| " MABOULVILLE "
 DEPUIS plus de vingt ans, l'Ecole Normale d'Alger fonctionnait à 
        Mustapha. Tant bien que mal d'ailleurs, mal plutôt, car pour ses 
        cinquante-quatre élèves de 1887, les locaux étaient 
        insuffisants au point que l'Administration avait dû, pour les élèves 
        indigènes, recourir à la location d'une partie de l'immeuble 
        dont M. Ben Sédira, professeur à l'Ecole, était propriétaire. 
        D'autre part, dès 1877, il avait fallu, à la suite de mouvements 
        sérieux du terrain, envisager l'évacuation des bâtiments 
        de Mustapha. Aussi, à maintes reprises et instamment à partir 
        de 1880, le Conseil d'Administration demandait-il, soit le déplacement, 
        soit la reconstruction de l'Ecole sur une partie du domaine qui offrît 
        des assises plus solides.
 
 Brusquement, à la suite d'une menace d'épidémie ? 
        de typhoïde et de glissements inquitétants du sol au début 
        de l'année 1888, " l'Etablissement fut transféré 
        en toute hâte et non sans un certain affolement, dans les bâtiments 
        inachevés et inutilisés de l'asile d'aliénés 
        de Bouzaréa... Cette première installation eut lieu dans 
        des conditions extravagantes dont les anciens de la Maison gardent encore 
        le souvenir ". Le transfert avait été envisagé 
        dans la séance du Conseil d'Administration du 28 novembre 1887, 
        la maison Vernet s'engageant à effectuer le déménagement 
        en vingt voyages. Il ne s'agissait d'ailleurs, pensait-on, que d'une installation 
        toute provisoire dans cet asile qui n'avait, entre parenthèses, 
        jamais été affecté au service des aliénés, 
        mais que l'humour des nouveaux occupants baptisa incontinent du nom très 
        expressif de " Maboulville ". Effectivement, c'est dans les 
        bâtiments réservés au " quartier des femmes " 
        - le " quartier des hommes " restant, pour l'instant, inoccupé 
        - que s'installèrent les services de la nouvelle Ecole ; au lieu 
        des " entrantes ", des " surveillées ", des 
        " gâteuses " et des " demi-agitées ", 
        il y eut, là, du poste central réservé à l'hydrothérapie-pharmacie, 
        au " quartier cellulaire ", une sémillante jeunesse, 
        rieuse et saine, qui s'ébrouait en toute innocence dans les cours 
        et les vastes espaces primitivement destinés aux épileptiques, 
        aux anxieux, voire aux simples " paisibles ". Est-il vrai ce 
        mot savoureux, prêté à des promeneurs passant à 
        cette époque sur la route qui longe l'Etablissement et qui, apercevant 
        les Normaliens rescapés de Mustapha circulant dans l'Ecole, les 
        prenaient pour des pensionnaires moins sains d'esprit, et déclaraient 
        ingénûment " C'est drôle ! Ils n'ont pas l'air 
        bien méchant !... "
 
 DU PROVISOIRE...
 
 Installation toute provisoire certes, que le personnel de l'Ecole n'acceptait 
        pas sans récriminations. Il le fit bien voir lors de la séance 
        du Conseil des Professeurs du 31 mars 1890. Dès le début, 
        dit le procès-verbal, " à l'unanimité, le maintien 
        de l'Ecole Normale à Bouzaréa était condamné 
        ". Invités à expliquer individuellement leur vote, 
        tous les professeurs sont d'accord pour déclarer malsaine, voire 
        dangereuse, la nouvelle installation. L'assise des bâtiments est 
        peu solide ; car ceux-ci " reposent sur des couches inclinées 
        de schiste, et des glissements pourraient se produire qui entraîneraient 
        l'Ecole dans le ravin oriental ". L'orientation et la situation, 
        également, sont mauvaises ; " les deux principales façades 
        sont exposées au vent d'ouest et au vent d'est qui sont les plus 
        fréquents et les plus puissants parmi ceux qui règnent sur 
        la côte algérienne. Par les tempêtes, l'eau, la grêle 
        et la neige pénètrent dans les dortoirs et dans les salles 
        d'études, à travers les interstices des portes et fenêtres. 
        En été, les salles et les galeries reçoivent le soleil 
        jusqu'au dernier rayon. Aussi, dortoirs et études sont-ils très 
        froids en hiver et très chauds en été. " Bouzaréa, 
        d'autre part, est très humide, d'où des crises de rhumatismes 
        violents constatés chez les élèves et les maîtres. 
        Puis les défrichements pour plantation de vignes ont déclenché 
        des fièvres paludéennes. L'Ecole est, en outre, trop loin 
        d'Alger ; aussi les élèves se fatiguent-ils, et le médecin 
        a remarqué, chez certains d'entre eux, des maladies de coeur assez 
        graves qu'il attribue en partie à cette cause. Enfin, les approvisionnements 
        pour le service économique sont aussi incertains quant à 
        leur livraison qu'onéreux pour leur transport.
 
