| Bouzaréa et 
        les études arabes  Une tranche d'un demi-siècle paraît 
        sans doute bien courte à celui qui se propose de retracer l'histoire 
        d'une " vieille " institution sociale, dans un " vieux 
        " pays. Mais combien ce laps de temps prend d'importance à 
        ses yeux quand ce pays est une " jeune " colonie comme l'Algérie, 
        et que cette institution est un " nouvel " Etablissement d'instruction 
        comme l'Ecole Normale de Bouzaréa et ses annexes : le Cours Normal 
        Indigène et la Section Spéciale.
 La conquête elle-même du sol et de ses habitants, au moment 
        de la création de cet Etablissement, date d'un demi-siècle 
        à peine. Il s'agit alors de former pour les fils de France et d'Algérie, 
        des éducateurs avertis du rôle spécial qu'ils auront 
        à jouer. Et cinquante années se sont écoulées 
        depuis le début de l'entreprise. L'observateur estime suffisant 
        le recul qui lui permettra de juger des progrès réalisés 
        et de mesurer les résultats.
 Si cet observateur porte ses regards en particulier sur les disciplines 
        les plus originales et les plus significatives de cette oeuvre d'enseignement, 
        il ne manquera pas d'y découvrir des faits caractéristiques 
        susceptibles de jeter sur l'ensemble un jour plus concentré et 
        plus vif. Enfin, s'il renonce à embrasser à la fois toutes 
        ces disciplines indistinctement et qu'il se borne à n'envisager 
        que la plus originale d'entre elles, peut-être pourra-t-il conclure 
        que l'histoire de l'Ecole entière dans la période considérée 
        est comme le reflet de l'histoire de cette discipline originale prise 
        pour exemple.
 
 Alors, est-il un exemple plus original, en l'espèce, que l'enseignement 
        de l'arabe à l'Ecole Normale, au Cours Normal Indigène et 
        à la Section Spéciale de Bouzaréa ? Quelle discipline 
        caractérise mieux l'esprit dans lequel y travaillèrent nos 
        élèves-maîtres français et indigènes 
        ? N'avait-elle pas, en effet, pour but essentiel de leur fournir, avec 
        le kabyle également enseigné, le moyen d'entrer directement 
        en relation avec les populations auxquelles ils allaient apporter l'instruction 
        et le progrès ?
 
 En définitive, on croit qu'il n'est pas du tout paradoxal de prétendre 
        qu'en retraçant la destinée de l'enseignement de la langue 
        arabe - ou du kabyle - à Bouzaréa, au cours des cinquante 
        années écoulées, en retracera, du même coup, 
        la destinée de la " Grande Maison " tout entière. 
        Or, l'un des plus qualifiés d'entre les berbérisants issus 
        de cette Maison a écrit l'histoire de la langue kabyle ; qu'il 
        soit permis à un modeste arabisant, également issu de cette 
        même Maison, d'écrire celle de la langue arabe.
 
 L'histoire de la langue arabe à l'Ecole Normale, au Cours Normal 
        Indigène et à la Section Spéciale est, comme une 
        grande histoire en raccourci, une histoire complète, qui se divise, 
        comme toute histoire digne de ce nom, en quatre périodes : l'antiquité, 
        le moyen-âge, les temps modernes, la période contemporaine.
 
 1/ L'ANTIQUITE. - L'antiquité pour 
        l'enseignement de l'arabe à la Bouzaréa c'est l'époque 
        patriarcale. Elle va de la fondation de l'Ecole à l'année 
        1898 environ. Le patriarche, c'est Belkacem ben Sédira. Se souciant 
        peu d'enseigner uniquement dans le présent, il légifère 
        pour l'avenir. Il parle peu ; il écrit beaucoup ; il élabore 
        la Loi. Nouveau Moïse, il a pris le Djebel Bouzaréa pour Sinaï. 
        C'est de là-haut que vont descendre et se répandre sur toute 
        l'Afrique du Nord, les douze tables sacrées, on veut dire ses douze 
        livres qui contiennent la nouvelle doctrine. Sédira, en effet, 
        va publier, coup sur coup, douze ouvrages destinés à vulgariser 
        la connaissance de l'arabe et du berbère. Grammaires de la langue 
        classique ou parlée (arabe ou kabyle), dictionnaires arabe-français 
        et français-arabe, guide de la conversation franco-arabe, manuel 
        épistolaire, recueil de lettres manuscrites, morceaux choisis de 
        littérature, collaboration au recueil de compositions de l'Ecole 
        Supérieure des Lettres, etc..., douze manuels dédiés 
        d'abord à ses disciples normaliens ou sectionnaires qui ne se soucient 
        pas d'en profiter à l'Ecole. Ce n'est que plus tard, après 
        leur sortie, et sous l'aiguillon de la nécessité, qu'ils 
        se décideront à acheter les ouvrages de leur ancien maître. 
        Alléchés par la prime annuelle de 300 francs allouée 
        aux possesseurs du Brevet de langue arabe de l'Ecole Supérieure 
        des Lettres (aujourd'hui Université) d'Alger, ils aborderont seuls 
        la préparation de ce premier examen. Sans doute, ils profiteront 
        aussi de la correction des devoirs par correspondance et de la bienveillance 
        avec laquelle Sédira les accueillera devant lui le jour des épreuves. 
        Peu importe ! 25 francs par mois de plus, quand on touche un traitement 
        de 83 fr. 33, ne sont pas à dédaigner. Après ce premier 
        succès, et le goût du travail aidant, les plus doués 
        pousseront jusqu'au diplôme qui rapporte 500 francs. Puis ce sera 
        peut-être le Brevet de kabyle, puis le diplôme de berbère 
        : Mille francs de rente, une fortune ! Certes, si la méthode d'initiation 
        à l'arabe ou au berbère que présente l'oeuvre de 
        Sédira laisse encore à désirer, si trop de place 
        est faite à la mémoire dans une matière où 
        la raison est pourtant maîtresse, n'en gardons pas rancune à 
        l'auteur, à cause de tout le bien qu'il a fait. N'oublions pas 
        que, dès cette époque, le nombre de ceux qui recherchent 
        des titres d'arabe ou de kabyle sont légion. De la masse des reçus, 
        ainsi lancés dans l'arène linguistique par les livres du 
        fondateur, de ce " pater familias " d'un nouveau genre, émergent 
        des têtes remarquables, sujets de valeur qui vont apporter à 
        la nouvelle étude une originalité annonciatrice des maîtres 
        et des savants. On ne citera ici aucun nom, de crainte d'en trop citer. 
        Une exception sera faite pourtant en faveur de Gille, de Gille arabisant 
        dont l'originalité s'affirme tout de suite, puissante et sûre. 
        Au Maroc, à peine ouvert à nos armes, il apporte sa foi 
        dans l'avenir du nouvel enseignement. Gille mourra jeune - hélas 
        ! perte irréparable pour un pays où brilleront les Biarnay, 
        les Brunot, les Laoust, les Loubignac, tous bouzaréens.
 
 On a négligé jusqu'ici, et à dessein, de parler d'un 
        jeune homme courageux, dévoué, lui aussi élève 
        dans la même Maison. On veut parler de Soualah. Près du patriarche 
        vieilli, il est le ministre agissant, sorte de Maire du Palais qui l'aide, 
        mieux, qui le supplée le plus souvent. Et quand Sédira abdique, 
        chargé d'ans et de gloire, Soualah, déjà régent, 
        monte sur le trône, et c'est alors dans la petite histoire arabe 
        que nous revivons aujourd'hui, le Moyen-Age.
 
