|  Vingt-cinq ans de Quatrième 
        Année La quatrième année a tout particulièrement 
        contribué, durant un quart de siècle (1909-1935), sauf les 
        années d'interruption de la guerre, à accroître le 
        prestige et à étendre le rayonnement de l'Ecole Normale 
        de Bouzaréa.
 Par elle, des traditions tenaces ont été fortifiées 
        ; grâce à elle s'est encore vivifié l'esprit si original 
        de la Maison.
 
 Des élèves-maîtres devenus professeurs ont formé 
        à leur tour de nouveaux professeurs. Des sentiments d'ordre familial 
        se sont entretenus, grâce à cette continuité et à 
        ce rapprochement entre les promotions. Soucieux d'élever à 
        leur niveau de futurs collègues et de précieux amis, les 
        professeurs y ont donné le meilleur d'eux- mêmes ; ils ont 
        puisé, légitime récompense d'un prodigieux labeur 
        allègrement accepté, source de perpétuel enrichissement 
        de leur valeur professionnelle, un renouvellement de leurs méthodes, 
        un besoin de lectures et de recherches, une extension et un approfondissement 
        de leur spécialisation dont bénéficiaient en retour 
        les élèves des promotions normales.
 
 La gloire des quatrièmes Lettres et Sciences enflammait, dès 
        la première année, les secrètes ardeurs des littéraires 
        et des scientifiques en puissance. Encouragés par les sollicitations 
        souvent pressantes de leurs maîtres, ils y tendaient de leurs efforts 
        encore incertains, de leurs rêves imprécis ou encore inavoués. 
        Les normaliens vouaient aux " quatrios " une admiration d'autant 
        plus vive, que ces aînés, quasi olympiens, leur développaient 
        quelques cours sous le contrôle des professeurs communs.
 
 Deux périodes nettement tranchées partagent l'histoire de 
        la quatrième année ; avant, et après la guerre, l'esprit 
        des études restant le même : un petit nombre d'élèves 
        dans deux salles restreintes dont l'emplacement n'a guère varié, 
        se livraient surtout à des travaux personnels.
 
 Cent quatre boursiers sont passés par la quatrième année 
        ; leurs destinées furent très variées et pour beaucoup 
        brillantes. La plupart, et c'est naturel, sont devenus professeurs d'enseignement 
        primaire supérieur ; certains ont accédé au secondaire 
        ; d'autres ont suivi les hautes carrières administratives. La plus 
        grande partie du personnel de Bouzaréa et des E.P.S. algériennes 
        s'y est formée, ainsi que de nombreux maîtres de cours complémentaires 
        et de directeurs d'écoles primaires.
 
 Dès 1909, date de la création, professent en quatrième 
        année Sciences : M. Daunois, reçu à l'Inspection 
        Primaire en 1914 et actuellement directeur des Etablissements du second 
        degré à Angoulême ; puis, M. Robert qui devait y exercer 
        jusqu'en 1927 et M. Monville qui sera affecté en 1922 à 
        l'Ecole Normale de Versailles. En quatrième année Lettres, 
        M. Lepeintre enseignait l'histoire et la géographie ; M. Delassus, 
        les auteurs français, et M. le Directeur ab der Halden, la morale.
 
 Des générations d'avant guerre, peu d'élèves 
        ont survécu à la tourmente ; la quatrième année 
        a payé, elle aussi, un lourd tribut. Ont été tués 
        à l'ennemi : Benoît (Sciences 1909-1910) ; Althusser (Sciences 
        1910-1912) ; Roure (Sciences 1911-1913), élève à 
        Saint-Cloud (1913-1914) ; Foyer (Lettres 1912-1914) ; Neuville (Lettres 
        1912-1913) ; Roquet (1912-1913) ; Pellegrin (Lettres 1914-1915) auxquels 
        il faut ajouter Cier (Sciences 19091910), ancien professeur de l'E.P.S. 
        de Maison-Carrée, et Sicart (Lettres 1914 octobre-décembre), 
        professeur à l'E.P.S. d'Alger, décédés ultérieurement.
 
 Des survivants : Maugendre (1909-1911 Lettres), élève à 
        Saint- Cloud (1911-1913), licencié en philosophie en 1924, longtemps 
        Inspecteur Primaire à Avignon, vient d'être, au dernier mouvement, 
        délégué dans les fonctions d'Inspecteur d'Académie 
        à Privas ; Hustach, qui succéda en 1932 à M. Dupuy 
        comme directeur de l'Ecole Normale de Tunis, est aujourd'hui directeur 
        de l'Ecole Normale de Draguignan ; Di Luccio (1910-1912 Lettres), élève 
        à Saint-Cloud de 1912 à 1914, licencié d'histoire 
        en 1921, admis à la session de 1936 au certificat d'aptitude à 
        l'Inspection Primaire, reste une des figures les plus attachantes de Bouzaréa 
        où il enseigna depuis bientôt 23 ans, dont seize en quatrième 
        année, des centaines d'élèves-maîtres ; Verdy 
        (Sciences 1911-1912) est professeur d'enseignement technique ; Loubignac 
        (Lettres 1911), devenu officier interprête, puis passé au 
        Service de l'Enregistrement, fut, au Maroc, un précieux collaborateur 
        du Maréchal Lyautey ; Louchard (Sciences 1912), élève 
        à Saint-Cloud de 1912 à 1914, a quitté le professorat 
        pour entrer dans l'industrie ; Pestre (Lettres 19121914), après 
        quelques années de fonctions à Bouzaréa, professe 
        actuellement à l'E.P.S. du Boulevard Guillemin ; Gachie (Lettres 
        1913-1914), admis à Saint-Cloud en 1914, est Inspecteur Primaire 
        à Avignon; Mazoyer (Sciences 1913-1914 puis 1919-1920) dirige l'E.P.S. 
        de Tizi-Ouzou ; Schlafmunter (1913-1914 Sciences), admis à Saint-Cloud 
        en 1914, longtemps professeur à Bouzaréa, a remplacé 
        le regretté Giorgetti au poste de Directeur de l'Ecole Normale 
        Indigène ; enfin Moulias (1914 Sciences) est Intendant militaire 
        de deuxième classe.
 
 Après la guerre, une réforme entraîne la division 
        du professorat en deux parties ; les deux quatrièmes années 
        préparent comme autrefois à Saint-Cloud et en plus à 
        la première partie ; le nombre des boursiers s'accroît.
 A la reprise, en 1919, Simoneau, qui entre à Saint-Cloud l'année 
        suivante et exerce actuellement à Bouzaréa, a le privilège 
        certainement unique dans les annales pédagogiques de recevoir, 
        seul en Lettres, l'enseignement de cinq professeurs, démobilisés 
        comme lui. Pour la philosophie, M. Seror, maître bienveillant et 
        si largement humain, dont tant d'élèves- maîtres conservent 
        au plus profond d'eux-mêmes le souvenir ému et déférent 
        ; en littérature, M. Lacroix, actuellement directeur de l'Ecole 
        Normale de Limoges, et M. Lecarre, Inspecteur Primaire à Blida 
        ; Di Luccio enseigne l'histoire et la géographie ; Biaggi Antoine, 
        instituteur détaché pour l'enseignement de l'arabe, achève 
        l'exercice d'une admirable activité, toute de dévouement, 
        commencée en pleine guerre. M. Crouzet le remplace en 1920 et enseigne 
        l'arabe régulier jusqu'à la suppression de la quatrième 
        année. M. Pestre devient à son tour professeur de Lettres. 
        En Sciences, MM. Robert et Monville reprennent leurs cours en Mathématiques 
        et en Physique et Chimie ; M. Berlande enseigne l'Histoire Naturelle ; 
        admis à l'agrégation des Sciences Physiques en 1921, M. 
        Berlande est aujourd'hui professeur à la Faculté des Sciences 
        d'Alger.
 
 En 1920, sortent Mazoyer, Raynaud, professeur de Sciences a l'Ecole Normale 
        de Constantine ; Tubiana, professeur de Sciences à 1 E.P.S. de 
        Constantine. En 1921, ce sont : Giorgetti et Oriol, en Sciences ; Choucroun, 
        depuis démissionnaire, et Calmon, professeur de Lettres à 
        l'E.P.S. du Boulevard Guillemin.
 
 La quatrième année Lettres se glorifie, à l'issue 
        de l'année 19211922, d'un succès retentissant : non seulement 
        les deux boursiers Giuliani et Petit-Colin sont admis à Saint-Cloud, 
        mais aussi Disdet, élève de troisième
 année, section des libérés du service militaire, 
        auditeur en quatrième amie; Giuliani est devenu Inspecteur Primaire 
        à Largentière ; Petit-Colin, professeur en Indochine, et 
        Disdet, professeur à Bouzaréa.
 
 Un changement important intéresse le personnel enseignant. M. Berthin 
        remplace M. Lacroix. M. Schlafmunter, à la suite de M. Berlande, 
        enseigne l'Histoire Naturelle, et Giorgetti, la Chimie après M. 
        Monville. La Physique est enseignée par M. Batisse.
 
 C'est alors la succession des élèves laborieux ; chaque 
        année apporte un contingent de succès à Saint-Cloud 
        ou à la première partie du professorat. Chamayou (1921-1923 
        Sciences), élève de Saint-Cloud de 1923 à 1925, est 
        professeur à l'E.P.S. de Maison-Carrée ; Bouvier (1922-1924 
        Lettres), Saint-Cloud 1925-1927, est directeur de l'Ecole Normale d'Alençon 
        ; Brunot (1922-1924 Lettres) est Inspecteur Primaire à Saint-Claude 
        ; Puget (1922-1924 Sciences) est professeur de Chimie à Bouzaréa 
        ; Cardona A. (1923-1924 Sciences) est professeur à l'E.P.S. de 
        Maison-Carrée ; Degioanni (1923-1925), professeur d'agriculture 
        aux Ecoles Normales de Bouzaréa ; Isnard (1923 Lettres), professeur 
        à l'E.P.S. de Maison-Carrée, reçu le premier à 
        la deuxième partie du professorat, section d'histoire et géographie, 
        ainsi que le sera un peu plus tard Ferrier (1925-1927 Lettres)- Saint-Cloud 
        1928-1930), actuellement professeur à l'Ecole Normale de Colmar 
        ; tous deux les plus dignes disciples de M. Di Luccio.
 Puis, tour à tour, sortent Piovanacci (1923-1925 Lettres) ;- Toma 
        (Sciences) ; Camou (Lettres) ; Fix (1924-1926 Lettres) ; Julia (1926-1927 
        Lettres) ; Kacer (Sciences) et vont par la suite exercer dans diverses 
        E.P.S. de la Colonie. Matthieu (1924-1925 Sciences), professeur d'Ecole 
        Normale d'Obernai ; Groborne (1924-1926 Sciences entrent à Saint-Cloud 
        ; Labarraque (1926-1928 Sciences) deviendra professeur d'Ecole Normale 
        technique, et Saïd (1926-1927 Sciences), professeur au Lycée.
 
 Par la suite, le nombre des professeurs est successivement réduit. 
        Di Luccio continue à assurer la préparation écrasante 
        d'un programme toujours plus chargé d'histoire et de géographie. 
        M. Buret, qui a remplacé M. Seror, nominé à Paris, 
        quitte à son tour l'Ecole pour de plus hautes fonctions : admissible 
        à l'agrégation de philosophie, admis à l'Inspection 
        Primaire, il devient directeur de l'Ecole Normale de Quimper puis d'Aix. 
        Il est aujourd'hui Inspecteur primaire à Alger. M. Coisy le remplace 
        dans l'enseignement de la psychologie et l'explication des auteurs philosophiques 
        ; il prépare avec succès l'examen d'Inspecteur primaire. 
        Après le départ de Berthin, nommé Directeur de l'E.P.S. 
        de Mascara, Disdet est chargé seul de l'étude de tous les 
        auteurs de littérature. Après la nomination de M. Robert 
        à la Direction de l'E.P.S. de Batna, Batisse assume l'enseignement 
        des mathématiques.
 Aucun changement n'affectera le personnel de la quatrième année 
        jusqu'à la suppression.
 
 Réussissent dès 1927: Aumaître (1927-1929, Sciences), 
        Saint-Cloud (1927-1931), Cardona (1" Partie), Blanc (1928-1929, Lettres, 
        1" Partie), Ménicucci (Lettres), Rey Auguste (1928-1930. Ce 
        dernier prépara, après Saint-Cloud, l'agrégation 
        d'Histoire Naturelle. Il vient d'être nommé au Lycée 
        d'Alger. Rémégis (1929-1931, Lettres), au sortir de Saint-Cloud 
        (19314933), démissionne et est actuellement commissaire de police 
        à Tizi- Ouzou. Séchaud (1929-1931, Sciences) devient Professeur 
        d'Ecole Normale Technique. Lavina (1930-1932, Sciences), Michel (1930-1931, 
        Lettres) et Rey Louis (19304932), Sciences) sont respectivement professeurs 
        à Sidi- bel-Abbès, Tizi-Ouzou et Boufarik. Botella (1931-1933, 
        Lettres), professeur à l'Ecole Normale de Mirecourt, et Yacono 
        (1931-1932, Lettres), professeur à Boufarik, entrent à Saint-Cloud. 
        Bonnefin (19334935, Lettres) clôturant une longue liste, dernier 
        représentant de la quatrième année, entre à 
        Saint- Cloud en 1935.
 