 Plus graves que ces inconvénients d'ordre matériel, d'autres 
        ayant trait à la marche des études, militent en faveur du 
        transfert de l'Ecole en un lieu plus rapproché d'Alger ; c'est 
        d'abord l'éloignement de la capitale, centre intellectuel ; les 
        élèves sont ainsi frustrés du bénéfice 
        des cours, conférences, bibliothèques et musées. 
        En outre, le personnel qui, du reste, a trouvé très difficilement 
        à se loger, ou qui passe une grande partie de son temps en va-et-vient, 
        " vit dans l'isolement. Les relations sociales sont nulles pour lui, 
        il doit renoncer au théâtre, aux soirées, à 
        toute distraction mondaine. " Enfin, comme les habitations de Bouzaréa 
        sont très dispersées et souvent très loin du centre, 
        l'Ecole annexe connaît une fréquentation des plus irrégulières 
        sans compter que les plus grands des enfants de cette population peu aisée 
        renoncent à venir à une école trop éloignée 
        du village pour entrer en apprentissage. Pour toutes ces raisons, le Conseil 
        des Professeurs émettait le voeu que l'Ecole fût reconstruite 
        sur la propriété qu'elle occupait à Mustapha-Supérieur 
        avant le janvier 1888.
 
 Toutefois, le Conseil d'Administration qui se tint le 8 mai suivant fut 
        loin de rallier pareille unanimité. En effet, lors de cette séance, 
        capitale pour les destinées de la première Ecole Normale 
        d'Algérie, trois membres du Conseil : MM. Alliaud, Inspecteur d'Académie 
        ; Gage, Conseiller du Gouvernement, et Pluque, Adjoint au Maire d'Alger, 
        obtiennent bien, en fin de compte, le vote suivant : " Qu'il n'y 
        avait pas lieu d'installer l'Ecole dans les bâtiments de l'asile 
        d'aliénés. " Mais ce ne fut pas sans avoir vu se dresser 
        contre leurs raisons, plus haut évoquées par le Conseil 
        des Professeurs, les arguments de trois autres membres de l'Assemblée 
        : le Maire de Bouzaréa, M. Folco, qui soutenait, y habitant lui-même, 
        la salubrité de l'air de sa commune ; le Conseiller général 
        Alphandéry qui se préoccupait, en loyal élu du département, 
        du surcroît de dépenses à résulter du retour 
        et de la reconstruction de l'Ecole à Mustapha, et sans doute -- 
        il ne le dit pas, mais on le devine - s'inquiétait du parti très 
        douteux à tirer de bâtiments dont toute utilisation s'avérait 
        des plus difficiles ; enfin, le Sénateur Mauguin, Conseiller général 
        de Blida, déclarait accepter fort bien pour sa ville l'Ecole Normale 
        dans le cas où le Département et l'Etat ne pourraient s'entendre 
        sur le lieu, Mustapha ou Bouzaréa, d'une installation qui n'eût 
        plus à être remise en question. Trois contre trois, le vote 
        du Président l'emporta ; et, au soir de ce 8 mai 1890, les occupants 
        mal résignés de Maboulville purent songer avec satisfaction 
        qu'ils réintègreraient quelque jour les " pittoresques 
        coteaux de Mustapha ".
 
