|  Vingt-cinq ans de Quatrième 
        Année La quatrième année a tout particulièrement 
        contribué, durant un quart de siècle (1909-1935), sauf les 
        années d'interruption de la guerre, à accroître le 
        prestige et à étendre le rayonnement de l'Ecole Normale 
        de Bouzaréa.
 Par elle, des traditions tenaces ont été fortifiées 
        ; grâce à elle s'est encore vivifié l'esprit si original 
        de la Maison.
 
 Des élèves-maîtres devenus professeurs ont formé 
        à leur tour de nouveaux professeurs. Des sentiments d'ordre familial 
        se sont entretenus, grâce à cette continuité et à 
        ce rapprochement entre les promotions. Soucieux d'élever à 
        leur niveau de futurs collègues et de précieux amis, les 
        professeurs y ont donné le meilleur d'eux- mêmes ; ils ont 
        puisé, légitime récompense d'un prodigieux labeur 
        allègrement accepté, source de perpétuel enrichissement 
        de leur valeur professionnelle, un renouvellement de leurs méthodes, 
        un besoin de lectures et de recherches, une extension et un approfondissement 
        de leur spécialisation dont bénéficiaient en retour 
        les élèves des promotions normales.
 
 La gloire des quatrièmes Lettres et Sciences enflammait, dès 
        la première année, les secrètes ardeurs des littéraires 
        et des scientifiques en puissance. Encouragés par les sollicitations 
        souvent pressantes de leurs maîtres, ils y tendaient de leurs efforts 
        encore incertains, de leurs rêves imprécis ou encore inavoués. 
        Les normaliens vouaient aux " quatrios " une admiration d'autant 
        plus vive, que ces aînés, quasi olympiens, leur développaient 
        quelques cours sous le contrôle des professeurs communs.
 
 Deux périodes nettement tranchées partagent l'histoire de 
        la quatrième année ; avant, et après la guerre, l'esprit 
        des études restant le même : un petit nombre d'élèves 
        dans deux salles restreintes dont l'emplacement n'a guère varié, 
        se livraient surtout à des travaux personnels.
 
 Cent quatre boursiers sont passés par la quatrième année 
        ; leurs destinées furent très variées et pour beaucoup 
        brillantes. La plupart, et c'est naturel, sont devenus professeurs d'enseignement 
        primaire supérieur ; certains ont accédé au secondaire 
        ; d'autres ont suivi les hautes carrières administratives. La plus 
        grande partie du personnel de Bouzaréa et des E.P.S. algériennes 
        s'y est formée, ainsi que de nombreux maîtres de cours complémentaires 
        et de directeurs d'écoles primaires.
 
 Dès 1909, date de la création, professent en quatrième 
        année Sciences : M. Daunois, reçu à l'Inspection 
        Primaire en 1914 et actuellement directeur des Etablissements du second 
        degré à Angoulême ; puis, M. Robert qui devait y exercer 
        jusqu'en 1927 et M. Monville qui sera affecté en 1922 à 
        l'Ecole Normale de Versailles. En quatrième année Lettres, 
        M. Lepeintre enseignait l'histoire et la géographie ; M. Delassus, 
        les auteurs français, et M. le Directeur ab der Halden, la morale.
 
 Des générations d'avant guerre, peu d'élèves 
        ont survécu à la tourmente ; la quatrième année 
        a payé, elle aussi, un lourd tribut. Ont été tués 
        à l'ennemi : Benoît (Sciences 1909-1910) ; Althusser (Sciences 
        1910-1912) ; Roure (Sciences 1911-1913), élève à 
        Saint-Cloud (1913-1914) ; Foyer (Lettres 1912-1914) ; Neuville (Lettres 
        1912-1913) ; Roquet (1912-1913) ; Pellegrin (Lettres 1914-1915) auxquels 
        il faut ajouter Cier (Sciences 19091910), ancien professeur de l'E.P.S. 
        de Maison-Carrée, et Sicart (Lettres 1914 octobre-décembre), 
        professeur à l'E.P.S. d'Alger, décédés ultérieurement.
 
 Des survivants : Maugendre (1909-1911 Lettres), élève à 
        Saint- Cloud (1911-1913), licencié en philosophie en 1924, longtemps 
        Inspecteur Primaire à Avignon, vient d'être, au dernier mouvement, 
        délégué dans les fonctions d'Inspecteur d'Académie 
        à Privas ; Hustach, qui succéda en 1932 à M. Dupuy 
        comme directeur de l'Ecole Normale de Tunis, est aujourd'hui directeur 
        de l'Ecole Normale de Draguignan ; Di Luccio (1910-1912 Lettres), élève 
        à Saint-Cloud de 1912 à 1914, licencié d'histoire 
        en 1921, admis à la session de 1936 au certificat d'aptitude à 
        l'Inspection Primaire, reste une des figures les plus attachantes de Bouzaréa 
        où il enseigna depuis bientôt 23 ans, dont seize en quatrième 
        année, des centaines d'élèves-maîtres ; Verdy 
        (Sciences 1911-1912) est professeur d'enseignement technique ; Loubignac 
        (Lettres 1911), devenu officier interprête, puis passé au 
        Service de l'Enregistrement, fut, au Maroc, un précieux collaborateur 
        du Maréchal Lyautey ; Louchard (Sciences 1912), élève 
        à Saint-Cloud de 1912 à 1914, a quitté le professorat 
        pour entrer dans l'industrie ; Pestre (Lettres 19121914), après 
        quelques années de fonctions à Bouzaréa, professe 
        actuellement à l'E.P.S. du Boulevard Guillemin ; Gachie (Lettres 
        1913-1914), admis à Saint-Cloud en 1914, est Inspecteur Primaire 
        à Avignon; Mazoyer (Sciences 1913-1914 puis 1919-1920) dirige l'E.P.S. 
        de Tizi-Ouzou ; Schlafmunter (1913-1914 Sciences), admis à Saint-Cloud 
        en 1914, longtemps professeur à Bouzaréa, a remplacé 
        le regretté Giorgetti au poste de Directeur de l'Ecole Normale 
        Indigène ; enfin Moulias (1914 Sciences) est Intendant militaire 
        de deuxième classe.
 
 Après la guerre, une réforme entraîne la division 
        du professorat en deux parties ; les deux quatrièmes années 
        préparent comme autrefois à Saint-Cloud et en plus à 
        la première partie ; le nombre des boursiers s'accroît.
 A la reprise, en 1919, Simoneau, qui entre à Saint-Cloud l'année 
        suivante et exerce actuellement à Bouzaréa, a le privilège 
        certainement unique dans les annales pédagogiques de recevoir, 
        seul en Lettres, l'enseignement de cinq professeurs, démobilisés 
        comme lui. Pour la philosophie, M. Seror, maître bienveillant et 
        si largement humain, dont tant d'élèves- maîtres conservent 
        au plus profond d'eux-mêmes le souvenir ému et déférent 
        ; en littérature, M. Lacroix, actuellement directeur de l'Ecole 
        Normale de Limoges, et M. Lecarre, Inspecteur Primaire à Blida 
        ; Di Luccio enseigne l'histoire et la géographie ; Biaggi Antoine, 
        instituteur détaché pour l'enseignement de l'arabe, achève 
        l'exercice d'une admirable activité, toute de dévouement, 
        commencée en pleine guerre. M. Crouzet le remplace en 1920 et enseigne 
        l'arabe régulier jusqu'à la suppression de la quatrième 
        année. M. Pestre devient à son tour professeur de Lettres. 
        En Sciences, MM. Robert et Monville reprennent leurs cours en Mathématiques 
        et en Physique et Chimie ; M. Berlande enseigne l'Histoire Naturelle ; 
        admis à l'agrégation des Sciences Physiques en 1921, M. 
        Berlande est aujourd'hui professeur à la Faculté des Sciences 
        d'Alger.
 