 Un décret aux fins d'économie borne la carrière de 
        la quatrième année ; ce fut un coup rude pour les professeurs 
        et pour les élèves qui y aspiraient. Aucun regret, aucune 
        amertume ne devant entacher l'illustration des pages glorieuses et émouvantes 
        de l'Ecole, on ne peut que souhaiter le rétablissement de cette 
        institution qui fut et reste l'orgueil de notre Maison et qui a permis 
        de classer Bouzaréa dans les toutes premières Ecoles Normales 
        de France.
 C. DISDET,Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
 Un apôtre : Jean 
        Quilici En 1912, le Gouvernement Général 
        de l'Afrique occidentale française ayant résolu de communiquer 
        une impulsion nouvelle à son service d'Enseignement, estima que 
        le plus pressé était d'assurer, dans les meilleures conditions 
        possibles, la formation des maîtres indigènes. Il plaça 
        sous son contrôle immédiat l'Ecole Normale d'Instituteurs 
        qui, jusque-là, n'avait été qu'une dépendance 
        du Collège de Saint-Louis, et la transféra dans l'île 
        de Gorée, à proximité de Dakar ; en même temps, 
        il se mit en quête d'un directeur qualifié : l'Algérie, 
        à qui il s'adressa, lui désigna Jean Quilici, alors directeur 
        de l'Ecole annexe de la Bouzaréa.
 Ce fut là, pour l'Afrique occidentale française, une bonne 
        fortune. Jean Quilici résumait en sa personne toute l'expérience 
        acquise par l'Algérie dans le domaine de la pédagogie des 
        écoles d'indigènes. Cet homme, d'une intelligence pénétrante 
        et d'une culture solide, qui aurait pu affronter avec succès des 
        concours difficiles, s'était entièrement voué à 
        sa tâche professionnelle ; il avait scruté jusqu'au fond 
        l'esprit de toutes les disciplines, il dominait sans effort tous les problèmes 
        de méthode, il saisissait du premier coup d'oeil les nécessités 
        et les conditions de l'adaptation au milieu. En un tourne-main, l'Ecole 
        Normale de Gorée se trouva transformée : son plan d'études 
        cadrait désormais avec les exigences de l'activité locale, 
        son enseignement était rajeuni dans tous les sens, une vie intense 
        l'animait. Il m'a été donné, au cours de ma carrière, 
        de rencontrer bien des individualités remarquables, parvenues dans 
        leur spécialité à un rare degré de perfection 
        et de rayonnement : je ne connais personne qui m'ait donné l'impression 
        d'une plus sûre maîtrise.
 *** Mais on n'a rien dit de Quilici, tant qu'on 
        a mis en lumière sa seule supériorité technique. 
        L'homme en lui était admirable. Une sorte de héros, capable 
        de tous les courages. Le climat l'éprouvait durement, il souffrait 
        notamment de crises d'estomac fort pénibles : jamais il n'a consenti 
        à se reposer ni même à se soigner, jamais il n'a fait 
        fléchir la règle de vie ascétique qu'il avait choisie. 
        Dans cet îlot de Gorée, d'où toute distraction était 
        absente, il était levé le premier, bien avant l'aube, et 
        couché le dernier ; c'est à peine s'il prenait le temps 
        de manger. On regardait comme des événements ses voyages 
        à Dakar : il ne se séparait de son rocher que pour affaires 
        tout à fait urgentes, entre deux chaloupes. Ce scrupuleux eût 
        pensé commetre la pire des fautes en dérobant à sa 
        mission une minute de son temps et de son attention.
 Pourtant, cet ermite, qui semblait s'être placé en dehors 
        de l'existence commune, avait un sens merveilleux de la vie. Derrière 
        l'Ecole qu'il dirigeait, il ne cessait de voir l'immense pays à 
        qui notre enseignement devait servir de ferment, et il devinait, lui le 
        sédentaire, oui vraiment, il devinait la variété 
        des régions et des horizons de travail, la complexité des 
        régimes économiques et sociaux, l'infinie diversité 
        des âmes collectives. Dans l'Ecole même, il jugeait avec une 
        surprenante perspicacité ses collaborateurs, possédait l'art 
        de demander à chacun ce qu'il était le plus apte à 
        donner ; il connaissait un par un tous ses élèves, cependant 
        nombreux, mêlés, souvent mystérieux, et pour tous 
        il était un véritable directeur de conscience, d'une clairvoyance 
        redoutée, d'une bienveillance inépuisable. Les chefs des 
        services d'enseignement dans chaque colonie du Groupe pouvaient se fonder 
        aveuglément, pour le placement des élèves-maîtres 
        sortants, sur les notes qu'il leur transmettait : son jugement psychologique, 
        au cours des sept ans qu'il a passés auprès de moi, n'a 
        pas été une seule fois en défaut.
 
 Son coeur, sans doute, lui révélait ce qui risquait d'échapper 
        à sa vision intellectuelle. Son coeur ardent, frémissant, 
        son coeur demeuré si jeune, et prompt, en dépit de l'âge 
        qui venait, aux fougueux enthousiasmes comme aux nobles indignations. 
        Je garde de lui un gros paquet de lettres : quelle fraîcheur de 
        sentiment ! que de passion généreuse dans les moindres mots 
        ! Et quelle flamme d'apostolat circule à travers son écriture 
        nette et menue !
 De l'apôtre il avait jusqu'à l'allure qu'on prête traditionnellement 
        à ce genre de personnage. Une haute stature harmonieuse, imposante, 
        un visage d'un modelé à la fois vigoureux et délicat, 
        encadré d'une barbe grisonnante ; surtout, un regard étrangement 
        lumineux, tantôt éclatant, tantôt d'une émouvante 
        douceur. Nul n'échappait à son prestige ; jeunes et vieux 
        l'auraient suivi au bout du monde, et je suis en mesure d'affirmer qu'au 
        fond de la brousse africaine, les instituteurs indigènes qu'il 
        a formés, modelés de ses mains puissantes, traités 
        comme ses enfants, gardent à sa mémoire une tendre piété.
 
 On ne finirait pas d'énumérer ses vertus : sa droiture constante, 
        sa franchise, la fidélité de son amitié, son désintéressement. 
        Il a été sur les champs de bataille ce qu'il était 
        dans les travaux de la paix, et les récompenses qu'il a obtenues 
        au front l'attestent amplement. Appelé à servir en Syrie 
        après son départ de l'Afrique occidentale française, 
        il y a fait preuve des mêmes qualités, répandu les 
        mêmes bienfaits, et c'est là qu'il a succombé, d'une 
        maladie contractée dans l'exercice de ses fonctions, lui qui, par 
        toute sa vie de dévouement, semblait en effet destiné à 
        ne tomber qu'au champ d'honneur.
 
 La Bouzaréa peut être fière de Jean Quilici, qui a 
        fait si largement rayonner ses méthodes et son esprit. Pour moi, 
        je la remercie de cette occasion qu'elle m'a donnée de rendre hommage 
        à un être d'élite que j'ai eu comme compagnon de luttes 
        sous des cieux ingrats et que j'ai aimé comme un frère.
 Georges HARDY,Ancien Inspecteur général de l'Enseignement en A.O.F.,
 Ancien Recteur de l'Académie d'Alger,
 Recteur de l'Académie de Lille.
 Notre école annexe Comme l'Ecole Normale elle-même, l'Ecole 
        Annexe a subi, avec le temps, bien des transformations. Eeole à 
        classe unique à ses débuts, elle est devenue, par suite 
        de l'augmentation de son effectif, une école à trois classes 
        d'Européens et une classe d'initiation, spéciale aux Indigènes, 
        que des considérations d'ordre pédagogique ont consacrée 
        dans son rôle de classe à plusieurs cours.
 Elle fut et demeure avant tout " l'atelier pédagogique " 
        de la maison et a contribué, dans une large mesure, à la 
        formation professionnelle des générations de normaliens 
        qui se sont suivies. Elle fut aussi, pendant longtemps, pour les localités 
        avoisinantes : Chéragas, Dély-Ibrahim, Saoula, El-Biar même, 
        un véritable centre d'attraction par la faveur que lui valurent, 
        au Brevet Elémentaire et au Concours d'entrée à l'Ecole 
        Normale, les succès de son Cours Complémentaire. Par la 
        suite, El-Biar parut plus indiqué à l'Administration, comme 
        siège de cours complémentaire, pour remplir l'office jusqu'alors 
        tenu par Bouzaréa. Mais toujours, avant comme après la guerre, 
        le nombre des admissions au certificat d'études se maintint avec 
        régularité à un niveau très honorable.
 
 L'influence de l'Ecole Annexe s'exerce naturellement d'une façon 
        permanente et plus profonde sur le village de Bouzaréa. Si, comme 
        la plupart des écoles, elle a fourni son léger contingent 
        de fonctionnaires, ses élèves se sont surtout orientés 
        vers la culture et les professions manuelles. A cet égard il suffit, 
        pour se convaincre de son bienfaisant effet, de constater les améliorations 
        surgies d'initiatives jeunes, là où les enfants ont succédé 
        aux parents. Et si nous ajoutons que la petite bibliothèque scolaire, 
        progressivement enrichie, a diffusé dans les milieux locaux la 
        pensée française sous ses aspects les plus divers, nous 
        serons sans doute en droit d'affirmer qu'au point de vue de l'instruction, 
        l'Ecole Annexe a rendu de grands services à la population espagnole 
        et à la population arabe de Bouzaréa.
 
 Un service non moins important est celui que l'Ecole peut enregistrer, 
        auprès des Indigènes, par son action heureuse sur l'hygiène. 
        Certes le groupement de la Tribu vit encore, à bien des égards, 
        dans des conditions défectueuses ; mais la propreté corporelle 
        comme celle de l'habitat ont réalisé d'incontestables progrès 
        et la confiance en l'autorité du médecin français 
        met de plus en plus en échec l'empirisme des guérisseurs 
        et des matrones.
 
 Dans son ensemble, la population de Bouzaréa est pauvre. Ce n'était 
        donc pas assez de lui offrir l'instruction, bienfait à échéance 
        lointaine. L'Ecole Normale l'a compris et tous les chefs qui s'y sont 
        succédé ont eu à coeur de lui manifester la bonté 
        de la France de façon immédiate. C'est pourquoi tous les 
        enfants qui le désirent, Européens et Indigènes, 
        trouvent à la Cantine Scolaire, gratuitement, le réconfort 
        d'un repas chaud et substantiel. De sorte que l'Ecole Annexe n'est pas 
        seulement la maison où l'on s'instruit, mais celle aussi où 
        l'on apaise sa faim.
 
 Inappréciable service, discrètement rendu aux familles nécessiteuses 
        et d'ailleurs hautement prisé. Depuis de nombreuses années, 
        cette générosité quotidienne se complète, 
        au début de l'hiver, par une distribution de vêtements chauds 
        : nouveau témoignage tangible de la sollicitude du pays pour ses 
        enfants déshérités. Les enfants de toutes origines 
        qui se coudoient sur les bancs de l'école contractent, dès 
        le jeune âge, des liens de camaraderie qui sont certainement pour 
        quelque chose dans l'harmonie qui règne à Bouzaréa 
        entre les divers éléments de la population, en fréquente 
        collaboration et en cordiale entente dans les travaux exécutés 
        en commun. Car ce n'est pas un des moindres bienfaits à porter 
        à l'actif de l'école que celui d'avoir donné de bonne 
        heure à tous l'amour et le goût du travail, réduisant 
        ainsi le nombre des flâneurs et atténuant les navrantes misères 
        dues à la paresse.
 
 Nous pouvons donc dire, avec quelque fierté, qu'en faisant connaître 
        et aimer la France, l'Ecole Annexe concourt à la grande mission 
        de progrès moral et social entreprise par notre pays dans l'Afrique 
        du Nord.
 P. MAGNOU,Directeur honoraire de l'Ecole Annexe de Bouzaréa.
 Bouzaréa et les 
        études berbères La plupart des berbérisants de ces 
        quarante dernières années sont d'anciens élèves 
        de la Section Spéciale de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.
 Ce fut d'abord Boulifa qui réunit des matériaux encore utiles 
        sur la région où il est né, en Grande Kabylie, et 
        sur Demnat au Maroc. Ce fut également Nehlil qui étudia 
        le parler de Ghat, et aussi Abès, qui donna quelques renseignements 
        sur les parlers du Moyen Atlas Marocain.
 
 Biarnay dont le rôle est nettement plus marquant, réalisa 
        déjà une belle oeuvre avec, essentiellement, deux gros volumes, 
        le premier sur Ouargla et le second, plus moderne d'esprit, sur les parlers 
        du Rif. Avec des formules également plus récentes, Loubignac 
        étudia la langue des Izayan et Rénisio celle des B. Iznacen, 
        des Rifains, et des Senhaja de Srair.
 
 Mais les oeuvres capitales sont celles de Destaing et de Laoust. A Destaing 
        qui, par ailleurs, possède encore de nombreux feuillets inédits, 
        on doit, notés avec une minutie et classés avec une rigueur 
        scrupuleuse, d'abondants renseignements sur les parlers de la montagne 
        de Blida, de la région du Chéliff, de l'Oranie, du Maroc 
        oriental et sur ceux des A. Seghrouchen et des Ida ou Semlal. Quand à 
        Laoust, on lui doit, suivant une formule moins stricte et plus rapide, 
        la plus riche documentation, ethnographique surtout, qui ait été 
        réunie sur le Maroc berbère et dont les éléments 
        se trouvent principalement dans les quatre ouvrages consacrés aux 
        Ntifa, aux mots et choses berbères, aux feux de joie et à 
        la transhumance dans le Moyen Atlas.
 
 En somme, c'est l'Ecole Normale de la Bouzaréa qui a fourni à 
        René Basset la presque totalité de ses élèves 
        berbérisants et c'est à la Bouzaréa que ceux d'entre 
        eux qui n'étaient pas berbères, ont appris les premiers 
        mots de cette langue. On ne saurait mieux dire l'intérêt 
        qu'a eu et que peut avoir encore l'enseignement du berbère qui 
        est donné à la Section Spéciale.
 André BASSET,Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université 
        d'Alger.
 Un homme supérieur 
        "Samuel Biarnay
 Fils d'un instituteur des Hautes-Alpes venu 
        exercer ses fonctions à A ïn-Tolba (Oran), Samuel Biarnay, 
        élève-maître, puis sectionnaire, sortit de Bouzaréa 
        en 1899 pour exercer ses fonctions d'instituteur à la Kalaa des 
        Beni-Rached (Oran), petite bourgade où il se perfectionna dans 
        la connaissance et la pratique de la langue arabe. Mais il n'y resta pas 
        longtemps : le Sahara l'attirait et surtout cette population mozabite 
        si renfermée qu'on ne connaissait qu'à peine sa langue. 
        Il fut nommé à Ouargla.
 C'est là qu'il se révéla comme linguiste de haute 
        classe. Il fit une étude complète du dialecte berbère 
        du Mzab dans un ouvrage : Etude sur le dialecte berbère de Ouargla, 
        qui lui valut les félicitations de tout le monde savant orientaliste. 
        Il aurait pu, en même temps, donner, sur les moeurs des Mozabites, 
        leur état social, etc..., plusieurs ouvrages dont il possédait 
        les éléments : il se borna simplement à l'étude 
        du mariage mozabite qu'il publia dans son ouvrage linguistique - car il 
        ne voulait rien faire paraître qui ne fût bien au point.
 *** Déjà, d'ailleurs, le Maroc 
        exerçait sur lui la fascination du mystère. Les puissances 
        européennes tournaient autour de ce pays, proie attirante et dangereuse 
        à la fois, qui ne devait son indépendance - dont il usait 
        si mal - qu'à la concurrence des grandes nations voisines. Pour 
        la France, il y avait une raison péremptoire de s'installer au 
        Maroc qu'on dut reconnaître à Algésiras. En attendant, 
        le Maroc restait enfermé dans son anarchie mortelle et, seuls, 
        des héros de la trempe de Foucauld se hasardaient à le traverser 
        au risque quotidien d'y laisser la vie.
 Biarnay rêva d'abord de se rendre, par le Sahara, à Fès, 
        déguisé en Ouargli. Sa connaissance du berbère lui 
        aurait permis sans nul doute de passer d'une tribu à l'autre, jusqu'aux 
        portes de Fès. Une offre de son fidèle ami, René 
        Leclerc, vint troubler ses projets en 1905: celui-ci l'appelait à 
        Tanger. Biarnay n'hésita pas ; il abandonna l'administration et 
        se rendit à Tanger aussitôt. Et alors commença pour 
        lui une vie splendide et rude à la fois, riche d'action et de périls, 
        ardente et désintéressée. C'était e l'aventure 
        " avec la noblesse en plus, le risque permanent couru pour une bonne 
        cause.
 
 Henri Popp, qui venait de créer l'entreprise des télégraphes 
        chérifiens, avait besoin d'un second capable de l'aider à 
        la fois dans la partie technique et administrative de l'affaire, dans 
        les relations avec les indigènes et avec le Makhzen. Biarnay avait 
        été, pendant son service militaire, sapeur télégraphiste 
        ; il connaissait à fond l'arabe et le berbère et, surtout, 
        il savait comment on vit avec les Arabes et les Berbères. On ne 
        pouvait trouver meilleur collaborateur pour Henri Popp. Quatre ans après, 
        ce dernier mourut, et notre camarade resta directeur de l'entreprise jusqu'en 
        1914.
 
 Or, ce n'était pas une de ces entreprises vulgaires dont le but 
        est de gagner de l'argent et de verser des dividendes comptables à 
        de bons bourgeois provinciaux ou à des banques parisiennes. Il 
        s'agissait d'une concession faite par le Sultan, avec monopole, de l'exploitation 
        des télégraphes du Maroc. Biarnay, après Henri Popp, 
        devenait le Ministre des Télégraphes du Maroc. Il installa 
        la T.S.F. tout le long de la côte, les fils télégraphiques 
        partout où les tribus n'éprouvèrent pas le besoin 
        de couper les poteaux, et, enfin, un système de courriers à 
        pied (reqqâs) qui comblaient, le cas échéant, les 
        lacunes du réseau " avec fil ".
 
