| Le temps n'est 
        plus, heureusement, où " la Bouzaréa ", isolée 
        sur son promontoire, traduisait surtout une expression géographique, 
        celle d'un massif ancien surplombant la Cantère et le populeux 
        Bab-el-Oued de ses quatre cents mètres d'altitude.
 Là-haut, toutefois, disaient les Algérois, quelque part, 
        existait, souvent perdue dans les brouillards, une Ecole chargée 
        de former des maîtres d'école. Singulière idée, 
        ajoutaient-ils, que d'installer aussi loin d'Alger, tout près des 
        nuées, en l'absence presque complète de moyens de transports 
        rapides et sûrs, une Ecole dite Normale ! De là-haut, en 
        tout cas, descendaient aux jours de sortie, dégringolant la " 
        traverse ", des garçons en redingote. Archaïque, piteux 
        uniforme, incommode, vite poussiéreux, tellement impopulaire auprès 
        des élèves que, dès 1889, l'Administration de l'Ecole 
        dut le supprimer (" ...Outre qu'il est beaucoup trop 
        chaud l'été..., cet uniforme avec redingote en drap noir 
        craint tellement la poussière que, lorsque les élèves 
        ont fait à pied le chemin de Bouzaréa à Alger, ils 
        arrivent en ville dans un état peu convenable. De plus, la redingote 
        est très mal portée par la plus grande partie des élèves. 
        Sous ce vêtement, ils ont l'air empruntés et gauches... " 
        Inutile d'ajouter que ce costume ridicule dont on avait, en 1833, affublé 
        tous les élèves des Ecoles Normales, était détesté 
        de ceux d'Alger comme de leurs camarades de la Métropole.). 
        Descendus, il leur fallait remonter, problème qui intéressait 
        d'ailleurs non seulement les élèves, mais encore les professeurs 
        et, de temps à autre, les inspecteurs. Je laisse à M. Di 
        Luccio qui, comme élève puis professeur, " connaît 
        la question ", le soin de raconter les vicissitudes du transport 
        quotidien ou hebdomadaire des élèves-maîtres et des 
        maîtres de Bouzaréa.
 
 Aujourd'hui encore, lorsque, après maintes rampes et tournants, 
        ayant laissé Alger, traversé El-Biar, gagné, jusqu'à 
        la côte 316, les premières croupes du massif de Bouzaréa, 
        il arrive en pleine campagne, devant notre vaste Etablissement, le visiteur 
        étranger ne saurait, pas plus qu'il y a cinquante ans, dire à 
        brûle-pourpoint que cet Etablissement est une Ecole. Sans doute 
        aperçoit-il une longue ligne de bâtiments, de galeries, avec 
        des centaines d'ouvertures d'une monotone symétrie, puis d'autres 
        bâtiments perpendiculaires au corps du bâtiment principal, 
        qui s'élèvent entre des places vides et des jardins, des 
        cours et des tennis. Mais tout ce domaine, qui n'a rien au surplus de 
        spécifiquement scolaire, dévale parmi d'autres jardins en 
        terrasses, jusqu'à un profond ravin pour remonter sous la forme 
        d'un bois aux frondaisons serrées. arrêté par la route 
        du Frais-Vallon. Ici et là, des groupes d'ouvriers indigènes 
        et de jeunes gens travaillent aux cultures. C'est peut-être bien 
        une école, car, des jeunes gens, on en aperçoit maintenant 
        partout, égaillés dans ce domaine. Donc, ce doit être 
        une ferme-école, concluent les étrangers.
 
 Franchi la porte qui semble indiquer l'entrée principale, notre 
        visiteur, pour se guider céans, cherche d'abord, et tout naturellement 
        la conciergerie. Il s'engage alors sous une interminable galerie ; où 
        se diriger ? à droite ? à gauche ? Va-t-il à droite 
        ? de concierge, point. A gauche ? de concierge, pas davantage. Tiens, 
        c'est étrange ! Continuons... Et il pourra continuer longtemps 
        ainsi, s'il n'a la chance de rencontrer quelque élève ou 
        quelque employé pour le tirer d'embarras. Elle n'est donc point 
        légendaire, elle appartient à notre histoire, l'anecdote 
        suivante qui date d'une vingtaine d'années : un Inspecteur Général 
        en tournée arrive un matin, au petit jour et, ne connaissant pas 
        les aîtres, se met en quête du concierge qui devait le mener 
        auprès du directeur. S'étant, comme le plus vulgaire des 
        non-initiés, heurté à des portes closes, ne rencontrant 
        que salles vides, réfectoires, ateliers, il déboucha enfin, 
        par l'escalier du sous-sol, aux cuisines, où ce matin-là 
        précisément, le " chef " attendait la visite annuelle 
        de l'employé d'une maison algéroise, chargé... de 
        la destruction des cafards (car nous avions, en ces temps anciens, des 
        cafards à la cuisine...). L'aide- cuisinier de service salua le 
        haut fonctionnaire, au comble de l'ahurissement, en termes d'une rare 
        désinvolture. Brièvement, on s'expliqua. Mais, inutile d'ajouter 
        que, dans le cabinet directorial où il avait enfin été 
        conduit, l'Inspecteur Général ne laissa pas de témoigner, 
        d'une manière fort vive, l'impression que lui causait ce premier 
        contact avec une maison aussi singulière...
 
 Evidemment il faut s'y faire... et le directeur entrant, tout comme ceux 
        qui l'ont précédé. tout comme les inspecteurs, tout 
        comme les étrangers. Au surplus, ajoutons que cette Maison - une 
        petite cité - compte près de 250 personnes, et, qu'à 
        défaut de concierge, l'étranger trouve très vite 
        ici guides courtois et empressés.
 
 Sitôt introduit d'ailleurs, l'impression du visiteur change : il 
        est bien dans une école et dans une école où l'on 
        forme des maîtres d'école, car, des fenêtres ouvertes, 
        des voix d'enfants alternant avec des voix encore mal " posées 
        " d'élèves-maîtres, s'entendent, détaillant 
        la leçon du moment. Ces galeries qui longent les salles de cours 
        bourdonnent comme ruche au travail. Les ateliers retentissent du bruit 
        des marteaux sur les enclumes, les étaux et les établis. 
        Un peu partout, s'aperçoivent maintenant des groupes d'élèves. 
        Dans les jardins, sous la direction d'un professeur, les uns piochent, 
        sèment, arrosent, taillent les arbres. D'autres tendent un grillage, 
        remplacent les carreaux aux innombrables fenêtres de la Maison, 
        apprennent d'un maître-maçon, attaché à l'Ecole, 
        à gâcher le plâtre, à couler le ciment, à 
        refaire un enduit, à édifier un mur de soutènement. 
        On en voit partout, des élèves, même à la cuisine 
        où nous avons voulu que ces jeunes gens, demain dans le bled, ou 
        en tribu, sachent eux-mêmes faire leur popote, composer un menu, 
        préparer autre chose que des macaronis ou des oeufs sur le plat. 
        D'ailleurs cette studieuse jeunesse est aussi joueuse et rieuse : à 
        l'heure des récréations le stade, la grande cour, les terrains 
        de jeux, football, basket-ball, base-ball, tennis, fronton de pelote basque, 
        sont pris d'assaut, retentissant de l'éclat des fortes voix algériennes.
 
 VIEILLE FRANCE...
 