 En 1920, sortent Mazoyer, Raynaud, professeur de Sciences a l'Ecole Normale 
        de Constantine ; Tubiana, professeur de Sciences à 1 E.P.S. de 
        Constantine. En 1921, ce sont : Giorgetti et Oriol, en Sciences ; Choucroun, 
        depuis démissionnaire, et Calmon, professeur de Lettres à 
        l'E.P.S. du Boulevard Guillemin.
 
 La quatrième année Lettres se glorifie, à l'issue 
        de l'année 19211922, d'un succès retentissant : non seulement 
        les deux boursiers Giuliani et Petit-Colin sont admis à Saint-Cloud, 
        mais aussi Disdet, élève de troisième
 année, section des libérés du service militaire, 
        auditeur en quatrième amie; Giuliani est devenu Inspecteur Primaire 
        à Largentière ; Petit-Colin, professeur en Indochine, et 
        Disdet, professeur à Bouzaréa.
 
 Un changement important intéresse le personnel enseignant. M. Berthin 
        remplace M. Lacroix. M. Schlafmunter, à la suite de M. Berlande, 
        enseigne l'Histoire Naturelle, et Giorgetti, la Chimie après M. 
        Monville. La Physique est enseignée par M. Batisse.
 
 C'est alors la succession des élèves laborieux ; chaque 
        année apporte un contingent de succès à Saint-Cloud 
        ou à la première partie du professorat. Chamayou (1921-1923 
        Sciences), élève de Saint-Cloud de 1923 à 1925, est 
        professeur à l'E.P.S. de Maison-Carrée ; Bouvier (1922-1924 
        Lettres), Saint-Cloud 1925-1927, est directeur de l'Ecole Normale d'Alençon 
        ; Brunot (1922-1924 Lettres) est Inspecteur Primaire à Saint-Claude 
        ; Puget (1922-1924 Sciences) est professeur de Chimie à Bouzaréa 
        ; Cardona A. (1923-1924 Sciences) est professeur à l'E.P.S. de 
        Maison-Carrée ; Degioanni (1923-1925), professeur d'agriculture 
        aux Ecoles Normales de Bouzaréa ; Isnard (1923 Lettres), professeur 
        à l'E.P.S. de Maison-Carrée, reçu le premier à 
        la deuxième partie du professorat, section d'histoire et géographie, 
        ainsi que le sera un peu plus tard Ferrier (1925-1927 Lettres)- Saint-Cloud 
        1928-1930), actuellement professeur à l'Ecole Normale de Colmar 
        ; tous deux les plus dignes disciples de M. Di Luccio.
 Puis, tour à tour, sortent Piovanacci (1923-1925 Lettres) ;- Toma 
        (Sciences) ; Camou (Lettres) ; Fix (1924-1926 Lettres) ; Julia (1926-1927 
        Lettres) ; Kacer (Sciences) et vont par la suite exercer dans diverses 
        E.P.S. de la Colonie. Matthieu (1924-1925 Sciences), professeur d'Ecole 
        Normale d'Obernai ; Groborne (1924-1926 Sciences entrent à Saint-Cloud 
        ; Labarraque (1926-1928 Sciences) deviendra professeur d'Ecole Normale 
        technique, et Saïd (1926-1927 Sciences), professeur au Lycée.
 
 Par la suite, le nombre des professeurs est successivement réduit. 
        Di Luccio continue à assurer la préparation écrasante 
        d'un programme toujours plus chargé d'histoire et de géographie. 
        M. Buret, qui a remplacé M. Seror, nominé à Paris, 
        quitte à son tour l'Ecole pour de plus hautes fonctions : admissible 
        à l'agrégation de philosophie, admis à l'Inspection 
        Primaire, il devient directeur de l'Ecole Normale de Quimper puis d'Aix. 
        Il est aujourd'hui Inspecteur primaire à Alger. M. Coisy le remplace 
        dans l'enseignement de la psychologie et l'explication des auteurs philosophiques 
        ; il prépare avec succès l'examen d'Inspecteur primaire. 
        Après le départ de Berthin, nommé Directeur de l'E.P.S. 
        de Mascara, Disdet est chargé seul de l'étude de tous les 
        auteurs de littérature. Après la nomination de M. Robert 
        à la Direction de l'E.P.S. de Batna, Batisse assume l'enseignement 
        des mathématiques.
 Aucun changement n'affectera le personnel de la quatrième année 
        jusqu'à la suppression.
 
 Réussissent dès 1927: Aumaître (1927-1929, Sciences), 
        Saint-Cloud (1927-1931), Cardona (1" Partie), Blanc (1928-1929, Lettres, 
        1" Partie), Ménicucci (Lettres), Rey Auguste (1928-1930. Ce 
        dernier prépara, après Saint-Cloud, l'agrégation 
        d'Histoire Naturelle. Il vient d'être nommé au Lycée 
        d'Alger. Rémégis (1929-1931, Lettres), au sortir de Saint-Cloud 
        (19314933), démissionne et est actuellement commissaire de police 
        à Tizi- Ouzou. Séchaud (1929-1931, Sciences) devient Professeur 
        d'Ecole Normale Technique. Lavina (1930-1932, Sciences), Michel (1930-1931, 
        Lettres) et Rey Louis (19304932), Sciences) sont respectivement professeurs 
        à Sidi- bel-Abbès, Tizi-Ouzou et Boufarik. Botella (1931-1933, 
        Lettres), professeur à l'Ecole Normale de Mirecourt, et Yacono 
        (1931-1932, Lettres), professeur à Boufarik, entrent à Saint-Cloud. 
        Bonnefin (19334935, Lettres) clôturant une longue liste, dernier 
        représentant de la quatrième année, entre à 
        Saint- Cloud en 1935.
 