 ...AU DÉFINITIF
 
 Grande, toutefois, était leur présomption. Ils devaient 
        expier la précipitation que deux années auparavant ils avaient 
        mise à les quitter, ces coteaux de Mustapha. Bouzaréa tenait 
        son Ecole et la tenait bien.
 
 Rien ne dure, on le sait, autant que le provisoire : la destinée 
        de notre Ecole allait en administrer la preuve, car, dans les délibérations 
        des sessions qui vont suivre, les voeux du Conseil semblent, de guerre 
        lasse, se faire de moins en moins pressants ; l'exode devient problématique, 
        apparaît même rejeté aux calendes grecques. Et, sept 
        ans plus tard, le rapporteur de juillet 1897 pourra, sans provoquer de 
        protestations de la part de ses collègues, faire cette déclaration 
        : " L'Ecole s'est développée dans le bâtiment 
        où le Département l'a tout d'abord installée ; elle 
        s'est faite à lui, et toucher à l'un serait porter atteinte 
        à l'autre. "
 
 Aussi bien, durant ces sept années, de très importantes 
        transformations de l' " asile " s'étaient-elles opérées, 
        pour le plus grand bien de l'Etablissement. D'abord, l'Ecole avait été 
        dotée de nouvelles installations : ateliers, laboratoires, dortoirs, 
        bibliothèques, sans compter l'agrandissement des cuisines et la 
        création de jardins. D'autre part, et surtout, la nécessité 
        aidant, en raison de l'organisation méthodique de l'Enseignement 
        des Indigènes et la création, en 1891, de la Section Spéciale, 
        l'Ecole Normale de Bouzaréa était, selon l'expression de 
        son directeur, devenue la clé de voûte de l'édifice 
        scolaire en Algérie. A la rentrée d'octobre 1891, en effet, 
        l'effectif avait brusquement augmenté de soixante unités, 
        du fait de l'adjonction, aux Normaliens, des instituteurs de la Section 
        Spéciale et d'une 3e année de Cours Normal Indigène. 
        Un an plus tard, cet effectif atteignait deux cent neuf élèves. 
        Il devait arriver au chiffre de deux cent quarante- huit l'année 
        suivante, le plus haut que Bouzaréa ait jamais connu : en moins 
        de trente ans, notre Ecole, " unique en son genre ", était 
        ainsi devenue la plus importante des Ecoles Normales françaises. 
        Cependant, elle vivait encore, administrativement, sous le régime 
        du " provisoire ". Actuellement, elle y est encore, puisque 
        jamais l'affectation définitive des bâtiments d'un ci-devant 
        asile d'aliénés à un établissement d'enseignement 
        n'a donné lieu à une reconnaissance officielle, dûment 
        signifiée ni aux usagers ni " à tous ceux à 
        qui il appartiendra ". Et pourtant, qui donc songerait aujourd'hui 
        à nous disputer Bouzaréa ?...
 
 LES MÉFAITS DE BOU KHIA
 
 En fait, pour passer de la période du campement à celle 
        de l'installation, il fallut de longues et laborieuses années. 
        Sans doute, et selon le mot du rapporteur de 1897, l'Ecole s'était 
        " faite au bâtiment de l'asile ". Mais imagine-t-on ce 
        que, de la part des directeurs et des Conseils d'Administration successifs, 
        cela représente d'esprit de suite, de vigilance, de ténacité, 
        et d'intelligence organisatrice pour arriver à transformer des 
        bâtiments incommodes, revêches comme prison, perdus dans cette 
        solitude jadis plus sauvage encore qu'austère, en un Etablissement 
        scolaire gai, animé, capable comme les mieux outillés de 
        dispenser le savoir sans cesser d'être, en même temps, la 
        plus accueillante des maisons de jeunesse ?
 
 Il faut le dire : sans la sollicitude de l'autorité académique, 
        sans les crédits de toute nature qui furent, bon an mal an, toujours 
        accordés à l'Ecole par le Département et la Colonie, 
        sans le haut appui matériel et moral que l'un et l'autre n'ont 
        jamais cessé de lui apporter, les administrateurs successifs de 
        Bouzaréa n'auraient jamais pu réaliser cette oeuvre de longue 
        haleine. Car il y avait tout à faire.
 