 Vus de près, nos jeunes gens décèlent, à l'allure 
        comme à l'accent, la diversité de leurs origines. Les sectionnaires 
        qui, presque tous, revenus du service militaire, mariés, voire 
        pères de famille - certains touchent de près la trentaine 
        - ne sont plus des adolescents, apportent ici les traits caractéristiques 
        de tous les pays de France, des Flamands aux Provençaux, des Gascons 
        aux Francs-Comtois et aux Normands, des gens des Alpes et du Massif Central. 
        Des courants de relations se sont, à la suite de hasards variés, 
        établis entre certaines provinces et notre Bouzaréa ; ainsi 
        le courant du Sud-Ouest : chaque année nous recevons, en effet, 
        bon nombre de sectionnaires des Pyrénées, des Landes, du 
        Lot, du Tarn. Mais le terroir qui a su le mieux se créer des liens 
        avec Bouzaréa, c'est le Jura (On en compte 17 pour 
        les six dernières années, et, pour la même période, 
        12 des Basses-Pyrénées et 8 de la Creuse.). Sans 
        doute, en dehors des difficultés de placement des normaliens sortants 
        de Lons-le-Saulnier, la réputation et l'activité de leur 
        obligeant compatriote, le " cheikh Rousset ", berbérisant 
        notoire, y sont-elles pour quelque chose. Un fait est certain, le Jura 
        a eu des représentants, et nombreux, dans la plupart des Sections 
        Spéciales. Et par voie de conséquence très explicable, 
        beaucoup de nos Jurassiens sont devenus de bons berbérisants : 
        en quelque sorte, le Djurdjura semble vouloir s'annexer le Jura. D'une 
        manière générale toutefois, c'est le " Midi 
        " qui " donne ". Nous commençons cependant à 
        avoir un certain nombre de jeunes gens du Nord et de l'Est ; ainsi, cette 
        année, la Section compte cinq élèves recrutés 
        dans l'Académie de Lille. S'enquérir de la provenance de 
        nos sectionnaires n'est pas sans intérêt ; non seulement 
        vis-à-vis du recrutement de nos futurs maîtres de l'enseignement 
        des indigènes, mais encore quant à l'influence que ne manque 
        pas d'avoir, sur le peuplement algérien, la venue, accidentelle 
        ou permanente, d'un ou plusieurs représentants de nos provinces 
        métropolitaines. Rares, en effet, sont les sectionnaires qui, séduits 
        par leur nouveau pays, n'amènent avec eux, au cours de leur carrière, 
        des parents, des amis d'enfance, des camarades d'école, lesquels 
        s'installant à leur tour, contribuent à renouveler le sang 
        français parmi les populations algériennes.
 
 ...ET FRANCE NOUVELLE
 
 Nos élèves français d'Algérie n'offrent pas 
        moins de curieuse diversité : de même que la Section exprime, 
        en une synthèse jeune et expressive, le visage de la France entière, 
        de même, le groupe de quatre-vingt-dix Algériens constituant 
        l' " Ecole Normale Française " 
        résume fort bien les traits du Français d'ici : " Nous 
        d'Afrique... ", comme écrit excellemment notre 
        ami, le poète algérien Jean Pomier. Effectivement ils sont 
        d'Afrique, et non d'ailleurs, ces grands jeunes gens an teint chaud, à 
        la voix mâle, sportifs et délurés, que nous envoie 
        le Département d'Alger, que nous envoyait hier encore l'Oranie. 
        En dehors du petit nombre des Israélites incorporés à 
        l'Ecole Normale Française, les élèves-maîtres 
        " européens " sont issus, pour moitié à 
        peu près seulement, de Français venus de la Métropole. 
        Aucun d'eux, d'ailleurs, n'a vu le jour en France. D'une enquête 
        à laquelle je me suis livré à ce sujet en 1936 (In 
        Outre-Mer, 1936, 2' trimestre : Une Ecole Normale d'Outre-Mer : Bouraréa.1), 
        il résulte que, sur quatre-vingt-six de ces algériens, trente 
        et un sont nés de parents eux- mêmes nés en Algérie 
        ; quinze d'entre eux représentent la troisième génération 
        fixée dans la Colonie.
 
 Remarque importante : quarante-deux élèves seulement, sur 
        quatre-vingt-six, sont déjà allés en France ; quarante-quatre 
        ne l'ont jamais vue. En général d'ailleurs, ces descendants 
        de métropolitains connaissent très mal l'histoire de leur 
        famille. Si on les interroge là-dessus, ils se savent vaguement 
        issus d'hommes venus aux " campagnes d'Afrique " ou pour tenter 
        l'aventure, faire fortune, travaillant comme petits colons ou petits commerçants. 
        Plusieurs d'entre eux ont, dans leur ascendance, un déporté 
        politique de 1851 fixé en Algérie, ou un Alsacien venu au 
        moment des émigrations collectives de 1838, 1848, 1852 et 1871. 
        Mais les renseignements que les uns et les autres apportent à l'enquête 
        manquent de précision : à lire la brièveté 
        de leurs déclarations, à constater dans ces réponses 
        leur " incuriosité " familiale, on a l'impression que 
        cette race de Néo-Français s'estime c sans passé 
        " et sans aïeux ; qu'elle entend commencer à compter 
        seulement à partir de celui qui, voilà quelques décades, 
        un siècle tout au plus, vint, le premier, s'établir en Algérie 
        ; de celui qu'ils reconnaissent en quelque sorte pour le vrai fondateur 
        de la famille. Pour parler comme Victor Hugo : " ...Celui-là, 
        c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme... "
 
 Toutefois, du terroir même d'où il partit un jour, cet ancêtre, 
        de même que de la date exacte de son départ, nos jeunes ne 
        font pas grand cas ; à tel point que parfois ils se contentent 
        de signaler, comme X... de son aïeul paternel : " Il est 
        venu de France pour s'installer à Béni-Méred ". 
        Donc, le fait mémorable, susceptible d'être consigné, 
        honoré, c'est bien l'installation de l'ancien à Béni-Méred 
        et non l'acte, cependant si digne d'être élucidé dans 
        ses mobiles, qui détacha à un moment donné un individu 
        ou une famille de la ville ou du village, berceau de la lignée. 
        Avec la quasi- arrogance, la désinvolte suffisance des races jeunes 
        et fortes, les Algériens, ces Américains d'Afrique, vivent 
        dans le présent et tâchent simplement d'agir, de réaliser, 
        insoucieux de leur histoire, laissant à d'autres le soin de l'écrire. 
        Et dans la mentalité de leurs fils - nos élèves, 
        dans les comportements de ces futurs instituteurs pour l'Algérie, 
        les vertus du caractère, l'allure franche et volontiers combative, 
        le sens du réel et le sens pratique qui leur font préférer 
        les études " utiles " à la spéculation 
        pure, rappellent bien les énergiques qualités familiales. 
        Au surplus, beaucoup de ces Néo-Français sont de sang européen 
        pies ou moins mêlé. A côté des fils d'étrangers 
        ou de naturalisés, espagnols, italiens et autres, nous trouvons 
        des élèves dont le patronyme, très " province 
        ", ne révèle pas l'union du père ou de l'aïeul 
        avec une Mahonnaise, une Napolitaine ou une " Algérienne " 
        d'ascendance plus ou moins obscure. Parfois, c'est la vocation de l'enseignement 
        et la candidature du jeune homme à l'Ecole qui déclencheront 
        un changement de nationalité ; le nom se francise ; de " Costa 
        " on fait " Coste " par exemple, et notre accueillante 
        Bouzaréa préparera pour demain un instituteur français 
        de plus. Que sont, socialement parlant, les familles de nos élèves-maîtres 
        européens ? Sur les quatre- vingt-six précités, vingt 
        d'entre eux appartiennent au milieu rural : fils de cultivateurs, maraîchers 
        ou petits colons ; dix-huit viennent de familles de petits commerçants 
        ; dix-huit, d'employés ou d'ouvriers ; trente, de petits fonctionnaires. 
        De même que dans les Ecoles Normales de la Métropole, nous 
        ne comptons presque aucun fils d'instituteur (Trois seulement 
        à l'heure actuelle pour 90 élèves de l'Ecole Normale 
        européenne. La proportion est plus grande chez les indigènes, 
        sept, soit le dixième de l'effectif.).
 
 Quant à nos soixante-dix élèves-maîtres indigènes, 
        Berbères ou Arabes, ils semblent beaucoup mieux renseignés 
        que leurs camarades européens sur leurs origines. D'aucuns tirent 
        orgueil de se déclarer issus de familles maraboutiques, sur lesquelles 
        persiste le pouvoir de baraka ; d'autres, d'être Koulouglis, autrement 
        dit, comme s'exprime plaisamment l'un d'eux, " le produit d'un Turc 
        et d'une Arabe ". Tous aiment à se réclamer de familles 
        éminentes jadis par la situation de fortune, et plus encore par 
        l'éclat dont elles ont, dans le passé, bénéficié 
        en raison de leurs titres, voire des fonctions publiques assumées 
        par leur chef. Médiocres aujourd'hui pour la plupart, elles en 
        appellent à une plus haute extrace, et nos indigènes souffrent, 
        cela est visible dans leurs déclarations, quand ils ne peuvent 
        attester, ou tout au moins prétendre, être nés. Sur 
        quoi reposent leurs assurances ? Elles invoquent d'ordinaire la tradition 
        orale, favorable à leur propre histoire et dont il serait, évidemment, 
        injurieux, a priori, de suspecter la bonne foi. La tribu, le clan, sont 
        bien, par la voix des anciens, de fidèles conservateurs des souvenirs 
        de famille. Du reste, n'en est-il pas de même dans nos familles 
        européennes lorsque manquent les témoignages officiels, 
        les livres de raison et, d'une façon générale, les 
        " papiers " à l'aide desquels se reconstituerait aisément 
        et sans conteste l'histoire de la lignée ?
 