 Un décret aux fins d'économie borne la carrière de 
        la quatrième année ; ce fut un coup rude pour les professeurs 
        et pour les élèves qui y aspiraient. Aucun regret, aucune 
        amertume ne devant entacher l'illustration des pages glorieuses et émouvantes 
        de l'Ecole, on ne peut que souhaiter le rétablissement de cette 
        institution qui fut et reste l'orgueil de notre Maison et qui a permis 
        de classer Bouzaréa dans les toutes premières Ecoles Normales 
        de France.
 C. DISDET,Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
 Un apôtre : Jean 
        Quilici En 1912, le Gouvernement Général 
        de l'Afrique occidentale française ayant résolu de communiquer 
        une impulsion nouvelle à son service d'Enseignement, estima que 
        le plus pressé était d'assurer, dans les meilleures conditions 
        possibles, la formation des maîtres indigènes. Il plaça 
        sous son contrôle immédiat l'Ecole Normale d'Instituteurs 
        qui, jusque-là, n'avait été qu'une dépendance 
        du Collège de Saint-Louis, et la transféra dans l'île 
        de Gorée, à proximité de Dakar ; en même temps, 
        il se mit en quête d'un directeur qualifié : l'Algérie, 
        à qui il s'adressa, lui désigna Jean Quilici, alors directeur 
        de l'Ecole annexe de la Bouzaréa.
 Ce fut là, pour l'Afrique occidentale française, une bonne 
        fortune. Jean Quilici résumait en sa personne toute l'expérience 
        acquise par l'Algérie dans le domaine de la pédagogie des 
        écoles d'indigènes. Cet homme, d'une intelligence pénétrante 
        et d'une culture solide, qui aurait pu affronter avec succès des 
        concours difficiles, s'était entièrement voué à 
        sa tâche professionnelle ; il avait scruté jusqu'au fond 
        l'esprit de toutes les disciplines, il dominait sans effort tous les problèmes 
        de méthode, il saisissait du premier coup d'oeil les nécessités 
        et les conditions de l'adaptation au milieu. En un tourne-main, l'Ecole 
        Normale de Gorée se trouva transformée : son plan d'études 
        cadrait désormais avec les exigences de l'activité locale, 
        son enseignement était rajeuni dans tous les sens, une vie intense 
        l'animait. Il m'a été donné, au cours de ma carrière, 
        de rencontrer bien des individualités remarquables, parvenues dans 
        leur spécialité à un rare degré de perfection 
        et de rayonnement : je ne connais personne qui m'ait donné l'impression 
        d'une plus sûre maîtrise.
 *** Mais on n'a rien dit de Quilici, tant qu'on 
        a mis en lumière sa seule supériorité technique. 
        L'homme en lui était admirable. Une sorte de héros, capable 
        de tous les courages. Le climat l'éprouvait durement, il souffrait 
        notamment de crises d'estomac fort pénibles : jamais il n'a consenti 
        à se reposer ni même à se soigner, jamais il n'a fait 
        fléchir la règle de vie ascétique qu'il avait choisie. 
        Dans cet îlot de Gorée, d'où toute distraction était 
        absente, il était levé le premier, bien avant l'aube, et 
        couché le dernier ; c'est à peine s'il prenait le temps 
        de manger. On regardait comme des événements ses voyages 
        à Dakar : il ne se séparait de son rocher que pour affaires 
        tout à fait urgentes, entre deux chaloupes. Ce scrupuleux eût 
        pensé commetre la pire des fautes en dérobant à sa 
        mission une minute de son temps et de son attention.
 Pourtant, cet ermite, qui semblait s'être placé en dehors 
        de l'existence commune, avait un sens merveilleux de la vie. Derrière 
        l'Ecole qu'il dirigeait, il ne cessait de voir l'immense pays à 
        qui notre enseignement devait servir de ferment, et il devinait, lui le 
        sédentaire, oui vraiment, il devinait la variété 
        des régions et des horizons de travail, la complexité des 
        régimes économiques et sociaux, l'infinie diversité 
        des âmes collectives. Dans l'Ecole même, il jugeait avec une 
        surprenante perspicacité ses collaborateurs, possédait l'art 
        de demander à chacun ce qu'il était le plus apte à 
        donner ; il connaissait un par un tous ses élèves, cependant 
        nombreux, mêlés, souvent mystérieux, et pour tous 
        il était un véritable directeur de conscience, d'une clairvoyance 
        redoutée, d'une bienveillance inépuisable. Les chefs des 
        services d'enseignement dans chaque colonie du Groupe pouvaient se fonder 
        aveuglément, pour le placement des élèves-maîtres 
        sortants, sur les notes qu'il leur transmettait : son jugement psychologique, 
        au cours des sept ans qu'il a passés auprès de moi, n'a 
        pas été une seule fois en défaut.
 
 Son coeur, sans doute, lui révélait ce qui risquait d'échapper 
        à sa vision intellectuelle. Son coeur ardent, frémissant, 
        son coeur demeuré si jeune, et prompt, en dépit de l'âge 
        qui venait, aux fougueux enthousiasmes comme aux nobles indignations. 
        Je garde de lui un gros paquet de lettres : quelle fraîcheur de 
        sentiment ! que de passion généreuse dans les moindres mots 
        ! Et quelle flamme d'apostolat circule à travers son écriture 
        nette et menue !
 De l'apôtre il avait jusqu'à l'allure qu'on prête traditionnellement 
        à ce genre de personnage. Une haute stature harmonieuse, imposante, 
        un visage d'un modelé à la fois vigoureux et délicat, 
        encadré d'une barbe grisonnante ; surtout, un regard étrangement 
        lumineux, tantôt éclatant, tantôt d'une émouvante 
        douceur. Nul n'échappait à son prestige ; jeunes et vieux 
        l'auraient suivi au bout du monde, et je suis en mesure d'affirmer qu'au 
        fond de la brousse africaine, les instituteurs indigènes qu'il 
        a formés, modelés de ses mains puissantes, traités 
        comme ses enfants, gardent à sa mémoire une tendre piété.
 
 On ne finirait pas d'énumérer ses vertus : sa droiture constante, 
        sa franchise, la fidélité de son amitié, son désintéressement. 
        Il a été sur les champs de bataille ce qu'il était 
        dans les travaux de la paix, et les récompenses qu'il a obtenues 
        au front l'attestent amplement. Appelé à servir en Syrie 
        après son départ de l'Afrique occidentale française, 
        il y a fait preuve des mêmes qualités, répandu les 
        mêmes bienfaits, et c'est là qu'il a succombé, d'une 
        maladie contractée dans l'exercice de ses fonctions, lui qui, par 
        toute sa vie de dévouement, semblait en effet destiné à 
        ne tomber qu'au champ d'honneur.
 
 La Bouzaréa peut être fière de Jean Quilici, qui a 
        fait si largement rayonner ses méthodes et son esprit. Pour moi, 
        je la remercie de cette occasion qu'elle m'a donnée de rendre hommage 
        à un être d'élite que j'ai eu comme compagnon de luttes 
        sous des cieux ingrats et que j'ai aimé comme un frère.
 Georges HARDY,Ancien Inspecteur général de l'Enseignement en A.O.F.,
 Ancien Recteur de l'Académie d'Alger,
 Recteur de l'Académie de Lille.
 Notre école annexe Comme l'Ecole Normale elle-même, l'Ecole 
        Annexe a subi, avec le temps, bien des transformations. Eeole à 
        classe unique à ses débuts, elle est devenue, par suite 
        de l'augmentation de son effectif, une école à trois classes 
        d'Européens et une classe d'initiation, spéciale aux Indigènes, 
        que des considérations d'ordre pédagogique ont consacrée 
        dans son rôle de classe à plusieurs cours.
 Elle fut et demeure avant tout " l'atelier pédagogique " 
        de la maison et a contribué, dans une large mesure, à la 
        formation professionnelle des générations de normaliens 
        qui se sont suivies. Elle fut aussi, pendant longtemps, pour les localités 
        avoisinantes : Chéragas, Dély-Ibrahim, Saoula, El-Biar même, 
        un véritable centre d'attraction par la faveur que lui valurent, 
        au Brevet Elémentaire et au Concours d'entrée à l'Ecole 
        Normale, les succès de son Cours Complémentaire. Par la 
        suite, El-Biar parut plus indiqué à l'Administration, comme 
        siège de cours complémentaire, pour remplir l'office jusqu'alors 
        tenu par Bouzaréa. Mais toujours, avant comme après la guerre, 
        le nombre des admissions au certificat d'études se maintint avec 
        régularité à un niveau très honorable.
 
 L'influence de l'Ecole Annexe s'exerce naturellement d'une façon 
        permanente et plus profonde sur le village de Bouzaréa. Si, comme 
        la plupart des écoles, elle a fourni son léger contingent 
        de fonctionnaires, ses élèves se sont surtout orientés 
        vers la culture et les professions manuelles. A cet égard il suffit, 
        pour se convaincre de son bienfaisant effet, de constater les améliorations 
        surgies d'initiatives jeunes, là où les enfants ont succédé 
        aux parents. Et si nous ajoutons que la petite bibliothèque scolaire, 
        progressivement enrichie, a diffusé dans les milieux locaux la 
        pensée française sous ses aspects les plus divers, nous 
        serons sans doute en droit d'affirmer qu'au point de vue de l'instruction, 
        l'Ecole Annexe a rendu de grands services à la population espagnole 
        et à la population arabe de Bouzaréa.
 
