révélé 
        par notre professeur de Géographie : Guillotel, qui, à la 
        suite d'un long séjour en Angleterre, avait contracté un 
        accent étranger joint à une certaine difficulté d'élocution. 
        Mais, passionné pour l'éducation britannique, il organisa 
        des " raily-papers ". Les jours de sortie, on se livrait à 
        des courses folles à travers les sentiers et les chemins qui sillonnent 
        les ravins, les bois et les hauteurs du massif bouzaréen. Parfois, 
        les traînards exténués regagnaient l'Ecole à 
        huit heures du soir, ce qui ne les empêchait pas de recommencer 
        à la prochaine occasion. Cependant, Guillotel obtint son changement 
        l'année suivante et le rally ne tarda pas à être délaissé. 
        Les élèves s'attachèrent à la gymnastique 
        confiée au Directeur de l'Ecole annexe. A cause de sa corpulence, 
        Garnier n'usait pas souvent de la barre fixe. Mais il nous apprenait parfaitement, 
        avec les exercices militaires, le maniement du fusil Lebel de petit modèle. 
        Les bataillons scolaires étaient en vogue et les disciplines visaient 
        à développer le patriotisme. Parmi les couplets que nous 
        faisions chanter aux enfants de l'Ecole annexe, deux composés par 
        Claude Augé, ont souvent hanté ma mémoire au cours 
        de la Grande Guerre : le premier déplorait les désastres 
        arrivés en 1870 ; le dernier qui reflétait la foi en l'avenir, 
        formait une véritable prédiction. Ne se terminait-il pas 
        ainsi :
 " 
        Metz et Strasbourg, séchez vos larmes : "
 " 
        Non pas adieu ; mais au revoir. "
 
 Je m'arrête au " Père Girard ", professeur d'agriculture. 
        Dès mon arrivée, j'entendis les vétérans et 
        les profanes éclater de rire au récit de sa bonhomie, de 
        ses réparties et de ses tours. J'éprouvais donc le vif désir 
        de connaître ce caractère peu banal.
 
 A la première leçon, il questionna longuement les nouveaux 
        élèves sur les productions et les gens de leur pays. Aussitôt, 
        nous fûmes presque tous nantis d'une appellation ou d'un sobriquet 
        en kabyle, en arabe ou en français, quand ce n'était pas 
        en espagnol. Ainsi, j'étais l' " homme du pays des moutons 
        " parce que je venais des Hauts Plateaux ; à cause de son 
        teint, mon condisciple Slimane fut surnommé " Laberkane (le 
        Noir) ; Mohand, pour son grand nez, reçut l'épithète 
        de " Linzarène " ; un petit Français menu et noiraud, 
        devint le " chacal ". Ensuite le maître commença 
        le cours sous forme de causerie à bâtons rompus en un " 
        sabir " où foisonnaient les termes de tous les langages méditerranéens, 
        tels que " les kbaïlis ", le " Sbanioul ", " 
        la marchandise ", " les messieurs ", et les rires éclataient 
        sans arrêt. Un étranger aurait pris tout ce bruit pour un 
        " chahut " : il ne fallait pas s'y méprendre. Les élèves 
        ne s'apercevaient pas que, derrière les digressions, les quiproquos, 
        les calembours et les lazzis, le " père Girard " enseignait 
        agréablement à ses auditeurs les notions arides d'agriculture, 
        de sciences, d'histoire, de géographie et de morale épicurienne. 
        N'ai-je pas éprouvé, plus tard, de la surprise en feuilletant 
        chez mon maître un cours d'agriculture parfaitement ordonnancé 
        ? En le publiant, l'auteur aurait confondu beaucoup de gens. Personnellement, 
        j'ai admiré ce qu'avait de pratique son procédé. 
        Ayant été le disciple, le collègue et l'ami de cet 
        homme original, curieux, sagace, jaloux de son indépendance et 
        toujours prêt à rendre service, je me plais au souvenir affectueux 
        que j'ai gardé de lui. Or, j'ai, depuis un demi-siècle, 
        noté la même impression chez les anciens élèves 
        qui ne s'arrêtaient pas aux apparences.
 
 Il faudrait plusieurs volumes pour relater les incidents de la vie administrative 
        et privée du " Père Girard ", plus connu sous 
        le titre de Chikh (le Maître), qu'il ne dédaignait pas. Je 
        me permets d'en citer quelques-uns parmi les plus significatifs.
 