 UN BEAU VOYAGE
 
 Plus de la moitié de nos Français d'Algérie, nous 
        l'avons dit, ne connaissent la France que par ouï-dire, par leurs 
        manuels d'études et leurs leçons. Situation évidemment 
        fâcheuse, et d'autant plus regrettable que, plus favorisés, 
        leurs camarades indigènes peuvent, en fin de scolarité, 
        et grâce à un crédit spécial de notre budget, 
        accomplir un voyage dans la Métropole. Pendant près de vingt 
        jours, en effet, nos élèves arabes et kabyles, embarqués 
        dès la fin du Brevet Supérieur, visitent Marseille, remontent 
        la Vallée du Rhône ; font, à Grenoble connaissance 
        avec les Alpes ; par Lyon, regagnent Paris, et quelquefois l'Est, le Nord 
        ou la Normandie ; puis, après un séjour de plusieurs journées 
        dans la capitale, reviennent à Alger et rentrent chez eux émerveillés, 
        l'esprit et le coeur pleins de souvenirs qu'ils aimeront à évoquer 
        plus tard. Ce premier contact avec la France est, par ses conséquences 
        immédiates et lointaines, extrêmement bienfaisant pour nos 
        jeunes indigènes. Car, aux notions classiques, toutes livresques, 
        " géographiques ", " historiques ou littéraires 
        " que leur rappelait jusqu'alors le mot " France ", va 
        se substituer la réalité pittoresque, nombreuse et nuancée 
        de la France vivante, de chacun de nos " pays " français. 
        Et tous nos élèves, à leur retour, de traduire, enthousiastes, 
        cette impression de la première rencontre, tant désirée, 
        vrai pèlerinage, avec les choses et les gens d'une France qu'ils 
        abordent avec un réel délire, une touchante ferveur. Quoi 
        qu'ils en aient attendu d'ailleurs, ce voyage les enchante, les émeut 
        encore plus profondément qu'ils ne se l'étaient imaginé. 
        C'est vraiment un choc profond et inoubliable donné à leur 
        imagination, à leur sensibilité admirablement préparées 
        du reste à cet ébranlement intime, depuis leurs plus lointaines 
        classes en tribu, par leurs instituteurs, puis par leurs professeurs. 
        Qui dira combien, et à jamais, nous a attachés, grâce 
        au prestigieux Voyage, tant de générations d'élèves-maîtres 
        indigènes découvrant, comme ils aiment à dire, la 
        mère patrie. Marseille dépassée, à mesure 
        qu'ils progressent dans la révélation du plus " beau 
        royaume qui soit sous le ciel ", on les entend reconnaître, 
        souvenir d'images, de leçons ou de lectures, tel monument célèbre, 
        telle oeuvre d'art classique, tel aspect significatif du paysage.
 
 Du haut de Fourvières " ...Voici le Rhône, dit l'un. 
        - Non, c'est la Saône... " Et l'érudit de la caravane 
        d'expliquer fort bien, ma foi, comme un professeur, les caractéristiques 
        des deux rivières lyonnaises. Au second étage de la Tour 
        Eiffel, ils nomment sans se tromper, avec une joie contenue ou débordante, 
        et toujours de la piété dans le ton, le Panthéon, 
        les Invalides, Notre-Dame de Paris... Comme, à ce moment, ils payent, 
        de ces simples mots, de cette émotion, les milles soucis des maîtres 
        qui les guident durant leur randonnée. Ce n'est pas tout : plus 
        féconde encore en résultats que cette " reconnaissance 
        " de la France, est la véritable " découverte 
        " que, chemin faisant, aux fenêtres des wagons et des cars, 
        et surtout aux arrêts, aux heures où on " ne visite 
        plus ", où ils ont le plaisir de flâner par petits groupes, 
        nos jeunes indigènes font des " Français de France 
        " et du charme familier que dégage le spectacle de la vie 
        française. Parmi les recommandations que nous leur adressons au 
        départ de Bouzaréa, figure celle de se montrer très 
        attentifs à tout ce qu'ils verront, d'être tout yeux tout 
        oreilles. Recommandation dont nous savons bien qu'elle est plus règlementaire 
        que nécessaire, car jamais nous ne les vîmes mieux écouter, 
        mieux observer. Cependant, à beaucoup de ceux qui, durant la randonnée 
        se feront leurs cicérones complaisants, leurs professeurs occasionnels, 
        ils préfèrent instinctivement ces maîtres incomparables 
        que sont, par exemple, de braves voyageurs des troisièmes classes 
        rencontrés sur le parcours, devisant entre eux de leurs petites 
        affaires ou nouant avec nos Algériens un brin de conversation ; 
        des paysans, des forains, des gens de la petite ville observés 
        sur une place de marché ; de gais touristes du dimanche croisés 
        lors d'une excursion ; de braves ouvriers approchés dans quelque 
        vaste usine, à leurs pièces, flattés de la visite, 
        toujours prêts à donner une explication technique, souriants 
        et sérieux, soucieux que leur ouvrage " soit bien faite " 
        ; et ce peuple de Paris, loquace, un peu difficile à saisir dans 
        ce qu'il a de badaud, de goguenard, mais si " bon enfant ", 
        si plaisant,
 
 serviable et gai, qu'ils coudoient aux bals populaires du 14 juillet... 
        Oui, c'est une France toute nouvelle et si humaine, si expressive, si 
        différente de celle que leur apprirent leurs livres : généreuse 
        certes, donnant les Droits de l'Homme au Monde, mais impérieuse, 
        hiératique avec son flambeau civilisateur et son glaive justicier, 
        ses Louis XIV et ses Napoléon, ses guerres, ses traités, 
        ses grands hommes et son faste. Or, à Avignon, d'après le 
        témoignage écrit d'un de nos élèves, ce qui 
        le frappa, c'est moins le majestueux Château des Papes que le guide 
        au képi galonné qui " parlait avec une voix suave, 
        chaude, pénétrante et cet accent traînant des méridionaux, 
        doux comme le miel. A la fin de la visite, sur le chemin de ronde, lorsqu'avec 
        de grands gestes il nous racontait je ne sais plus quelle légende 
        locale, il était pour moi Daudet ou Mistral lui-même... "
 
 La France découverte, ce n'est surtout pas - et voilà qui 
        compte - la France telle qu'ils se l'imaginaient d'après les journaux 
        quotidiens d'Alger ou de Paris, lesquels ne relatent que luttes partisanes, 
        grèves et bagarres, crises ministérielles, crimes et scandales, 
        à grand renfort de titres dramatiques et de commentaires véhéments. 
        Ici, c'est le pays du bon roi Henri et de sa poule au pot, celui de La 
        Fontaine ; débonnaire, populaire, cordial, travailleur et si " 
        philosophe " avec ses proverbes et son absence de morgue. Alors... 
        alors, lorsqu'il faut enfin quitter les bords de la Seine pour regagner 
        le pays natal, comme on comprend la mélancolie de ces garçons 
        qui, demain rentrés au douar, au village, à la tribu en 
        attendant octobre et la petite école indigène de leurs débuts, 
        ont en ce moment, après ces quinze jours lumineux, enchantés, 
        peur d'être dès leur retour, repris par toutes les puissances 
        des ténèbres : traditions impitoyables, rites indiscutables 
        ; déjà, plus d'un, secrètement, appréhende, 
        plus redoutés encore que les voix de la tribu, le silence des anciens, 
        l'inquiétude des mères, des soeurs, voire des femmes (certains 
        sont mariés) à ne plus reconnaître après l'ensorcellement 
        de Paris, le visage et l'âme de celui qui a maintenant vu de près 
        le visage et l'âme des Occidentaux.
 