 Un service non moins important est celui que l'Ecole peut enregistrer, 
        auprès des Indigènes, par son action heureuse sur l'hygiène. 
        Certes le groupement de la Tribu vit encore, à bien des égards, 
        dans des conditions défectueuses ; mais la propreté corporelle 
        comme celle de l'habitat ont réalisé d'incontestables progrès 
        et la confiance en l'autorité du médecin français 
        met de plus en plus en échec l'empirisme des guérisseurs 
        et des matrones.
 
 Dans son ensemble, la population de Bouzaréa est pauvre. Ce n'était 
        donc pas assez de lui offrir l'instruction, bienfait à échéance 
        lointaine. L'Ecole Normale l'a compris et tous les chefs qui s'y sont 
        succédé ont eu à coeur de lui manifester la bonté 
        de la France de façon immédiate. C'est pourquoi tous les 
        enfants qui le désirent, Européens et Indigènes, 
        trouvent à la Cantine Scolaire, gratuitement, le réconfort 
        d'un repas chaud et substantiel. De sorte que l'Ecole Annexe n'est pas 
        seulement la maison où l'on s'instruit, mais celle aussi où 
        l'on apaise sa faim.
 
 Inappréciable service, discrètement rendu aux familles nécessiteuses 
        et d'ailleurs hautement prisé. Depuis de nombreuses années, 
        cette générosité quotidienne se complète, 
        au début de l'hiver, par une distribution de vêtements chauds 
        : nouveau témoignage tangible de la sollicitude du pays pour ses 
        enfants déshérités. Les enfants de toutes origines 
        qui se coudoient sur les bancs de l'école contractent, dès 
        le jeune âge, des liens de camaraderie qui sont certainement pour 
        quelque chose dans l'harmonie qui règne à Bouzaréa 
        entre les divers éléments de la population, en fréquente 
        collaboration et en cordiale entente dans les travaux exécutés 
        en commun. Car ce n'est pas un des moindres bienfaits à porter 
        à l'actif de l'école que celui d'avoir donné de bonne 
        heure à tous l'amour et le goût du travail, réduisant 
        ainsi le nombre des flâneurs et atténuant les navrantes misères 
        dues à la paresse.
 
 Nous pouvons donc dire, avec quelque fierté, qu'en faisant connaître 
        et aimer la France, l'Ecole Annexe concourt à la grande mission 
        de progrès moral et social entreprise par notre pays dans l'Afrique 
        du Nord.
 P. MAGNOU,Directeur honoraire de l'Ecole Annexe de Bouzaréa.
 Bouzaréa et les 
        études berbères La plupart des berbérisants de ces 
        quarante dernières années sont d'anciens élèves 
        de la Section Spéciale de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.
 Ce fut d'abord Boulifa qui réunit des matériaux encore utiles 
        sur la région où il est né, en Grande Kabylie, et 
        sur Demnat au Maroc. Ce fut également Nehlil qui étudia 
        le parler de Ghat, et aussi Abès, qui donna quelques renseignements 
        sur les parlers du Moyen Atlas Marocain.
 
 Biarnay dont le rôle est nettement plus marquant, réalisa 
        déjà une belle oeuvre avec, essentiellement, deux gros volumes, 
        le premier sur Ouargla et le second, plus moderne d'esprit, sur les parlers 
        du Rif. Avec des formules également plus récentes, Loubignac 
        étudia la langue des Izayan et Rénisio celle des B. Iznacen, 
        des Rifains, et des Senhaja de Srair.
 
 Mais les oeuvres capitales sont celles de Destaing et de Laoust. A Destaing 
        qui, par ailleurs, possède encore de nombreux feuillets inédits, 
        on doit, notés avec une minutie et classés avec une rigueur 
        scrupuleuse, d'abondants renseignements sur les parlers de la montagne 
        de Blida, de la région du Chéliff, de l'Oranie, du Maroc 
        oriental et sur ceux des A. Seghrouchen et des Ida ou Semlal. Quand à 
        Laoust, on lui doit, suivant une formule moins stricte et plus rapide, 
        la plus riche documentation, ethnographique surtout, qui ait été 
        réunie sur le Maroc berbère et dont les éléments 
        se trouvent principalement dans les quatre ouvrages consacrés aux 
        Ntifa, aux mots et choses berbères, aux feux de joie et à 
        la transhumance dans le Moyen Atlas.
 
 En somme, c'est l'Ecole Normale de la Bouzaréa qui a fourni à 
        René Basset la presque totalité de ses élèves 
        berbérisants et c'est à la Bouzaréa que ceux d'entre 
        eux qui n'étaient pas berbères, ont appris les premiers 
        mots de cette langue. On ne saurait mieux dire l'intérêt 
        qu'a eu et que peut avoir encore l'enseignement du berbère qui 
        est donné à la Section Spéciale.
 André BASSET,Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université 
        d'Alger.
 Un homme supérieur 
        "Samuel Biarnay
 Fils d'un instituteur des Hautes-Alpes venu 
        exercer ses fonctions à A ïn-Tolba (Oran), Samuel Biarnay, 
        élève-maître, puis sectionnaire, sortit de Bouzaréa 
        en 1899 pour exercer ses fonctions d'instituteur à la Kalaa des 
        Beni-Rached (Oran), petite bourgade où il se perfectionna dans 
        la connaissance et la pratique de la langue arabe. Mais il n'y resta pas 
        longtemps : le Sahara l'attirait et surtout cette population mozabite 
        si renfermée qu'on ne connaissait qu'à peine sa langue. 
        Il fut nommé à Ouargla.
 C'est là qu'il se révéla comme linguiste de haute 
        classe. Il fit une étude complète du dialecte berbère 
        du Mzab dans un ouvrage : Etude sur le dialecte berbère de Ouargla, 
        qui lui valut les félicitations de tout le monde savant orientaliste. 
        Il aurait pu, en même temps, donner, sur les moeurs des Mozabites, 
        leur état social, etc..., plusieurs ouvrages dont il possédait 
        les éléments : il se borna simplement à l'étude 
        du mariage mozabite qu'il publia dans son ouvrage linguistique - car il 
        ne voulait rien faire paraître qui ne fût bien au point.
 *** Déjà, d'ailleurs, le Maroc 
        exerçait sur lui la fascination du mystère. Les puissances 
        européennes tournaient autour de ce pays, proie attirante et dangereuse 
        à la fois, qui ne devait son indépendance - dont il usait 
        si mal - qu'à la concurrence des grandes nations voisines. Pour 
        la France, il y avait une raison péremptoire de s'installer au 
        Maroc qu'on dut reconnaître à Algésiras. En attendant, 
        le Maroc restait enfermé dans son anarchie mortelle et, seuls, 
        des héros de la trempe de Foucauld se hasardaient à le traverser 
        au risque quotidien d'y laisser la vie.
 Biarnay rêva d'abord de se rendre, par le Sahara, à Fès, 
        déguisé en Ouargli. Sa connaissance du berbère lui 
        aurait permis sans nul doute de passer d'une tribu à l'autre, jusqu'aux 
        portes de Fès. Une offre de son fidèle ami, René 
        Leclerc, vint troubler ses projets en 1905: celui-ci l'appelait à 
        Tanger. Biarnay n'hésita pas ; il abandonna l'administration et 
        se rendit à Tanger aussitôt. Et alors commença pour 
        lui une vie splendide et rude à la fois, riche d'action et de périls, 
        ardente et désintéressée. C'était e l'aventure 
        " avec la noblesse en plus, le risque permanent couru pour une bonne 
        cause.
 