 2/MOYEN-AGE. - Cette période est marquée 
        par les conquêtes de la royauté. Le roi, c'est Soualah. Il 
        garde la couronne jusqu'en 1908. Dix ans d'un règne linguistique 
        absolu et bienfaisant sur les trois Etats : Ecole Normale, Cours Normal 
        Indigène, Section Spéciale et sous les regards terribles 
        de Dieu le Père, Paul Bernard, directeur. Ce Prince de la Langue, 
        entraîne tous ses sujets français et indigènes dans 
        l'étude de l'arabe devenue chère à Notre Grand Séminaire 
        pédagogique. Travailleur infatigable et persévérant, 
        il donne l'exemple. Il conquiert à la pointe de l'épée, 
        on veut dire du " kalam ", brevet et diplôme d'arabe, 
        certificat d'aptitude à l'enseignement de l'arabe dans les Ecoles 
        Normales et les E. P. S., certificat d'aptitude à l'enseignement 
        de l'arabe dans les lycées et collèges, diplôme supérieur 
        de langue et littérature arabes, agrégation d'arabe. Et 
        quand il cèdera la place à son tour pour changer de royaume, 
        son passage à la Bouzaréa lui aura acquis une place bien 
        à lui dans l'histoire de l'enseignement algérien. Ce n'est 
        pas tout ! Parachevant dans le secondaire l'oeuvre commencée dans 
        le primaire, Soualah gagne son grade de Docteur ès-Lettres tout 
        en développant son enseignement. Bref, en plus de quarante années 
        de professorat, Soualah a construit lui aussi un superbe monument. En 
        excellent serviteur du pays, il a apporté à la formation 
        des sujets dont il a eu la charge son ardeur et sa foi. Il enseigna lentement, 
        patiemment la langue classique avec sa grammaire pratique d'arabe régulier, 
        la langue parlée avec son aimable petit cours préparatoire 
        et toute une série ininterrompue de manuels originaux : cours élémentaire, 
        cours moyen, cours supérieur, cours complémentaire, gamme 
        ascendante de coquets volumes si riches de matière, d'originalité, 
        et, pour couronner l'édifice, ses quatre petits précis sur 
        l'Islam et la Société indigène de l'Afrique du Nord, 
        éminemment propres à faire l'union des Français et 
        des Indigènes, union plus nécessaire que jamais.
 
 Le maître-roi vient de prendre sa retraite. Il peut contempler son 
        ouvrage avec fierté. Nombreux sont les normaliens et les sectionnaires 
        qui, à ses leçons et à son exemple, ont à 
        leur tour conquis leurs titres universitaires et abordé à 
        des degrés divers le difficile enseignement de la langue arabe. 
        Ortis, ancien professeur à l'E.P.S. de garçons et à 
        l'Ecole Normale de Filles de Miliana ; Brunot, licencié d'arabe, 
        puis docteur ès- Lettres, ancien directeur de l'enseignement indigène 
        au Maroc, actuellement directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines 
        ; Valat, ancien professeur d'arabe à Bouzaréa (1908-1914), 
        licencié et agrégé d'arabe, aujourd'hui professeur 
        au Grand Lycée d'Alger ; Pérès, d'abord professeur 
        d'E.P.S., puis agrégé d'arabe, professeur chargé 
        des cours à la Faculté des Lettres d'Alger, bientôt 
        docteur ès-Lettres ; Biaggi, l'actuel et dévoué professeur 
        d'arabe de l'Ecole Normale ; Grégoire et Rohfritsch, devenus officiers 
        et professeurs d'arabe dans les grandes écoles militaires, tous 
        deux aujourd'hui chefs de bataillon, etc., etc... sont les anciens élèves 
        de Soualah. Il faudrait citer aussi la phalange des instituteurs brevetés 
        et diplômés d'arabe qui, de 1897-1898 à 1908, reçurent 
        ses leçons.
 
 3/LES TEMPS MODERNES. - Les temps modernes 
        de l'arabe à la Bouzaréa vont de 1908 à 1914, temps 
        héroïques où plus d'un arabisant se prépare 
        à vivre, sans s'en douter, la tragique épopée de 
        laquelle notre Grande Ecole Normale sortira meurtrie mais auréolée 
        de gloire. Beaucoup de ses élèves distingués dans 
        la connaissance de l'arabe et dans son enseignement seront emportés 
        dans la grande tourmente ou resteront mutilés.
 
 Un Directeur d'Ecole Normale de grande classe et de grand coeur, ab der 
        Halden, par un éclectisme hardi et une clairvoyance géniale, 
        confie au professeur d'arabe de l'Ecole le soin d'intensifier l'étude 
        de l'arabe en organisant la spécialisation. Dès 1909, les 
        meilleurs éléments de la troisième année française 
        et de la troisième année indigène, puis, au bout 
        d'une année de succès, de la Section Spéciale, sont 
        autorisés à consacrer leurs efforts à l'étude 
        méthodique et rationnelle de la langue, de la sociologie musulmane, 
        de la recherche islamique sans se soucier de savoir dans quelle branche 
        de l'activité intellectuelle ces spécialistes perceront. 
        En même temps que se crée le fichier thématique et 
        alphabétique de la Bibliothèque auquel collaborent les islamisants, 
        le Directeur trace la voie de la nouvelle discipline. Payant d'exemple, 
        il assiste aux leçons d'arabe et prend des notes. Bien mieux, il 
        réclame des leçons particulières que, malheureusement, 
        il est obligé d'interrompre peu après.
 
 Alors s'épanouit cette magnifique floraison de brevetés 
        d'arabe tous reçus dans un rang remarquable, d'interprètes 
        militaires toujours les premiers, de ces excellents islamisants qui, dans 
        l'enseignement ou l'administration, témoigneront de la forte discipline 
        normalienne. On citera ici quelques noms en s'excusant d'un désordre 
        chonologique qu'on n'a pas, présentement, le moyen d'éviter. 
        C'est d'abord Loubignac, breveté d'arabe en troisième année, 
        diplômé l'année suivante à la Section Spéciale, 
        reçu interprète militaire en tête de liste, distingué 
        dès son arrivée au Maroc par le Maréchal Lyautey 
        qui se connaissait en hommes. Arabisant et berbérisant de même 
        classe que Biarnay, il écrit des études remarquables desquelles 
        il ne manque pas, en discipline reconnaissant, d'attribuer la méthode 
        à l'Ecole qui l'a formé. Aujourd'hui haut fonctionnaire 
        marocain et professeur de berbère, Loubignac est l'objet du respect 
        et de l'admiration de ses pairs. C'est son ami, l'indigène Zouaïmia, 
        breveté puis diplômé à l'Ecole, qui s'engage 
        aussitôt la guerre déclarée et meurt en héros, 
        laissant son nom glorieux à l'école primaire de son village. 
        C'est Jude, interprète-capitaine, actuellement professeur d'arabe 
        à Saint-Cyr ; Desbiolles, interprète militaire de valeur, 
        mort tout jeune pendant la guerre ; Gay, ancien interprète civil 
        au Maroc ; Boniface, contrôleur civil au Maroc ; le savoyard Secchi, 
        professeur d'arabe au Lycée de Bône, grand mutilé 
        de guerre. C'est encore Counillon, le plus remarquable du lot, qui, plus 
        tard, et sous la direction de son aîné normalien Pérès, 
        de la Faculté, atteint à l'agrégation et enseigne 
        au Lycée d'Alger à la place de Soualah ; Prémoselli, 
        adjoint administrateur et interprète-capitaine de réserve 
        ; Chassaing, professeur d'arabe à l'E.P.S. de Sidi-Bel-Abbès 
        ; le sectionnaire Villequez, ancien professeur d'arabe au collège 
        de Philippeville ; Fatmi, élève-maître indigène, 
        pourvu du C. A. à l'enseignement de l'arabe dans les lycées 
        et collèges, professeur à l'école Ardaillon à 
        Oran, candidat à l'agrégation. On en oublie certainement, 
        la mémoire faisant défaut ; tous cependant ne donnèrent 
        que des satisfactions et honorent au même titre que leurs condisciples 
        la belle Ecole qui les forma; ils pardonneront l'oubli... Et puis la guerre 
        !... Directeur et professeur d'arabe ne reviendront pas à l'Ecole 
        Normale.
 
 4/LA PERIODE CONTEMPORAINE. - Biaggi l'aîné, 
        puis Crouzet vont reprendre la tâche interrompue. Crouzet continuera 
        la tradition de Boulifa à la Section Spéciale, dispensant 
        d'autre part aux interprètes militaires en stage à Alger, 
        un enseignement du berbère fécond s'appuyant sur une méthode 
        personnelle qui a fait l'objet d'une récente et très intéressante 
        publication. Parmi les plus distingués des anciens élèves 
        de Biaggi à l'Ecole Normale, il faut citer Di Giacomo, lui-même 
        professeur d'arabe à l'E.P.S. et candidat à l'agrégation.
 