 Indépendamment de l'organisation intellectuelle qui, avec la création 
        de la Section Spéciale, de l'Ecole Normale Indigène, de 
        la Quatrième Année, réclama une compétence 
        technique et des soins tout particuliers, les anciens directeurs de Bouzaréa 
        se sont trouvés devant des difficultés matérielles 
        considérables : ils étaient pédagogues ; ils devinrent 
        architectes, entrepreneurs, gérants de domaine. L'éloignement 
        d'Alger posa, on l'a vu, dès le début, pose encore la question 
        du transport des élèves, du personnel, du ravitaillement 
        en nourriture, matériel et marchandises diverses. En outre, les 
        premiers occupants de Bouzaréa ont eu, tout comme nous, à 
        compter avec les rigueurs du climat durant l'hiver. Avec le vent surtout, 
        le vent rageur qui, au cours des mois maussades et souvent pluvieux de 
        novembre et février, assaille, d'est ou d'ouest, la Maison offerte, 
        sur toute sa longueur, à sa furie, hurle sous les galeries, gémit 
        dans les eucalyptus, enfonce parfois les portes, casse les vitres, entre 
        partout, glacial, charriant des embruns épais à l'âcre 
        odeur. A certains moments, alors que tout, dans cette opacité humide, 
        vibre, tourbillonne, se déchaîne, se lamente autour de vous, 
        on se croirait en pleine mer, un jour de tempête. " Bou Zaréa 
        ", père des semences, est-ce bien le nom qui convient à 
        ce promontoire de la " mer orageuse " dont parle Salluste ? 
        Ne serait-ce pas plutôt le vocable Bou Khia - " père 
        du vent " - qui serait le mot propre, traduisant la très exacte 
        et trop quotidienne réalité ? Comment se comportent alors 
        badigeons, peintures et enduits, huis et terrasses, arbustes et légumes, 
        devant ces rafales de vent et de pluie, ces " grains " venus 
        de la mer sauvage, qui marquent ici, trop fréquemment, la mauvaise 
        saison, les Economes qui se succédèrent à Bouzaréa 
        le savent mieux que quiconque, eux qui eurent sans cesse à réparer 
        les méfaits de l'irascible, de l'indomptable Bou Khia ?
 
 DE LA LUMIÈRE ! DE L'EAU !
 
 Voilà donc une première épreuve à laquelle 
        furent soumis les " usagers " de Bouzaréa. Deux autres 
        problèmes s'imposèrent à eux, et qui n'étaient 
        pas à la veille d'une solution : la question de l'eau et celle 
        de l'éclairage, car il y a eu, il reste encore un grave problème 
        de l'eau à Bouzaréa.
 
 Tout au début, on dut se contenter de celle que fournissait la 
        noria du jardin mauresque et de celle que " les élèves 
        allaient chercher, à force de bras, dans le fond d'un ravin, à 
        environ huit cents mètres, par un sentier de chèvres ". 
        En 1910 encore, " l'eau est montée à bras d'hommes 
        dans les réservoirs comme au temps du travail servile, et elle 
        n'est que parcimonieusement distribuée en minces filets dans les 
        lavabos rudimentaires situés dans les paliers... Et nous aurions 
        lieu de rougir si un visiteur étranger nous demandait à 
        voir notre salle de bains. Quant aux moyens d'éclairage, ils étaient, 
        à la même époque, tout aussi rudimentaires : " 
        notre vaste Ecole s'éclaire encore avec des lampes, comme une petite 
        ville d'il y a cent ans ". Et, durant toute la journée, l'un 
        des employés commis exclusivement à cette charge, le père 
        Suzanne, circulait, ses lampes de cuivre en mains, environné d'une 
        désagréable et insistante odeur de pétrole.
 