 Henri Popp, qui venait de créer l'entreprise des télégraphes 
        chérifiens, avait besoin d'un second capable de l'aider à 
        la fois dans la partie technique et administrative de l'affaire, dans 
        les relations avec les indigènes et avec le Makhzen. Biarnay avait 
        été, pendant son service militaire, sapeur télégraphiste 
        ; il connaissait à fond l'arabe et le berbère et, surtout, 
        il savait comment on vit avec les Arabes et les Berbères. On ne 
        pouvait trouver meilleur collaborateur pour Henri Popp. Quatre ans après, 
        ce dernier mourut, et notre camarade resta directeur de l'entreprise jusqu'en 
        1914.
 
 Or, ce n'était pas une de ces entreprises vulgaires dont le but 
        est de gagner de l'argent et de verser des dividendes comptables à 
        de bons bourgeois provinciaux ou à des banques parisiennes. Il 
        s'agissait d'une concession faite par le Sultan, avec monopole, de l'exploitation 
        des télégraphes du Maroc. Biarnay, après Henri Popp, 
        devenait le Ministre des Télégraphes du Maroc. Il installa 
        la T.S.F. tout le long de la côte, les fils télégraphiques 
        partout où les tribus n'éprouvèrent pas le besoin 
        de couper les poteaux, et, enfin, un système de courriers à 
        pied (reqqâs) qui comblaient, le cas échéant, les 
        lacunes du réseau " avec fil ".
 
 A cette organisation des télégraphes, Biarnay ajouta la 
        poste chérifienne qui concurrença victorieusement les postes 
        espagnole, anglaise, allemande et française installées par 
        les consuls.
 
 Enfin, Biarnay paracheva son oeuvre en organisant encore le service des 
        colis-postaux d'une façon remarquable. C'est tout cela que les 
        P.T.T. français trouvèrent sur pied en 1912 et qu'ils exploitèrent 
        à leur tour complètement en 1914.
 
 Ce schéma, qui pourrait servir de thème à un développement 
        instructif et curieux, met en relief les qualités de créateur 
        et d'organisateur de Biarnay. On voit par là la puissance de travail 
        dont il était capable et la faculté extraordinaire qu'il 
        possédait de s'adapter à tout travail, à toute situation 
        nouvelle. Nous le verrons, quelques années plus tard, accomplir 
        avec autant d'aisance un rétablissement du même genre. Mais 
        n'anticipons pas.
 Ce qu'on s'imagine difficilement même, et surtout dans le Maroc 
        d'aujourd'hui doté de routes superbes, de chemins de fer électrifiés, 
        de cars rapides, de télégraphes sans nombre, dans ce Maroc 
        éminemment confortable, tel que l'a fait Lyautey, c'est l'ensemble 
        de difficultés que la nature et les hommes opposaient à 
        la réalisation des plans magnifiques de Biarnay. On traversait 
        alors les rivières à gué, on transportait le matériel 
        à dos de chameaux sur des pistes incertaines, on voyageait à 
        cheval ou à mule - avec la permission de tribus turbulentes... 
        ; la moindre chose qui sorte de l'ordinaire - de la gaïda, comme 
        on dit au Maroc - coûtait des trésors de patience et d'efforts 
        sans qu'on pût toujours réussir. Alors Biarnay partait avec 
        une petite caravane, habillé en marocain, vivant exactement comme 
        un voyageur indigène, et il allait de ville en ville, installant 
        sa T.S.F. non sans avoir prié caïds, pachas et notables d'admettre 
        et de protéger cette nouveauté que le peuple regardait avec 
        méfiance. Ce n'était pas sans risques qu'on campait le soir, 
        en pleine brousse, ce n'était pas toujours des amis qu'on rencontrait 
        sur la route. Et quand la pluie se mettait de la partie, inondant les 
        vastes plaines marécageuses, on se demandait quand et comment on 
        sortirait de la boue gluante du tirs et du hamri.
 
 Du côté du personnel, autres préoccupations. Il fallait 
        trouver et encourager de bonnes volontés, les envoyer et les maintenir 
        dans les villes entièrement indigènes où les guettaient 
        le cafard et aussi l'animosité toujours en éveil de quelques 
        fanatiques musulmans.
 
 Biarnay et ses collaborateurs immédiats (dont Castells, ancien 
        camarade de l'Ecole Normale d'Alger) payaient d'exemple. Toujours sur 
        la brèche, infatigable et souriant, simple et bon avec tous, comprenant 
        rapidement, à fond, la cause de tous les accidents et de toutes 
        les attitudes, il obtenait de son personnel français ou indigène 
        un dévouement sans bornes, et de son organisation un rendement 
        incroyable.
 ***
 Mais il ne faudrait pas voir trop simplement, 
        dans Biarnay, un créateur, un organisateur, un animateur de l'Office 
        Chérifien des P.T.T. Il fut bien autre chose qu'on bon ouvrier 
        qui a réussi dans sa technique un chef-d'oeuvre indiscuté. 
        On ne doit pas oublier que, pendant la période qui précéda 
        l'instauration du Protectorat, les puissances luttaient d'influence auprès 
        du Makhzen et du peuple. Chacune d'elles tendait à acquérir 
        du prestige aux yeux du Maroc, celle-ci par la munificence de ses agents, 
        celle-là par ses fournitures d'armes, telle autre par une visite 
        tapageuse de son souverain à Tanger. La France avait Biarnay qui 
        était partout avec ses télégraphes et sa poste. La 
        France, sans qu'il lui en coutât un centime, par surcroît, 
        en gagnant la reconnaissance du Sultan, détenait le Ministre des 
        P.T.T. au Maroc. Peut-être dira-t-on un jour comme il convient le 
        rôle considérable que notre camarade joua à l'époque 
        où la Panther rôdait devant Agadir, à l'époque 
        où Casablanca était bombardée, puis occupée 
        par nos marins d'abord, ensuite par nos troupes de l'armée de terre. 
        Celui qui avait alors en main toutes les communications télégraphiques 
        et pouvait encore recevoir des messages de T.S.F. que ne lui adressaient 
        certainement pas les adversaires de notre action, sut en faire profiter 
        complètement son pays à qui il rendit ainsi un immense service.
 L'occupation de la Chaouia, puis l'extension et le développement 
        de notre action militaire permirent à Biarnay, - et lui en imposèrent 
        aussi le devoir, - d'intensifier l'exploitation de sa poste et de ses 
        télégraphes. A Fès, les événements 
        sanglants de 1912 le trouvèrent avec ses télégraphistes 
        dont la défense est restée célèbre. A deux 
        reprises, d'abord avec des Marocains fidèles, puis avec une patrouille, 
        faisant le coup de feu lui-même, Biarnay tenta de dégager 
        les assiégés. Il eut la satisfaction d'en sauver quelques-uns. 
        Sa belle conduite dans cette circonstance fut l'occasion de lui faire 
        avoir la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur qu'il avait 
        déjà largement méritée auparavant.
 ** Cependant, le Protectorat s'organisait et 
        dotait le Maroc d'une administration régulière. Les P.T.T. 
        métropolitains devaient normalement prendre l'exploitation de l'Office 
        Chérifien. Celui-ci, d'ailleurs, cessait d'être un instrument 
        d'influence et de combat : ce fruit, en grossissant, perdait sa saveur. 
        Biarnay ne tenait en aucune façon à devenir un employé 
        des P.T.T. Les télégraphes n'avaient pas été 
        pour lui un but de son activité, mais. seulement le moyen d'assurer 
        à la France un avantage matériel et moral en vue de la conquête 
        du Maroc. Aussi passa-t-il la main à un nouveau directeur des P.T.T. 
        plus technicien, uniquement technicien.
 A cette occasion, son beau caractère se révéla une 
        fois de plus : il ne consentit à laisser la place â un successeur 
        que lorsqu'il fut assuré que tous ses collaborateurs, depuis le 
        plus humble domestique jusqu'à ses adjoints les plus élevés 
        en grade, avaient obtenu, soit dans les P.T.T., soit ailleurs, une situation 
        au moins équivalente à celle qu'ils avaient auprès 
        de lui.
 