 La lignée des professeurs, anciens élèves de l'Ecole, 
        se continue avec Biaggi le jeune dont les mérites sont officiellement 
        reconnus... On s'excuse d'arrêter ici la courte histoire de l'époque 
        contemporaine de l'enseignement de l'arabe à la Bouzaréa. 
        Au reste, il faut laisser à la jeune génération d'arabisants 
        le temps de s'affirmer et de donner sa pleine mesure. Mais on peut prévoir 
        qu'elle ne trahira pas la mémoire de ses aînées formées 
        d'élèves-maîtres ou maîtres - anciens élèves 
        - dont le labeur et l'exemple restent un des plus beaux titres d'honneur 
        de l'Ecole Normale d'Instituteurs de la Bouzaréa, du Cours Normal 
        Indigène et de la Section Spéciale.
 Georges VALAT,Professeur agrégé d'arabe au Lycée d'Alger.
 Les Sectionnaires au 
        service de la terre algérienne Le voyageur qui s'attarde en Kabylie pour 
        étudier les cultures de cet âpre pays rencontre le plus souvent 
        des figueraies dont les arbres abandonnés à leur libre végétation 
        grandissent sans ordre et sans soins et ne donnent qu'une parcimonieuse 
        récolte, des oliviers séculaires dont la ramure enchevêtrée 
        n'a jamais connu la taille, des ceps puissants qui ceinturent de leurs 
        tiges noueuses d'énormes frênes ou des micocouliers majestueux 
        et, plus rarement, quelques poiriers dont l'écorce rugueuse s'abrite 
        sous une épaisse lèpre de lichens malfaisants.De ci, de là, cependant, autour de vieilles écoles grises 
        et mélancoliques dont les murs, édifiés depuis bien 
        des décades, se ruinent sous la morsure du temps, il découvre 
        des jardins riants, tout un fouillis d'arbres variés, des Reinettes 
        blanches et des Beurré ventrues, des Bigarreaux et des Mirabelles, 
        des Grosse migeronne et des Luizet et tant d'autres variétés 
        fruitières qui sont la gloire des heureux vergers de la France. 
        Son regard s'attendrit de retrouver des carrés bien ordonnés, 
        des légumes en lignes, des plantureux milan à feuilles cloquées, 
        des laitues à pomme blondes, des fraises succulentes et des artichauts 
        vigoureux dont les lourds capitules se dressent sur leur rigide pédoncule.
 
 Quelle baguette magique a donc opéré ce miracle ?... Un 
        Sectionnaire est passé et c'est lui le magicien... Durant des années 
        et des années, il a vécu dans ce coin qu'il a transformé 
        par un assidu labeur, Breton taciturne ou Méridional pétulant, 
        jeté absolument isolé en milieu inconnu, il a, par son courage 
        et sa foi et son ardent désir d'aider son frère malheureux, 
        oeuvré dans le bon chemin pour faire dire à la terre inculte 
        qu'il a fécondée le bonheur du travail bien fait et le succès 
        des cultures rationnellement conduites.
 
 Les étapes de son action, les voici elles sont partout les mêmes 
        et vous feront connaître toute la vaillance, toute la tenace énergie 
        de ce jeune maître venu de France et seulement désireux de 
        faire partout autour de lui, le Bien, toujours le Bien...
 
 Les broussailles couvrent le terrain scolaire : ronces, genêts épineux, 
        philaires, lentisques, oléastes, chênes-verts, cistes,... 
        il faut défricher. Pénible et rude besogne que ce premier 
        travail qui exige, outre des muscles solides et des mains d'homme viril, 
        beaucoup de patience.
 
 La végétation spontanée a totalement disparu. Avec 
        le lourd crochet, il faut éventrer la glèbe, pratiquer le 
        défoncement qui permettra de donner au sol une épaisseur 
        suffisante et d'enlever tous les débris végétaux 
        nuisibles aux futures cultures, notre instituteur " fait sa terre 
        ".
 
 La pente est raide. Et les pluies d'hiver, hargneuses et violentes, auraient 
        tôt fait d'entraîner tout le jardin vers l'oued si des murs 
        de soutènement ne le retenaient. Il faut extraire des pierres, 
        les transporter, les tailler, les dresser, les assembler solidement ; 
        tel maître est devenu carrier, puis maçon, bientôt 
        il sera terrassier pour niveler ses carrés, puis planteur d'arbres, 
        enfin jardinier.
 
 Vient le printemps, puis l'été, le ciel sans nuages durant 
        des mois, l'intense sécheresse... ; il faut irriguer, capter la 
        source lointaine dont l'eau bienfaisante apportera la fraîcheur 
        et la vie par la séguia de terre battue ou la conduite en tuyaux 
        de fonte.
 
 Le maître est désormais véritablement horticulteur... 
        Fumures, semis, repiquages, plantations, binages... Tout pousse ; fier, 
        et la pipe aux dents, notre instituteur-paysan contemple avec amour la 
        vie qui naît, le grain qui germe et soulève l'ados, le bourgeon 
        vert, frais éclos entre ses brunes écailles... Hélas 
        !... Vents, grêle, bourrasques, siroco, neige, ennemis de toutes 
        sortes : les légumes gèlent, les fleurs sont ravagées, 
        les arbres meurent, la clôture est brisée, les murs s'écroulent 
        ; la nature contrariée veut reprendre ses droits et redevenir sauvage... 
        Soucis, tristesse, découragement... La pipe reste éteinte 
        dans les mains calleuses... Mais l'espoir qui ne lâche jamais les 
        coeurs valeureux renaît et renaît bien vite... Nouvelles joies, 
        nouvelles misères...
 
 Et puis, peu à peu, c'est le succès : les fruits savoureux, 
        les légumes abondants, le charmant coloris et le doux parfum des 
        roses, la treille généreuse, le coin de parc ombragé... 
        Ce sont les élèves qui, triomphalement, emportent chez eux 
        les semences de toutes sortes, les tubercules mûrs, les jeunes arbres 
        greffés, les élèves qui, dans leur champ, vont mettre 
        en pratique les leçons du maître... Ce sont les adultes s'arrêtant 
        devant l'exemple offert et qu'ils admirent ; ce sont les discussions, 
        les demandes, les conseils, la respectueuse confiance... C'est l'enseignement 
        postscolaire agricole qui se prépare et qui permettra d'étendre 
        largement la tâche encore minuscule créée autour de 
        l'école et d'assurer le progrès agricole dans les milieux 
        ruraux.
 
 L'Instituteur est devenu le Cheikh...
 
 Voilà ce que nos Sectionnaires semés dans le bled réalisent 
        par leur volonté et leur abnégation. Avec de tels dévouements, 
        tous les espoirs
 sont permis.
 
 Les sillons qui se creusent, lentement, mais sûrement et profondément, 
        préparent un merveilleux labour. Ils sont l'augure d'heureuses 
        semailles et de riches moissons, les prémices de jours meilleurs 
        éloignant à tout jamais du foyer du fellah le malheur des 
        akoufis vides et le spectre de la misère et de la faim.
 H. TRUET,Inspecteur de l'Enseignement Agricole en Algérie.
 Ou le "plaisant" 
        (?) problème des transports Sur un replat du massif de Bouzaréa, 
        à trois cent seize mètres d'altitude, l'Ecole Normale occupe 
        une situation admirable. Des galeries supérieures, on y découvre 
        les plus beaux horizons du monde : vers le Sud- Est, les collines bocagères 
        d'El-Biar, les bois d'oliviers de Ben-Aknoun, d'Hydra, de la Madeleine, 
        avec pour fond la masse abrupte de l'Atlas, grise, rose, ou violette, 
        suivant les heures ou les saisons. A l'Ouest, vers la mer infinie, le 
        ravin ombreux de Beni-Messous tombant par degrés jusqu'à 
        la corne de Sidi-Ferruch, et, sur le plateau, les champs et les vignes 
        s'allongeant en longs contours jusqu'au Chenoua, ramassé et tout 
        noir, découpé sur le ciel clair ou les soirs, au crépuscule, 
        sur les ors et les pourpres des soleils mourants.
 Avec ses environs immédiats, le petit bois, la vieille maison mauresque, 
        les pentes boisées et les jardins fleuris et odorants qui montent 
        vers le village, l'Ecole Normale est un paradis... Et j'imagine volontiers 
        que cet enchantement décida le directeur de la première 
        Ecole Normale de Mustapha à occuper un beau jour les moellons et 
        les fers à T d'un asile d'aliénés inachevé 
        et abandonné avant l'inauguration.
 