 Le Recteur Jeanmaire, fils de paysans lorrains, s'intéressait particulièrement 
        à l'agriculture. Un jour, il visitait le " ravin ", maquis 
        où nous allions, au début, glaner des jujubes, des arbouses, 
        des prunes sauvages, des oranges amères, et que le " Père 
        Girard " avait fait défricher. Le chef de l'Académie 
        s'arrête devant un carré de radis. " M. Girard, dit-il, 
        ces radis sont-ils mûrs ? " - " Oh! Monsieur le Recteur, 
        répond le professeur, ils ne le sont pas autant que mes souliers 
        pour une promotion de classe. " Ce faisant, il élève 
        la semelle éculée de ses fameuses chaussures lacées 
        d'une ficelle. Le Recteur éclata de rire parce qu'il connaissait 
        le caractère de ce subordonné qui lui avait rapporté, 
        jadis, un blâme administratif en déclarant : " Je n'en 
        veux pas. " Le refus d'accepter le blâme avait entraîné 
        des observations ; mais l'exhibition des chaussures fit obtenir un avancement 
        mérité qui se faisait trop attendre.
 
 Le père Girard n'a guère été favorisé 
        par le sort .I1 perdit de bonne heure un petit garçon d'un premier 
        lit, puis la mère, une charmante jeune femme. Peu de temps après, 
        car la vie fait souvent ainsi dans son ironie, succédèrent 
        les aventures comiques aux pires tragédies : on lui vola le trousseau 
        et les bijoux de sa femme avec ses propres vêtements. Il ne lui 
        restait plus que la chemise et le pantalon qu'il portait au travail dans 
        le jardin. La gendarmerie n'ayant rien découvert, il cherche lui-même. 
        Sur la place de Chartres, au marché aux puces d'Alger, il aperçoit 
        un de ses pantalons en vente chez un Juif. Il demande au marchand d'où 
        il tenait l'effet. L'autre refuse de répondre. Girard s'emporte 
        et met la main au collet de l'israélite. La police accourt. On 
        conduit le personnage au commissariat où on se propose de l'incarcérer 
        parce qu'il ne possède pas de pièces d'identité. 
        Il se déclare malade et réclame le médecin de la 
        police qui se trouvait être celui de l'Ecole Normale. Le brave Docteur 
        Saliège reconnaît la maladie de l'inculpé qui est 
        libéré ; mais l'affaire suit son cours.
 
 Quand le père Girard voulait plonger un élève-maître 
        dans l'embarras, il lui donnait un demi-zéro. On ne savait quelle 
        sanction entraînait une note pareille. Certains sujets lui étaient 
        antipathiques. Pour les déconcerter, il leur posait une question 
        dans ce genre : " Quel est le prix du quintal de maïs sur le 
        marché de Maison-Carrée ? " Il lui arrivait parfois 
        d'être payé de retour. Un jour, un élève le 
        surprend en train de boire à même le robinet situé 
        dans le cabinet de Chimie : le disciple se met à siffler comme 
        pour faii:e abreuver un cheval. Le père Girard ne perd pas contenance 
        : " Depuis quand, dit-il, la bête siffle-t-elle pour faire 
        boire le maître ? "
 
 Une autre fois, il dessinait - avec quelle maladresse - un âne traînant 
        une charrue. La cloche sonne, annonçant la fin de la classe : on 
        sort. A la séance suivante, il interpelle un camarade en ces termes 
        bien coutumiers : " Dis donc, maître Bach, dis-nous quel est 
        le dernier mot de la dernière leçon ? " Le disciple 
        embarrassé se gratte la tête. Un loustic lui souffle : " 
        le bourriquot, le bourriquot ". - " Ah, oui ! dit inconsciemment 
        Bach. Monsieur, vous faisiez l'âne au tableau. " - " Passe 
        à la porte, maître Bach ", répliqua le père 
        Girard ; puis il continua le cours.
 