 L'an dernier, sur le quai de la gare de Lyon où étaient 
        venus l'accompagner des garçons et des jeunes filles rencontrés 
        au Havre dans une auberge de jeunesse, le groupe que nous ramenions à 
        Alger ne pou?
 . vait se séparer de ces amis, Français et Etrangers qui, 
        la veille ignorés, lui étaient devenus si chers. Spontanément, 
        avec une grâce exquise, chacune des jeunes filles avait embrassé 
        chacun de ces jeunes gens ; rarement nous vîmes échanger 
        pareil baiser fraternel, pareil baiser de paix. Et chez les nôtres, 
        il y avait des yeux pleins de larmes... Entourant cette jeunesse si étroitement 
        unie sur un quai de gare - rencontre sans lendemain - des
 1 voyageurs, des curieux, regardaient avec une sympathie évidente 
        ces embrassades, gagnés par la cordialité, je dirai plus, 
        par la beauté de cette scène singulière. Au moment 
        où siffla le signal du départ, les nôtres, leurs voix 
        unies à celles de leurs amis restés sur le quai, entonnèrent, 
        grave comme un cantique, le beau chant des scouts...
 ..." Ce n'est qu'un au revoir, mes 
        frères," Oui, nous nous reverrons, mes frères...
 " Ce n'est qu'un au revoir... "
 Et jamais, du fond du coeur, nous, les maîtres et 
        les témoins de cet " au revoir " - dont la distance, 
        la dure vie feraient hélas ! sans doute un adieu - nous n'avons 
        souhaité plus ardemment que cet espoir d'une jeunesse généreuse, 
        confiante en l'avenir, devienne pourtant, quelque jour, une réalité.
 UN AUTRE BEAU VOYAGE
 
 Durant le voyage de nos sectionnaires, nous connaissons des heures aussi 
        réconfortantes. Car, eux aussi, au mois de mai, font un voyage. 
        Seulement, au rebours de leurs camarades indigènes, ils le font 
        en sens inverse, du Nord vers le Sud, assez avant dans le Sud pour que 
        les effleure l'haleine du désert, pour qu'ils arpentent quelques 
        centaines de mètres les dunes du Grand Erg, après quoi, 
        ils remontent, à travers les Hauts Plateaux, des paysages sahariens 
        vers la Kabylie, avant de rentrer à Alger. Chemin faisant, munis 
        du récent enseignement de Bouzaréa, ils constatent, de leurs 
        propres yeux, que l'Algérie est, elle aussi, presque autant que 
        le pays de France, une terre d'aspects variés, et non le désert 
        torride, monotone et plat, de ci de là, quelques palmiers, quelques 
        chameaux, des chacals et des gazelles, tableau dont s'accommodent encore 
        trop de Français moyens.
 
 Donc, l'année de Section aidant, nos provinciaux, grâce au 
        Voyage, rengainent au magasin romantique les minarets, les muezzins, les 
        djinns, les " déserts " et autres accessoires du mirage 
        oriental, qu'ils traiteraient maintenant volontiers de fariboles. L'Afrique, 
        à leurs yeux, se découvre sans voiles, toute nue. Parfois 
        même indécente, car elle est littéralement indécente, 
        cette Afrique qui, loin d'offrir toujours, au long de la randonnée, 
        le visage attendu de l'opulence, de la fécondité, Eldorado 
        à notre portée, " grenier de Rome ", se révèle 
        soudain, s'impose alors implacable dans sa vérité, avec 
        ses terres de parcours fauves et stériles, sa sécheresse 
        désolante, son immobilité, son silence, son mystère 
        et sa gravité. Parce que, en dehors de son aimable Sahel - un " 
        Midi " plus fertile que le nôtre - et comme l'écrivait 
        le saharien Ernest Psichari, parce que " l'Afrique 
        est sérieuse ". Au long de douze jours de randonnée 
        en car, nous avons ainsi, plus d'une fois, surpris, dans les yeux de nos 
        sectionnaires venus de contrées amènes, où l'homme 
        des champs sut, avec le temps, se concilier l'humeur du climat, lui faire 
        rendre, bon an mal an, honnête provision de froment et de vin, nous 
        avons surpris un étonnement qui, parfois, cachait mal certain désenchantement. 
        Méditation utile, salutaire, que nous n'avons garde de troubler. 
        Durant des heures, dans la torpeur des matinées par trop ensoleillées, 
        des après-midi accablantes, le car roule, les chants, les conversations, 
        les lazzis se sont tus. Secrètement alors, chacun s'interroge. 
        Est-ce bien là ce que cherchaient ces esprits curieux ? ces jeunes 
        activités ? A ce moment s'évoquent des paysages familiers 
        de l'autre côté de l'eau, pâtis verdoyants, rivières 
        fraîches, sites hospitaliers... Il y a, dans ce silence, à 
        peine troublé de temps à autre par quelque loustic, des 
        minutes longues de malaise.
 
 Pourtant l'impression n'est pas durable. Aussi bien s'esquisse, fin de 
        l'étape, le centre où l'on gîtera, l'oasis où 
        l'on fera halte, le village kabyle où l'on trouvera des arbres, 
        des sources et des hommes. Partout, en outre, puisque l'excursion a lieu 
        en période scolaire et qu'ils visitent au passage quantité 
        de classes, nos jeunes gens verront des enfants. Des enfants à 
        l'école. C'est là, dans ce voyage, appelé d'ailleurs 
        " pédagogique ", l'autre grande découverte que 
        feront les sectionnaires. Elle révèle l'indigence de ces 
        écoliers, mais aussi leur bonne volonté dans l'étude. 
        Elle révèle aussi le labeur des maîtres, des anciens 
        de la Section qui, avec leurs collègues indigènes, arrivent 
        à faire de l'école un foyer de vie, de vie matérielle, 
        car chaque école est aussi un dispensaire, un jardin potager, un 
        atelier ; un foyer de vie intellectuelle et morale d'où rayonnent 
        un peu de savoir, quelques principes de justice et d'humanité. 
        Quand ils ont vu de près, dans son honnêteté et sa 
        simplicité, l'oeuvre de leurs devanciers, nos section- flaires 
        sont conquis. Rentrant, après la longue randonnée, un peu 
        fourbus, fiers de leur teint bronzé, chargés d'achats divers 
        : poteries, tapis, cuivres et bijoux, ils savent qu'ils sont à 
        leur tour prêts pour la tâche que l'Algérie attend 
        d'eux ; ils sont prêts et même ils 
        ont choisi : les uns se sont, pour toute leur carrière 
        peut-être, voués au pays berbère, aux écoles 
        de tribu, loin des routes, haut perchées sur les pitons kabyles. 
        Les autres, qui rêvaient dans leur province, du Sud mystérieux, 
        des oasis dans les palmes, de lumière et de couleurs, songent maintenant 
        à quelqu'une de ces écoles qu'ils entrevirent sur la route 
        de Touggourt ou de Ghardaïa. Là-bas, des postes seront " 
        sans doute libres au 1er octobre ". Là-bas, ou là-haut, 
        ils en sont certains à présent, se réalisera pleinement 
        leur destin africain, ce destin qui commença le jour où 
        ils vinrent à nous, sur la colline de Bouzaréa.
 
 L'ESPRIT DE BOUZARÉA
 
 D'une jeunesse si nombreuse, si diverse par ses origines, on pourrait 
        craindre que, réunie pour des études visant au même 
        but, mais assez différentes si l'on considère la Section 
        et l'Ecole Normale proprement dite, elle manque de cohésion spirituelle 
        et sentimentale. Et cela s'est bien vu tant que les trois groupes d'élèves 
        restèrent séparés dans l'Etablissement comme par 
        leurs programmes. Ce temps est révolu : aujourd'hui, encore une 
        fois, nos jeunes gens vivent en commun, fraternisant dans les salles d'études, 
        au réfectoire, sur les terrains de jeux, à la coopérative 
        et aux jours de sortie. Le Cinquantenaire de l'Ecole, en outre, avec sa 
        fête commémorative, assemblée solennelle qui renforcera 
        les liens unissant sans qu'ils les aperçoivent toujours, les générations 
        d'élèves-maîtres et de sectionnaires d'hier et d'aujourd'hui, 
        sera une éclatante démonstration de 
        l'esprit de Bouzaréa.
 