 A cette organisation des télégraphes, Biarnay ajouta la 
        poste chérifienne qui concurrença victorieusement les postes 
        espagnole, anglaise, allemande et française installées par 
        les consuls.
 
 Enfin, Biarnay paracheva son oeuvre en organisant encore le service des 
        colis-postaux d'une façon remarquable. C'est tout cela que les 
        P.T.T. français trouvèrent sur pied en 1912 et qu'ils exploitèrent 
        à leur tour complètement en 1914.
 
 Ce schéma, qui pourrait servir de thème à un développement 
        instructif et curieux, met en relief les qualités de créateur 
        et d'organisateur de Biarnay. On voit par là la puissance de travail 
        dont il était capable et la faculté extraordinaire qu'il 
        possédait de s'adapter à tout travail, à toute situation 
        nouvelle. Nous le verrons, quelques années plus tard, accomplir 
        avec autant d'aisance un rétablissement du même genre. Mais 
        n'anticipons pas.
 Ce qu'on s'imagine difficilement même, et surtout dans le Maroc 
        d'aujourd'hui doté de routes superbes, de chemins de fer électrifiés, 
        de cars rapides, de télégraphes sans nombre, dans ce Maroc 
        éminemment confortable, tel que l'a fait Lyautey, c'est l'ensemble 
        de difficultés que la nature et les hommes opposaient à 
        la réalisation des plans magnifiques de Biarnay. On traversait 
        alors les rivières à gué, on transportait le matériel 
        à dos de chameaux sur des pistes incertaines, on voyageait à 
        cheval ou à mule - avec la permission de tribus turbulentes... 
        ; la moindre chose qui sorte de l'ordinaire - de la gaïda, comme 
        on dit au Maroc - coûtait des trésors de patience et d'efforts 
        sans qu'on pût toujours réussir. Alors Biarnay partait avec 
        une petite caravane, habillé en marocain, vivant exactement comme 
        un voyageur indigène, et il allait de ville en ville, installant 
        sa T.S.F. non sans avoir prié caïds, pachas et notables d'admettre 
        et de protéger cette nouveauté que le peuple regardait avec 
        méfiance. Ce n'était pas sans risques qu'on campait le soir, 
        en pleine brousse, ce n'était pas toujours des amis qu'on rencontrait 
        sur la route. Et quand la pluie se mettait de la partie, inondant les 
        vastes plaines marécageuses, on se demandait quand et comment on 
        sortirait de la boue gluante du tirs et du hamri.
 
 Du côté du personnel, autres préoccupations. Il fallait 
        trouver et encourager de bonnes volontés, les envoyer et les maintenir 
        dans les villes entièrement indigènes où les guettaient 
        le cafard et aussi l'animosité toujours en éveil de quelques 
        fanatiques musulmans.
 
 Biarnay et ses collaborateurs immédiats (dont Castells, ancien 
        camarade de l'Ecole Normale d'Alger) payaient d'exemple. Toujours sur 
        la brèche, infatigable et souriant, simple et bon avec tous, comprenant 
        rapidement, à fond, la cause de tous les accidents et de toutes 
        les attitudes, il obtenait de son personnel français ou indigène 
        un dévouement sans bornes, et de son organisation un rendement 
        incroyable.
 ***
 Mais il ne faudrait pas voir trop simplement, 
        dans Biarnay, un créateur, un organisateur, un animateur de l'Office 
        Chérifien des P.T.T. Il fut bien autre chose qu'on bon ouvrier 
        qui a réussi dans sa technique un chef-d'oeuvre indiscuté. 
        On ne doit pas oublier que, pendant la période qui précéda 
        l'instauration du Protectorat, les puissances luttaient d'influence auprès 
        du Makhzen et du peuple. Chacune d'elles tendait à acquérir 
        du prestige aux yeux du Maroc, celle-ci par la munificence de ses agents, 
        celle-là par ses fournitures d'armes, telle autre par une visite 
        tapageuse de son souverain à Tanger. La France avait Biarnay qui 
        était partout avec ses télégraphes et sa poste. La 
        France, sans qu'il lui en coutât un centime, par surcroît, 
        en gagnant la reconnaissance du Sultan, détenait le Ministre des 
        P.T.T. au Maroc. Peut-être dira-t-on un jour comme il convient le 
        rôle considérable que notre camarade joua à l'époque 
        où la Panther rôdait devant Agadir, à l'époque 
        où Casablanca était bombardée, puis occupée 
        par nos marins d'abord, ensuite par nos troupes de l'armée de terre. 
        Celui qui avait alors en main toutes les communications télégraphiques 
        et pouvait encore recevoir des messages de T.S.F. que ne lui adressaient 
        certainement pas les adversaires de notre action, sut en faire profiter 
        complètement son pays à qui il rendit ainsi un immense service.
 L'occupation de la Chaouia, puis l'extension et le développement 
        de notre action militaire permirent à Biarnay, - et lui en imposèrent 
        aussi le devoir, - d'intensifier l'exploitation de sa poste et de ses 
        télégraphes. A Fès, les événements 
        sanglants de 1912 le trouvèrent avec ses télégraphistes 
        dont la défense est restée célèbre. A deux 
        reprises, d'abord avec des Marocains fidèles, puis avec une patrouille, 
        faisant le coup de feu lui-même, Biarnay tenta de dégager 
        les assiégés. Il eut la satisfaction d'en sauver quelques-uns. 
        Sa belle conduite dans cette circonstance fut l'occasion de lui faire 
        avoir la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur qu'il avait 
        déjà largement méritée auparavant.
 ** Cependant, le Protectorat s'organisait et 
        dotait le Maroc d'une administration régulière. Les P.T.T. 
        métropolitains devaient normalement prendre l'exploitation de l'Office 
        Chérifien. Celui-ci, d'ailleurs, cessait d'être un instrument 
        d'influence et de combat : ce fruit, en grossissant, perdait sa saveur. 
        Biarnay ne tenait en aucune façon à devenir un employé 
        des P.T.T. Les télégraphes n'avaient pas été 
        pour lui un but de son activité, mais. seulement le moyen d'assurer 
        à la France un avantage matériel et moral en vue de la conquête 
        du Maroc. Aussi passa-t-il la main à un nouveau directeur des P.T.T. 
        plus technicien, uniquement technicien.
 A cette occasion, son beau caractère se révéla une 
        fois de plus : il ne consentit à laisser la place â un successeur 
        que lorsqu'il fut assuré que tous ses collaborateurs, depuis le 
        plus humble domestique jusqu'à ses adjoints les plus élevés 
        en grade, avaient obtenu, soit dans les P.T.T., soit ailleurs, une situation 
        au moins équivalente à celle qu'ils avaient auprès 
        de lui.
 
 Lyautey attendait avec impatience que cette liquidation fût accomplie 
        car il avait besoin de Biarnay pour une autre affaire très importante. 
        Il bouscula sans aménité les porte-plumes qui présentaient 
        des objections sur les formes de l'intégration du personnel de 
        Biarnay dans les cadres de la nouvelle administration et, récupérant 
        l'homme d'action intelligent qu'il avait apprécié, il lui 
        confia la réorganisation des Habous.
 
 C'était, dans un autre domaine, sur un autre plan, inviter notre 
        camarade à recommencer une oeuvre aussi difficultueuse que celle 
        qu'il avait réussie avec les Télégraphes.
 
 Les Habous, ou biens de mainmorte religieuse, sont destinés, en 
        gros, à assurer matériellement l'exercice du culte, à 
        couvrir les frais d'entretien des mosquées, à rétribuer 
        les innombrables clercs qui récitent et dirigent les prières, 
        à donner un traitement aux professeurs de droit et de théologie. 
        C'est une administration indépendante, la séparation de 
        l'Eglise et de l'Etat, en matière financière, étant 
        nettement établie.
 
 Les Habous, au début de 1914, quand Biarnay fut chargé de 
        les réorganiser, se trouvaient dans la plus lamentable situation. 
        Ces biens, inaliénables par définition, étaient dilapidés 
        du fait de l'incurie et de la vénalité des fonctionnaires 
        marocains chargés de leur gestion. Des Marocains de droit commun, 
        des Marocains protégés de puissances étrangères, 
        des Européens de toutes provenances, s'étaient emparés 
        frauduleusement de biens habous considérables. Le gouvernement 
        aurait pu, en droit strict, se désintéresser d'un problème 
        administratif qui concernait trop étroitement le culte musulman 
        et laisser aux Marocains la responsabilité de la gestion des biens 
        de mainmorte. Mais nos protégés ne l'entendaient pas de 
        cette oreille et, puisque nous avions accepté d'étendre 
        sur eux notre tutelle, ils n'admettaient pas que, sur la question religieuse, 
        celle qui leur tenait le plus à coeur, nous nous dérobions. 
        C'était donc là un problème délicat : un chrétien 
        était appelé à réorganiser les biens habous 
        pour le bénéfice du culte musulman. On se rend compte aisément 
        du doigté incomparable dont il fallait faire preuve.
 Biarnay accepta cette charge nouvelle, qui était loin d'être 
        une sinécure. Il avait depuis longtemps la confiance des Marocains, 
        condition essentielle de réussite. Il connaissait admirablement 
        la mentalité des gens du pays, ruraux et citadins Il n'ignorait 
        pas non plus le gâchis administratif indigène et l'imbroglio 
        des Habous. Il lui restait à apprendre à fond le droit musulman 
        et sa jurisprudence en matière de biens fonciers et de biens de 
        mainmorte. Ce fut vite fait et bien fait. Si retors que fût un citadin 
        marocain, il ne parvenait pas à le circonvenir. Et c'est dans cette 
        circonstance qu'il fut permis, encore une fois, de constater l'admirable 
        souplesse de cette intelligence claire et précise. Biarnay, en 
        toute chose, distinguait, du premier coup, l'essentiel de l'accessoire, 
        le pratique de l'idéal ; il savait, dès qu'il abordait une 
        affaire, donner à chaque élément sa valeur relative.
 
 Pas d'idées préconçues chez lui, pas d'intérêt 
        personnel non plus sous aucune forme : sa pensée restait pure et 
        libre comme l'air des hautes cimes.
 
 En un tournemain, il mit sur pied l'organisation des Habous, gagnant à 
        la bonne cause des fonctionnaires qui, autrefois, eussent été 
        de vils concussionnaires, " emballant " le vizir des habous 
        dont il devait parfois calmer l'ardeur, s'occupant aussi bien de tracer 
        les grandes lignes de la nouvelle administration que de surveiller les 
        détails de son fonctionnement. Il sut encore, chose qui semblait 
        alors impossible, mettre les consuls étrangers dans son jeu pour 
        annihiler les méfaits possibles de la " protection ". 
        Tous les " mangeurs " de Habous, protégés ou non, 
        devaient se mettre en règle. En quelques mois, l'affaire était 
        sur pied. Il ne restait qu'à amplifier l'oeuvre d'assainissement 
        financier et de se mettre à gérer dans les meilleures conditions 
        les biens considérables des Habous.
 
 La déclaration de guerre 1914 surprit Biarnay au plus fort de sa 
        tâche. La question se posa, on s'en souvient, d'abandonner le Maroc, 
        tout au moins de se replier sur la côte. C'était un ordre 
        de Paris qui, une fois encore, donnait des ordres d'autant plus impératifs 
        que sa compétence était nulle. On savait bien, au Maroc, 
        que le moindre repli était fatalement un abandon rapide et total. 
        Lyautey consulta alors tous les Français, civils ou militaires, 
        qui connaissaient le pays. Cet homme, qui avait le goût de la responsabilité 
        et du libre commandement, recherchait toujours des conseils avant de prendre 
        une décision importante. Ici, l'enjeu de sa décision était 
        énorme : devait-il obéir à Paris et perdre sûrement 
        le Maroc, ou bien, refuser de se replier pour conserver intacte la conquête 
        française ? Journée tragique, suivie d'une nuit tout aussi 
        dramatique. Biarnay, en toute simplicité, dit alors à Lyautey 
        qui lui demandait son avis : " Si vous abandonnez le Maroc, je lève 
        des partisans, je crée des corps francs et nous le garderons ! 
        " Il était de trempe à le faire. Lyautey fut vivement 
        impressionné. L'âme du nouveau Maroc venait de s'exprimer. 
        Le Résident général, intuitivement, donnait déjà 
        raison à Biarnay. Il consulta encore les uns et les autres, puis 
        il répondit à Paris qu'il envoyait ses meilleures troupes 
        dans la Métropole, mais qu'il conservait le Maroc tel qu'il était 
        à ce jour.
 
 Et le travail titanesque commença qui imposait à tous un 
        dévouement sans bornes et une bonne humeur constante. On garda 
        le Maroc avec quelques territoriaux, des légionnaires, des Sénégalais 
        et des tirailleurs qui attendaient là l'heure d'aller relever leurs 
        camarades dans les Ardennes et dans la Somme. On agrandit même la 
        surface pacifiée du pays et on l'organisa de mieux en mieux. Biarnay, 
        condamné à la vie sédentaire, en profita pour écrire 
        son ouvrage inégalable concernant les dialectes berbères 
        du Rif, qui parut en 1917.
 
 La grippe espagnole l'emporta le 10 octobre 1918 sans qu'il ait eu le 
        bonheur de partager l'ivresse de l'Armistice. Il mourut en stoïcien. 
        Il avait à peine la quarantaine.
 * On n'a dépeint, jusqu'ici, que l'homme 
        d'action. Il faut dire encore que Biarnay était un savant, au vrai 
        sens du mot, et qu'il a laissé derrière lui une oeuvre scientifique 
        solide, une oeuvre que personne n'a eu besoin de refaire même partiellement.
 En 1908, paraît son Etude sur le Dialecte Berbère de Ouargla, 
        gros volume où il résumait les connaissances linguistiques 
        acquises au cours de deux aimées qu'il passa dans cette oasis. 
        Trois ans après, il débarquait à Oran, venant de 
        Tanger, pour se rendre au vieil Arzew, y étudier le dialecte d'une 
        tribu rifaine immigrée là et abandonnée au milieu 
        d'un peuplement arabe. Il rapporta, de cette brève randonnée, 
        l'Etude sur le Dialecte des Bétioua du Vieil Arzew qui parut d'abord 
        dans la Revue Africaine ; il y joignit, par la suite, une Notice sur le 
        parler des Ait Sadden (Est de Fès) et celui des Béni-Mguild 
        (Moyen-Atlas Marocain). Il poursuivit sa prospection linguistique inlassablement. 
        En 1912, le Journal Asiatique publiait de lui Six textes en Dialectes 
        des Bérabès du Dadès. Enfin, en 1917, parut son Etude 
        sur les Dialectes Berbères du Rif, oeuvre de premier ordre. L'Académie 
        des Inscriptions et Belles-Lettres la couronna d'un prix : consécration, 
        en même temps, de ses travaux antérieurs.
 