 A l'ordinaire, on place une maison de santé loin de toute agitation 
        : celle de Bouzaréa réalisait toutes les conditions désirables 
        d'isolement, de calme et de silence. Deux ou trois fermes, le long de 
        deux kilomètres qui séparaient l'Ecole de Château-Neuf, 
        autant sur la route allant vers le village ; une maison de Mahonnais au 
        fond du ravin... c'étaient là les seuls voisins. L'Ecole 
        était dans un paradis, mais ce paradis était un désert. 
        Là furent pourtant campés, le mot fut exact, pendant longtemps, 
        cent cinquante à deux cents élèves et professeurs, 
        qui ne pouvaient vivre de solitude. Il fallait de toute nécessité 
        les lier au monde civilisé qui commençait à peine 
        au petit café de Château-Neuf, en réalité seulement 
        un kilomètre plus loin, à El-Biar ; en tout, six bons kilomètres 
        entre l'Ecole et la ville, une bonne heure de marche forcée, à 
        la descente et... par les traverses.
 
 Si une Ecole Normale est un séminaire, elle n'est ni un monastère, 
        ni un ermitage. Le Directeur, l'Econome, les Maîtres de l'Ecole 
        Annexe sont mariés à l'ordinaire, et ils peuvent avoir des 
        enfants à envoyer en classe, au Lycée, à la Faculté. 
        Les professeurs ont parfois une famille qu'ils doivent bien rejoindre 
        de temps à autre... et quant aux célibataires, tenus à 
        l'internat jusqu'à ces toutes dernières années, ils 
        s'accomodaient tout aussi mal de cet éloignement. Pour en être 
        sûr, il suffit d'avoir constaté la déception de ceux 
        qui, métropolitains, avaient accepté d'être nommés 
        à l'Ecole Normale d'instituteurs d'Alger, en découvrant 
        que Bouzaréa ce n'était pas la ville avec les facilités 
        de vie, de culture intellectuelle, de distractions qu'ils avaient imaginées. 
        Les élèves-maîtres ne sont pas non plus des internes 
        ordinaires que l'on peut claquemurer dans un couvent, si vaste soit-il, 
        et même si les clôtures n'en sont que symboliques. Ils doivent 
        apprendre leur métier à l'Ecole Annexe : comment peupler 
        une école de quelque importance dans ce désert ?...
 
 Le problème des transports allait être pour l'Ecole et durant 
        des années, le problème essentiel : le ravitaillement, l'organisation 
        pédagogique, la vie intellectuelle, voire même morale, devaient 
        en dépendre très étroitement. Si pendant longtemps 
        l'installation définitive de l'Ecole de Bouzaréa a paru 
        impossible, si la question de son déplacement s'est posée 
        presque jusqu'à la guerre, c'est parce que l'Ecole n'arrivait pas 
        à trouver à ce problème une solution satisfaisante. 
        Les transformations les plus profondes dans la vie des élèves 
        ont été déterminées par celles des liaisons 
        avec la ville.
 ** Si l'établissement de ces liaisons 
        était absolument indispensable, leur création n'en paraissait 
        pas facile.Le village de Bouzaréa n'aidait guère l'Ecole et était 
        bien incapable de s'aider lui-même. C'était un pauvre petit 
        village de rien du tout, sans eau, sur un piton, au carrefour des routes 
        de crêtes qui, par des détours compliqués, montaient 
        d'Alger vers le sommet : deux agglomérations de quelques feux chacune, 
        la gendarmerie, deux cafés, un barbier, deux épiciers et, 
        un peu plus haut avec l'église, la mairie et l'école de 
        filles, une ou deux maisons, voilà pour le centre européen. 
        Plus haut, sur la crête, tout à fait vers Baïnem, la 
        Tribu, quelques misérables gourbis indigènes au milieu des 
        figuiers de barbarie. Le gros des habitants de la commune, trois ou quatre 
        cents habitants, vivaient dispersés en fermes isolées, dans 
        les vallons, le long des jardins de fond, ou sur les pentes, cultivant 
        les terres sèches. Tous avaient leur âne, les moins pauvres, 
        une carriole et une mule. Le Professeur d'agriculture, M. Girard, le " 
        Cheikh ", habitait une ferme vers le puits du Zouave. Il y faisait 
        venir dans un verger magnifique, des poires fondantes et des pommes grosses 
        comme des pastèques : pendant trente ans, le Cheikh a été 
        le seul professeur qui ait résolu victorieusement le problème 
        des transports. Il avait adopté la solution des jardiniers mahonnais, 
        ses voisins. Trente promotions d'élèves l'ont vu arriver 
        dans sa charrette jaunâtre, les lorgnons tremblotants à la 
        hauteur de la croupe d'un cheval trop haut pour une voiture trop basse. 
        Le cheval avait été d'abord un âne et avait reçu 
        autorisation administrative de paître les herbages académiques 
        de l'Ecole : il s'y ébattait toute la journée, ramenant 
        à la tombée du jour, dans la bonne petite charrette, le 
        " Cheikh " et sa nichée, vers les arbres et les pierrailles 
        domestiques. Les autres professeurs qui n'avaient ni ferme, ni écurie, 
        ni cheval, ni voiture, préféraient fuir ce village sans 
        ressources où l'on ne trouvait pas facilement logement de chrétien, 
        pas toujours de quoi manger, où il fallait faire venir, quand on 
        pouvait, pain et viande. Très rarement ils ont habité Bouzaréa 
        : la plupart de ceux qui l'ont tenté ont fui très vite vers 
        des régions plus humaines Seuls les Directeurs de l'Ecole Annexe 
        condamnés à occuper un appartement communal à l'école 
        de filles du village, y ont vécu longtemps malgré les vents 
        et les pluies. Un bon caban ou une pèlerine, des galoches, avec 
        en classe un pantalon et des souliers de rechange, voilà pour les 
        mauvais jours d'hiver où le trajet fait à pied tenait beaucoup 
        plus d'un voyage en mer par jour de tempête que de la promenade 
        paisible d'un instituteur rejoignant sa classe.
 
 C'est vers Alger qu'étaient les liaisons nécessaires : elles 
        étaient précaires. Devant l'Ecole passait le chemin vicinal 
        qui relie le village à la route départementale d'Alger à 
        Staouéli par El-Biar et Chéragas. A quelque cinq cents mètres 
        de l'Ecole commence une traverse, " la traverse ", que nous 
        connaissons tous, qui permet entre l'Ecole et le petit Château-Neuf 
        de raccourcir le chemin de moitié.
 