 Lyautey attendait avec impatience que cette liquidation fût accomplie 
        car il avait besoin de Biarnay pour une autre affaire très importante. 
        Il bouscula sans aménité les porte-plumes qui présentaient 
        des objections sur les formes de l'intégration du personnel de 
        Biarnay dans les cadres de la nouvelle administration et, récupérant 
        l'homme d'action intelligent qu'il avait apprécié, il lui 
        confia la réorganisation des Habous.
 
 C'était, dans un autre domaine, sur un autre plan, inviter notre 
        camarade à recommencer une oeuvre aussi difficultueuse que celle 
        qu'il avait réussie avec les Télégraphes.
 
 Les Habous, ou biens de mainmorte religieuse, sont destinés, en 
        gros, à assurer matériellement l'exercice du culte, à 
        couvrir les frais d'entretien des mosquées, à rétribuer 
        les innombrables clercs qui récitent et dirigent les prières, 
        à donner un traitement aux professeurs de droit et de théologie. 
        C'est une administration indépendante, la séparation de 
        l'Eglise et de l'Etat, en matière financière, étant 
        nettement établie.
 
 Les Habous, au début de 1914, quand Biarnay fut chargé de 
        les réorganiser, se trouvaient dans la plus lamentable situation. 
        Ces biens, inaliénables par définition, étaient dilapidés 
        du fait de l'incurie et de la vénalité des fonctionnaires 
        marocains chargés de leur gestion. Des Marocains de droit commun, 
        des Marocains protégés de puissances étrangères, 
        des Européens de toutes provenances, s'étaient emparés 
        frauduleusement de biens habous considérables. Le gouvernement 
        aurait pu, en droit strict, se désintéresser d'un problème 
        administratif qui concernait trop étroitement le culte musulman 
        et laisser aux Marocains la responsabilité de la gestion des biens 
        de mainmorte. Mais nos protégés ne l'entendaient pas de 
        cette oreille et, puisque nous avions accepté d'étendre 
        sur eux notre tutelle, ils n'admettaient pas que, sur la question religieuse, 
        celle qui leur tenait le plus à coeur, nous nous dérobions. 
        C'était donc là un problème délicat : un chrétien 
        était appelé à réorganiser les biens habous 
        pour le bénéfice du culte musulman. On se rend compte aisément 
        du doigté incomparable dont il fallait faire preuve.
 Biarnay accepta cette charge nouvelle, qui était loin d'être 
        une sinécure. Il avait depuis longtemps la confiance des Marocains, 
        condition essentielle de réussite. Il connaissait admirablement 
        la mentalité des gens du pays, ruraux et citadins Il n'ignorait 
        pas non plus le gâchis administratif indigène et l'imbroglio 
        des Habous. Il lui restait à apprendre à fond le droit musulman 
        et sa jurisprudence en matière de biens fonciers et de biens de 
        mainmorte. Ce fut vite fait et bien fait. Si retors que fût un citadin 
        marocain, il ne parvenait pas à le circonvenir. Et c'est dans cette 
        circonstance qu'il fut permis, encore une fois, de constater l'admirable 
        souplesse de cette intelligence claire et précise. Biarnay, en 
        toute chose, distinguait, du premier coup, l'essentiel de l'accessoire, 
        le pratique de l'idéal ; il savait, dès qu'il abordait une 
        affaire, donner à chaque élément sa valeur relative.
 
 Pas d'idées préconçues chez lui, pas d'intérêt 
        personnel non plus sous aucune forme : sa pensée restait pure et 
        libre comme l'air des hautes cimes.
 
 En un tournemain, il mit sur pied l'organisation des Habous, gagnant à 
        la bonne cause des fonctionnaires qui, autrefois, eussent été 
        de vils concussionnaires, " emballant " le vizir des habous 
        dont il devait parfois calmer l'ardeur, s'occupant aussi bien de tracer 
        les grandes lignes de la nouvelle administration que de surveiller les 
        détails de son fonctionnement. Il sut encore, chose qui semblait 
        alors impossible, mettre les consuls étrangers dans son jeu pour 
        annihiler les méfaits possibles de la " protection ". 
        Tous les " mangeurs " de Habous, protégés ou non, 
        devaient se mettre en règle. En quelques mois, l'affaire était 
        sur pied. Il ne restait qu'à amplifier l'oeuvre d'assainissement 
        financier et de se mettre à gérer dans les meilleures conditions 
        les biens considérables des Habous.
 
 La déclaration de guerre 1914 surprit Biarnay au plus fort de sa 
        tâche. La question se posa, on s'en souvient, d'abandonner le Maroc, 
        tout au moins de se replier sur la côte. C'était un ordre 
        de Paris qui, une fois encore, donnait des ordres d'autant plus impératifs 
        que sa compétence était nulle. On savait bien, au Maroc, 
        que le moindre repli était fatalement un abandon rapide et total. 
        Lyautey consulta alors tous les Français, civils ou militaires, 
        qui connaissaient le pays. Cet homme, qui avait le goût de la responsabilité 
        et du libre commandement, recherchait toujours des conseils avant de prendre 
        une décision importante. Ici, l'enjeu de sa décision était 
        énorme : devait-il obéir à Paris et perdre sûrement 
        le Maroc, ou bien, refuser de se replier pour conserver intacte la conquête 
        française ? Journée tragique, suivie d'une nuit tout aussi 
        dramatique. Biarnay, en toute simplicité, dit alors à Lyautey 
        qui lui demandait son avis : " Si vous abandonnez le Maroc, je lève 
        des partisans, je crée des corps francs et nous le garderons ! 
        " Il était de trempe à le faire. Lyautey fut vivement 
        impressionné. L'âme du nouveau Maroc venait de s'exprimer. 
        Le Résident général, intuitivement, donnait déjà 
        raison à Biarnay. Il consulta encore les uns et les autres, puis 
        il répondit à Paris qu'il envoyait ses meilleures troupes 
        dans la Métropole, mais qu'il conservait le Maroc tel qu'il était 
        à ce jour.
 
 Et le travail titanesque commença qui imposait à tous un 
        dévouement sans bornes et une bonne humeur constante. On garda 
        le Maroc avec quelques territoriaux, des légionnaires, des Sénégalais 
        et des tirailleurs qui attendaient là l'heure d'aller relever leurs 
        camarades dans les Ardennes et dans la Somme. On agrandit même la 
        surface pacifiée du pays et on l'organisa de mieux en mieux. Biarnay, 
        condamné à la vie sédentaire, en profita pour écrire 
        son ouvrage inégalable concernant les dialectes berbères 
        du Rif, qui parut en 1917.
 