 Henri Basset, qui fut son ami, fils du grand maître de l'Ecole algérienne, 
        écrivit, à sa mort, ces lignes qu'on ne peut que reproduire 
        : " ...Parmi tous ceux qui, issus de l'école algérienne, 
        firent avancer d'un si grand pas, ces dernières années, 
        les études de dialectologie berbère, Biarnay fut l'un des 
        plus brillants. Mais son esprit essentiellement curieux ne s'arrêtait 
        pas là. Rien de ce qui touchait le passé du pays qui était 
        devenu le sien, les moeurs des populations ou leurs coutumes ne le laissait 
        indifférent. Au cours d'un séjour à Tanger, il avait 
        exploré des tombes romaines et les fameuses grottes d'Hercule (Archives 
        Marocaines, t. XVIII) ; il continuait à s'intéresser aux 
        vestiges romains dont il avait relevé un grand nombre avec une 
        rare sagacité aux environs de Rabat. L'archéologie berbère 
        l'attirait tout autant, et aussi l'ethnographie. Dans ce domaine, il a 
        donné son importante étude sur le mariage, dans son Dialecte 
        de Ouargla et deux articles qui parurent dans les Archives Berbères 
        - il fut de ceux qui contribuèrent à la fondation de cette 
        revue - les Notes sur les Chants populaires du Rif, et Un Cas de Régression 
        à la Coutume Berbère chez une tribu arabisée (1915-1916). 
        Le temps seul lui a manqué pour produire davantage. Du moins a-t-il 
        laissé des notes qui ont été soigneusement recueillies 
        (Notes d'ethnographie et de linguistique nord-africaine), publiées 
        par Louis Brunot et Emile Laoust en 1924. Mais quel livre merveilleux 
        nous avons perdu, livre que seul il aurait pu écrire en rassemblant 
        ses souvenirs sur ces années qui précédèrent 
        l'établissement du Protectorat, et sur les dessous de la société 
        makhzen qu'il connaissait comme personne !... "
 
 Quand on pense que cette oeuvre scientifique de si bonne qualité 
        qui aurait pris normalement l'activité entière de tout autre 
        a été composée en dehors d'une tâche unique 
        en son genre et combien absorbante, entre deux randonnées, entre 
        deux affaires de la plus haute importance, on reste muet d'admiration 
        sincère. Se montrer à la fois homme d'action et savant, 
        c'est le cas des êtres d'exception. Biarnay était bien un 
        être d'exception (On a donné le nom de Biarnay 
        à la rue qui dessert l'Institut des Haute" Etudes Marocaines).
 Et ses sentiments étaient à la taille de son intelligence. 
        Sa famille, qu'il dirigeait depuis la mort du père, manifestait 
        à son égard une adoration véritable ; il méritait 
        amplement cet attachement. Ses collaborateurs de tous ordres le considéraient 
        comme un père, comme un frère aîné : jamais 
        il ne leur refusa une aide, un encouragement, un bon conseil. Quant à 
        ses amis, ils étaient sûrs de trouver constamment en lui 
        un guide éprouvé prêt à leur donner tout ce 
        qu'il avait, y compris son temps. Plusieurs d'entre eux, qu'il avait connus 
        à l'Ecole Normale, lui doivent des situations brillantes. Les Indigènes 
        ne l'aimaient pas moins que les Français et reconnaissaient aisément 
        tout ce qu'ils lui devaient : quand ils apprirent sa mort, ces musulmans 
        qu'on dit fanatiques firent spontanément des prières dans 
        les mosquées pour attirer la bénédiction d'Allah 
        sur le disparu qui leur était cher. Ce trait, unique dans les annales 
        marocaines, prouve jusqu'à quel point la bonté clairvoyante 
        et efficace de Biarnay gagnait tous les coeurs.
 
 Ce fut un authentique grand homme, un être supérieur qui, 
        avec une aisance extraordinaire, se maintint constamment dans les plans 
        les plus élevés de l'esprit et du sentiment.
 
 C'est un honneur insigne pour l'Ecole Normale de Bouzaréa d'avoir, 
        comme élève, puis comme sectionnaire, compté Samuel 
        Biarnay.
 Louis BRUNOT,Directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines.
 Quelques anecdotes sur 
        Biarnay En 1916, étant en résidence 
        au Camp des Touarga, à Rabat, j'étais le voisin de Biarnay. 
        Je le voyais chaque jour. Biarnay parlait rarement de lui-même ; 
        néanmoins, j'eus l'occasion de l'entendre narrer des événements 
        où il avait joué un rôle actif et prépondérant. 
        En dépit des années, je puis rappeler ces récits 
        dans toute leur fraîcheur comme je les ai entendus de la bouche 
        de leur auteur.
 A LA TETE DE LA SOCIETE DE T.S.F. :
 Henri Popp, homme d'affaires éminent, avait fondé une société 
        de T.S.F. et de postes ; il prit Biarnay comme second.
 
 Popp, très malade, ne faisait, au Maroc, que des apparitions. Biarnay 
        devenait le directeur intérimaire, puis il lui succéda lorsque 
        Popp mourut.
 
 Biarnay installa à Fès un deuxième poste de T.S.F. 
        Il fallait accorder les deux postes de Tanger et de Fès. Biarnay 
        fit venir un technicien sortant de l'Ecole d'Electricité de Grenoble. 
        Celui-ci était encore en route que Biarnay avait réussi 
        à mettre en synchronisme Fès et Tanger.
 ** La vie n'était pas toujours rose pour 
        les dirigeants de l'exploitation... " Nous ne roulions pas sur l'or. 
        A la fin du mois, souvent nous avions juste de quoi payer nos employés. 
        Quant à nous, nous attendions pour nous servir, que l'argent soit 
        rentré dans la caisse... "
 Pour comble de malheur, les appareils, encore imparfaits, avaient des 
        pannes - et c'était du manque à gagner, des inquiétudes 
        pour la fin du mois. Biarnay s'acharnait à les remettre en fonctionnement 
        : - " Je l'ai souvent attendu plusieurs jours et plusieurs nuits, 
        me disait sa mère ; il ne rentrait que lorsque tout était 
        remis en marche. "
 ** ...Je n'avais pas les méthodes en 
        usage dans l'Administration. Pour mon personnel, pas de classes, pas d'avancement 
        automatique. Chacun était payé d'après son rendement. 
        Un jour, un commis refusa, à 21 h. 10, de prendre un télégramme, 
        prétextant que le bureau était fermé. Le lendemain, 
        il était congédié. C'était une faute grave 
        : nous avions des concurrents et la règle de la maison était 
        : faire plaisir. Et Dieu sait si on saisissait les occasions d'être 
        agréables aux clients. "
 La société continuant à vivre péniblement, 
        Biarnay la fit absorber par le Sultan ; elle devint la " Poste chérifienne 
        ".
 
 LA " PANTHER " A AGADIR :
 
 A l'époque d'Agadir,. la Panther " ne possédait pas 
        d'appareils assez puissants pour correspondre directement par T.S.F. avec 
        Hambourg. Le Ministre d'Allemagne à Tanger, M. Rosen, demandait 
        à Biarnay de transmettre les dépêches par son poste 
        de Mogador. Biarnay refusa. A toutes les sollicitations, il répondait 
        : " Mon Maître le Sultan me défend de prendre vos télégrammes. 
        " L'Allemagne faisant pression, le Ministre de France à Tanger 
        conseilla à Biarnay de céder. De Rosen lui disait : " 
        Vous n'avez pas à être plus royaliste que le roi. " 
        - " Voyant cela, je donnai l'ordre à mon mécanicien 
        de saboter le poste de Mogador et aucune dépêche ne fut transmise 
        par mon intermédiaire. "
 
 AU SERVICE DES AFFAIRES ETRANGERES DE LA FRANCE :
 
 Les Allemands cherchaient à s'insinuer auprès du Sultan. 
        M. Regnault chargea Biarnay de contrecarrer leurs efforts. " Que 
        de fois ai-je passé de longues heures dans le palais du Sultan 
        à attendre que l'agent allemand soit sorti ! Alors, je me renseignais 
        sur ce qu'il avait machiné et j'intervenais pour combattre son 
        influence. "
 
 PENDANT L'EMEUTE DE FES :
 
 Dans Fès, ville sainte de l'Islam, aucun soldat français. 
        Il n'y avait que l'Etat-Major et l'Hôpital. Les troupes étaient 
        au Camp de Dar-Debibagh, à 6 kilomètres de la ville. Fès 
        était sous la garde des tabors marocains. Ceux-ci se révoltèrent, 
        se précipitèrent sur le mellah et sur des établissements 
        occupés par des Français, en particulier sur le bureau de 
        poste.
 
 A la médina, les officiers, sous le coup de la surprise, avant 
        d'agir, voulaient attendre l'arrivée des troupes de secours parties 
        de Dar-Debibagh.
 
 Biarnay ne l'entendait pas ainsi ; il désirait immédiatement 
        porter secours à ses postiers, il le demandait avec véhémence, 
        on résistait. Le médecin-chef déclara : " Biarnay 
        a raison, je lui donne mes infirmiers. " Et Biarnay partit, à 
        la tête d'une troupe composée d'infirmiers et surtout d'hommes 
        à lui. L'on arriva à la poste ; il fut impossible de pénétrer, 
        le couloir étant hérissé de baïonnettes. Biarnay 
        ne put retenir ses indigènes ; bien malgré lui, le sang 
        coula. Son intervention fut salutaire, car elle permit d'organiser des 
        centres de résistance et d'empêcher les tabors de refluer 
        sur la colonie française avant l'arrivée des secours. Sa 
        maison devint le refuge de tous les rescapés.
 
 A LA TETE DU SERVICE DES HABOUS :
 
 Il montra dans cette fonction toutes ses belles qualités. Il fallait 
        attirer à soi les marabouts détenteurs de fondations habous 
        : on leur demandait de consentir à faire administrer leurs biens 
        par le service des Habous - ce qui permettait de les recenser - et, en 
        échange, on leur offrait un revenu bien supérieur à 
        celui qu'ils en retiraient. Biarnay faisait fructifier cet argent : création 
        d'un village indigène à Casablanca, d'un bain maure, etc., 
        etc...
 
 Il fallait aussi défendre le patrimoine qui lui était confié 
        contre la cupidité des Services. A tout propos, un chef de service, 
        qui avait jeté son dévolu sur un immeuble ou un terrain 
        habous, faisait intervenir le Général Lyautey. Biarnay, 
        têtu et tenace, résistait au Résident malgré 
        ses explosions de colère : " Les papiers volaient de tous 
        côtés, mais je ne me baissais pas pour les ramasser... Le 
        Général devenait plus calme et me donnait raison ; parfois, 
        je finissais par céder un peu, moyennant dédommagement... 
        "
 
 EN 1914 :
 
 C'était le jour où le Général Lyautey avait 
        réuni son Etat-Major et les personnalités marocaines en 
        vue de prendre une décision au sujet de la situation que créait 
        la déclaration de guerre : abandon partiel avec repli vers les 
        ports de la côte ou maintien du front. Biarnay dit alors : c En 
        cas d'abandon, je me mets à la tête d'un corps franc et nous 
        garderons le pays soumis. "
 
 CHOSES DU MAROC D'AUTREFOIS :
 
 Nombreux furent les incidents de route à qui souvent traversa des 
        régions peu sûres, allant de Tanger à Mogador, et 
        il n'est pas surprenant d'entendre Biarnay dire : " Quand, après 
        le débarquement des Français à Casablanca, nous avons 
        quitté les officiers d'un des postes extrêmes de la zone 
        occupée, ils nous ont dit adieu comme s'ils n'avaient pas dû 
        nous revoir. "
 
 Biarnay avait eu, dès son arrivée à Tanger, une aventure 
        peu encourageante. S'étant rendu dans un endroit de la côte 
        peu éloigné de la ville, afin d'y voir un bateau échoué, 
        il fut assailli pat des indigènes et complètement dépouillé 
        de ses vêtements. Il dut rentrer à Tanger dans le costume 
        d'Adam.
 Que de choses intéressantes racontait Biarnay sur Abd el Aziz et 
        sa folie de modernisme (Savamment entretrenue par son conseiller 
        Mac Lean (phonographes par douzaines, bateau sur un petit lac artificiel, 
        petit chemin de fer circulant autour d'une enceinte que des palissades 
        masquaient à la vue des croyants, etc...), sur Moulay Hafid, 
        Raïssouli, etc..., en particulier sur la façon dont les Marocains 
        comprenaient la guerre ! Peu importait d'être vainqueurs ou vaincus. 
        Dans les deux camps, d'accord sur deux points importants : la guerre nourrira 
        ceux qui la font et ils se paieront en razziant les tribus sur lesquelles 
        ils se trouveront et pilleront les mellahs qu'ils rencontreront sur leur 
        chemin.
 
 A 16 heures, à l'heure du thé, on fera une trêve rituelle. 
        Et ce fut une stupéfaction lorsqu'ils virent que les Français 
        n'observaient pas la trêve ; vraiment ce n'était pas de jeu...
 ** Par sa valeur et par sa connaissance des 
        hommes et des choses du Maroc, Biarnay jouissait d'un grand prestige aux 
        yeux de tous les " Marocains " : officiers, fonctionnaires et 
        indigènes. Par sa bonté, il s'attirait tous les coeurs.
 Resté simple, il fuyait les réceptions, mais manifestait 
        une joie sincère à se retrouver au milieu de ses anciens 
        condisciples.
 
 A l'Ecole, nous avions senti confusément que Biarnay, si vivant, 
        à la fois exubérant et curieux, accepterait difficilement 
        de suivre les chemins battus, de s'accommoder d'une vie banale ; mais 
        nul ne croyait qu'il se révèlerait aussi grand. Comme me 
        le disait un jour notre ancien professeur, M. Girard : a Biarnay est un 
        homme supérieur, il nous dépasse tous. "
 
 Aussi, nous, ses anL compagnons de classe, le retrouvant aussi
 modeste, aussi charmant camarade qu'autrefois, nous l'admirions sans réserve 
        et le chérissions.
 J.-E. ROUSSET,Professeur Honoraire aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
 Bouzaréa et les 
        études arabes Une tranche d'un demi-siècle paraît 
        sans doute bien courte à celui qui se propose de retracer l'histoire 
        d'une " vieille " institution sociale, dans un " vieux 
        " pays. Mais combien ce laps de temps prend d'importance à 
        ses yeux quand ce pays est une " jeune " colonie comme l'Algérie, 
        et que cette institution est un " nouvel " Etablissement d'instruction 
        comme l'Ecole Normale de Bouzaréa et ses annexes : le Cours Normal 
        Indigène et la Section Spéciale.
 La conquête elle-même du sol et de ses habitants, au moment 
        de la création de cet Etablissement, date d'un demi-siècle 
        à peine. Il s'agit alors de former pour les fils de France et d'Algérie, 
        des éducateurs avertis du rôle spécial qu'ils auront 
        à jouer. Et cinquante années se sont écoulées 
        depuis le début de l'entreprise. L'observateur estime suffisant 
        le recul qui lui permettra de juger des progrès réalisés 
        et de mesurer les résultats.
 Si cet observateur porte ses regards en particulier sur les disciplines 
        les plus originales et les plus significatives de cette oeuvre d'enseignement, 
        il ne manquera pas d'y découvrir des faits caractéristiques 
        susceptibles de jeter sur l'ensemble un jour plus concentré et 
        plus vif. Enfin, s'il renonce à embrasser à la fois toutes 
        ces disciplines indistinctement et qu'il se borne à n'envisager 
        que la plus originale d'entre elles, peut-être pourra-t-il conclure 
        que l'histoire de l'Ecole entière dans la période considérée 
        est comme le reflet de l'histoire de cette discipline originale prise 
        pour exemple.
 
 Alors, est-il un exemple plus original, en l'espèce, que l'enseignement 
        de l'arabe à l'Ecole Normale, au Cours Normal Indigène et 
        à la Section Spéciale de Bouzaréa ? Quelle discipline 
        caractérise mieux l'esprit dans lequel y travaillèrent nos 
        élèves-maîtres français et indigènes 
        ? N'avait-elle pas, en effet, pour but essentiel de leur fournir, avec 
        le kabyle également enseigné, le moyen d'entrer directement 
        en relation avec les populations auxquelles ils allaient apporter l'instruction 
        et le progrès ?
 