 De l'année 1888, je ne rencontre guère, à Alger, 
        que :
 -M. Garnier, directeur de l'Ecole annexe qui, malgré ses 83 ans, 
        conduit tous les jours, au Grand Lycée d'Alger, son petit-fils, 
        le jeune Poli- Garnier ;
 -les vétérans : Tolédano et Couret, instituteurs 
        en retraite ;
 -le profane : Gras Arthur, employé des Chemins de fer en retraite 
        ;
 l-e tyron : Raymond, directeur d'école en retraite ; et mes condisciples 
        du cours normal : Benabed, interprète judiciaire de 1'° classe 
        à la Cour d'Appel de Rabat, et Yaker El Yazid, Caïd dans la 
        Commune mixte de Fort-National.
 SOUALAH M.,Docteur ès Lettres,
 Agrégé de l'Université,
 Professeur Honoraire au Lycée d'Alger.
 Du Cours Normal 
        à l'agrégation de Physique... Mon séjour à Bouzaréa, 
        de 1901 à 1905, je m'en souviens comme s'il datait d'hier ; car 
        j'ai l'impression que j'ai préparé mon avenir surtout au 
        Cours Normal Indigène. D'abord, la journée chaude de juillet 
        1901, où j'allais, conduit par mon vénéré 
        maître d'école, M. Raymond, dans sa voiture, de Bou-Medfa 
        à Miliana, pour me présenter au concours d'admissibilité 
        ; puis mon entrée à l'Ecole, en octobre, après un 
        examen oral me classant second sur cinq candidats admis définitivement. 
        Je revois encore le Docteur Saliège, médecin de l'Etablissement, 
        faisant des réserves sur mon état de santé, car j'étais 
        long, très long, et maigre tout à la fois. Malgré 
        cette apparence défavorable, je n'ai été que deux 
        ou trois fois à l'infirmerie durant mon séjour de quatre 
        ans à l'Ecole. L'une de ces incursions était même 
        si peu motivée qu'en regard de mon nom, dans le registre de l'infirmerie, 
        le bon Docteur avait fait écrire pour la " Nature de la Maladie 
        " : impossible de le réveiller ; et comme " Remède 
        " : laisser dormir jusqu'à sept heures. L'avantage était 
        énorme, car, au dortoir, nous nous levions à cinq heures 
        sonnant.
 Dans ma promotion, il y avait le camarade Sellal, reçu premier 
        d'ailleurs, dont l'état-civil était si bien tenu que son 
        âge officiel était 39 ans ! De ce pauvre garçon, s'il 
        vit encore, nous fêterons bientôt le centenaire ; puis Benalia, 
        un Arabe du Désert (il était de Djelfa), doué d'une 
        vitesse redoutable dans les jeux de plein air que dirigeait notre maître 
        regretté Léoni. Il y avait aussi, dans cette maigre promotion 
        de cinq élèves, Abdelaoui, aujourd'hui décédé, 
        et Benjahia qui doit toujours servir dans l'Enseignement. J'ai connu aussi 
        d'autres condisciples : Nehlil, aujourd'hui gros avocat à Casablanca 
        ; Abbès, qui, lui aussi, a mal tourné puisqu'il a quitté 
        l'Enseignement et s'est transformé en riche négociant à 
        Meknès ; Braci, directeur d'école à Bordj-bou-Arréridj 
        ; Yessad, Faci, Ben Soula et beaucoup d'autres dont le souvenir, dans 
        ma mémoire, s'est à peine estompé.
 
 J'avais la chance, au dortoir D, d'être au mieux avec notre surveillant, 
        le camarade Beyfette, aujourd'hui gros personnage de Mascara. Le dimanche 
        soir, quand tout le monde était couché, nous nous réunissions 
        dans sa " turne " pour nous raconter nos prouesses de la journée. 
        Mais nous fûmes surpris, une fois, par le pas pesant et cadencé 
        du surveillant général Quilici ; je n'eus que le temps de 
        me cacher sous le lit de Beyfette, le nez, pour ainsi dire, dans ses gros 
        souliers. Quand je pus, en sécurité, regagner mon lit, j'étais 
        à moitié " groggy " ; j'avais échappé 
        à la consigne, mais pas à l'asphyxie.
 
 Vous me dites, mon cher Directeur, que j'ai été un brillant 
        élève. Voire ! Je me souviens que, pour certains cours, 
        j'étais d'une notoire insuffisance, par exemple en agriculture. 
        Là, j'étais toujours puni par le professeur, M. Girard, 
        et obligé, de ce fait, d'aller chercher diverses plantes, à 
        4 h. 1/2, dans le ravin de l'Ecole. Il fallait rapporter 125 grammes de 
        ceci, 50 grammes de cela, etc..., et, en outre, connaître, de chaque 
        sorte de plante, le nom français, le nom arabe et le nom kabyle. 
        En math, j'allais assez bien. Nous avions comme maître, le regretté 
        Leoni, qui était un professeur vivant, plein d'ardeur, et entraîneur 
        d'élèves. J'aimais beaucoup également notre professeur 
        de Lettres, M. Barsot, parfois un peu sec, mais très juste et affectueux 
        avec les bons élèves, ainsi que M. Brabant, professeur d'histoire 
        et de géographie, une pâte de brave homme.
 