 La grippe espagnole l'emporta le 10 octobre 1918 sans qu'il ait eu le 
        bonheur de partager l'ivresse de l'Armistice. Il mourut en stoïcien. 
        Il avait à peine la quarantaine.
 * On n'a dépeint, jusqu'ici, que l'homme 
        d'action. Il faut dire encore que Biarnay était un savant, au vrai 
        sens du mot, et qu'il a laissé derrière lui une oeuvre scientifique 
        solide, une oeuvre que personne n'a eu besoin de refaire même partiellement.
 En 1908, paraît son Etude sur le Dialecte Berbère de Ouargla, 
        gros volume où il résumait les connaissances linguistiques 
        acquises au cours de deux aimées qu'il passa dans cette oasis. 
        Trois ans après, il débarquait à Oran, venant de 
        Tanger, pour se rendre au vieil Arzew, y étudier le dialecte d'une 
        tribu rifaine immigrée là et abandonnée au milieu 
        d'un peuplement arabe. Il rapporta, de cette brève randonnée, 
        l'Etude sur le Dialecte des Bétioua du Vieil Arzew qui parut d'abord 
        dans la Revue Africaine ; il y joignit, par la suite, une Notice sur le 
        parler des Ait Sadden (Est de Fès) et celui des Béni-Mguild 
        (Moyen-Atlas Marocain). Il poursuivit sa prospection linguistique inlassablement. 
        En 1912, le Journal Asiatique publiait de lui Six textes en Dialectes 
        des Bérabès du Dadès. Enfin, en 1917, parut son Etude 
        sur les Dialectes Berbères du Rif, oeuvre de premier ordre. L'Académie 
        des Inscriptions et Belles-Lettres la couronna d'un prix : consécration, 
        en même temps, de ses travaux antérieurs.
 
 Henri Basset, qui fut son ami, fils du grand maître de l'Ecole algérienne, 
        écrivit, à sa mort, ces lignes qu'on ne peut que reproduire 
        : " ...Parmi tous ceux qui, issus de l'école algérienne, 
        firent avancer d'un si grand pas, ces dernières années, 
        les études de dialectologie berbère, Biarnay fut l'un des 
        plus brillants. Mais son esprit essentiellement curieux ne s'arrêtait 
        pas là. Rien de ce qui touchait le passé du pays qui était 
        devenu le sien, les moeurs des populations ou leurs coutumes ne le laissait 
        indifférent. Au cours d'un séjour à Tanger, il avait 
        exploré des tombes romaines et les fameuses grottes d'Hercule (Archives 
        Marocaines, t. XVIII) ; il continuait à s'intéresser aux 
        vestiges romains dont il avait relevé un grand nombre avec une 
        rare sagacité aux environs de Rabat. L'archéologie berbère 
        l'attirait tout autant, et aussi l'ethnographie. Dans ce domaine, il a 
        donné son importante étude sur le mariage, dans son Dialecte 
        de Ouargla et deux articles qui parurent dans les Archives Berbères 
        - il fut de ceux qui contribuèrent à la fondation de cette 
        revue - les Notes sur les Chants populaires du Rif, et Un Cas de Régression 
        à la Coutume Berbère chez une tribu arabisée (1915-1916). 
        Le temps seul lui a manqué pour produire davantage. Du moins a-t-il 
        laissé des notes qui ont été soigneusement recueillies 
        (Notes d'ethnographie et de linguistique nord-africaine), publiées 
        par Louis Brunot et Emile Laoust en 1924. Mais quel livre merveilleux 
        nous avons perdu, livre que seul il aurait pu écrire en rassemblant 
        ses souvenirs sur ces années qui précédèrent 
        l'établissement du Protectorat, et sur les dessous de la société 
        makhzen qu'il connaissait comme personne !... "
 
 Quand on pense que cette oeuvre scientifique de si bonne qualité 
        qui aurait pris normalement l'activité entière de tout autre 
        a été composée en dehors d'une tâche unique 
        en son genre et combien absorbante, entre deux randonnées, entre 
        deux affaires de la plus haute importance, on reste muet d'admiration 
        sincère. Se montrer à la fois homme d'action et savant, 
        c'est le cas des êtres d'exception. Biarnay était bien un 
        être d'exception (On a donné le nom de Biarnay 
        à la rue qui dessert l'Institut des Haute" Etudes Marocaines).
 Et ses sentiments étaient à la taille de son intelligence. 
        Sa famille, qu'il dirigeait depuis la mort du père, manifestait 
        à son égard une adoration véritable ; il méritait 
        amplement cet attachement. Ses collaborateurs de tous ordres le considéraient 
        comme un père, comme un frère aîné : jamais 
        il ne leur refusa une aide, un encouragement, un bon conseil. Quant à 
        ses amis, ils étaient sûrs de trouver constamment en lui 
        un guide éprouvé prêt à leur donner tout ce 
        qu'il avait, y compris son temps. Plusieurs d'entre eux, qu'il avait connus 
        à l'Ecole Normale, lui doivent des situations brillantes. Les Indigènes 
        ne l'aimaient pas moins que les Français et reconnaissaient aisément 
        tout ce qu'ils lui devaient : quand ils apprirent sa mort, ces musulmans 
        qu'on dit fanatiques firent spontanément des prières dans 
        les mosquées pour attirer la bénédiction d'Allah 
        sur le disparu qui leur était cher. Ce trait, unique dans les annales 
        marocaines, prouve jusqu'à quel point la bonté clairvoyante 
        et efficace de Biarnay gagnait tous les coeurs.
 
 Ce fut un authentique grand homme, un être supérieur qui, 
        avec une aisance extraordinaire, se maintint constamment dans les plans 
        les plus élevés de l'esprit et du sentiment.
 
 C'est un honneur insigne pour l'Ecole Normale de Bouzaréa d'avoir, 
        comme élève, puis comme sectionnaire, compté Samuel 
        Biarnay.
 Louis BRUNOT,Directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines.
 Quelques anecdotes sur 
        Biarnay En 1916, étant en résidence 
        au Camp des Touarga, à Rabat, j'étais le voisin de Biarnay. 
        Je le voyais chaque jour. Biarnay parlait rarement de lui-même ; 
        néanmoins, j'eus l'occasion de l'entendre narrer des événements 
        où il avait joué un rôle actif et prépondérant. 
        En dépit des années, je puis rappeler ces récits 
        dans toute leur fraîcheur comme je les ai entendus de la bouche 
        de leur auteur.
 A LA TETE DE LA SOCIETE DE T.S.F. :
 Henri Popp, homme d'affaires éminent, avait fondé une société 
        de T.S.F. et de postes ; il prit Biarnay comme second.
 
 Popp, très malade, ne faisait, au Maroc, que des apparitions. Biarnay 
        devenait le directeur intérimaire, puis il lui succéda lorsque 
        Popp mourut.
 
 Biarnay installa à Fès un deuxième poste de T.S.F. 
        Il fallait accorder les deux postes de Tanger et de Fès. Biarnay 
        fit venir un technicien sortant de l'Ecole d'Electricité de Grenoble. 
        Celui-ci était encore en route que Biarnay avait réussi 
        à mettre en synchronisme Fès et Tanger.
 ** La vie n'était pas toujours rose pour 
        les dirigeants de l'exploitation... " Nous ne roulions pas sur l'or. 
        A la fin du mois, souvent nous avions juste de quoi payer nos employés. 
        Quant à nous, nous attendions pour nous servir, que l'argent soit 
        rentré dans la caisse... "
 Pour comble de malheur, les appareils, encore imparfaits, avaient des 
        pannes - et c'était du manque à gagner, des inquiétudes 
        pour la fin du mois. Biarnay s'acharnait à les remettre en fonctionnement 
        : - " Je l'ai souvent attendu plusieurs jours et plusieurs nuits, 
        me disait sa mère ; il ne rentrait que lorsque tout était 
        remis en marche. "
 ** ...Je n'avais pas les méthodes en 
        usage dans l'Administration. Pour mon personnel, pas de classes, pas d'avancement 
        automatique. Chacun était payé d'après son rendement. 
        Un jour, un commis refusa, à 21 h. 10, de prendre un télégramme, 
        prétextant que le bureau était fermé. Le lendemain, 
        il était congédié. C'était une faute grave 
        : nous avions des concurrents et la règle de la maison était 
        : faire plaisir. Et Dieu sait si on saisissait les occasions d'être 
        agréables aux clients. "
 La société continuant à vivre péniblement, 
        Biarnay la fit absorber par le Sultan ; elle devint la " Poste chérifienne 
        ".
 