 En définitive, on croit qu'il n'est pas du tout paradoxal de prétendre 
        qu'en retraçant la destinée de l'enseignement de la langue 
        arabe - ou du kabyle - à Bouzaréa, au cours des cinquante 
        années écoulées, en retracera, du même coup, 
        la destinée de la " Grande Maison " tout entière. 
        Or, l'un des plus qualifiés d'entre les berbérisants issus 
        de cette Maison a écrit l'histoire de la langue kabyle ; qu'il 
        soit permis à un modeste arabisant, également issu de cette 
        même Maison, d'écrire celle de la langue arabe.
 
 L'histoire de la langue arabe à l'Ecole Normale, au Cours Normal 
        Indigène et à la Section Spéciale est, comme une 
        grande histoire en raccourci, une histoire complète, qui se divise, 
        comme toute histoire digne de ce nom, en quatre périodes : l'antiquité, 
        le moyen-âge, les temps modernes, la période contemporaine.
 
 1/ L'ANTIQUITE. - L'antiquité pour 
        l'enseignement de l'arabe à la Bouzaréa c'est l'époque 
        patriarcale. Elle va de la fondation de l'Ecole à l'année 
        1898 environ. Le patriarche, c'est Belkacem ben Sédira. Se souciant 
        peu d'enseigner uniquement dans le présent, il légifère 
        pour l'avenir. Il parle peu ; il écrit beaucoup ; il élabore 
        la Loi. Nouveau Moïse, il a pris le Djebel Bouzaréa pour Sinaï. 
        C'est de là-haut que vont descendre et se répandre sur toute 
        l'Afrique du Nord, les douze tables sacrées, on veut dire ses douze 
        livres qui contiennent la nouvelle doctrine. Sédira, en effet, 
        va publier, coup sur coup, douze ouvrages destinés à vulgariser 
        la connaissance de l'arabe et du berbère. Grammaires de la langue 
        classique ou parlée (arabe ou kabyle), dictionnaires arabe-français 
        et français-arabe, guide de la conversation franco-arabe, manuel 
        épistolaire, recueil de lettres manuscrites, morceaux choisis de 
        littérature, collaboration au recueil de compositions de l'Ecole 
        Supérieure des Lettres, etc..., douze manuels dédiés 
        d'abord à ses disciples normaliens ou sectionnaires qui ne se soucient 
        pas d'en profiter à l'Ecole. Ce n'est que plus tard, après 
        leur sortie, et sous l'aiguillon de la nécessité, qu'ils 
        se décideront à acheter les ouvrages de leur ancien maître. 
        Alléchés par la prime annuelle de 300 francs allouée 
        aux possesseurs du Brevet de langue arabe de l'Ecole Supérieure 
        des Lettres (aujourd'hui Université) d'Alger, ils aborderont seuls 
        la préparation de ce premier examen. Sans doute, ils profiteront 
        aussi de la correction des devoirs par correspondance et de la bienveillance 
        avec laquelle Sédira les accueillera devant lui le jour des épreuves. 
        Peu importe ! 25 francs par mois de plus, quand on touche un traitement 
        de 83 fr. 33, ne sont pas à dédaigner. Après ce premier 
        succès, et le goût du travail aidant, les plus doués 
        pousseront jusqu'au diplôme qui rapporte 500 francs. Puis ce sera 
        peut-être le Brevet de kabyle, puis le diplôme de berbère 
        : Mille francs de rente, une fortune ! Certes, si la méthode d'initiation 
        à l'arabe ou au berbère que présente l'oeuvre de 
        Sédira laisse encore à désirer, si trop de place 
        est faite à la mémoire dans une matière où 
        la raison est pourtant maîtresse, n'en gardons pas rancune à 
        l'auteur, à cause de tout le bien qu'il a fait. N'oublions pas 
        que, dès cette époque, le nombre de ceux qui recherchent 
        des titres d'arabe ou de kabyle sont légion. De la masse des reçus, 
        ainsi lancés dans l'arène linguistique par les livres du 
        fondateur, de ce " pater familias " d'un nouveau genre, émergent 
        des têtes remarquables, sujets de valeur qui vont apporter à 
        la nouvelle étude une originalité annonciatrice des maîtres 
        et des savants. On ne citera ici aucun nom, de crainte d'en trop citer. 
        Une exception sera faite pourtant en faveur de Gille, de Gille arabisant 
        dont l'originalité s'affirme tout de suite, puissante et sûre. 
        Au Maroc, à peine ouvert à nos armes, il apporte sa foi 
        dans l'avenir du nouvel enseignement. Gille mourra jeune - hélas 
        ! perte irréparable pour un pays où brilleront les Biarnay, 
        les Brunot, les Laoust, les Loubignac, tous bouzaréens.
 
 On a négligé jusqu'ici, et à dessein, de parler d'un 
        jeune homme courageux, dévoué, lui aussi élève 
        dans la même Maison. On veut parler de Soualah. Près du patriarche 
        vieilli, il est le ministre agissant, sorte de Maire du Palais qui l'aide, 
        mieux, qui le supplée le plus souvent. Et quand Sédira abdique, 
        chargé d'ans et de gloire, Soualah, déjà régent, 
        monte sur le trône, et c'est alors dans la petite histoire arabe 
        que nous revivons aujourd'hui, le Moyen-Age.
 
 2/MOYEN-AGE. - Cette période est marquée 
        par les conquêtes de la royauté. Le roi, c'est Soualah. Il 
        garde la couronne jusqu'en 1908. Dix ans d'un règne linguistique 
        absolu et bienfaisant sur les trois Etats : Ecole Normale, Cours Normal 
        Indigène, Section Spéciale et sous les regards terribles 
        de Dieu le Père, Paul Bernard, directeur. Ce Prince de la Langue, 
        entraîne tous ses sujets français et indigènes dans 
        l'étude de l'arabe devenue chère à Notre Grand Séminaire 
        pédagogique. Travailleur infatigable et persévérant, 
        il donne l'exemple. Il conquiert à la pointe de l'épée, 
        on veut dire du " kalam ", brevet et diplôme d'arabe, 
        certificat d'aptitude à l'enseignement de l'arabe dans les Ecoles 
        Normales et les E. P. S., certificat d'aptitude à l'enseignement 
        de l'arabe dans les lycées et collèges, diplôme supérieur 
        de langue et littérature arabes, agrégation d'arabe. Et 
        quand il cèdera la place à son tour pour changer de royaume, 
        son passage à la Bouzaréa lui aura acquis une place bien 
        à lui dans l'histoire de l'enseignement algérien. Ce n'est 
        pas tout ! Parachevant dans le secondaire l'oeuvre commencée dans 
        le primaire, Soualah gagne son grade de Docteur ès-Lettres tout 
        en développant son enseignement. Bref, en plus de quarante années 
        de professorat, Soualah a construit lui aussi un superbe monument. En 
        excellent serviteur du pays, il a apporté à la formation 
        des sujets dont il a eu la charge son ardeur et sa foi. Il enseigna lentement, 
        patiemment la langue classique avec sa grammaire pratique d'arabe régulier, 
        la langue parlée avec son aimable petit cours préparatoire 
        et toute une série ininterrompue de manuels originaux : cours élémentaire, 
        cours moyen, cours supérieur, cours complémentaire, gamme 
        ascendante de coquets volumes si riches de matière, d'originalité, 
        et, pour couronner l'édifice, ses quatre petits précis sur 
        l'Islam et la Société indigène de l'Afrique du Nord, 
        éminemment propres à faire l'union des Français et 
        des Indigènes, union plus nécessaire que jamais.
 
 Le maître-roi vient de prendre sa retraite. Il peut contempler son 
        ouvrage avec fierté. Nombreux sont les normaliens et les sectionnaires 
        qui, à ses leçons et à son exemple, ont à 
        leur tour conquis leurs titres universitaires et abordé à 
        des degrés divers le difficile enseignement de la langue arabe. 
        Ortis, ancien professeur à l'E.P.S. de garçons et à 
        l'Ecole Normale de Filles de Miliana ; Brunot, licencié d'arabe, 
        puis docteur ès- Lettres, ancien directeur de l'enseignement indigène 
        au Maroc, actuellement directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines 
        ; Valat, ancien professeur d'arabe à Bouzaréa (1908-1914), 
        licencié et agrégé d'arabe, aujourd'hui professeur 
        au Grand Lycée d'Alger ; Pérès, d'abord professeur 
        d'E.P.S., puis agrégé d'arabe, professeur chargé 
        des cours à la Faculté des Lettres d'Alger, bientôt 
        docteur ès-Lettres ; Biaggi, l'actuel et dévoué professeur 
        d'arabe de l'Ecole Normale ; Grégoire et Rohfritsch, devenus officiers 
        et professeurs d'arabe dans les grandes écoles militaires, tous 
        deux aujourd'hui chefs de bataillon, etc., etc... sont les anciens élèves 
        de Soualah. Il faudrait citer aussi la phalange des instituteurs brevetés 
        et diplômés d'arabe qui, de 1897-1898 à 1908, reçurent 
        ses leçons.
 
 3/LES TEMPS MODERNES. - Les temps modernes 
        de l'arabe à la Bouzaréa vont de 1908 à 1914, temps 
        héroïques où plus d'un arabisant se prépare 
        à vivre, sans s'en douter, la tragique épopée de 
        laquelle notre Grande Ecole Normale sortira meurtrie mais auréolée 
        de gloire. Beaucoup de ses élèves distingués dans 
        la connaissance de l'arabe et dans son enseignement seront emportés 
        dans la grande tourmente ou resteront mutilés.
 
 Un Directeur d'Ecole Normale de grande classe et de grand coeur, ab der 
        Halden, par un éclectisme hardi et une clairvoyance géniale, 
        confie au professeur d'arabe de l'Ecole le soin d'intensifier l'étude 
        de l'arabe en organisant la spécialisation. Dès 1909, les 
        meilleurs éléments de la troisième année française 
        et de la troisième année indigène, puis, au bout 
        d'une année de succès, de la Section Spéciale, sont 
        autorisés à consacrer leurs efforts à l'étude 
        méthodique et rationnelle de la langue, de la sociologie musulmane, 
        de la recherche islamique sans se soucier de savoir dans quelle branche 
        de l'activité intellectuelle ces spécialistes perceront. 
        En même temps que se crée le fichier thématique et 
        alphabétique de la Bibliothèque auquel collaborent les islamisants, 
        le Directeur trace la voie de la nouvelle discipline. Payant d'exemple, 
        il assiste aux leçons d'arabe et prend des notes. Bien mieux, il 
        réclame des leçons particulières que, malheureusement, 
        il est obligé d'interrompre peu après.
 
 Alors s'épanouit cette magnifique floraison de brevetés 
        d'arabe tous reçus dans un rang remarquable, d'interprètes 
        militaires toujours les premiers, de ces excellents islamisants qui, dans 
        l'enseignement ou l'administration, témoigneront de la forte discipline 
        normalienne. On citera ici quelques noms en s'excusant d'un désordre 
        chonologique qu'on n'a pas, présentement, le moyen d'éviter. 
        C'est d'abord Loubignac, breveté d'arabe en troisième année, 
        diplômé l'année suivante à la Section Spéciale, 
        reçu interprète militaire en tête de liste, distingué 
        dès son arrivée au Maroc par le Maréchal Lyautey 
        qui se connaissait en hommes. Arabisant et berbérisant de même 
        classe que Biarnay, il écrit des études remarquables desquelles 
        il ne manque pas, en discipline reconnaissant, d'attribuer la méthode 
        à l'Ecole qui l'a formé. Aujourd'hui haut fonctionnaire 
        marocain et professeur de berbère, Loubignac est l'objet du respect 
        et de l'admiration de ses pairs. C'est son ami, l'indigène Zouaïmia, 
        breveté puis diplômé à l'Ecole, qui s'engage 
        aussitôt la guerre déclarée et meurt en héros, 
        laissant son nom glorieux à l'école primaire de son village. 
        C'est Jude, interprète-capitaine, actuellement professeur d'arabe 
        à Saint-Cyr ; Desbiolles, interprète militaire de valeur, 
        mort tout jeune pendant la guerre ; Gay, ancien interprète civil 
        au Maroc ; Boniface, contrôleur civil au Maroc ; le savoyard Secchi, 
        professeur d'arabe au Lycée de Bône, grand mutilé 
        de guerre. C'est encore Counillon, le plus remarquable du lot, qui, plus 
        tard, et sous la direction de son aîné normalien Pérès, 
        de la Faculté, atteint à l'agrégation et enseigne 
        au Lycée d'Alger à la place de Soualah ; Prémoselli, 
        adjoint administrateur et interprète-capitaine de réserve 
        ; Chassaing, professeur d'arabe à l'E.P.S. de Sidi-Bel-Abbès 
        ; le sectionnaire Villequez, ancien professeur d'arabe au collège 
        de Philippeville ; Fatmi, élève-maître indigène, 
        pourvu du C. A. à l'enseignement de l'arabe dans les lycées 
        et collèges, professeur à l'école Ardaillon à 
        Oran, candidat à l'agrégation. On en oublie certainement, 
        la mémoire faisant défaut ; tous cependant ne donnèrent 
        que des satisfactions et honorent au même titre que leurs condisciples 
        la belle Ecole qui les forma; ils pardonneront l'oubli... Et puis la guerre 
        !... Directeur et professeur d'arabe ne reviendront pas à l'Ecole 
        Normale.
 
 4/LA PERIODE CONTEMPORAINE. - Biaggi l'aîné, 
        puis Crouzet vont reprendre la tâche interrompue. Crouzet continuera 
        la tradition de Boulifa à la Section Spéciale, dispensant 
        d'autre part aux interprètes militaires en stage à Alger, 
        un enseignement du berbère fécond s'appuyant sur une méthode 
        personnelle qui a fait l'objet d'une récente et très intéressante 
        publication. Parmi les plus distingués des anciens élèves 
        de Biaggi à l'Ecole Normale, il faut citer Di Giacomo, lui-même 
        professeur d'arabe à l'E.P.S. et candidat à l'agrégation.
 
 La lignée des professeurs, anciens élèves de l'Ecole, 
        se continue avec Biaggi le jeune dont les mérites sont officiellement 
        reconnus... On s'excuse d'arrêter ici la courte histoire de l'époque 
        contemporaine de l'enseignement de l'arabe à la Bouzaréa. 
        Au reste, il faut laisser à la jeune génération d'arabisants 
        le temps de s'affirmer et de donner sa pleine mesure. Mais on peut prévoir 
        qu'elle ne trahira pas la mémoire de ses aînées formées 
        d'élèves-maîtres ou maîtres - anciens élèves 
        - dont le labeur et l'exemple restent un des plus beaux titres d'honneur 
        de l'Ecole Normale d'Instituteurs de la Bouzaréa, du Cours Normal 
        Indigène et de la Section Spéciale.
 Georges VALAT,Professeur agrégé d'arabe au Lycée d'Alger.
 Les Sectionnaires au 
        service de la terre algérienne Le voyageur qui s'attarde en Kabylie pour 
        étudier les cultures de cet âpre pays rencontre le plus souvent 
        des figueraies dont les arbres abandonnés à leur libre végétation 
        grandissent sans ordre et sans soins et ne donnent qu'une parcimonieuse 
        récolte, des oliviers séculaires dont la ramure enchevêtrée 
        n'a jamais connu la taille, des ceps puissants qui ceinturent de leurs 
        tiges noueuses d'énormes frênes ou des micocouliers majestueux 
        et, plus rarement, quelques poiriers dont l'écorce rugueuse s'abrite 
        sous une épaisse lèpre de lichens malfaisants.De ci, de là, cependant, autour de vieilles écoles grises 
        et mélancoliques dont les murs, édifiés depuis bien 
        des décades, se ruinent sous la morsure du temps, il découvre 
        des jardins riants, tout un fouillis d'arbres variés, des Reinettes 
        blanches et des Beurré ventrues, des Bigarreaux et des Mirabelles, 
        des Grosse migeronne et des Luizet et tant d'autres variétés 
        fruitières qui sont la gloire des heureux vergers de la France. 
        Son regard s'attendrit de retrouver des carrés bien ordonnés, 
        des légumes en lignes, des plantureux milan à feuilles cloquées, 
        des laitues à pomme blondes, des fraises succulentes et des artichauts 
        vigoureux dont les lourds capitules se dressent sur leur rigide pédoncule.
 