 Cet " esprit " n'est pas, et vous le savez bien, celui d'un 
        fantôme. Ni une illusion, ni un rêve, ni un souhait, mais 
        une vivante réalité. S'il est des collines inspirées, 
        en voici une que rien, sauf une situation prestigieuse, favorable à 
        l'étude et à la méditation, n'appelait, il y a cinquante 
        ans, à cette fortune, mais qui a su s'adapter au rôle spirituel 
        que le hasard lui assignait, devenir une cité du gai savoir en 
        même temps qu'une vaste maison de famille, une Petite 
        Chartreuse, souriante et sans conventuelle rigidité. 
        A l'entrée de cette Maison, exprimant cet esprit de Bouzaréa, 
        je pense que l'on pourrait, de l'assentiment de tous ceux qui la connaissent, 
        inscrire sur le marbre en lettres d'or :
 ICI A COMMENCÉ 
        UNE LONGUE AMITIÉ Amitié qui naquit entre camarades européens 
        venus de tous les coins du Département ; entre Européens 
        et Indigènes, Kabyles et Arabes de toute l'Algérie ; entre 
        Français d'Algérie et Français de France ; entre 
        Indigènes et Sectionnaires. Amitié rehaussée, entretenue, 
        depuis quelques années, par la création de l'Association 
        Amicale des Anciens Elèves et Sectionnaires de Bouzaréa. 
        Amitié entre les professeurs : les uns et les autres se retrouvent 
        dans leur salle à manger, à la " table commune ", 
        dont la bonne chère et l'entrain traditionnel font oublier à 
        ces commensaux de chaque repas de midi l'éloignement du foyer. 
        Amitié entre les élèves et leurs maîtres, puisque 
        sur dix-huit fonctionnaires administratifs ou enseignants à Bouzaréa, 
        treize d'entre eux sont sortis de l'Ecole Normale ou de la Section. Amitié 
        qu'atteste encore le souvenir reconnaissant que gardent à Bouzaréa 
        tous ceux qui, élèves-maîtres, professeurs, économes 
        ou directeurs, y passèrent, sont fiers d'y être passés.
 MISSION DE BOUZARÉA
 
 Du fait peut-être de l'obligation, dans notre relatif isolement, 
        de nous " sentir les coudes ", nous avons besoin de cette solidarité 
        profonde et agissante dont nous aimons à éprouver chaque 
        jour la force ; tel est bien le premier élément où 
        se reconnaît l'esprit de Bouzaréa. Le second se traduit chez 
        tous ses adeptes, par l'unanime volonté de servir. Assurément, 
        en un pays d'hommes d'action, ce désir de l'action utile n'a rien 
        que de très ordinaire. Où il devient plus original, c'est 
        lorsque, interrogeant le passé de notre Ecole, nous découvrons, 
        non sans fierté, dans quelles directions parfois surprenantes, 
        inattendues d'une Ecole Normale, s'est exercé le service de ceux 
        qui, ici, apprirent à servir. Aussi bien faut-il dire un mot de 
        ce que l'on pourrait appeler la mission de Bouzaréa.
 
 Sans doute le rôle d'éducatrice des futurs maîtres 
        de la plus grande partie de la jeunesse européenne de l'Algérie 
        lui était-il, par l'institution même de l'Ecole, régulièrement 
        dévolu. Ce qu'il importe toutefois de marquer, c'est la conscience, 
        le dévouement, l'esprit de suite que, dès la sortie des 
        premières promotions de l'Ecole. c'est-à-dire depuis bientôt 
        trois quarts de siècle, ont apportés les maîtres sortis 
        de l'Ecole Normale Française au service de l'enseignement primaire 
        des européens. Contribuant ainsi et pour une large part, à 
        la fusion de toutes les races méditerranéennes vivant en 
        Algérie, devenue l'un des foyers algériens des plus ardents 
        de l'esprit français, Bouzaréa tient une place d'honneur 
        parmi les fondations qui ont le mieux servi notre influence et surtout 
        nos protégés.
 
 Mais elle n'occupe pas une place moins considérable dans la conception 
        et l'organisation de l'enseignement des Indigènes : à ce 
        sujet, sans vain désir d'apologie, avec le seul souci de rendre 
        justice à tous les ouvriers d'une grande oeuvre, on peut bien écrire 
        que, si la création de l'enseignement des Indigènes en Algérie 
        est née de la volonté lucide, généreuse et 
        tenace du Recteur Jeanmaire, son second, en cette affaire, fut M. Paul 
        Bernard. C'est à ce dernier, en effet, à lui et à 
        tous ses professeurs et instituteurs de Bouzaréa, que nous devons 
        d'avoir élaboré, rassemblé en corps de doctrine, 
        les éléments divers nés des besoins, mûris 
        par l'expérience, de la pédagogie de la classe indigène 
        : de toutes les classes, la plus difficile ; en conséquence, de 
        toutes les pédagogies, la plus positive, la plus réaliste. 
        Ici de quoi s'agit-il, en effet ? De doter chaque écolier indigène 
        d'un moyen rudimentaire mais cependant précis pour s'exprimer dans 
        notre langue ; pour suivre la leçon du maître chargé 
        de le pourvoir des quelques connaissances usuelles, des quelques principes 
        moraux les plus nécessaires. Or, jamais élève, plus 
        que notre petit Arabe ou Kabyle, n'offre l'image classique de la " 
        table rase " ; littéralement, il ne sait pas un mot. Au
 maître d'en profiter, si l'on peut dire : avec les débutants, 
        du langage, du langage et encore du langage. A l'enfant de parler. Toutefois, 
        comment l'y amener ? Par l'action menue, mais incessante ; en le faisant 
        agir, en l'obligeant à traduire sur-le-champ ce qu'il a fait. Donc, 
        en usant du verbe, le mot de l'action ; du verbe qui réclame son 
        sujet, appelle un complément et bientôt tout un cortège 
        de compléments.
 
 Pédagogie, on le voit, essentiellement, voire strictement concrète 
        dont le procédé majeur, et, au début, presque unique, 
        sera donc " l'exercice de langage ". Leçon difficile, 
        mais assurée de succès ; à une condition pourtant 
        : c'est qu'elle soit dirigée avec maîtrise. Ce procédé, 
        l'étudiant sans relâche, l'expérimentant à 
        son école annexe, le perfectionnant de jour en jour, Bouzaréa 
        est parvenue à lui faire rendre le maximum de résultats, 
        lui assurant ainsi une durable et glorieuse carrière. Voyez comment, 
        ouvrant une école à Abéché, un de nos anciens 
        sectionnaires, Paul Fabre, adapte heureusement " ce qu'on lui a montré 
        à Bouzaréa " à l'usage de ses petits noirs du 
        Ouadaï :
 
 " ...Ainsi Mahamoudi fait homme se souviendra peut-être un 
        jour de l'âne que Bakar amenait l'autre matin devant l'école. 
        Après le boeuf... on faisait comparaître le " bricot 
        ". Et l'on se rassemblait dehors, dans l'ourlet d'ombre du rempart. 
        Chikou disait : " Bourma, keské jé tiens ? " - 
        " Tu tiens l'oreille du bricot... non ! de l'âne de Bakar, 
        " Et puis Kada touchait un oeil, touchait les yeux, touchait le ventre 
        de la bête. Et l'on parlait comme des Blancs. A son tour, joyeusement, 
        Lucien palpait la place où les chevaux portent crinière, 
        où les " bricots " ne portent presque rien ; et Omar 
        III, voulant répondre à la question : " Qu'est-ce qu'il 
        touche ? " confondait " Lucien il touche la " ké 
        " de l'âne... " Ce qui les faisait rire tous, y compris 
        les tirailleurs. Et l'un d'entre eux montait sur l'âne... Et deux, 
        pour pouvoir dire : " Nous montons " et faire dire : " 
        Vous montez ". Et " je descends " et " Tu remontes 
        ". Jusqu'à ce que maître Baudoin d'Afrique, pris de 
        malice ou fatigué de s'amuser, baissant la tête ou rusant 
        un peu, eut " débarqué " vilainement Mahamoudi, 
        pour faire psalmodier à l'assistance : " Ma-ha-mou-di tombe 
        par terre. Ma-ha-mou-di n'est pas content. " Puis, on rentrait " 
        lire et écrire l'âne " compter des ânes, en rassembler, 
        en perdre, en dessiner un plein marché, pendant que l'autre, le 
        modèle, rêvassait dans la lumière du Tata. Le lendemain, 
        Abderrassoul envoyait par des " captifs " un dromadaire et un 
        cheval sellé : chameau, chameaux ; cheval, chevaux... Mahamoudi 
        songeait à l'âne... "
 