 Ce fut M. ab der Halden qui eut la peine et l'honneur de doter l'Ecole 
        d'une organisation matérielle un peu moins archaïque, singulièrement 
        plus confortable. Et les premières lignes du rapport du Conseil 
        d'Administration du 20 juin 1914 sont pour attester ce sérieux 
        progrès : " L'année 1914 comptera dans les annales 
        de l'Ecole pour les travaux importants qui ont été menés 
        à bien et qui concernent, d'une part, l'installation de l'électricité 
        et, d'autre part, l'adduction de l'eau ". Le 26 mars, l'installation 
        de la lumière électrique était un fait accompli. 
        Lorsque, en 1937, soit vingt-deux ans plus tard, il vint en tournée 
        d'inspection générale, M. ab der Halden n'évoqua 
        pas sans fierté cette soirée du 26 mars où, sous 
        le simple jeu d'un commutateur, il put, d'un seul coup, illuminer d'un 
        bout à l'autre toute son Ecole.
 
  Le problème de l'eau recevait, cette même 
        année, sa solution ; il en était temps d'ailleurs, car, 
        ainsi que le rappelle plus loin dans son Témoignage " M. ab 
        der Halden, dans les citernes subsistait seulement de l'eau pour quarante-huit 
        heures ! Le 12 juin, pour la première fois, le moteur électrique 
        installé au fond du ravin refoula l'eau dans le nouveau réservoir 
        en ciment armé placé au point culminant de l'Ecole.
 Dans notre histoire de Bouzaréa, M. ab der Halden apparaît 
        ainsi comme l'homme qui do ta l'Ecole de l'eau et de la lumière. 
        Il fit plus : c'est à lui que nous devons l'appropriation réelle 
        de l'Ecole aux fins d'établissement scolaire. " ...On s'est 
        longtemps demandé, écrivait-il en 1910, si l'Ecole Normale 
        resterait à Bouzaréa. Ce fut un prétexte commode 
        à ne l'installer qu'à moitié. Maintenant que l'Ecole 
        semble établie définitivement dans les locaux qu'elle a 
        dû approprier au jour le jour, il est temps qu'elle s'y installe 
        et que nos bâtiments cessent de présenter ce triste aspect 
        de ruines neuves que masque mal un badigeon hâtif et superficiel... 
        " Patiemment, un jour aidant l'autre, luttant avec des crédits 
        parcimonieux pour l'entretien des toitures, l'aménagement des galeries 
        et des salles, dans l'incertitude où ils se trouvaient quant à 
        l'affectation définitive, les prédécesseurs de M. 
        ab der Halden avaient peu à peu occupé cette vaste caserne, 
        ce qui n'était pas mince tâche. Mais, comme pour l'histoire 
        même de l'Algérie, ils en étaient réduits, 
        après le campement, à l'occupation restreinte. Et l'un de 
        leurs plus graves soucis avait été d'empêcher la dégradation 
        de cet immeuble d'utilisation très discuta hle, d'une longueur 
        désespérante, sans aucune protection, qui donnait, il y 
        a plus de trente ans, l'impression - il faut y revenir - de " ruines 
        neuves auxquelles manque la patine du temps ". Il existait d'ailleurs 
        de vraies ruines ; c'était la maison mauresque (Cette 
        maison mauresque s'appelait Bou-Altouz et était, en 1830, la résidence 
        du Saïdgi (trésorier-payeur). (Henri Klein, Feuillets d'El-Djezaïr, 
        Chaix, éditeur).) devenue dangereuse par sa vétusté 
        et qui disparut enfin en 1913. Autour de l'Ecole, conduisant vers les 
        communs, le chemin emprunté par les services et les fournisseurs 
        n'était guère qu'un " bourbier dont le charretier de 
        La Fontaine se fût malaisément tiré ". Et voilà 
        qu'à la veille de la guerre, la Maison avait pris un autre visage, 
        sensiblement celui qu'elle offre aujourd'hui : elle ressemblait à 
        présent à une Ecole et non à une fabrique ou à 
        un hospice. En outre, à l'intérieur même des bâtiments, 
        chaque partie de l'immeuble avait reçu une affection intelligente, 
        tirant le meilleur parti des emplacements et des locaux. N'eût été 
        la guerre, l'Ecole aurait, dès 1915, été pourvue 
        de la clôture que demandait pour elle le Conseil d'Administration 
        de 1914 et que nous n'avons pu, enfin, réaliser, sur une longueur 
        de quinze cents mètres, que cette année même.
 