 Quelle baguette magique a donc opéré ce miracle ?... Un 
        Sectionnaire est passé et c'est lui le magicien... Durant des années 
        et des années, il a vécu dans ce coin qu'il a transformé 
        par un assidu labeur, Breton taciturne ou Méridional pétulant, 
        jeté absolument isolé en milieu inconnu, il a, par son courage 
        et sa foi et son ardent désir d'aider son frère malheureux, 
        oeuvré dans le bon chemin pour faire dire à la terre inculte 
        qu'il a fécondée le bonheur du travail bien fait et le succès 
        des cultures rationnellement conduites.
 
 Les étapes de son action, les voici elles sont partout les mêmes 
        et vous feront connaître toute la vaillance, toute la tenace énergie 
        de ce jeune maître venu de France et seulement désireux de 
        faire partout autour de lui, le Bien, toujours le Bien...
 
 Les broussailles couvrent le terrain scolaire : ronces, genêts épineux, 
        philaires, lentisques, oléastes, chênes-verts, cistes,... 
        il faut défricher. Pénible et rude besogne que ce premier 
        travail qui exige, outre des muscles solides et des mains d'homme viril, 
        beaucoup de patience.
 
 La végétation spontanée a totalement disparu. Avec 
        le lourd crochet, il faut éventrer la glèbe, pratiquer le 
        défoncement qui permettra de donner au sol une épaisseur 
        suffisante et d'enlever tous les débris végétaux 
        nuisibles aux futures cultures, notre instituteur " fait sa terre 
        ".
 
 La pente est raide. Et les pluies d'hiver, hargneuses et violentes, auraient 
        tôt fait d'entraîner tout le jardin vers l'oued si des murs 
        de soutènement ne le retenaient. Il faut extraire des pierres, 
        les transporter, les tailler, les dresser, les assembler solidement ; 
        tel maître est devenu carrier, puis maçon, bientôt 
        il sera terrassier pour niveler ses carrés, puis planteur d'arbres, 
        enfin jardinier.
 
 Vient le printemps, puis l'été, le ciel sans nuages durant 
        des mois, l'intense sécheresse... ; il faut irriguer, capter la 
        source lointaine dont l'eau bienfaisante apportera la fraîcheur 
        et la vie par la séguia de terre battue ou la conduite en tuyaux 
        de fonte.
 
 Le maître est désormais véritablement horticulteur... 
        Fumures, semis, repiquages, plantations, binages... Tout pousse ; fier, 
        et la pipe aux dents, notre instituteur-paysan contemple avec amour la 
        vie qui naît, le grain qui germe et soulève l'ados, le bourgeon 
        vert, frais éclos entre ses brunes écailles... Hélas 
        !... Vents, grêle, bourrasques, siroco, neige, ennemis de toutes 
        sortes : les légumes gèlent, les fleurs sont ravagées, 
        les arbres meurent, la clôture est brisée, les murs s'écroulent 
        ; la nature contrariée veut reprendre ses droits et redevenir sauvage... 
        Soucis, tristesse, découragement... La pipe reste éteinte 
        dans les mains calleuses... Mais l'espoir qui ne lâche jamais les 
        coeurs valeureux renaît et renaît bien vite... Nouvelles joies, 
        nouvelles misères...
 
 Et puis, peu à peu, c'est le succès : les fruits savoureux, 
        les légumes abondants, le charmant coloris et le doux parfum des 
        roses, la treille généreuse, le coin de parc ombragé... 
        Ce sont les élèves qui, triomphalement, emportent chez eux 
        les semences de toutes sortes, les tubercules mûrs, les jeunes arbres 
        greffés, les élèves qui, dans leur champ, vont mettre 
        en pratique les leçons du maître... Ce sont les adultes s'arrêtant 
        devant l'exemple offert et qu'ils admirent ; ce sont les discussions, 
        les demandes, les conseils, la respectueuse confiance... C'est l'enseignement 
        postscolaire agricole qui se prépare et qui permettra d'étendre 
        largement la tâche encore minuscule créée autour de 
        l'école et d'assurer le progrès agricole dans les milieux 
        ruraux.
 
 L'Instituteur est devenu le Cheikh...
 
 Voilà ce que nos Sectionnaires semés dans le bled réalisent 
        par leur volonté et leur abnégation. Avec de tels dévouements, 
        tous les espoirs
 sont permis.
 
 Les sillons qui se creusent, lentement, mais sûrement et profondément, 
        préparent un merveilleux labour. Ils sont l'augure d'heureuses 
        semailles et de riches moissons, les prémices de jours meilleurs 
        éloignant à tout jamais du foyer du fellah le malheur des 
        akoufis vides et le spectre de la misère et de la faim.
 H. TRUET,Inspecteur de l'Enseignement Agricole en Algérie.
 Ou le "plaisant" 
        (?) problème des transports Sur un replat du massif de Bouzaréa, 
        à trois cent seize mètres d'altitude, l'Ecole Normale occupe 
        une situation admirable. Des galeries supérieures, on y découvre 
        les plus beaux horizons du monde : vers le Sud- Est, les collines bocagères 
        d'El-Biar, les bois d'oliviers de Ben-Aknoun, d'Hydra, de la Madeleine, 
        avec pour fond la masse abrupte de l'Atlas, grise, rose, ou violette, 
        suivant les heures ou les saisons. A l'Ouest, vers la mer infinie, le 
        ravin ombreux de Beni-Messous tombant par degrés jusqu'à 
        la corne de Sidi-Ferruch, et, sur le plateau, les champs et les vignes 
        s'allongeant en longs contours jusqu'au Chenoua, ramassé et tout 
        noir, découpé sur le ciel clair ou les soirs, au crépuscule, 
        sur les ors et les pourpres des soleils mourants.
 Avec ses environs immédiats, le petit bois, la vieille maison mauresque, 
        les pentes boisées et les jardins fleuris et odorants qui montent 
        vers le village, l'Ecole Normale est un paradis... Et j'imagine volontiers 
        que cet enchantement décida le directeur de la première 
        Ecole Normale de Mustapha à occuper un beau jour les moellons et 
        les fers à T d'un asile d'aliénés inachevé 
        et abandonné avant l'inauguration.
 
 A l'ordinaire, on place une maison de santé loin de toute agitation 
        : celle de Bouzaréa réalisait toutes les conditions désirables 
        d'isolement, de calme et de silence. Deux ou trois fermes, le long de 
        deux kilomètres qui séparaient l'Ecole de Château-Neuf, 
        autant sur la route allant vers le village ; une maison de Mahonnais au 
        fond du ravin... c'étaient là les seuls voisins. L'Ecole 
        était dans un paradis, mais ce paradis était un désert. 
        Là furent pourtant campés, le mot fut exact, pendant longtemps, 
        cent cinquante à deux cents élèves et professeurs, 
        qui ne pouvaient vivre de solitude. Il fallait de toute nécessité 
        les lier au monde civilisé qui commençait à peine 
        au petit café de Château-Neuf, en réalité seulement 
        un kilomètre plus loin, à El-Biar ; en tout, six bons kilomètres 
        entre l'Ecole et la ville, une bonne heure de marche forcée, à 
        la descente et... par les traverses.
 
 Si une Ecole Normale est un séminaire, elle n'est ni un monastère, 
        ni un ermitage. Le Directeur, l'Econome, les Maîtres de l'Ecole 
        Annexe sont mariés à l'ordinaire, et ils peuvent avoir des 
        enfants à envoyer en classe, au Lycée, à la Faculté. 
        Les professeurs ont parfois une famille qu'ils doivent bien rejoindre 
        de temps à autre... et quant aux célibataires, tenus à 
        l'internat jusqu'à ces toutes dernières années, ils 
        s'accomodaient tout aussi mal de cet éloignement. Pour en être 
        sûr, il suffit d'avoir constaté la déception de ceux 
        qui, métropolitains, avaient accepté d'être nommés 
        à l'Ecole Normale d'instituteurs d'Alger, en découvrant 
        que Bouzaréa ce n'était pas la ville avec les facilités 
        de vie, de culture intellectuelle, de distractions qu'ils avaient imaginées. 
        Les élèves-maîtres ne sont pas non plus des internes 
        ordinaires que l'on peut claquemurer dans un couvent, si vaste soit-il, 
        et même si les clôtures n'en sont que symboliques. Ils doivent 
        apprendre leur métier à l'Ecole Annexe : comment peupler 
        une école de quelque importance dans ce désert ?...
 
 Le problème des transports allait être pour l'Ecole et durant 
        des années, le problème essentiel : le ravitaillement, l'organisation 
        pédagogique, la vie intellectuelle, voire même morale, devaient 
        en dépendre très étroitement. Si pendant longtemps 
        l'installation définitive de l'Ecole de Bouzaréa a paru 
        impossible, si la question de son déplacement s'est posée 
        presque jusqu'à la guerre, c'est parce que l'Ecole n'arrivait pas 
        à trouver à ce problème une solution satisfaisante. 
        Les transformations les plus profondes dans la vie des élèves 
        ont été déterminées par celles des liaisons 
        avec la ville.
 ** Si l'établissement de ces liaisons 
        était absolument indispensable, leur création n'en paraissait 
        pas facile.Le village de Bouzaréa n'aidait guère l'Ecole et était 
        bien incapable de s'aider lui-même. C'était un pauvre petit 
        village de rien du tout, sans eau, sur un piton, au carrefour des routes 
        de crêtes qui, par des détours compliqués, montaient 
        d'Alger vers le sommet : deux agglomérations de quelques feux chacune, 
        la gendarmerie, deux cafés, un barbier, deux épiciers et, 
        un peu plus haut avec l'église, la mairie et l'école de 
        filles, une ou deux maisons, voilà pour le centre européen. 
        Plus haut, sur la crête, tout à fait vers Baïnem, la 
        Tribu, quelques misérables gourbis indigènes au milieu des 
        figuiers de barbarie. Le gros des habitants de la commune, trois ou quatre 
        cents habitants, vivaient dispersés en fermes isolées, dans 
        les vallons, le long des jardins de fond, ou sur les pentes, cultivant 
        les terres sèches. Tous avaient leur âne, les moins pauvres, 
        une carriole et une mule. Le Professeur d'agriculture, M. Girard, le " 
        Cheikh ", habitait une ferme vers le puits du Zouave. Il y faisait 
        venir dans un verger magnifique, des poires fondantes et des pommes grosses 
        comme des pastèques : pendant trente ans, le Cheikh a été 
        le seul professeur qui ait résolu victorieusement le problème 
        des transports. Il avait adopté la solution des jardiniers mahonnais, 
        ses voisins. Trente promotions d'élèves l'ont vu arriver 
        dans sa charrette jaunâtre, les lorgnons tremblotants à la 
        hauteur de la croupe d'un cheval trop haut pour une voiture trop basse. 
        Le cheval avait été d'abord un âne et avait reçu 
        autorisation administrative de paître les herbages académiques 
        de l'Ecole : il s'y ébattait toute la journée, ramenant 
        à la tombée du jour, dans la bonne petite charrette, le 
        " Cheikh " et sa nichée, vers les arbres et les pierrailles 
        domestiques. Les autres professeurs qui n'avaient ni ferme, ni écurie, 
        ni cheval, ni voiture, préféraient fuir ce village sans 
        ressources où l'on ne trouvait pas facilement logement de chrétien, 
        pas toujours de quoi manger, où il fallait faire venir, quand on 
        pouvait, pain et viande. Très rarement ils ont habité Bouzaréa 
        : la plupart de ceux qui l'ont tenté ont fui très vite vers 
        des régions plus humaines Seuls les Directeurs de l'Ecole Annexe 
        condamnés à occuper un appartement communal à l'école 
        de filles du village, y ont vécu longtemps malgré les vents 
        et les pluies. Un bon caban ou une pèlerine, des galoches, avec 
        en classe un pantalon et des souliers de rechange, voilà pour les 
        mauvais jours d'hiver où le trajet fait à pied tenait beaucoup 
        plus d'un voyage en mer par jour de tempête que de la promenade 
        paisible d'un instituteur rejoignant sa classe.
 
 C'est vers Alger qu'étaient les liaisons nécessaires : elles 
        étaient précaires. Devant l'Ecole passait le chemin vicinal 
        qui relie le village à la route départementale d'Alger à 
        Staouéli par El-Biar et Chéragas. A quelque cinq cents mètres 
        de l'Ecole commence une traverse, " la traverse ", que nous 
        connaissons tous, qui permet entre l'Ecole et le petit Château-Neuf 
        de raccourcir le chemin de moitié.
 
 Les deux chemins tenaient l'un de la piste, l'autre du sentier muletier. 
        L'entretien de la route incombait à la commune de Bouzaréa, 
        bien trop pauvre pour le faire. C'était en été une 
        route poussiéreuse, suffocante sous le soleil, en hiver, les jours 
        de pluie, un cloaque de flaques d'eau sale ou de boue noirâtre, 
        où l'on essayait sur la pointe des pieds, précautionneusement, 
        de trouver un chemin dans le dédale des mares et des ruisselets.
 Mais c'est " la traverse " qui était vraiment le chemin 
        d'accès de l'Ecole Normale ; elle joignait deux parties planes 
        souvent humides et boueuses par une grimpette zigzagante entre une double 
        haie d'oliviers et et de genêts épineux, de lentisques et 
        de mimosas. Toutes les pierres, tous les détours nous en étaient 
        intimement familiers : il y avait au bas de la côte sur un fragment 
        de grès rouge un oursin fossile splendide, qui apparaissait rutilant 
        après la pluie, que nous attendions et que nous saluions au passage... 
        Plus haut, telle pierre branlante que nous savions éviter, tel 
        tournant glissant que nous prenions toujours en courant. Pour toutes les 
        générations de sectionnaires et de normaliens, tout au moins 
        pour toutes celles d'avant l'ère de l'autobus, la traverse et l'Ecole 
        semblent être intimement associées. Dès l'abord en 
        remontant de la ville après les quelques maisons de Château-Neuf, 
        nous apercevions notre Ecole perchée sur la colline, nous entrions 
        dans son horizon. Nous pouvions, le soir, dans l'air calme, en entendre 
        la cloche. Ce que cette grande maison pouvait représenter pour 
        nous de vie calme et studieuse, de camaraderie joyeuse, d'amitié 
        fervente, nous attendait au bas de la pente, venait au-devant de nous. 
        Après trente ans, d'aborder cette traverse m'émeut encore 
        comme la rencontre de vieux amis, et se lèvent à tous les 
        détours, avec les êtres chers qui furent mes frères 
        durant trois ans, aujourd'hui éloignés ou disparus, les 
        souvenirs si beaux de nos dix-huit ans. La traverse n'est pas le chemin 
        de l'Ecole, c'est un coin du coeur de tous les vieux normaliens...
 ***
 Comment s'établissaient les liaisons 
        avec ces moyens de communications rudimentaires ? Chacun, maître 
        et élèves, faisait comme il pouvait, du mieux qu'il pouvait.
 Je n'ai pas connu l'époque antédiluvienne où d'Alger 
        à Bouzaréa il n'y avait pas de moyens de transport en commun. 
        En 1907, la voie électrique amenait jusqu'à Château-Neuf 
        en quarante-cinq minutes, un tramway qui marchait assez régulièrement 
        par beau temps. Mais il n'y avait un service que toutes les heures pour 
        Château-Neuf, c'était peu. En fait, tout le monde devait 
        se méfier de ce tortillard qui glissait, déraillait souvent, 
        dont jamais ne pouvaient être fixées exactement les heures 
        d'arrivée et de départ : la plupart des professeurs habitaient 
        El-Biar, et ceux qui allaient en ville, y allaient souvent à pied.
 