 Mes quatre années de Cours Normal m'ont laissé bien d'autres 
        souvenirs, et combien plus émouvants ! Par exemple celui de notre 
        distingué directeur, M. Bernard, qui m'a aidé puissamment 
        à faire ma carrière dans l'Université. A l'Ecole, 
        je ne connaissais notre Directeur, que pour le voir de temps à 
        autre arpenter nos longues galeries, l'oeil sévère, l'abord 
        froid et raide. Lui-même sans doute ne m'avait remarqué que 
        comme balayeur quotidien de sa galerie ; car tous les élèves, 
        de mon temps, européens et indigènes, avaient une petite 
        corvée de nettoyage des locaux entre huit heures moins dix et huit 
        heures. Les seuls Normaliens qui en étaient dispensés appartenaient 
        à la troisième année française. On les chargeait 
        d'ailleurs de nous surveiller pendant le balayage général 
        de la Maison. Nous, élèves de la quatrième année 
        indigène, nous étions, il faut le dire, un peu jaloux de 
        leurs prérogatives.
 
 Qui m'eût dit, à ce moment-là, que notre Directeur, 
        qui paraissait planer au-dessus de ses élèves et de leurs 
        préoccupations, pouvait descendre jusqu'à eux pour les pousser 
        dans la vie de tout le poids de son influence et de sa discrète 
        sollicitude ? Oui, c'est grâce à mon Directeur d'Ecole Normale, 
        M. Bernard, que j'ai pu, après avoir fait ma licence à la 
        Faculté d'Alger, être chargé de cours à l'Ecole 
        J.-B.-Say, à Paris, ce qui m'a permis de continuer, c'est-à-dire 
        de faire mon diplôme d'études supérieures, mon agrégation, 
        mes travaux.
 Je garderai toujours de mon vieux Cours Normal, de mes maîtres et 
        de mes camarades, le souvenir le plus cher et le plus fidèle.
 Ahmed BALLOUL,Professeur Agrégé de Physique au Lycée Buffon
 et à l'Ecole Spéciale des Travaux Publics.
 ...et au Musée 
        du Luxembourg J'ai été admis à l'examen 
        d'entrée au Cours Normal indigène de la Bouzaréa 
        au 1" octobre 1906. A l'époque, le Cours Normal et l'Ecole 
        Normale, bien que situés dans le même bâtiment, étaient 
        sensiblement différents quant à leur organisation. Les deux 
        sections voisinaient sans se confondre. Elles étaient dirigées 
        par un homme remarquable qui avait une grande autorité sur les 
        élèves : M. Bernard.
 D'un caractère austère, il longeait souvent les galeries, 
        solitaire et froid, et ne permettait aucun acte d'indiscipline. Mais il 
        se dégageait de la façon dont il traitait tout le monde 
        un profond sentiment de justice qui en imposait. Il était l'exemple 
        vivant du pédagogue consciencieux qui appliquait en toutes circonstances 
        les principes d'éducation dont il avait la garde. Nos professeurs 
        nous témoignaient beaucoup de bienveillance. Malgré certaines 
        rigueurs de discipline, nous sentions qu'ils nous aimaient et qu'ils ne 
        demandaient qu'à faire de nous des hommes dignes, capables de remplir 
        la tâche qui nous serait confiée.
 
 Leurs noms sont tous présents dans ma mémoire : Barsot, 
        Brabant, Léoni, Rousset, à qui venaient se joindre, pour 
        certaines matières, les professeurs de l'Ecole Normale proprement 
        dite : Fleureau, Lepeintre, Girard et dans la section pédagogique 
        : Quilici, Poupy. Certains sont morts, d'autres jouissent, en Algérie 
        ou en France, d'une retraite bien méritée. Mon souvenir 
        est plein de reconnaissance affectueuse pour tous.
 Dès ma première année, le dessin me passionne. M. 
        Fleureau se rend compte de mes dispositions et m'autorise à dessiner 
        des plâtres, des bustes, des têtes. Ses corrections et ses 
        conseils m'encouragent. Je fais quelques bonnes figures et j'éprouve 
        une grande envie de peindre. Mais je ne dispose d'aucun matériel 
        et le temps me manque. Ce qui compte, ce sont surtout les leçons 
        et les devoirs ; ce qui importe, ce sont les examens. Le travail manuel, 
        la musique, qui m'intéressent beaucoup, sont sacrifiés par 
        les programmes et ne sont enseignés que trop sommairement dans 
        un but d'éducation générale.
 