 LA PROPRIÉTÉ ET LE CHEPTEL
 
         
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              Cheptel et...(reproduite ici car non lisible sur le PDF
 |  Lorsqu'elle s'installa à Bouzaréa, l'Ecole 
        se trouva non seulement en présence de bâtiments, mais encore 
        d'un vaste domaine de vingt-trois hectares qui lui fut concédé 
        par le Département. Un petit Etat, en quelque sorte si l'on en 
        considère seulement l'étendue. Etat pourtant mal limité 
        ; qu'est devenue la bonne demi-douzaine d'hectares qui manque à 
        la propriété d'aujourd'hui ? Mystère. En tout cas, 
        sept ans après notre arrivée à Bouzaréa, ce 
        territoire, qui n'était encore, en 1891, que brousse et friche, 
        commençait à prendre figure d'exploitation rurale avec quatre 
        hectares complantés de vignes, trois autres en fourrage, trois 
        également en jardin potager et deux hectares transformés 
        en champs d'expérimentation.
 La propriété fut une affaire avantageuse pour l'Ecole qu'elle 
        contribua à approvisionner de légumes et de fruits... Ce 
        fut, d'autre part, pour nos élèves et sectionnaires, un 
        incomparable terrain d'initiation agricole. Elle eut enfin un mérite 
        qu'on ne saurait trop lui reconnaître: c'est, en effet, grâce 
        à elle, à l'activité de ses gérants successifs, 
        des élèves-maîtres et des sectionnaires que l'aspect 
        général de notre Ecole s'est humanisé, a pris peu 
        à peu l'allure gracieuse, amène, qui frappe aujourd'hui, 
        dès son entrée, le visiteur. Avec ses vastes jardins d'agrément, 
        ses potagers et ses jardins scolaires, ses terrasses bien cultivées 
        qui commencent au pied des bâtiments et dévalent, étage 
        par étage, jusqu'au ravin, son fameux " petit bois " 
        cher à des générations d'élèves qui 
        y vinrent " goûter l'ombre et le frais ", avec son arboretum 
        qui s'enorgueillit déjà d'une quantité d'essences 
        rares et qui va, l'an prochain, s'accroître de plus de six cents 
        nouvelles plantations, notre Ecole est vraiment unique : c'est un domaine, 
        au sens le plus plein et le plus cordial du terme ; ce n'est pas une geôle 
        pour jeunesse captive. Grâces en soient rendues à la propriété 
        et à ses gérants.
 
 Ce fut en 1895 que l'Etablissement installa sur cette propriété 
        agricole, un cheptel, lequel devait être utile " au point de 
        vue du perfectionnement général des études agricoles 
        et des intérêts économiques de l'Ecole ". En 
        1897, ce cheptel comprenait deux vaches, deux bêtes de trait et 
        une quarantaine de porcs.
 
 L'existence de ce cheptel constituerait, en marge de la grande Histoire 
        de Bouzaréa, toute une petite histoire amusante pleine d'anecdotes 
        et de souvenirs gastronomiques : car nos Normaliens faisaient bombance 
        quand on tuait les porcs : pendant huit jours, toute l'Ecole, sauf, bien 
        entendu, les indigènes, mangeait du cochon.
 
 ...Vous vous rappelez tous, n'est-ce pas, ce conte d'Alphonse Daudet, 
        qui débute ainsi : " Monsieur Séguin n'avait jamais 
        eu de chance avec ses chèvres... " S'il advenait que l'historiographe 
        de Bouzaréa fût pris du désir de pastichage, il pourrait, 
        suivant le Maître, écrire à son tour : " Bouzaréa 
        n'eut jamais de chance avec ses porcs. Ni avec ses mulets. Encore moins 
        avec ses vaches... "
 
 Il était entendu que les vaches devaient donner du lait, les porcs 
        de la viande, et les mulets du travail de trait. En fait, nous sommes 
        bien obligés de reconnaître que le rendement économique 
        de ce fameux cheptel fut toujours des plus minimes.
 