 A Château-Neuf, un service à chevaux, organisé par 
        un entrepreneur de charrois de l'endroit, amenait deux fois par jour deux 
        courriers à Bouzaréa. C'était un omnibus de l'espèce, 
        aujourd'hui disparue, que l'on appelait en Algérie les corricolos 
        que tiraient trois haridelles, au petit pas, dans un bruit de ferraille 
        et de vitres secouées, de clochettes et de coups de fouet... avec 
        rarement quelques personnes dedans. C'était un des amusements de 
        l'Ecole d'assister au passage de la voiture, à la récréation 
        de trois heures, ou de l'attendre, le soir, à cinq heures pour 
        déposer dans sa boîte les dernières lettres à 
        expédier. La voiture apportait les vendredis et mardis matins le 
        poisson de l'Ecole, quelques colis de temps à autre : c'était 
        à peu près les seuls services qu'elle nous rendait. Elle 
        partait ou trop tôt ou trop tard pour être utile aux profeseurs 
        et, quant aux élèves, la plupart auraient été 
        bien en peine de l'utiliser. Les normaliens à cette époque 
        n'étaient pas riches ; le trajet en voiture de l'Ecole à 
        Château-Neuf coûtait trois sous, celui en tramway électrique 
        jusqu'à Alger, huit sous, ce qui faisait onze sous : or, le plus 
        grand nombre d'entre nous ne disposaient guère de plus de vingt 
        sous par semaine... Quelques-uns même avaient beaucoup moins. En 
        trois ans, je n'ai pris qu'une seule fois le tramway, pas une seule fois 
        la voiture.
 
 C'est donc à pied que l'on arrivait à cette école 
        de campagne, à pied qu'on la quittait. Le dimanche matin, à 
        neuf heures et demie, les élèves-maîtres partaient 
        par petits groupes, sur la route blanche comme des fourmis sur une piste. 
        Nous dévalions les pentes rapidement, la traverse en courant ; 
        à 10 heures nous passions devant l'église d'El-Biar, et 
        une demi-heure après, par le Fort l'Empereur ou le chemin Laperlier, 
        nous étions en ville. Nous devions être rentrés le 
        soir à 7 heures et demie, en blouse, au réfectoire, aucune 
        tolérance n'était admise. Beaucoup d'entre nous rentraient 
        plus tôt. Souvent, l'après-midi était occupée 
        à cette montée lente comme une promenade, en conversations 
        avec les amis qu'on rencontrait sur le chemin. Quelques-uns aimaient à 
        aller danser, d'autres s'attardaient à des parties de football 
        sur le Champ de Manoeuvres ou à Saint-Eugène. Quelles montées 
        épiques, alors en cinquante, quarante-cinq minutes et quelles courses 
        lorsque la cloche du repas les surprenait encore sur la route ! ! !
 
 L'hiver, à sept heures et demie, la traverse est bien noire et 
        l'on comprend que l'on ne trouvât pas bon que nous courrions les 
        routes à pied, après une heure aussi tardive. En fait, nous 
        nous accommodions sans songer à nous en plaindre, d'un régime 
        qui paraîtrait étroit à nos élèves d'aujourd'hui 
        : la plupart d'entre nous, sauf quelques enragés, passions à 
        l'Ecole, en étude ou dans les champs, notre après-midi de 
        liberté du jeudi.
 
 Les élèves-maîtres, nous ne sortions que lorsque cela 
        nous plaisait. Quand le temps était trop mauvais, nous avions la 
        ressource de rester à l'Ecole, cela, il est vrai, ne nous est arrivé 
        que très rarement le dimanche. Les professeurs, eux, étaient 
        tenus. d'être là à l'heure et par tous les temps. 
        Beaucoup d'entre eux venaient d'El-Biar à bicyclette, quelques-uns 
        d'Alger même : à qui connaît les pentes et imagine 
        la route, cela n'apparaîtra pas chose si facile. Les autres montaient 
        et descendaient à pied. Par beau temps, quand il ne faisait pas 
        trop chaud, cela pouvait constituer un exercice hygiénique. Vers 
        midi, en été, l'exercice tenait parfois du c hammam ". 
        Mais en hiver, la montée était une épopée, 
        quand les vents d'Ouest balayent la route en rafales, que la pluie drue 
        comme des lances vous assaille par vagues, vous roulant, vous pénétrant 
        semblable à une mer. Sans doute, il arrivait qu'on pût passer 
        entre deux ondées : l'accalmie ne se produisait pas nécessairement 
        à huit heures du matin. Dans ces moments, la traverse, transformée 
        en torrent, était impraticable ; les professeurs arrivaient à 
        l'Ecole par la route, ruisselants, enveloppés dans leur pardessus 
        ou leur pèlerine, chaussés d'invraisemblables bottes et 
        boueux, crottés jusqu'au yeux. Ils se secouaient, se séchaient 
        un moment devant un poêle minuscule ou à la cuisine et... 
        allaient faire cours encore trempés, dans des classes sans feu. 
        Ce régime devait leur donner une santé de fer... à 
        moins qu'il n'achevât les malingres.
 
 J'ai vu un jour M. Aubine arriver mouillé jusqu'à la chemise, 
        venu sous la pluie depuis Château-Neuf, hésiter un moment, 
        ruisselant, les bras écartés devant un poêle qui eût 
        mis dix ans à le sécher et, grelottant, en courant, sous 
        la même pluie battante, s'en retourner jusqu'à Alger pour 
        se changer.
 
 Les jours de neige, sur ces pentes raides devenues glissantes, la circulation 
        s'interrompait. Les professeurs arrivaient tout de même... vous 
        imaginez bien, comme ils pouvaient, dans des bottes de sept lieues comme 
        celles que portait notre bon maître M. Delassus en ce jour d'hiver 
        de 1907 ou 1908 où, seul il atteignit son cours, et ses élèves 
        qui ne l'attendaient plus, à travers une campagne endormie sous 
        trente centimètres de neige.
 
 C'est cette situation impossible parfois, les pertes de temps que ces 
        trajets occasionnaient, la nécessité de les réduire 
        le plus possible qui expliquent certains des traits de l'organisation 
        de notre Ecole : les demi- journées de quatre heures de cours successives, 
        les horaires ramassés des professeurs, l'obligation pour eux d'user 
        de la table commune, cette table où le pain de l'esprit que chacun 
        apporte, se partage en même temps que celui de l'Econome, et où 
        s'est créé l'esprit, le coeur de Bouzaréa.
 
 L'Administration apprenait bien parfois toutes ces misères, mais 
        de loin, du coin du feu : on vantait la conscience des professeurs de 
        Bouzaréa ; c'était bien le moins. On trouvait bien aussi 
        quelquefois que ces professeurs avaient des emplois du temps commodes 
        et qu'ils ne restaient pas assez longtemps à l'Ecole... Mais tout 
        le monde sentait bien que cela ne pourrait pas durer toujours ainsi. On 
        parlait de déplacer l'Ecole. Mais où ? A Kouba, dans un 
        séminaire désaffecté, au Fort l'Empereur, ou ailleurs... 
        ? Tous les ans, pendant l'hiver se préparaient des projets qui 
        éclosaient en bulles de savons au printemps et l'on recommençait 
        l'hiver suivant.
 
 L'on parlait aussi de prolonger le tramway de Château-Neuf jusqu'à 
        Bouzaréa. On en a parlé quinze ans, jusqu'à la guerre. 
        C'était la solution de ceux qui tenaient à rester à 
        Bouzaréa : elle a failli se réaliser, grâce au médecin 
        de l'Ecole, notre Docteur Saliège, conseiller général 
        et délégué financier dans les rares moments que lui 
        laissaient ses malades. Il habitait Bouzaréa qu'il rejoignait chaque 
        soir dans le break et il connaissait mieux que quiconque les avantages 
        et les inconvénients de la situation.
 
 Au moment où la guerre éclata, il était à 
        peu près décidé que l'Ecole resterait à Bouzaréa 
        et l'on attendait le tramway.
 ** Ces temps sont bien révolus et j'imagine 
        le sourire de mes élèves d'aujourd'hui s'ils lisent ce que 
        j'ai écrit plus haut. La guerre et l'après- guerre ont transformé, 
        bouleversé, en mieux, les conditions de vie de l'Ecole.
 On a dit déjà, comment pendant la guerre, l'Ecole fut dotée, 
        sans y avoir pensé, de trois splendides chevaux, de toute une carrosserie, 
        dont une bonne tapissière aux rideaux de cuir, bien fermée, 
        pour le transport des professeurs.
 
 A la rentrée d'octobre qui suivit ces vacances bienheureuses, les 
        professeurs ravis trouvèrent à El-Biar, sollicitude inespérée, 
        une voiture administrative qui les attendait.
 
 Progrès immense sur les errements du passé. La voiture ne 
        montait les professeurs que le matin à huit heures et ne descendait 
        que le soir à quatre heures ; tous ceux qui terminaient leurs cours 
        entre temps s'en retournaient à pied comme autrefois. Mais la voiture, 
        c'était enfin la reconnaissance par l'Administration humanisée 
        des servitudes qui pesaient depuis toujours sur notre maison.
 
 Le village de Bouzaréa lui-même se transforma et finit par 
        organiser ses propres transports.
 
 Des Algérois que la guerre enrichit, s'aperçurent que ce 
        sommet, l'été, au-dessus des brumes de la ville, constituait 
        un séjour charmant et frais. Quelques-uns plus hardis, achetèrent 
        du terrain, construisirent sur un bout, allotirent et spéculèrent 
        sur le reste. La fièvre des lotissements, celle encore plus forte 
        de la pierre, couvrit le plateau autour de l'Ecole, les pentes des collines 
        vers le village, de maisons blanches, vertes ou rouges, qui étalent 
        les gros sous gagnés, le bon, et hélas ! si souvent, le 
        mauvais goût des architectes. Quelques cafés-épiceries, 
        tôt apparus, ont servi de points de cristallisation. Le carrefour 
        du chemin de Béni-Messous, à deux cents mètres de 
        l'Ecole que nous avons connu si plat, si nu, s'appelle maintenant l'Air 
        de France ", du nom du premier café qui s'y est installé. 
        Vous y trouverez, à peu de distance, trois cafés européens, 
        un café maure, une boulangerie, une épicerie. L'Ecole a 
        subi le contre-coup de ces transformations : des maîtres ont leur 
        villa parmi les autres, et M. Magnou, le Directeur de l'Ecole Annexe qui 
        vient de prendre sa retraite, s'est fixé dans le village même 
        où si longtemps il avait vécu isolé. Et les Sectionnaires, 
        le plus souvent externes, aujourd'hui trouvent à vivre facilement 
        dans ce village d'estiveurs. La commune de Bouzaréa, si pauvre 
        autrefois, est devenue assez riche pour faire des dettes : elle fait des 
        folies. Ne s'est- elle pas avisée d'empierrer la traverse, notre 
        traverse, heureusement de caillasse recouverte d'argile, ce qui la rend 
        un peu plus glissante qu'auparavant par temps de pluie et en écarte 
        tous les citadins aux chevilles molles.
 
 Mes vieux camarades d'avant-guerre ne reconnaîtraient plus la campagne 
        si belle, si paisible, où, les pans de la blouse noués à 
        la taille, nous courrions dans les broussailles.
 
 Comme un " bonheur " ne vient jamais seul, la route, la vieille 
        route boueuse, a disparu. C'est aujourd'hui une splendide autostrade, 
        une des plus belles sans doute du département. Dès que, 
        pour satisfaire aux besoins de cette clientèle nouvelle, les charrois 
        s'accrurent, le vieux chemin vicinal devint impossible. Sans aucun regret, 
        la commune passa aux soins de la Préfecture une route qu'elle n'avait 
        jamais pu entretenir. Et voilà que l'Automobile-Club s'avisa de 
        faire courir, trois ans de suite, le Grand Prix de l'Algérie autour 
        de Bouzaréa, la vieille route étant dans le circuit. Elargie, 
        elle a perdu ses fossés, ses virages ont été rectifiés, 
        les carrefours améliorés : on l'a même, luxe supplémentaire, 
        bordée de platanes qui, si les autos veulent bien leur préter 
        vie, lui donneront dans quelque vingt ans l'allure d'une de nos bonnes 
        vieilles routes de Provence...
 
 Toutes ces transformations allaient permettre les diverses réalisations 
        qu'exigeaient les nouveaux besoins pédagogiques de l'Ecole. Trois 
        promotions accrues et dédoublées de soixante-dix élèves 
        chacune, européens et indigènes, trente, quarante puis cinquante 
        sectionnaires, tout ce monde à envoyer chaque année durant 
        cinquante demi-journées dans une classe d'application comme le 
        demandaient les programmes des Ecoles Normales de 1920. La petite école 
        annexe de Bouzaréa, si gonflée qu'elle fût par les 
        accroissements du village, n'y pouvait suffire. Il fallut transformer 
        en école d'application l'école communale d'El-Biar pour 
        les élèves de troisième année européens, 
        l'Ecole Carrière d'Alger pour les indigènes et les sectionnaires. 
        En même temps organiser les transports rapides de ces élèves 
        qui étaient toujours internes et qui venaient manger matin et soir 
        et coucher à l'Ecole.
 
 La chose était désormais possible. A la fin de la guerre, 
        l'autobus était apparu sur la route de Bouzaréa, un autobus 
        que les élèves-maîtres, plus riches qu'autrefois, 
        pouvaient prendre. Les débuts en furent modestes... ou héroïques, 
        comme vous voudrez. Quelques vieilles voitures d'occasion, fatiguées, 
        dont les portes ne fermaient pas, dont les vitres brisées n'abritaient 
        pas, dont les moteurs, ce qui était plus grave, ne tiraient pas. 
        On partait brusquement, après quelques tours de manivelle dans 
        un fracas de ferraille ; aux côtes rapides, des bruits bizarres 
        faisaient froncer les sourcils du chauffeur, le moteur prévenait. 
        Il marchait tout de même. Plus haut, le moteur chauffait et la voiture 
        fumait comme une locomotive.
 
 C'était quelquefois l'arrêt complet : on attendait que l'auto-soeur, 
        moins malade, vînt nous chercher ; on poussait parfois la machine 
        pour lui donner de l'élan. On arrivait tout de même et, grand 
        Dieu ! encore plus vite qu'autrefois et à l'abri, par les jours 
        de pluie ; à l'ombre, en été. Mais, faits rapidement 
        à ce confort nouveau, nous nous plaignions ; nous nous plaindrons 
        sans cesse. Et nous avions un service toutes les heures, puis toutes les 
        demi-heures, à la montée et à la descente !
 
 A travers toutes ces misères, à travers les continuelles 
        faillites et les accidents, ces entrepreneurs établirent la liaison 
        automobile entre Alger et Bouzaréa : ce furent des pionniers. L'Ecole 
        leur doit beaucoup.
 