 Mes fantaisies me poussent cependant à reprendre mes crayons chaque 
        fois que j'en ai le temps. Cela me délasse et j'éprouve 
        un réel plaisir à rechercher sur un bout de papier les traits 
        d'un voisin de table ou d'un camarade complaisant.
 
 En 1909, mes études sont terminées. Je fais partie d'une 
        caravane d'élèves-maîtres voyageant en France sous 
        la conduite de M. Grassioulet, inspecteur primaire. Nous visitons Marseille, 
        Grenoble, Lyon, Le Creusot, Dijon, Nancy et Paris. Ce bel itinéraire 
        nous séduit et nous permet d'avoir une idée de la grandeur 
        de la France. Nous voyons de beaux monuments et nous visitons des musées 
        remarquables. Tant de richesses artistiques ne manquent pas de faire impression 
        sur mon esprit.
 
 En octobre 1909, je suis nommé instituteur à Châteaudun-duRhumel, 
        près de Constantine. Un an après, je suis envoyé 
        à Toudja, près de Bougie, dans un cadre de verdure ravissant 
        : l'eau coule en abondance et miroite dans des jardins couverts d'orangers 
        ; de grands arbres bordent les sentiers et abritent les habitations ; 
        pleine de charme, au loin, la montagne de l' " Aghbalou " étale 
        un rideau de dentelle. Je trouve mon nouveau poste fort agréable. 
        Je reprends mes crayons avec joie et me voilà de nouveau gagné 
        par la séduction des lignes et des couleurs. Dans la cour de l'école, 
        je m'exerce librement, fais et refais vingt croquis par jour. Mes élèves 
        sont pour moi des modèles charmants et conciliants. Toute la jeunesse 
        de la vie se déroule devant mes yeux.
 
 J'en profite largement et bientôt, pour donner libre cours à 
        ma passion, le papier à dessin coûtant cher, j'utilise le 
        papier d'emballage de l'épicier du centre ; il m'en donnait de 
        grands paquets. J'empile des centaines d'études naïves, fantaisistes. 
        Cela ne me suffit pas. Sur mon maigre budget de débutant, je me 
        paie le luxe d'une boîte de couleurs : tubes et pinceaux deviennent 
        pour moi un matériel familier. Trois ans après, j'arrive 
        à Gouraya, entre Ténès et Cherchell, dans un gentil 
        poste sur le bord de la mer. Coin séduisant où je devais 
        faire la connaissance d'un peintre à barbe noire, d'un vrai peintre, 
        comme mon imagination me le représentait, M. Léon Carré. 
        C'était un grand artiste connaissant admirablement bien son métier. 
        Quel bonheur ! Il s'intéresse à mon travail, me reçoit 
        dans son atelier, accepte de me laisser travailler à ses côtés. 
        Chaque jeudi et chaque dimanche, je pouvais m'évader, courir, peindre 
        et recevoir des conseils de ce charmant homme qui devait devenir l'un 
        de mes meilleurs amis. Ce fut le commencement de ma fortune.
 
 En octobre 1916, un désir de voyager se fit sentir en moi. Je pris 
        le chemin du Maroc, pays inconnu alors, pays mystérieux par excellence, 
        pays de rêves et de beautés. Je ne fus pas déçu. 
        Je me remis ardemment au travail et pris part à une exposition 
        de peintures organisée par la Résidence de Rabat au Pavillon 
        de Marsan à Paris, en y faisant figurer deux petits paysages de 
        Fez. Ils plurent beaucoup et furent acquis par l'Etat pour le Musée 
        du Luxembourg. Pouvais-je espérer ce succès ? J'étais 
        dans la joie. Le Maréchal Lyautey, qui avait remarqué mes 
        premiers tableaux à Rabat, s'intéressa lui-même à 
        mes travaux et m'encouragea généreusement. Ma première 
        exposition se fit à Paris sous son haut patronage.
 
 C'est ainsi que se fit ma carrière marocaine et, en 1928, M. Ricard, 
        Chef du Service des Arts Indigènes, me confia une inspection des 
        Arts Marocains à Marrakech.
 A. MAMMERI,Inspecteur des Arts Indigènes à Marrakech.
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