 Les deux chemins tenaient l'un de la piste, l'autre du sentier muletier. 
        L'entretien de la route incombait à la commune de Bouzaréa, 
        bien trop pauvre pour le faire. C'était en été une 
        route poussiéreuse, suffocante sous le soleil, en hiver, les jours 
        de pluie, un cloaque de flaques d'eau sale ou de boue noirâtre, 
        où l'on essayait sur la pointe des pieds, précautionneusement, 
        de trouver un chemin dans le dédale des mares et des ruisselets.
 Mais c'est " la traverse " qui était vraiment le chemin 
        d'accès de l'Ecole Normale ; elle joignait deux parties planes 
        souvent humides et boueuses par une grimpette zigzagante entre une double 
        haie d'oliviers et et de genêts épineux, de lentisques et 
        de mimosas. Toutes les pierres, tous les détours nous en étaient 
        intimement familiers : il y avait au bas de la côte sur un fragment 
        de grès rouge un oursin fossile splendide, qui apparaissait rutilant 
        après la pluie, que nous attendions et que nous saluions au passage... 
        Plus haut, telle pierre branlante que nous savions éviter, tel 
        tournant glissant que nous prenions toujours en courant. Pour toutes les 
        générations de sectionnaires et de normaliens, tout au moins 
        pour toutes celles d'avant l'ère de l'autobus, la traverse et l'Ecole 
        semblent être intimement associées. Dès l'abord en 
        remontant de la ville après les quelques maisons de Château-Neuf, 
        nous apercevions notre Ecole perchée sur la colline, nous entrions 
        dans son horizon. Nous pouvions, le soir, dans l'air calme, en entendre 
        la cloche. Ce que cette grande maison pouvait représenter pour 
        nous de vie calme et studieuse, de camaraderie joyeuse, d'amitié 
        fervente, nous attendait au bas de la pente, venait au-devant de nous. 
        Après trente ans, d'aborder cette traverse m'émeut encore 
        comme la rencontre de vieux amis, et se lèvent à tous les 
        détours, avec les êtres chers qui furent mes frères 
        durant trois ans, aujourd'hui éloignés ou disparus, les 
        souvenirs si beaux de nos dix-huit ans. La traverse n'est pas le chemin 
        de l'Ecole, c'est un coin du coeur de tous les vieux normaliens...
 ***
 Comment s'établissaient les liaisons 
        avec ces moyens de communications rudimentaires ? Chacun, maître 
        et élèves, faisait comme il pouvait, du mieux qu'il pouvait.
 Je n'ai pas connu l'époque antédiluvienne où d'Alger 
        à Bouzaréa il n'y avait pas de moyens de transport en commun. 
        En 1907, la voie électrique amenait jusqu'à Château-Neuf 
        en quarante-cinq minutes, un tramway qui marchait assez régulièrement 
        par beau temps. Mais il n'y avait un service que toutes les heures pour 
        Château-Neuf, c'était peu. En fait, tout le monde devait 
        se méfier de ce tortillard qui glissait, déraillait souvent, 
        dont jamais ne pouvaient être fixées exactement les heures 
        d'arrivée et de départ : la plupart des professeurs habitaient 
        El-Biar, et ceux qui allaient en ville, y allaient souvent à pied.
 
 A Château-Neuf, un service à chevaux, organisé par 
        un entrepreneur de charrois de l'endroit, amenait deux fois par jour deux 
        courriers à Bouzaréa. C'était un omnibus de l'espèce, 
        aujourd'hui disparue, que l'on appelait en Algérie les corricolos 
        que tiraient trois haridelles, au petit pas, dans un bruit de ferraille 
        et de vitres secouées, de clochettes et de coups de fouet... avec 
        rarement quelques personnes dedans. C'était un des amusements de 
        l'Ecole d'assister au passage de la voiture, à la récréation 
        de trois heures, ou de l'attendre, le soir, à cinq heures pour 
        déposer dans sa boîte les dernières lettres à 
        expédier. La voiture apportait les vendredis et mardis matins le 
        poisson de l'Ecole, quelques colis de temps à autre : c'était 
        à peu près les seuls services qu'elle nous rendait. Elle 
        partait ou trop tôt ou trop tard pour être utile aux profeseurs 
        et, quant aux élèves, la plupart auraient été 
        bien en peine de l'utiliser. Les normaliens à cette époque 
        n'étaient pas riches ; le trajet en voiture de l'Ecole à 
        Château-Neuf coûtait trois sous, celui en tramway électrique 
        jusqu'à Alger, huit sous, ce qui faisait onze sous : or, le plus 
        grand nombre d'entre nous ne disposaient guère de plus de vingt 
        sous par semaine... Quelques-uns même avaient beaucoup moins. En 
        trois ans, je n'ai pris qu'une seule fois le tramway, pas une seule fois 
        la voiture.
 
 C'est donc à pied que l'on arrivait à cette école 
        de campagne, à pied qu'on la quittait. Le dimanche matin, à 
        neuf heures et demie, les élèves-maîtres partaient 
        par petits groupes, sur la route blanche comme des fourmis sur une piste. 
        Nous dévalions les pentes rapidement, la traverse en courant ; 
        à 10 heures nous passions devant l'église d'El-Biar, et 
        une demi-heure après, par le Fort l'Empereur ou le chemin Laperlier, 
        nous étions en ville. Nous devions être rentrés le 
        soir à 7 heures et demie, en blouse, au réfectoire, aucune 
        tolérance n'était admise. Beaucoup d'entre nous rentraient 
        plus tôt. Souvent, l'après-midi était occupée 
        à cette montée lente comme une promenade, en conversations 
        avec les amis qu'on rencontrait sur le chemin. Quelques-uns aimaient à 
        aller danser, d'autres s'attardaient à des parties de football 
        sur le Champ de Manoeuvres ou à Saint-Eugène. Quelles montées 
        épiques, alors en cinquante, quarante-cinq minutes et quelles courses 
        lorsque la cloche du repas les surprenait encore sur la route ! ! !
 
 L'hiver, à sept heures et demie, la traverse est bien noire et 
        l'on comprend que l'on ne trouvât pas bon que nous courrions les 
        routes à pied, après une heure aussi tardive. En fait, nous 
        nous accommodions sans songer à nous en plaindre, d'un régime 
        qui paraîtrait étroit à nos élèves d'aujourd'hui 
        : la plupart d'entre nous, sauf quelques enragés, passions à 
        l'Ecole, en étude ou dans les champs, notre après-midi de 
        liberté du jeudi.
 
 Les élèves-maîtres, nous ne sortions que lorsque cela 
        nous plaisait. Quand le temps était trop mauvais, nous avions la 
        ressource de rester à l'Ecole, cela, il est vrai, ne nous est arrivé 
        que très rarement le dimanche. Les professeurs, eux, étaient 
        tenus. d'être là à l'heure et par tous les temps. 
        Beaucoup d'entre eux venaient d'El-Biar à bicyclette, quelques-uns 
        d'Alger même : à qui connaît les pentes et imagine 
        la route, cela n'apparaîtra pas chose si facile. Les autres montaient 
        et descendaient à pied. Par beau temps, quand il ne faisait pas 
        trop chaud, cela pouvait constituer un exercice hygiénique. Vers 
        midi, en été, l'exercice tenait parfois du c hammam ". 
        Mais en hiver, la montée était une épopée, 
        quand les vents d'Ouest balayent la route en rafales, que la pluie drue 
        comme des lances vous assaille par vagues, vous roulant, vous pénétrant 
        semblable à une mer. Sans doute, il arrivait qu'on pût passer 
        entre deux ondées : l'accalmie ne se produisait pas nécessairement 
        à huit heures du matin. Dans ces moments, la traverse, transformée 
        en torrent, était impraticable ; les professeurs arrivaient à 
        l'Ecole par la route, ruisselants, enveloppés dans leur pardessus 
        ou leur pèlerine, chaussés d'invraisemblables bottes et 
        boueux, crottés jusqu'au yeux. Ils se secouaient, se séchaient 
        un moment devant un poêle minuscule ou à la cuisine et... 
        allaient faire cours encore trempés, dans des classes sans feu. 
        Ce régime devait leur donner une santé de fer... à 
        moins qu'il n'achevât les malingres.
 
 J'ai vu un jour M. Aubine arriver mouillé jusqu'à la chemise, 
        venu sous la pluie depuis Château-Neuf, hésiter un moment, 
        ruisselant, les bras écartés devant un poêle qui eût 
        mis dix ans à le sécher et, grelottant, en courant, sous 
        la même pluie battante, s'en retourner jusqu'à Alger pour 
        se changer.
 
 Les jours de neige, sur ces pentes raides devenues glissantes, la circulation 
        s'interrompait. Les professeurs arrivaient tout de même... vous 
        imaginez bien, comme ils pouvaient, dans des bottes de sept lieues comme 
        celles que portait notre bon maître M. Delassus en ce jour d'hiver 
        de 1907 ou 1908 où, seul il atteignit son cours, et ses élèves 
        qui ne l'attendaient plus, à travers une campagne endormie sous 
        trente centimètres de neige.
 
 C'est cette situation impossible parfois, les pertes de temps que ces 
        trajets occasionnaient, la nécessité de les réduire 
        le plus possible qui expliquent certains des traits de l'organisation 
        de notre Ecole : les demi- journées de quatre heures de cours successives, 
        les horaires ramassés des professeurs, l'obligation pour eux d'user 
        de la table commune, cette table où le pain de l'esprit que chacun 
        apporte, se partage en même temps que celui de l'Econome, et où 
        s'est créé l'esprit, le coeur de Bouzaréa.
 