 Servante en notre ferme, Perrette n'eût pas manqué d'assurer 
        : " Les porcs à s'engraisser coûteront peu de son... 
        "
 Voire ! car la dépense pour nourrir ces porcs, l'incertitude de 
        mener à bien l'élevage de leurs portées, les épidémies 
        qui ne les épargnèrent point (Comme la peste 
        porcine qui, en 1926, causa la disparition entière du troupeau.), 
        durent plus d'une fois troubler le sommeil du gérant, de l'économe 
        et du directeur. Pour les mulets, autre tracas. En voici un, par exemple, 
        qui, à la date du 12 décembre 1910, travaille depuis dix-huit 
        ans au service de l'Ecole ; il est maintenant hors d'usage ; " non 
        que cet animal ne soit plus vigoureux, mais il est complètement 
        abruti par le service de la noria auquel il est condamné quotidiennement 
        depuis la mort de la vieille mule qui, précédemment, ne 
        servait qu'à monter l'eau. Or l'éloignement de l'Ecole Normale 
        nécessite l'entretien d'un camion et d'animaux de trait, capables 
        de descendre à Alger et d'en remonter, ce que notre vieux mulet 
        ne peut plus faire ". Il faudra donc acheter une paire de jeunes 
        mulets et, en attendant de le vendre ou de le voir mourir de sa belle 
        mort, laisser l'ancien au service de l'eau, tourner d'un pas lent notre 
        noria ". En 1916, l'Ecole aura jusqu'à trois chevaux, mais 
        avec l'achat et l'entretien des voitures, cette cavalerie coûte 
        cher à l'Ecole.
 
 Quant aux vaches, elles donnaient d'autres inquiétudes. " 
        Nous venons de perdre une de nos deux vaches laitières ", 
        ainsi commence, mélancoliquement, un rapport directorial à 
        l'Inspecteur d'Académie... " Cette bête, qui paraissait 
        avoir une excellente santé, qui avait fait des veaux dans de bonnes 
        conditions et qui était pleine de six à sept mois, devint 
        brusquement très constipée... " Donc, " perte 
        entière pour notre cheptel et notre budget... ".
 Une autre vache s'avère obstinément stérile comme 
        il advient fréquemment, paraît-il, aux bêtes importées 
        en Afrique du Nord. Cela inspire de graves et précises considérations 
        obstétricales au rapporteur du Conseil d'Administration de l'époque, 
        à propos de ces vaches déplorables qui " ne manifestent 
        plus d'ardeurs génésiques et dont la production de lait 
        a cessé ". La bête, aujourd'hui, " superbe, et 
        d'aspect tout à fait imposant, n'a point fait veau depuis près 
        de deux ans et son lait s'est tari. Nous la conduisons bien au taureau 
        quand elle paraît un peu plus ardente. mais sans résultats... 
        " Le rapporteur propose donc à ses collègues la vente 
        au boucher de cette vache inféconde pour en racheter une autre 
        plus accommodante génitrice et meilleure laitière.
 De ces soucis que causèrent, tant qu'exista le fameux cheptel vif, 
        nos bêtes à cornes et autres, l'écho nous est, d'une 
        manière aussi exacte que spirituelle, conservé par le chapitre 
        des Propos de M. Boneuil, intitulé " La Vache ", qu'une 
        histoire illustrée de Bouzaréa ne saurait oublier et que 
        l'on aura, au chapitre des " Témoignages ", le plaisir 
        de relire.
 
 Finalement, l'Ecole s'est défaite de son cheptel. La ferme-école 
        modèle, imaginée en 1920, est restée à l'état 
        de projet. Installés, à la suite de la démolition 
        de la maison mauresque, dans les locaux situés sous la salle des 
        Professeurs, ce qui était un singulier voisinage, les écuries 
        ont vu disparaître leurs vaches et leurs mulets. La dernière 
        survivante du cheptel, une vieille jument aussi taciturne que son cocher, 
        nous l'avons vendue l'an dernier. Ce ne fut pas sans tristesse que notre 
        vieux Jacques, son " soigneur " et son ami, a vu partir ce témoin 
        d'un passé définitivement clos, et qu'il a surpris les premières 
        évolutions de notre moderne camionnette. Une camionnette pour l'Ecole 
        Normale ! Mais où sont, ombre de M. Leduc, les ombres de vos mulets 
        d'antan ?..
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