 Comme elle est émouvante, dans le lointain Ouadaï, cette application 
        de notre authentique " produit-maison ", si correcte, si fidèle 
        à la doctrine pédagogique de Bouzaréa. On dira peut-être 
        de cette " méthode directe " qu'elle est un peu puérile, 
        simpliste, aboutit à des expressions mécaniques, à 
        des phrases stéréotypées, qu'elle est donc peu idoine 
        à faire sentir et penser. Tout dépend, il est vrai, du maître 
        qui, ayant reçu un outil de choix, bien au point, ne sait pas utiliser 
        jusqu'au bout ce loyal et précieux instrument... Mais les maîtres 
        formés à notre Ecole savent bien qu'il s'agit là 
        d'un moyen et non d'une fin. Lorsqu'ils sauront parler, leurs élèves 
        seront aptes à penser et, à sentir. V assistais, il y a 
        quinze jours, dans une classe d'application à un exercice de langage 
        sur la mer. Eh bien ! était-ce l'art du maître, la sûreté 
        de sa préparation, la sobriété de ses questions, 
        l'autorité de ses gestes, plus éloquents que paroles, était-ce 
        l'intérêt visible qu'y apportaient les élèves 
        pris au jeu magistral, je l'atteste : j'ai entendu dans ce cours élémentaire 
        l'une des plus belles leçons de ma carrière : le maître 
        interrogeait, suggérait plutôt ; les élèves 
        répondaient juste, et d'abondance, se corrigeant mutuellement, 
        sans désordre, fiers de leurs bonnes réponses. La mer, on 
        l'apercevait des fenêtres de la classe, déferlant au pied 
        de Saint-Eugène ; et c'était, nées de la leçon 
        : la mer calme, la mer un jour de tempête, les barques et les paquebots 
        sur la mer... Ah ! le parfait entretien ! Ces enfants et leur maître, 
        et moi-même, nous vivions si intensément cet " exercice 
        de langage " sur la mer que nous semblions, les uns et les autres, 
        avoir déserté la salle de classe, et que nous étions 
        nous-mêmes, là-bas, à Saint-Eugène, à 
        jouer passionnément près de la mer, et comme avec la mer.
 *** On ne le dira donc jamais assez : c'est le bureau du directeur 
        de Bouzaréa qui, durant treize années, a été 
        la salle de rédaction de ce Bulletin de l'Enseignement des Indigènes 
        qui ne fut jamais plus riche de substance, plus apte à diriger, 
        à conseiller les maîtres. A aucun moment peut-être 
        de la vie de l'Ecole, ne s'est affirmée davantage la cohésion 
        de vues des maîtres de Bouzaréa. Car la lecture minutieuse 
        de tous ces Bulletins dont Paul Bernard était l'animateur traduit 
        hautement un-. entente spirituelle et technique, un véritable esprit 
        d'équipe.
 Et que dire, d'autre part, du rôle particulièrement éminent 
        qu'a, depuis près de quarante ans, joué dans cette uvre, 
        notre Section Spéciale ? Préparée tout spécialement 
        (il faut reprendre le mot) à la mission de civiliser les Indigènes, 
        elle n'a jamais, en dépit des difficultés de toutes sortes, 
        de l'indifférence, voire de l'hostilité ambiantes rencontrées 
        ici et là par les maîtres qu'elle formait, cessé de 
        se consacrer à cette tâche complexe, qui ne souffrait aucune 
        défaillance. Economiquement, elle a contribué, par un enseignement 
        pratique des choses de la terre, à retenir au sol des populations 
        qui vivaient selon des traditions culturales insuffisantes à les 
        nourrir, ne songeant dès lors qu'à l'évasion et au 
        nomadisme. Très exactement, et pour en citer l'exemple le plus 
        typique, ce sont les instituteurs issus de la Section qui ont " refait 
        " la Kabylie. Et, plantant des arbres, créant des jardins, 
        multipliant les soins d'hygiène, ils n'ont pas seulement aidé 
        à changer la face ingrate du sol, à améliorer la 
        race ; ils ont puissamment contribué, c'est là leur plus 
        grand mérite, à gagner à nous l'âme indigène. 
        Occupant peu à peu le Maroc grâce à son ingénieuse 
        " campagne de routes ", Lyautey l'Africain déclarait 
        : " Un chantier vaut un bataillon. " Et nous, de croire, et 
        non sans raison : en pays indigène, la moindre école vaut 
        aussi un bataillon, car c'est le plus nécessaire et le plus profitable 
        des chantiers. D'ailleurs, en 1918, un Gouverneur Général 
        ne rappelait-il pas que le seul coin de l'Algérie où eussent, 
        pendant la guerre éclaté des troubles, c'est un pays qui, 
        jusqu'alors, n'avait pas eu d'école française ?
 
 Ce que, pour réaliser cette transformation radicale, profonde, 
        de l'Algérie, il a fallu d'abnégation, de constance et parfois 
        d'héroïsme, un universitaire éminent, Vidal de La Blache 
        l'écrivait déjà en 1897, à la suite d'une 
        mission en Algérie ; et tout en rendant hommage à tous les 
        maîtres de l'enseignement des indigènes, il soulignait plus 
        particulièrement l'influence sur ces maîtres de " l'esprit 
        de corps " qui anime depuis sa fondation la Section Spéciale. 
        Voici cette page, l'une des plus belles dont Bouzaréa puisse s'enorgueillir 
        : " ...ce n'est guère que depuis dix ans (en Algérie) 
        qu'existe une organisation méthodique de l'enseignement des indigènes. 
        Tout, dans cette organisation, dépend de la valeur des hommes, 
        car cet instituteur est jeté, absolument isolé dans un milieu 
        inconnu ; il est éloigné de tout centre européen 
        ; il est là, semblable à ces jeunes officiers que l'on voit 
        parfois seuls, laissés à eux-mêmes dans les postes 
        de l'Extrême- Sud. L'officier est soutenu par l'esprit de corps 
        ; c'est quelque chose de semblable que l'instituteur contracte dans la 
        Section Spéciale, où, fraîchement échappé 
        de son Auvergne, de ses Alpes ou de son Jura, il est venu apprendre les 
        éléments de l'arabe et du kabyle, se former ou se perfectionner 
        dans la pratique du jardinage, des travaux manuels, de tout ce qui pourra 
        lui servir dans son nouveau séjour. Le voilà donc chez ses 
        Kabyles, dans quelque village entouré de cactus et perché 
        sur un piton rocheux, en face de ces vastes horizons qui semblent rendre 
        l'impression d'isolement plus poignante. Les difficultés commencent. 
        Ici, c'est le taleb qui flaire en la nouvelle école une concurrence 
        qui tarira les sources des petits bénéfices qu'il obtient 
        en enseignant le Coran aux enfants : on a pris souvent le meilleur parti, 
        celui de l'annexer à l'école. Ou bien, ce sont deux çofs 
        hostiles, dont il faut obtenir la fréquentation commune. La leçon 
        finie, il utilisera avec ses élèves le jardin annexé 
        à l'école. Ce n'est pas sans quelque ironie d'abord que 
        ces cultivateurs assez routiniers le verront se livrer à des opérations 
        de greffage, introduire des légumes nouveaux. Mais, si les résultats 
        lui donnent raison, on viendra à lui, on le consultera ; et quelques 
        petits services rendus à propos poseront son autorité dans 
        le village.
 
 " C'est aux lettres d'instituteurs que publie le Bulletin de l'Enseignement 
        des Indigènes, sortes de Lettres Edifiantes 
        de ces Missions d'un nouveau genre, 
        que j'emprunte ces traits... " (VIDAL DE LA BLACHE: 
        Conférence faite à l'Union Coloniale Française le 
        25 février 1897.)
 
 BOUZARÉA, ÉCOLE NORMALE - IMPÉRIALE 
        "
 
         
          | Cliquer sur 
              la vignette pour une image plus lisible.
 
 Voyages 
              de la section(reproduite ici car non lisible sur le PDF)
 |  
 Bouzaréa n'a pas seulement travaillé pour l'enseignement 
        algérien. La première Ecole Normale coloniale a encore doté 
        l'" Empire " de quelques-uns des organisateurs et des meilleurs 
        maîtres de l'enseignement public dans les autres colonies françaises. 
        En particulier, en Afrique Noire, beaucoup des nôtres sont partis 
        emportant avec l'esprit de Bouzaréa, les méthodes et procédés 
        ici en usage, pour faire bénéficier les colonies plus jeunes 
        de l'expérience pédagogique de Bouzaréa dans son 
        devoir d'aînesse. (" l'Ecole Normale de Bouzaréa 
        a montré la voie depuis longtemps à l'Ecole Normale de Saint-Louis. 
        ...L'administration des colonies nous a même emprunté quelques 
        instituteurs pour ses écoles de l'A.O.F... " C. JEANMAIRE 
        (Bulletin de l'Enseignement des Indigène, 1904, p. 21).
 
 " ...L'Ecole de Bouzaréa, écrivait, en 1905, M. Paul 
        Bernard, est représentée à Porto-Novo, Tombouctou, 
        à Médine, à Kayes, à Ségou-Sikorro, 
        à Madagascar, au Tonkin... " et, dans le Bulletin des Indigènes 
        de cette époque, M. Bernard, voulant donner à ses lecteurs 
        des nouvelles de ces enfants perdus de la Section et du Cours Normal, 
        entreprit de publier quelques-unes des lettres qu'ils lui adressaient 
        et dont nous voudrions citer quelques passages.
 