 L'Administration apprenait bien parfois toutes ces misères, mais 
        de loin, du coin du feu : on vantait la conscience des professeurs de 
        Bouzaréa ; c'était bien le moins. On trouvait bien aussi 
        quelquefois que ces professeurs avaient des emplois du temps commodes 
        et qu'ils ne restaient pas assez longtemps à l'Ecole... Mais tout 
        le monde sentait bien que cela ne pourrait pas durer toujours ainsi. On 
        parlait de déplacer l'Ecole. Mais où ? A Kouba, dans un 
        séminaire désaffecté, au Fort l'Empereur, ou ailleurs... 
        ? Tous les ans, pendant l'hiver se préparaient des projets qui 
        éclosaient en bulles de savons au printemps et l'on recommençait 
        l'hiver suivant.
 
 L'on parlait aussi de prolonger le tramway de Château-Neuf jusqu'à 
        Bouzaréa. On en a parlé quinze ans, jusqu'à la guerre. 
        C'était la solution de ceux qui tenaient à rester à 
        Bouzaréa : elle a failli se réaliser, grâce au médecin 
        de l'Ecole, notre Docteur Saliège, conseiller général 
        et délégué financier dans les rares moments que lui 
        laissaient ses malades. Il habitait Bouzaréa qu'il rejoignait chaque 
        soir dans le break et il connaissait mieux que quiconque les avantages 
        et les inconvénients de la situation.
 
 Au moment où la guerre éclata, il était à 
        peu près décidé que l'Ecole resterait à Bouzaréa 
        et l'on attendait le tramway.
 ** Ces temps sont bien révolus et j'imagine 
        le sourire de mes élèves d'aujourd'hui s'ils lisent ce que 
        j'ai écrit plus haut. La guerre et l'après- guerre ont transformé, 
        bouleversé, en mieux, les conditions de vie de l'Ecole.
 On a dit déjà, comment pendant la guerre, l'Ecole fut dotée, 
        sans y avoir pensé, de trois splendides chevaux, de toute une carrosserie, 
        dont une bonne tapissière aux rideaux de cuir, bien fermée, 
        pour le transport des professeurs.
 
 A la rentrée d'octobre qui suivit ces vacances bienheureuses, les 
        professeurs ravis trouvèrent à El-Biar, sollicitude inespérée, 
        une voiture administrative qui les attendait.
 
 Progrès immense sur les errements du passé. La voiture ne 
        montait les professeurs que le matin à huit heures et ne descendait 
        que le soir à quatre heures ; tous ceux qui terminaient leurs cours 
        entre temps s'en retournaient à pied comme autrefois. Mais la voiture, 
        c'était enfin la reconnaissance par l'Administration humanisée 
        des servitudes qui pesaient depuis toujours sur notre maison.
 
 Le village de Bouzaréa lui-même se transforma et finit par 
        organiser ses propres transports.
 
 Des Algérois que la guerre enrichit, s'aperçurent que ce 
        sommet, l'été, au-dessus des brumes de la ville, constituait 
        un séjour charmant et frais. Quelques-uns plus hardis, achetèrent 
        du terrain, construisirent sur un bout, allotirent et spéculèrent 
        sur le reste. La fièvre des lotissements, celle encore plus forte 
        de la pierre, couvrit le plateau autour de l'Ecole, les pentes des collines 
        vers le village, de maisons blanches, vertes ou rouges, qui étalent 
        les gros sous gagnés, le bon, et hélas ! si souvent, le 
        mauvais goût des architectes. Quelques cafés-épiceries, 
        tôt apparus, ont servi de points de cristallisation. Le carrefour 
        du chemin de Béni-Messous, à deux cents mètres de 
        l'Ecole que nous avons connu si plat, si nu, s'appelle maintenant l'Air 
        de France ", du nom du premier café qui s'y est installé. 
        Vous y trouverez, à peu de distance, trois cafés européens, 
        un café maure, une boulangerie, une épicerie. L'Ecole a 
        subi le contre-coup de ces transformations : des maîtres ont leur 
        villa parmi les autres, et M. Magnou, le Directeur de l'Ecole Annexe qui 
        vient de prendre sa retraite, s'est fixé dans le village même 
        où si longtemps il avait vécu isolé. Et les Sectionnaires, 
        le plus souvent externes, aujourd'hui trouvent à vivre facilement 
        dans ce village d'estiveurs. La commune de Bouzaréa, si pauvre 
        autrefois, est devenue assez riche pour faire des dettes : elle fait des 
        folies. Ne s'est- elle pas avisée d'empierrer la traverse, notre 
        traverse, heureusement de caillasse recouverte d'argile, ce qui la rend 
        un peu plus glissante qu'auparavant par temps de pluie et en écarte 
        tous les citadins aux chevilles molles.
 
 Mes vieux camarades d'avant-guerre ne reconnaîtraient plus la campagne 
        si belle, si paisible, où, les pans de la blouse noués à 
        la taille, nous courrions dans les broussailles.
 
 Comme un " bonheur " ne vient jamais seul, la route, la vieille 
        route boueuse, a disparu. C'est aujourd'hui une splendide autostrade, 
        une des plus belles sans doute du département. Dès que, 
        pour satisfaire aux besoins de cette clientèle nouvelle, les charrois 
        s'accrurent, le vieux chemin vicinal devint impossible. Sans aucun regret, 
        la commune passa aux soins de la Préfecture une route qu'elle n'avait 
        jamais pu entretenir. Et voilà que l'Automobile-Club s'avisa de 
        faire courir, trois ans de suite, le Grand Prix de l'Algérie autour 
        de Bouzaréa, la vieille route étant dans le circuit. Elargie, 
        elle a perdu ses fossés, ses virages ont été rectifiés, 
        les carrefours améliorés : on l'a même, luxe supplémentaire, 
        bordée de platanes qui, si les autos veulent bien leur préter 
        vie, lui donneront dans quelque vingt ans l'allure d'une de nos bonnes 
        vieilles routes de Provence...
 
 Toutes ces transformations allaient permettre les diverses réalisations 
        qu'exigeaient les nouveaux besoins pédagogiques de l'Ecole. Trois 
        promotions accrues et dédoublées de soixante-dix élèves 
        chacune, européens et indigènes, trente, quarante puis cinquante 
        sectionnaires, tout ce monde à envoyer chaque année durant 
        cinquante demi-journées dans une classe d'application comme le 
        demandaient les programmes des Ecoles Normales de 1920. La petite école 
        annexe de Bouzaréa, si gonflée qu'elle fût par les 
        accroissements du village, n'y pouvait suffire. Il fallut transformer 
        en école d'application l'école communale d'El-Biar pour 
        les élèves de troisième année européens, 
        l'Ecole Carrière d'Alger pour les indigènes et les sectionnaires. 
        En même temps organiser les transports rapides de ces élèves 
        qui étaient toujours internes et qui venaient manger matin et soir 
        et coucher à l'Ecole.
 
 La chose était désormais possible. A la fin de la guerre, 
        l'autobus était apparu sur la route de Bouzaréa, un autobus 
        que les élèves-maîtres, plus riches qu'autrefois, 
        pouvaient prendre. Les débuts en furent modestes... ou héroïques, 
        comme vous voudrez. Quelques vieilles voitures d'occasion, fatiguées, 
        dont les portes ne fermaient pas, dont les vitres brisées n'abritaient 
        pas, dont les moteurs, ce qui était plus grave, ne tiraient pas. 
        On partait brusquement, après quelques tours de manivelle dans 
        un fracas de ferraille ; aux côtes rapides, des bruits bizarres 
        faisaient froncer les sourcils du chauffeur, le moteur prévenait. 
        Il marchait tout de même. Plus haut, le moteur chauffait et la voiture 
        fumait comme une locomotive.
 
 C'était quelquefois l'arrêt complet : on attendait que l'auto-soeur, 
        moins malade, vînt nous chercher ; on poussait parfois la machine 
        pour lui donner de l'élan. On arrivait tout de même et, grand 
        Dieu ! encore plus vite qu'autrefois et à l'abri, par les jours 
        de pluie ; à l'ombre, en été. Mais, faits rapidement 
        à ce confort nouveau, nous nous plaignions ; nous nous plaindrons 
        sans cesse. Et nous avions un service toutes les heures, puis toutes les 
        demi-heures, à la montée et à la descente !
 