 LA " PANTHER " A AGADIR :
 
 A l'époque d'Agadir,. la Panther " ne possédait pas 
        d'appareils assez puissants pour correspondre directement par T.S.F. avec 
        Hambourg. Le Ministre d'Allemagne à Tanger, M. Rosen, demandait 
        à Biarnay de transmettre les dépêches par son poste 
        de Mogador. Biarnay refusa. A toutes les sollicitations, il répondait 
        : " Mon Maître le Sultan me défend de prendre vos télégrammes. 
        " L'Allemagne faisant pression, le Ministre de France à Tanger 
        conseilla à Biarnay de céder. De Rosen lui disait : " 
        Vous n'avez pas à être plus royaliste que le roi. " 
        - " Voyant cela, je donnai l'ordre à mon mécanicien 
        de saboter le poste de Mogador et aucune dépêche ne fut transmise 
        par mon intermédiaire. "
 
 AU SERVICE DES AFFAIRES ETRANGERES DE LA FRANCE :
 
 Les Allemands cherchaient à s'insinuer auprès du Sultan. 
        M. Regnault chargea Biarnay de contrecarrer leurs efforts. " Que 
        de fois ai-je passé de longues heures dans le palais du Sultan 
        à attendre que l'agent allemand soit sorti ! Alors, je me renseignais 
        sur ce qu'il avait machiné et j'intervenais pour combattre son 
        influence. "
 
 PENDANT L'EMEUTE DE FES :
 
 Dans Fès, ville sainte de l'Islam, aucun soldat français. 
        Il n'y avait que l'Etat-Major et l'Hôpital. Les troupes étaient 
        au Camp de Dar-Debibagh, à 6 kilomètres de la ville. Fès 
        était sous la garde des tabors marocains. Ceux-ci se révoltèrent, 
        se précipitèrent sur le mellah et sur des établissements 
        occupés par des Français, en particulier sur le bureau de 
        poste.
 
 A la médina, les officiers, sous le coup de la surprise, avant 
        d'agir, voulaient attendre l'arrivée des troupes de secours parties 
        de Dar-Debibagh.
 
 Biarnay ne l'entendait pas ainsi ; il désirait immédiatement 
        porter secours à ses postiers, il le demandait avec véhémence, 
        on résistait. Le médecin-chef déclara : " Biarnay 
        a raison, je lui donne mes infirmiers. " Et Biarnay partit, à 
        la tête d'une troupe composée d'infirmiers et surtout d'hommes 
        à lui. L'on arriva à la poste ; il fut impossible de pénétrer, 
        le couloir étant hérissé de baïonnettes. Biarnay 
        ne put retenir ses indigènes ; bien malgré lui, le sang 
        coula. Son intervention fut salutaire, car elle permit d'organiser des 
        centres de résistance et d'empêcher les tabors de refluer 
        sur la colonie française avant l'arrivée des secours. Sa 
        maison devint le refuge de tous les rescapés.
 
 A LA TETE DU SERVICE DES HABOUS :
 
 Il montra dans cette fonction toutes ses belles qualités. Il fallait 
        attirer à soi les marabouts détenteurs de fondations habous 
        : on leur demandait de consentir à faire administrer leurs biens 
        par le service des Habous - ce qui permettait de les recenser - et, en 
        échange, on leur offrait un revenu bien supérieur à 
        celui qu'ils en retiraient. Biarnay faisait fructifier cet argent : création 
        d'un village indigène à Casablanca, d'un bain maure, etc., 
        etc...
 
 Il fallait aussi défendre le patrimoine qui lui était confié 
        contre la cupidité des Services. A tout propos, un chef de service, 
        qui avait jeté son dévolu sur un immeuble ou un terrain 
        habous, faisait intervenir le Général Lyautey. Biarnay, 
        têtu et tenace, résistait au Résident malgré 
        ses explosions de colère : " Les papiers volaient de tous 
        côtés, mais je ne me baissais pas pour les ramasser... Le 
        Général devenait plus calme et me donnait raison ; parfois, 
        je finissais par céder un peu, moyennant dédommagement... 
        "
 
 EN 1914 :
 
 C'était le jour où le Général Lyautey avait 
        réuni son Etat-Major et les personnalités marocaines en 
        vue de prendre une décision au sujet de la situation que créait 
        la déclaration de guerre : abandon partiel avec repli vers les 
        ports de la côte ou maintien du front. Biarnay dit alors : c En 
        cas d'abandon, je me mets à la tête d'un corps franc et nous 
        garderons le pays soumis. "
 
 CHOSES DU MAROC D'AUTREFOIS :
 
 Nombreux furent les incidents de route à qui souvent traversa des 
        régions peu sûres, allant de Tanger à Mogador, et 
        il n'est pas surprenant d'entendre Biarnay dire : " Quand, après 
        le débarquement des Français à Casablanca, nous avons 
        quitté les officiers d'un des postes extrêmes de la zone 
        occupée, ils nous ont dit adieu comme s'ils n'avaient pas dû 
        nous revoir. "
 
 Biarnay avait eu, dès son arrivée à Tanger, une aventure 
        peu encourageante. S'étant rendu dans un endroit de la côte 
        peu éloigné de la ville, afin d'y voir un bateau échoué, 
        il fut assailli pat des indigènes et complètement dépouillé 
        de ses vêtements. Il dut rentrer à Tanger dans le costume 
        d'Adam.
 Que de choses intéressantes racontait Biarnay sur Abd el Aziz et 
        sa folie de modernisme (Savamment entretrenue par son conseiller 
        Mac Lean (phonographes par douzaines, bateau sur un petit lac artificiel, 
        petit chemin de fer circulant autour d'une enceinte que des palissades 
        masquaient à la vue des croyants, etc...), sur Moulay Hafid, 
        Raïssouli, etc..., en particulier sur la façon dont les Marocains 
        comprenaient la guerre ! Peu importait d'être vainqueurs ou vaincus. 
        Dans les deux camps, d'accord sur deux points importants : la guerre nourrira 
        ceux qui la font et ils se paieront en razziant les tribus sur lesquelles 
        ils se trouveront et pilleront les mellahs qu'ils rencontreront sur leur 
        chemin.
 
 A 16 heures, à l'heure du thé, on fera une trêve rituelle. 
        Et ce fut une stupéfaction lorsqu'ils virent que les Français 
        n'observaient pas la trêve ; vraiment ce n'était pas de jeu...
 ** Par sa valeur et par sa connaissance des 
        hommes et des choses du Maroc, Biarnay jouissait d'un grand prestige aux 
        yeux de tous les " Marocains " : officiers, fonctionnaires et 
        indigènes. Par sa bonté, il s'attirait tous les coeurs.
 Resté simple, il fuyait les réceptions, mais manifestait 
        une joie sincère à se retrouver au milieu de ses anciens 
        condisciples.
 
 A l'Ecole, nous avions senti confusément que Biarnay, si vivant, 
        à la fois exubérant et curieux, accepterait difficilement 
        de suivre les chemins battus, de s'accommoder d'une vie banale ; mais 
        nul ne croyait qu'il se révèlerait aussi grand. Comme me 
        le disait un jour notre ancien professeur, M. Girard : a Biarnay est un 
        homme supérieur, il nous dépasse tous. "
 
 Aussi, nous, ses anL compagnons de classe, le retrouvant aussi
 modeste, aussi charmant camarade qu'autrefois, nous l'admirions sans réserve 
        et le chérissions.
 J.-E. ROUSSET,Professeur Honoraire aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
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