 Voici le Sectionnaire Dimanche (promotion 1902) qui, nommé en premier 
        lieu à Médine (Haut Sénégal) fut ensuite mis 
        à la tête de l'école régionale de Ségou-Sikorro 
        : " ce sont, écrit-il, les résultats obtenus en appliquant 
        à mon ancien poste de Médine, les méthodes et les 
        procédés enseignés à la Section Spéciale 
        qui m'ont fait choisir par M. le Gouverneur, pour remplir les fonctions 
        de directeur à Ségou-Sikorro. Vous savez mieux que moi, 
        M. le Directeur, ce qui se fait à Bouzaréa, mais je ne puis 
        m'empêcher de remarquer qu'il ne se passe pas un jour, pas une heure, 
        sans que j'aie à mettre en pratique, l'in au moins des principes 
        qui y sont enseignés. Toutes les leçons, celles de mes moniteurs 
        (que j'ai mis au courant) aussi bien que les miennes sont faites suivant 
        les méthodes qu'on nous enseigne chez vous... ". "...Si 
        je réussis, écrit encore M. Dimanche dans une autre lettre, 
        je devrai en reporter tout l'honneur à la Section Spéciale 
        de Bouzaréa ". (Cf. encore in Bulletin de l'Enseignement 
        des Indigènes, 1905, p. 168, un extrait de la Quinzaine Coloniale 
        (n° du 25 août 1905), où, sous la plume de M. MAIROT, 
        chargé de mission dans les écoles indigènes d'A.O.F., 
        nous lisons ceci : " ...Le programme soudanais, calqué en 
        partie sur celui qui est mis en pratique au cours normal de la Bouzaréa... 
        etc. ")
 
 Ancien élève du Cours Normal, M. Ould Hamoun, autre correspondant 
        de M. P. Bernard, lui adresse une relation de son voyage et de ses débuts 
        en Côte d'Ivoire où l'enseignement commençait seulement 
        à être organisé : " ...chacun agit suivant sa 
        propre initiative. Peu après mon arrivée, j'établis, 
        en m'inspirant des principes des écoles indigènes d'Algérie, 
        un plan d'études que j'adaptais du mieux qu'il me fut possible 
        au nouveau milieu dans lequel je me trouvais. Quant à la méthode, 
        je suivis celle qui m'a été enseignée au Cours Normal 
        et qui a fait ses preuves dans les écoles kabyles ou arabes. Je 
        me suis particulièrement occupé de l'enseignement du langage 
        afin de mettre au plus vite les élèves en état de 
        tenir une petite conversation en français... "
 
 A Porto-Novo (Dahomey), nous trouvons à la même date, deux 
        anciens sectionnaires, M. Chatelain, directeur, qui ouvrit l'école 
        en 1902 et M. Brulard. Celui-ci relate que les programmes scolaires algériens 
        ont été adoptés dans leurs grandes lignes au Dahomey, 
        " dans l'esprit et dans la méthode... Quant aux directions 
        pédagogiques reçues à la Section Spéciale, 
        elles nous sont de la plus grande utilité. "
 
 Autres anciens élèves de Bouzaréa, M. Toulouse, M. 
        Cros qui dirigea pendant longtemps, après le sectionnaire Saintot 
        (promotion 1897-98), l'école de Fils de Chefs de Kayes, puis l'école 
        professionnelle de Porto- Novo ; M. Pourcel, créateur de l'école 
        régionale de Tombouctou et qui mourut au Soudan. A l'heure actuelle, 
        c'est encore un ancien sectionnaire. M. Quilichini (promotion 1903-1904), 
        depuis trente ans en A.O.F., qui dirige cette école.
 En 1911, M. Olivier, chef-adjoint du Cabinet du Gouverneur Général 
        de l'A.O.F., fut chargé d'une mission en Algérie ayant pour 
        but de renseigner le Gouverneur sur les principes pédagogiques 
        appliqués dans les écoles primaires d'Algérie, et 
        notamment d'étudier l'organisation et le fonctionnement de l'Ecole 
        Normale de Bouzaréa. En remerciant, l'année suivante, le 
        Directeur de l'Ecole Normale, M. ab der Halden, de l'importante documentation 
        que celui-ci avait pu lui fournir au sujet de son enquête, M. Olivier 
        déclarait : " ...ce travail nous sera des plus utiles et votre 
        expérience, ainsi que vos leçons, nous éviteront 
        bien des tâtonnements ".
 
 A la suite de cette mission, les méthodes de Bouzaréa eurent, 
        en 1913, l'occasion de manifester leur valeur, éprouvée 
        par le choix, comme directeur de l'Ecole Normale de Dakar, du directeur 
        de notre Ecole annexe, l'ancien sectionnaire Quilici. Celui-ci, auquel 
        notre ancien Recteur, M. Georges Hardy qui l'a bien connu en A.O.F., rend 
        plus loin un hommage mérité, devait, après la démobilisation, 
        être nommé Inspecteur de l'Enseignement à Beyrouth, 
        propageant ainsi, dans le Proche-Orient, après l'Afrique Occidentale, 
        les techniques apprises à Bouzaréa. M. Quilici fut remplacé 
        plus tard par le sectionnaire Gallin, lequel fit toute sa carrière 
        en A.O.F. comme directeur de la Médersa de Djenné, puis 
        comme chef de service de l'enseignement en Côte d'Ivoire et au Dahomey. 
        M. Lallement, ancien professeur à Bouzaréa, fut, lui aussi, 
        détaché en A.O.F., où il exerça les fonctions 
        d'inspecteur de l'enseignement.
 
 Et pourrions-nous, dans cette énumération bien incomplète, 
        oublier le nom et l'ceuvre récente de l'ancien sectionnaire Paul 
        Fabre (promotion 1900-1901), l'auteur de ces deux livres délicieux 
        : La Randonnée et Les Heures d'Abéché, qui obtint, 
        pour ce second ouvrage, en 1936, le Grand Prix de Littérature Coloniale. 
        Livre où l'observation minutieuse de la classe et de ses alentours, 
        des heures scolaires et des autres, se mêle à la méditation, 
        l'humour à la poésie, la sagacité pédagogique 
        à la sagesse recherchée et conquise. Très beau livre 
        ; confidence sans tapage, sans fausses couleurs exotiques, d'une émouvante 
        sincérité et qui nous intéresse, nous autres, plus 
        que quiconque. Car, à plus d'une reprise, l'ancien sectionnaire 
        Fabre sait, discrètement et délicieusement, rappeler ce 
        qu'il doit à cette Bouzaréa où il apprit à 
        faire l'école aux petits noirs du Ouadaï.
 *** Toutefois, c'est le Maroc qui a, comme fonctionnaires 
        de l'Instruction Publique ou des autres Services, pu le mieux apprécier 
        la valeur de l'enseignement de Bouzaréa et la qualité des 
        maîtres qu'elle a formés, au moment où le jeune Protectorat, 
        à l'appel de Lyautey, s'organisait et constituait l'état-major 
        de ses cadres. " La Bouzaréa, écrit M. Louis Brunot, 
        a donné au Maroc une quarantaine de bons fonctionnaires ou colons. 
        C'est un titre !... "
 Pendant quelques années du reste, avant qu'il pût songer 
        à préparer sur place ses propres instituteurs, le Maroc 
        demanda à la Section Spéciale de Bouzaréa de lui 
        fournir de jeunes maîtres. Par ailleurs, détachés 
        au service de l'empire chérifien, d'anciens élèves 
        ou sectionnaires de notre Ecole arrivèrent très vite à 
        occuper là-bas des postes de choix. C'est, par exemple, M. Nehlil 
        qui, après avoir été attaché au cabinet militaire 
        de Lyautey comme officier interprète, fut chargé de fonder 
        à Rabat l'Ecole Supérieure de langue arabe et de dialectes 
        berbères, devenue l'Institut des Hautes Etudes Marocaines. Ses 
        premiers collaborateurs furent justement deux anciens élèves 
        de l'Ecole Normale de Bouzaréa : MM. Louis Laoust et Louis Brunot. 
        Ce dernier, parvenu au grade de docteur ès Lettres, est depuis 
        1936, chef du service de l'enseignement musulman, en même temps 
        qu'il dirige l'Institut ouvert par M. Nehlil, et où enseigne un 
        autre de leurs camarades, M. Moïse Buret. Plusieurs arabisants, anciens 
        élèves de Bouzaréa, enseignent également dans 
        les lycées et écoles du Maroc et nous nous excusons de ne 
        pouvoir tous les citer. Ce qu'il importe, en tout cas, de dire, c'est 
        la contribution considérable que les uns et les autres ont apportée 
        à l'organisation des études des langues indigènes 
        au Maroc ; il faudrait tout un long chapitre pour publier la bibliographie 
        de leurs ouvrages linguistiques, historiques et sociologiques. Un autre 
        ancien sectionnaire, savant spécialiste de l'étude des Techniques 
        et des Arts Nord-Africains, M. Prosper Ricard, est devenu directeur du 
        Service des Arts Indigènes au Maroc. Dans le même Service, 
        nous trouvons encore, comme Inspecteur des Arts Indigènes à 
        Marrakech, un ancien élève de Bouzaréa, l'excellent 
        peintre A. Mammeri dont plusieurs toiles figurent au Musée du Luxembourg. 
        On le voit, Bouzaréa peut être fière de ses anciens 
        élèves fixés au Maroc. Eux, de leur côté, 
        aiment à se réclamer de l'Etablissement qui les pourvut 
        d'une solide culture, orienta en outre la curiosité de ces chercheurs 
        vers l'étude des langues, moeurs et coutumes indigènes, 
        et leur dispensa de sûres méthodes de travail.
 