 A travers toutes ces misères, à travers les continuelles 
        faillites et les accidents, ces entrepreneurs établirent la liaison 
        automobile entre Alger et Bouzaréa : ce furent des pionniers. L'Ecole 
        leur doit beaucoup.
 
 Finies ou à peu près les descentes à pied, ou à 
        bicyclette. Professeurs et élèves abandonnèrent la 
        traverse. Nous ne devons plus être nombreux à la descendre 
        quelquefois, pour le plaisir de revivre les vieux souvenirs. Les professeurs 
        sont abonnés à l'autobus, l'Ecole aussi pour ceux de ses 
        élèves qui vont à El-Biar et à Alger. Et pas 
        un élève-maître aujourd'hui ne descendrait en ville 
        à pied. Le dimanche, rentrant à neuf heures du soir, ils 
        prennent d'assaut la dernière voiture, en grappes si compactes, 
        qu'un jour, un autobus un peu plus chargé ou un peu moins solide, 
        s'affaissa à une secousse sous le poids de son impériale.
 o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o 
        o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o Très rapidement aussi ce passé 
        récent s'estompe. Deux services d'autobus aujourd'hui : les C.F.R.A. 
        et une entreprise privée alternent impeccablement leurs départs 
        tous les quarts d'heure. Il faut vingt-cinq minutes environ pour aller 
        de la ville à Bouzaréa : l'Ecole est définitivement 
        dans la banlieue d'Alger.
 Et sous les cyprès et les eucalyptus de la cour d'honneur, grandis 
        eux aussi, s'alignent chaque matin, après un double virage savant, 
        quelques voitures aux lignes fuyantes, basses et ramassées, prêtes 
        à bondir, autos grises, bleues ou noires, vernies et brillantes 
        comme des bijoux. Ce sont les voitures de mes jeunes collègues, 
        mes anciens élèves pour qui, hélas ! je suis déjà... 
        l'ancêtre...
 
 Et je vois entrer avec eux, dans la même cour, au même moment, 
        l'ombre de ceux qui furent nos maîtres, à nous les anciens. 
        Ils sont deux, se donnant le bras comme ils le faisaient si souvent. L'un 
        a une petite barbiche grisonnante que, de temps à autre, il tire 
        en la tordant, un melon légèrement incliné sur des 
        yeux gris, clairs et vivants. Il va nonchalamment, à larges foulées 
        de ses gros souliers blancs de poussière, les pans de sa jaquette 
        alourdis des livres de sa bibliothèque qu'il apporte aux élèves. 
        L'autre, droit et bedonnant, la barbe fleurie et les yeux vagues derrière 
        de grosses lunettes de myope, suit à petits pas rapides, un " 
        en-cas " vert et gris sur le bras. Il fait beau. Notre Chilou et 
        notre Tio Pèpe s'en vont souriant, comme des sages ou des poètes 
        qu'ils sont tous deux, jouissant de l'air serein et de la campagne parfumée, 
        qu'ils parcourent pour la millième fois.
 
 Oh ! mes maîtres, vous n'imaginiez pas les belles autos " aérodynamiques 
        ", les retours rapides ! Comme vous acceptiez simplement le dur devoir 
        sans confort. Et comme les choses vous paraîtraient changées 
        !
 
 L'âme de notre chère vieille Ecole pourtant est restée 
        la même ; les mêmes, mille liens invisibles qui, tissés 
        diversement suivant les temps, mêlent nos coeurs aux choses ; le 
        même, par son esprit, ce séminaire de pensée française 
        sur cette terre d'Afrique que cinquante ans de dévouement, dont 
        le vôtre fut le plus grand, ont réussi à édifier 
        dans ce désert.
 C. DI. LUCCIO,Professeur aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
 Instituteurs et Administrateurs Entre le personnel de l'Enseignement et celui 
        des Communes Mixtes, j'ai eu le grand honneur, avec quelques autres, de 
        faire la liaison.
 Transfuge de l'enseignement, on me demande de dire ce que doivent aux 
        disciplines de notre vieille Ecole ceux qui, par d'autres sentiers, ont 
        poursuivi l'oeuvre éducatrice de la France. Aussi, d'esquisser 
        ce qu'on peut attendre de rapports confiants entre les instituteurs du 
        bled et les administrateurs de Communes Mixtes.
 ***
 Me faudra-t-il être orfèvre 
        ! Je ne puis pourtant refuser mon attestation. Je la dois à ceux 
        qui furent mes maîtres à la Bouzaréa, aux onze de 
        ma promotion, toujours chers à mon coeur, à mes jeunes camarades.
 Aussi à d'autres, ceux des miens qu'il convient de nommer, de qui 
        je tiens sans doute cette affection profonde que j'ai gardée aux 
        choses de l'enseignement : Mon bisaïeul maternel, instituteur alsacien, 
        lettré en allemand, qui pour n'avoir pu faire en langue française 
        la demi-classe journalière imposée, vint mourir près 
        d'Alger en 1932. Mon bisaïeul paternel, instituteur et meunier bas-alpin, 
        venu, retraité, finir ses jours à Alger. Mon aïeul 
        : le premier instituteur public de la ville d'Alger qui ouvrit, rue Socgema, 
        la première école communale. Mon oncle maternel, Scheer, 
        organisateur avec le recteur Jeanmaire, de l'enseignement des indigènes, 
        ancien élève de l'Ecole annexe de Mustapha-Supérieur, 
        pionnier mort à la tâche, premier directeur à Fort-National 
        de la Section spéciale, premier inspecteur de l'enseignement des 
        indigènes. Et ce jeune normalien de 1914, mon puîné, 
        qui, à Reims, a physiquement renoué nos relations familiales 
        avec la France Métropole (V. chapitre IV, p. 51. 
        ) .
 ** Dans un cadre de recrutement aussi varié 
        que celui des Communes Mixtes, l'apport des anciens instituteurs ne semble 
        pas négligeable. Leur caractéristique est d'avoir apporté 
        aux problèmes d'ordre psychologique une attention particulière 
        ; partant, d'avoir entretenu avec leurs administrés des rapports 
        aisés et confiants. A l'heure où l'évolution des 
        méthodes administratives est si rapide, il semble qu'on puisse 
        attendre de cette aptitude particulière une utilité plus 
        grande. C'est qu'à s'être penché sur de jeunes enfants 
        pour deviner leurs besoins inexprimés, on gagne à comprendre 
        plus facilement ceux des hommes qui s'expriment encore imparfaitement. 
        Pour avoir su mesurer les progrès de jeunes esprits et connu les 
        méthodes propres à les provoquer, on discerne plus facilement 
        le besoin de métfode pour l'évolution des adultes et on 
        mesure plus aisément les étapes parcourues.
 A un Gouverneur Général de passage, je disais un jour : 
        " Les méthodes qui, lorsque j'enseignais, me donnaient les 
        meilleurs résultats sont celles que j'emploie avec le plus de profit. 
        On n'enseigne pas, on n'administre pas sans aimer ".
 ** Payé mon tribut de reconnaissance, 
        il me reste à dire ce que les relations confiantes des administrateurs 
        et des instituteurs du bled peuvent avoir d'utile.
 Le temps n'est plus où l'instituteur du douar semblait être 
        l'ennemi du chef de la Commune. De nombreux incidents ont surgi dont on 
        ne parle plus guère que pour mémoire. Les relations sont 
        aujourd'hui correctes au moins, bien souvent bonnes. Il reste qu'elles 
        soient encore plus souvent confiantes.
 *** La déformation professionnelle résultant 
        d'une part de l'exercice continu de l'autorité, et d'autre part 
        d'une indépendance pédagogique nécessaire n'est pas 
        telle qu'elle ne puisse amener les uns et les autres à uvrer 
        en commun pour la plus belle des oeuvres.
 A me souvenir de ce que je dois d'avis utiles, d'indications précieuses 
        à ceux de mes anciens collègues venus à mon bureau 
        et revus dans leur home, je mesure la chance d'avoir eu au coeur du pays 
        indigène des observateurs dignes, renseignés, qui établissaient, 
        parallèlement à la hiérarchie communale, des relations 
        d'un caractère particulier entre mes administrés et moi.
 