 Finies ou à peu près les descentes à pied, ou à 
        bicyclette. Professeurs et élèves abandonnèrent la 
        traverse. Nous ne devons plus être nombreux à la descendre 
        quelquefois, pour le plaisir de revivre les vieux souvenirs. Les professeurs 
        sont abonnés à l'autobus, l'Ecole aussi pour ceux de ses 
        élèves qui vont à El-Biar et à Alger. Et pas 
        un élève-maître aujourd'hui ne descendrait en ville 
        à pied. Le dimanche, rentrant à neuf heures du soir, ils 
        prennent d'assaut la dernière voiture, en grappes si compactes, 
        qu'un jour, un autobus un peu plus chargé ou un peu moins solide, 
        s'affaissa à une secousse sous le poids de son impériale.
 o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o 
        o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o Très rapidement aussi ce passé 
        récent s'estompe. Deux services d'autobus aujourd'hui : les C.F.R.A. 
        et une entreprise privée alternent impeccablement leurs départs 
        tous les quarts d'heure. Il faut vingt-cinq minutes environ pour aller 
        de la ville à Bouzaréa : l'Ecole est définitivement 
        dans la banlieue d'Alger.
 Et sous les cyprès et les eucalyptus de la cour d'honneur, grandis 
        eux aussi, s'alignent chaque matin, après un double virage savant, 
        quelques voitures aux lignes fuyantes, basses et ramassées, prêtes 
        à bondir, autos grises, bleues ou noires, vernies et brillantes 
        comme des bijoux. Ce sont les voitures de mes jeunes collègues, 
        mes anciens élèves pour qui, hélas ! je suis déjà... 
        l'ancêtre...
 
 Et je vois entrer avec eux, dans la même cour, au même moment, 
        l'ombre de ceux qui furent nos maîtres, à nous les anciens. 
        Ils sont deux, se donnant le bras comme ils le faisaient si souvent. L'un 
        a une petite barbiche grisonnante que, de temps à autre, il tire 
        en la tordant, un melon légèrement incliné sur des 
        yeux gris, clairs et vivants. Il va nonchalamment, à larges foulées 
        de ses gros souliers blancs de poussière, les pans de sa jaquette 
        alourdis des livres de sa bibliothèque qu'il apporte aux élèves. 
        L'autre, droit et bedonnant, la barbe fleurie et les yeux vagues derrière 
        de grosses lunettes de myope, suit à petits pas rapides, un " 
        en-cas " vert et gris sur le bras. Il fait beau. Notre Chilou et 
        notre Tio Pèpe s'en vont souriant, comme des sages ou des poètes 
        qu'ils sont tous deux, jouissant de l'air serein et de la campagne parfumée, 
        qu'ils parcourent pour la millième fois.
 
 Oh ! mes maîtres, vous n'imaginiez pas les belles autos " aérodynamiques 
        ", les retours rapides ! Comme vous acceptiez simplement le dur devoir 
        sans confort. Et comme les choses vous paraîtraient changées 
        !
 
 L'âme de notre chère vieille Ecole pourtant est restée 
        la même ; les mêmes, mille liens invisibles qui, tissés 
        diversement suivant les temps, mêlent nos coeurs aux choses ; le 
        même, par son esprit, ce séminaire de pensée française 
        sur cette terre d'Afrique que cinquante ans de dévouement, dont 
        le vôtre fut le plus grand, ont réussi à édifier 
        dans ce désert.
 C. DI. LUCCIO,Professeur aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
 Instituteurs et Administrateurs Entre le personnel de l'Enseignement et celui 
        des Communes Mixtes, j'ai eu le grand honneur, avec quelques autres, de 
        faire la liaison.
 Transfuge de l'enseignement, on me demande de dire ce que doivent aux 
        disciplines de notre vieille Ecole ceux qui, par d'autres sentiers, ont 
        poursuivi l'oeuvre éducatrice de la France. Aussi, d'esquisser 
        ce qu'on peut attendre de rapports confiants entre les instituteurs du 
        bled et les administrateurs de Communes Mixtes.
 ***
 Me faudra-t-il être orfèvre 
        ! Je ne puis pourtant refuser mon attestation. Je la dois à ceux 
        qui furent mes maîtres à la Bouzaréa, aux onze de 
        ma promotion, toujours chers à mon coeur, à mes jeunes camarades.
 Aussi à d'autres, ceux des miens qu'il convient de nommer, de qui 
        je tiens sans doute cette affection profonde que j'ai gardée aux 
        choses de l'enseignement : Mon bisaïeul maternel, instituteur alsacien, 
        lettré en allemand, qui pour n'avoir pu faire en langue française 
        la demi-classe journalière imposée, vint mourir près 
        d'Alger en 1932. Mon bisaïeul paternel, instituteur et meunier bas-alpin, 
        venu, retraité, finir ses jours à Alger. Mon aïeul 
        : le premier instituteur public de la ville d'Alger qui ouvrit, rue Socgema, 
        la première école communale. Mon oncle maternel, Scheer, 
        organisateur avec le recteur Jeanmaire, de l'enseignement des indigènes, 
        ancien élève de l'Ecole annexe de Mustapha-Supérieur, 
        pionnier mort à la tâche, premier directeur à Fort-National 
        de la Section spéciale, premier inspecteur de l'enseignement des 
        indigènes. Et ce jeune normalien de 1914, mon puîné, 
        qui, à Reims, a physiquement renoué nos relations familiales 
        avec la France Métropole (V. chapitre IV, p. 51. 
        ) .
 ** Dans un cadre de recrutement aussi varié 
        que celui des Communes Mixtes, l'apport des anciens instituteurs ne semble 
        pas négligeable. Leur caractéristique est d'avoir apporté 
        aux problèmes d'ordre psychologique une attention particulière 
        ; partant, d'avoir entretenu avec leurs administrés des rapports 
        aisés et confiants. A l'heure où l'évolution des 
        méthodes administratives est si rapide, il semble qu'on puisse 
        attendre de cette aptitude particulière une utilité plus 
        grande. C'est qu'à s'être penché sur de jeunes enfants 
        pour deviner leurs besoins inexprimés, on gagne à comprendre 
        plus facilement ceux des hommes qui s'expriment encore imparfaitement. 
        Pour avoir su mesurer les progrès de jeunes esprits et connu les 
        méthodes propres à les provoquer, on discerne plus facilement 
        le besoin de métfode pour l'évolution des adultes et on 
        mesure plus aisément les étapes parcourues.
 A un Gouverneur Général de passage, je disais un jour : 
        " Les méthodes qui, lorsque j'enseignais, me donnaient les 
        meilleurs résultats sont celles que j'emploie avec le plus de profit. 
        On n'enseigne pas, on n'administre pas sans aimer ".
 ** Payé mon tribut de reconnaissance, 
        il me reste à dire ce que les relations confiantes des administrateurs 
        et des instituteurs du bled peuvent avoir d'utile.
 Le temps n'est plus où l'instituteur du douar semblait être 
        l'ennemi du chef de la Commune. De nombreux incidents ont surgi dont on 
        ne parle plus guère que pour mémoire. Les relations sont 
        aujourd'hui correctes au moins, bien souvent bonnes. Il reste qu'elles 
        soient encore plus souvent confiantes.
 *** La déformation professionnelle résultant 
        d'une part de l'exercice continu de l'autorité, et d'autre part 
        d'une indépendance pédagogique nécessaire n'est pas 
        telle qu'elle ne puisse amener les uns et les autres à uvrer 
        en commun pour la plus belle des oeuvres.
 A me souvenir de ce que je dois d'avis utiles, d'indications précieuses 
        à ceux de mes anciens collègues venus à mon bureau 
        et revus dans leur home, je mesure la chance d'avoir eu au coeur du pays 
        indigène des observateurs dignes, renseignés, qui établissaient, 
        parallèlement à la hiérarchie communale, des relations 
        d'un caractère particulier entre mes administrés et moi.
 
 Pouvoir, avec eux, approcher toute une génération, dire 
        les paroles qui doivent être rapportées dans les familles, 
        bénéficier de ce que leur compréhension peut donner 
        d'écho à vos pensées, cela fait apparaître 
        indiscutablement les nécessités d'une confiante collaboration.
 
 Et si, faisant la part de ce qui m'est personnel, je songe au réconfort 
        apporté dans ces écoles que l'on visite, lorsqu'on fait 
        perdre à son hôte le souvenir de son emploi du temps, lorsqu'on 
        l'aide à secouer l'engourdissement moral du bled, qu'on l'oriente 
        vers des pensées nouvelles et qu'on lie avec lui ce fil tenu de 
        la considération réciproque, il semble bien que des éducateurs 
        dont les uns complètent la tâche des autres puissent, en 
        se passant le flambeau, avoir le sentiment qu'ils en sont également 
        dignes.
 A. LESTRADE-CARBONNEL,Administrateur Principal de Commune Mixte.
 INVOCATION A BOU ZARÉA O Bou Zaréa ! Toi dont le nom signifie 
        " père des semences ", " fortuné en graines 
        " - Bou Zaréa qui exprimes donc abondance et opulence, ô 
        Bou Zaréa, au nom de notre École, j'invoque ta munificence. ***
 Je te connais depuis longtemps, Bou Zaréa 
        - depuis bientôt un demi-siècle... Mais, écoute une 
        histoire... Il était une fois un petit garçon qui, dans 
        un humble village du Massif Central, entendit pour la première 
        fois prononcer ton nom, ton nom étrange, barbare et mystérieux, 
        alors qu'il avait six ans. Et pendant plusieurs mois, ces longs mois de 
        l'enfance, il le réentendit, ce nom mystérieux et barbare, 
        et s'accoutuma à sa sonorité étrange. Car celui qui 
        le prononçait était un grand garçon de vingt ans, 
        instituteur-adjoint d'allure un peu folle et dont les extravagances s'accordaient 
        mal avec la gravité professionnelle de son directeur, l'austérité 
        du site, la gravité de nos montagnards. Or, chaque fois que l'ancien, 
        paternellement le gourmandait pour quelque nouvelle frasque, notre grand 
        garçon faisant sauter le petit sur ses longues jambes, répondait, 
        désinvolte : " Bah ! si ça continue, j'irai à 
        la Section Spéciale, j'irai à Bouzaréa. " Bouzaréa... 
        Bouzaréa... c'était le maître-mot, l'unique, la péremptoire 
        réponse du grand garçon à l'allure un peu folle. 
        Et, l'admirant en secret, le petit garçon répétait 
        : " J'irai à Bouzaréa... Bouzaréa... Bouzaréa... 
        "
 Il ne vint pas, le grand garçon, en cette Bouzaréa. Ce qu'il 
        est devenu, l'on ne sait, car il disparut un matin d'août, - c'était 
        de très bon matin, - et personne ne le vit partir... Il oublia 
        seulement de payer son aubergiste, son logeur et d'autres moindres créanciers, 
        ne laissant dans sa chambre qu'une malle vide... et un livre d'algèbre... 
        Peut-être, disaient, simples et bonnes gens, les créanciers 
        au directeur atterré, peut-être est-il allé dans cette 
        Bouzaréa dont il parlait toujours ?...
 ***
 ...Mais le petit garçon que le grand 
        faisait sauter sur ses genoux, avait retenu le mot magique. Il y songea 
        durant toute son enfance, toute sa jeunesse. Et un jour vint où 
        il connut pour de bon, pour de vrai, ce que le grand n'avait jamais qu'imaginé, 
        et pour échapper peut-être à de justes vindictes...
 ...Ce n'est donc pas d'hier, tu le vois, que date mon premier souvenir 
        de toi, Bou Zaréa. Alors permets-moi de t'invoquer, père 
        des semences, symbole d'abondance et d'opulence, De t'invoquer en faveur 
        de cette École qui s'est un jour installée sur ton domaine. 
        Elle y vint sans enthousiasme, un peu comme une intruse, car personne 
        ici ne l'attendait, un peu comme une pauvresse, car des lieux où, 
        jusqu'alors elle gîtait, la nécessité l'obligeait 
        à chercher un nouveau toit... C'était, en vérité, 
        une école sans prestige, et qui, pendant des années, sembla 
        oubliée dans les brumes... Une maison sans souvenirs...
 
 Mais aujourd'hui la voici ranimée, vigoureuse, ruche bruissante 
        d'abeilles ; ruche féconde, qui a essaimé ; ruche généreuse, 
        qui ne demande qu'à essaimer encore... N'est-ce point là, 
        Bou Zaréa, signe de ta protection ? de ta vertu, de tes bienfaits 
        ?... Alors, je te salue, ô Bou Zaréa ! père des semences, 
        symbole d'opulence et d'abondance, et je te demande pour cette École 
        qui, désormais, fièrement porte ton nom, de lui assurer 
        à jamais ta protection, de lui inculquer ta vertu, de la combler 
        de tes bienfaits...
 
 Que soit toujours plus bruissante, plus féconde, plus généreuse, 
        notre École, sous ton égide, ô Bou Zaréa !
 Aimé DUPUY. TABLE DES MATIÈRES Préface, par M. le Recteur Pierre 
        Martino 7I. - HISTOIRE DES ECOLES NORMALES D'INSTITUTEURS
 D'ALGER, par Aimé Dupuy
 Chapitre I. - Des ombres dans le Parc de Galland 11
 Chapitre II. - De Mustapha à Bouzaréa et l'" occupation 
        restreinte ". 23
 Chapitre III. - Bouzaréa s'organise - De l'Ecole Normale aux Ecoles 
        Normales d'Alger-Bouzaréa 33
 Chapitre IV. - L'Offrande au Pays. - Les Bouzaréens pendant la 
        Grande Guerre 47
 Chapitre V. - La Bouzaréa d'aujourd'hui 53
 Appendice 74
 II. - TEMOIGNAGES
 Présentation, par Aimé Dupuy 77
 Un élève de 1866: B. Fatah, par L. Buret 81
 Souvenirs de Mustapha, par Marie Peytral 85
 Au Cours Normal de 1888, par M. Soualah 87
 Du Cours Normal à l'Agrégation de Physique, par Ahmed Balloul 
        92
 ...et au Musée du Luxembourg, par A. Mammeri 94
 Les souvenirs de M. le Procureur Général, par Pierre Godin 
        96
 La journée d'un normalien vers 1900, par M. Dennoun 99
 Souvenirs d'un " microbe " de 1906, par Alexis Chottin 103
 Trois croquis, par L. Buret 105
 A votre tour, M. l'Intendant, par Daniel Moulias 110
 La parole est aux Chaïbs :
 1896-1910, par M. Paul Bernard 113
 1910-1915, par M. Ch. ab der Halden 118
 A l'Ecole Normale du Fin-Midi, par Ch. ab der Halden (Les Propos
 de M. Boneuil) 122
 Souvenirs de guerre et d'après-guerre, par J. Guillemin 126
 Achille Delassus, par A.-M. Biaggi 130
 La Section Spéciale :
 De 1894 à 1896, par G.-C. Berdou 132
 De 1897 à 1903, par F. Redon 135
 Un Sectionnaire de 1899, par Prosper Ricard 141
 De la Section au Palais-Bourbon, par Maurice Robert 144
 ...et à l'école d'Abéché, par Paul Fabre 146
 Vingt-cinq ans de Quatrième Année, par C. Disdet 148
 Un apôtre : Jean Quilici, par G. Hardy 152
 Notre école annexe, par P. Magnou 154
 Bouzaréa et les études berbères, par André 
        Basset 156
 Samuel Biarnay, par Louis Brunot 157
 Quelques anecdotes sur Biarnay, par J.-E. Rousset 164
 Bouzaréa et les études arabes, par Georges Valat 168
 Les Sectionnaires au service de la terre algérienne, par H. Truet	
        173
 De Bouzaréa à Alger et vice-versa :
 Ou le " plaisant " (?) problème des transports, par C. 
        Di Luccio. 175
 Instituteurs et Administrateurs, par A. Lestrade-Carbonnel 183
 Invocation à Bou Zaréa, par Aimé Dupuy 185
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