 BOUZARÉA MÈNE A TOUT...
 
 L'activité de notre ruche ne s'est pas limitée à 
        cet essaimage pédagogique pour le plus grand bien de l'école 
        française dans nos diverses colonies africaines. De sérieuses 
        connaissances de base, de fortes études linguistiques, agricoles, 
        le contact permanent avec des indigènes ont permis à nombre 
        de nos anciens élèves de poursuivre, une fois sortis, leurs 
        études, et de s'orienter vers les carrières administratives, 
        militaires ou libérales. L'exemple le plus significatif de tous 
        est, sans conteste, celui de l'admirable Biarnay dont MM. Brunot et Rousset 
        retracent plus loin l'étonnante histoire, la féconde mais 
        trop courte carrière.
 
 Il serait toutefois difficile de dire combien d'anciens Bouzaréens 
        sont devenus interprètes militaires ou civils, officiers des affaires 
        indigènes, administrateurs de communes mixtes, contrôleurs 
        civils, fonctionnaires des Finances, de l'Inspection du Travail, ou du 
        Gouvernement Général. Nous trouvons même de nos anciens 
        élèves dans des professions ou à des postes où 
        ils ne semblaient nullement préparés par leur formation 
        normalienne. Comme quoi, pourraient-ils dire : " Bouzaréa 
        mène à tout, à condition... " Effectivement, 
        appartinrent à l'Ecole Normale ou à la Section, des médecins, 
        des avocats, des colons, un porcelainier de Limoges, un industriel du 
        Nord, un auteur dramatique, un Directeur des Contributions au Gouvernement 
        Général, deux Chefs de bataillon, un Intendant militaire, 
        un Colonel Commandant les Territoires du Sud, un Professeur d'arabe à 
        l'Ecole de Saint-Cyr, un autre, Professeur de berbère à 
        l'Ecole des Langues Orientales, deux Commissaires centraux de la Ville 
        d'Alger... Et, sans vouloir, ni pouvoir les citer tous, rappelons seulement 
        que l'ancien chef de Cabinet de Clemenceau, aujourd'hui Procureur général 
        près la Cour des Comptes, M. Pierre Godin, est un authentique Bouzaréen, 
        qui se plut, tant qu'il fut Président du Conseil Municipal de Paris, 
        à faire recevoir magnifiquement par sa Ville, nos normaliens indigènes 
        durant leur séjour dans la Capitale...
 
 Vraiment, " Bouzaréa mène à tout !... " 
        Ce qui ne veut pas dire, sectionnaires, élèves d'aujourd'hui 
        qui lirez ces lignes, qu'il faut dorénavant, dans le secret de 
        vos heures d'études, nécessairement songer à la quitter, 
        la petite et très modeste école primaire algérienne 
        pour laquelle vous forment vos maîtres. Car elle a besoin de vous, 
        la petite école ! Et, sans vouloir en rien contrarier les rêves 
        d'avenir inspirés peut-être par les exemples de ces anciens 
        dont je parlais plus haut, nous comptons sur vous pour enseigner demain 
        dans la petite école algérienne qui vous attend et que, 
        nous en sommes sûrs, vous aimerez bien.
 
 EN TERMINANT...
 
 ...je voudrais, onzième directeur de notre Ecole, achever ce modeste 
        Essai sur cette pensée : nous sommes, élèves, sectionnaires 
        et maîtres d'aujourd'hui, dépositaires d'une tradition déjà 
        longue, de travail, de conscience, de dévouement à une oeuvre 
        magnifique, qui réclame, tant que vivra Bouzaréa, beaucoup 
        de foi et d'amour. C'est pourquoi, avant d'entendre le témoignage 
        des anciens qui ont bien voulu répondre à mon appel, je 
        crois de mon devoir de porter moi-même témoignage : cette 
        foi et cet amour, les maîtres, les élèves, les sectionnaires 
        d'aujourd'hui, les entretiennent dans leur coeur avec un soin jaloux.
 Sur notre colline ils sont, ils se veulent, les uns et les autres, les 
        gardiens de la flamme apportée vacillante, il y a cinquante ans, 
        de la Maison de Mustapha, mais que protège leur vigilante ferveur 
        ; que ranimerait, si elle menaçait de s'éteindre, le grand 
        souvenir de leurs devanciers ; une flamme qui durera autant, j'en donne 
        l'assurance, que durera Bouzaréa...
 
 Il me souvient d'une expression magnifique : c'était un jour où, 
        parcourant la brousse en excursion d'études, nous fûmes, 
        mes élèves de Tunis et moi, arrêtés par le 
        professeur d'agriculture devant un vaste chantier de défrichement. 
        Là, des centaines d'ouvriers, sapes et pioches en mains, aux prises 
        depuis plusieurs semaines avec un maquis de lentisques, d'oléastres 
        et de jujubiers, gagnaient chaque jour, au bout d'un lent et pénible 
        effort, quelques mètres d'un humus noir jusqu'alors inculte et 
        désormais promis au soc des tracteurs, puis aux plus belles moissons. 
        Sur un ton grave et presque respectueux -- tant l'effort était 
        grand et sûre sans doute mais lente, l'avance, - le professeur dit 
        simplement : " Voyez ; ils font de la terre... 
        "
 
 Et nous, fidèles à la consigne transmise par les anciens 
        de la Maison qui, ici, firent de la France, 
        avec nos sectionnaires, nos élèves, et pour le bonheur de 
        l'Algérie, ici, à notre tour, nous disons :
 A Bouzaréa, nous 
        faisons de la France. ** Convient-il d'ajouter qu'il m'a demandé, 
        peut-être, cet Historique de Bouzaréa, quelques journées 
        où, entre deux tâches, j'ai dû me pencher sur les archives 
        et vieux registres qui racontent fidèlement la vie de notre Ecole 
        ? Il m'a, en tout cas, valu - précieuse aubaine ! - la joie profonde 
        de revivre, jour par jour peut-on dire, cette existence parfois mouvementée, 
        jamais banale, toujours attachante. Grâce à ces recherches, 
        devinant ce qui n'était pas écrit ou lisant entre les lignes, 
        j'ai ainsi pu surprendre les confidences de mes plus lointains prédécesseurs, 
        partager leurs soucis et leurs espoirs, m'associer à leurs joies 
        lorsqu'ils arrivaient enfin à réaliser ce qu'ils avaient 
        voulu. En vérité, c'est moi qui suis l'obligé de 
        cette histoire, le plus certain bénéficiaire de l'ouvrage 
        accompli durant les jours si pleins de ces soixante et onze années. 
        Alors je voudrais qu'à relater les étapes de cette oeuvre, 
        ma plume n'eût point trop desservi tous ceux qui ont fondé 
        l'Ecole, protégé son berceau, lui ont permis de se développer 
        et de s'embellir, tous ceux qui ont créé, animé l'esprit 
        de Bouzaréa, ont eu confiance en sa mission et l'ont rêvée 
        toujours plus grande. Enfin, parce que, à l'occasion et en l'honneur 
        de ce cinquantenaire, j'ai tenté de raconter l'histoire d'une institution 
        très vivante, je souhaiterais que la vie ne fût point absente 
        de ces pages où j'ai mis, à mon tour, tout mon zèle 
        à bien servir Bouzaréa, toute ma foi dans son avenir. Aimé DUPUY,Directeur des Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
 Docteur de l'Université de Strasbourg,
 Lauréat de l'Académie Française.
 
 Quelques belles figures du passé
 
         
          | Cliquer sur 
              la vignette pour une image plus lisible.
 
 Quelques 
              belles figures du passé.(reproduite ici car non lisible sur le PDF)
 |  |