 Pouvoir, avec eux, approcher toute une génération, dire 
        les paroles qui doivent être rapportées dans les familles, 
        bénéficier de ce que leur compréhension peut donner 
        d'écho à vos pensées, cela fait apparaître 
        indiscutablement les nécessités d'une confiante collaboration.
 
 Et si, faisant la part de ce qui m'est personnel, je songe au réconfort 
        apporté dans ces écoles que l'on visite, lorsqu'on fait 
        perdre à son hôte le souvenir de son emploi du temps, lorsqu'on 
        l'aide à secouer l'engourdissement moral du bled, qu'on l'oriente 
        vers des pensées nouvelles et qu'on lie avec lui ce fil tenu de 
        la considération réciproque, il semble bien que des éducateurs 
        dont les uns complètent la tâche des autres puissent, en 
        se passant le flambeau, avoir le sentiment qu'ils en sont également 
        dignes.
 A. LESTRADE-CARBONNEL,Administrateur Principal de Commune Mixte.
 INVOCATION A BOU ZARÉA O Bou Zaréa ! Toi dont le nom signifie 
        " père des semences ", " fortuné en graines 
        " - Bou Zaréa qui exprimes donc abondance et opulence, ô 
        Bou Zaréa, au nom de notre École, j'invoque ta munificence. ***
 Je te connais depuis longtemps, Bou Zaréa 
        - depuis bientôt un demi-siècle... Mais, écoute une 
        histoire... Il était une fois un petit garçon qui, dans 
        un humble village du Massif Central, entendit pour la première 
        fois prononcer ton nom, ton nom étrange, barbare et mystérieux, 
        alors qu'il avait six ans. Et pendant plusieurs mois, ces longs mois de 
        l'enfance, il le réentendit, ce nom mystérieux et barbare, 
        et s'accoutuma à sa sonorité étrange. Car celui qui 
        le prononçait était un grand garçon de vingt ans, 
        instituteur-adjoint d'allure un peu folle et dont les extravagances s'accordaient 
        mal avec la gravité professionnelle de son directeur, l'austérité 
        du site, la gravité de nos montagnards. Or, chaque fois que l'ancien, 
        paternellement le gourmandait pour quelque nouvelle frasque, notre grand 
        garçon faisant sauter le petit sur ses longues jambes, répondait, 
        désinvolte : " Bah ! si ça continue, j'irai à 
        la Section Spéciale, j'irai à Bouzaréa. " Bouzaréa... 
        Bouzaréa... c'était le maître-mot, l'unique, la péremptoire 
        réponse du grand garçon à l'allure un peu folle. 
        Et, l'admirant en secret, le petit garçon répétait 
        : " J'irai à Bouzaréa... Bouzaréa... Bouzaréa... 
        "
 Il ne vint pas, le grand garçon, en cette Bouzaréa. Ce qu'il 
        est devenu, l'on ne sait, car il disparut un matin d'août, - c'était 
        de très bon matin, - et personne ne le vit partir... Il oublia 
        seulement de payer son aubergiste, son logeur et d'autres moindres créanciers, 
        ne laissant dans sa chambre qu'une malle vide... et un livre d'algèbre... 
        Peut-être, disaient, simples et bonnes gens, les créanciers 
        au directeur atterré, peut-être est-il allé dans cette 
        Bouzaréa dont il parlait toujours ?...
 ***
 ...Mais le petit garçon que le grand 
        faisait sauter sur ses genoux, avait retenu le mot magique. Il y songea 
        durant toute son enfance, toute sa jeunesse. Et un jour vint où 
        il connut pour de bon, pour de vrai, ce que le grand n'avait jamais qu'imaginé, 
        et pour échapper peut-être à de justes vindictes...
 ...Ce n'est donc pas d'hier, tu le vois, que date mon premier souvenir 
        de toi, Bou Zaréa. Alors permets-moi de t'invoquer, père 
        des semences, symbole d'abondance et d'opulence, De t'invoquer en faveur 
        de cette École qui s'est un jour installée sur ton domaine. 
        Elle y vint sans enthousiasme, un peu comme une intruse, car personne 
        ici ne l'attendait, un peu comme une pauvresse, car des lieux où, 
        jusqu'alors elle gîtait, la nécessité l'obligeait 
        à chercher un nouveau toit... C'était, en vérité, 
        une école sans prestige, et qui, pendant des années, sembla 
        oubliée dans les brumes... Une maison sans souvenirs...
 
 Mais aujourd'hui la voici ranimée, vigoureuse, ruche bruissante 
        d'abeilles ; ruche féconde, qui a essaimé ; ruche généreuse, 
        qui ne demande qu'à essaimer encore... N'est-ce point là, 
        Bou Zaréa, signe de ta protection ? de ta vertu, de tes bienfaits 
        ?... Alors, je te salue, ô Bou Zaréa ! père des semences, 
        symbole d'opulence et d'abondance, et je te demande pour cette École 
        qui, désormais, fièrement porte ton nom, de lui assurer 
        à jamais ta protection, de lui inculquer ta vertu, de la combler 
        de tes bienfaits...
 
 Que soit toujours plus bruissante, plus féconde, plus généreuse, 
        notre École, sous ton égide, ô Bou Zaréa !
 Aimé DUPUY. TABLE DES MATIÈRES Préface, par M. le Recteur Pierre 
        Martino 7I. - HISTOIRE DES ECOLES NORMALES D'INSTITUTEURS
 D'ALGER, par Aimé Dupuy
 Chapitre I. - Des ombres dans le Parc de Galland 11
 Chapitre II. - De Mustapha à Bouzaréa et l'" occupation 
        restreinte ". 23
 Chapitre III. - Bouzaréa s'organise - De l'Ecole Normale aux Ecoles 
        Normales d'Alger-Bouzaréa 33
 Chapitre IV. - L'Offrande au Pays. - Les Bouzaréens pendant la 
        Grande Guerre 47
 Chapitre V. - La Bouzaréa d'aujourd'hui 53
 Appendice 74
 II. - TEMOIGNAGES
 Présentation, par Aimé Dupuy 77
 Un élève de 1866: B. Fatah, par L. Buret 81
 Souvenirs de Mustapha, par Marie Peytral 85
 Au Cours Normal de 1888, par M. Soualah 87
 Du Cours Normal à l'Agrégation de Physique, par Ahmed Balloul 
        92
 ...et au Musée du Luxembourg, par A. Mammeri 94
 Les souvenirs de M. le Procureur Général, par Pierre Godin 
        96
 La journée d'un normalien vers 1900, par M. Dennoun 99
 Souvenirs d'un " microbe " de 1906, par Alexis Chottin 103
 Trois croquis, par L. Buret 105
 A votre tour, M. l'Intendant, par Daniel Moulias 110
 La parole est aux Chaïbs :
 1896-1910, par M. Paul Bernard 113
 1910-1915, par M. Ch. ab der Halden 118
 A l'Ecole Normale du Fin-Midi, par Ch. ab der Halden (Les Propos
 de M. Boneuil) 122
 Souvenirs de guerre et d'après-guerre, par J. Guillemin 126
 Achille Delassus, par A.-M. Biaggi 130
 La Section Spéciale :
 De 1894 à 1896, par G.-C. Berdou 132
 De 1897 à 1903, par F. Redon 135
 Un Sectionnaire de 1899, par Prosper Ricard 141
 De la Section au Palais-Bourbon, par Maurice Robert 144
 ...et à l'école d'Abéché, par Paul Fabre 146
 Vingt-cinq ans de Quatrième Année, par C. Disdet 148
 Un apôtre : Jean Quilici, par G. Hardy 152
 Notre école annexe, par P. Magnou 154
 Bouzaréa et les études berbères, par André 
        Basset 156
 Samuel Biarnay, par Louis Brunot 157
 Quelques anecdotes sur Biarnay, par J.-E. Rousset 164
 Bouzaréa et les études arabes, par Georges Valat 168
 Les Sectionnaires au service de la terre algérienne, par H. Truet	
        173
 De Bouzaréa à Alger et vice-versa :
 Ou le " plaisant " (?) problème des transports, par C. 
        Di Luccio. 175
 Instituteurs et Administrateurs, par A. Lestrade-Carbonnel 183
 Invocation à Bou Zaréa, par Aimé Dupuy 185
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