| Souvenirs de guerre 
        et d'après guerre C'est en 1915, en pleine guerre, qu'à 
        la suite d'un échange de télégrammes avec l'Académie 
        d'Alger, je fus appelé à la Direction de l'Ecole Normale 
        de Bouzaréa. Je devais occuper cette charge jusqu'à l'heure 
        de ma retraite. J'eus donc l'honneur d'être intimement associé 
        à la vie de l'Ecole pendant treize années, allant de l'étape 
        hérissée de difficultés de la guerre à la 
        période de liquidation et de réorganisation d'après-guerre 
        qui, par le nombre et la variété des problèmes qu'il 
        fallut alors affronter, fut à peine moins héroïque 
        que la précédente.
 Peut-être n'est-il pas inutile, à l'instant même où 
        l'évolution nécessaire des institutions menace de modifier 
        le cours de son destin, d'invoquer un ensemble de souvenirs se rattachant 
        à un moment si particulier de l'histoire de la Bouzaréa 
        ! Sans doute les fragments de cette chronique sont-ils épars dans 
        la mémoire des élèves-maîtres et des professeurs 
        qui, en ce temps, y vécurent des heures parfois brèves ; 
        qu'ils veuillent bien ne voir, dans cet essai de coordination, qu'une 
        preuve de ma fidélité.
 
 Dans le recul apaisant des années, ce qui caractérise cette 
        vision rétrospective, c'est une impression de sérénité. 
        C'est une émotion souvent teintée de tristesse, mais toujours 
        imprégnée de gravité et de fierté, que suscite, 
        en effet, l'image de la vie ardente d'une jeunesse aux prises avec des 
        épreuves parfois insurmontables, mais tâchant néanmoins 
        de se tenir en étroite communion de pensées et de sentiments 
        avec ceux du front. C'est cette volonté constante qui l'animait 
        et l'aidait à supporter allègrement les vicissitudes d'une 
        scolarité pleine d'imprévu.
 ***
 Quand M. ab der Halden, rappelé aux 
        armées, me transmit sa fonction, c'est une lueur bien incertaine 
        qui éclairait la route à parcourir. Les obstacles apparaissaient 
        invincibles : la très grande majorité du personnel qualifié 
        de l'Ecole étant au feu, des maîtres improvisés, quelquefois 
        trop jeunes, assumaient un service essentiel, sans y avoir été 
        préparés ; avec une bonne volonté inépuisable, 
        ils s'efforçaient de n'être pas trop débordés 
        par des tâches écrasantes ; mais il était urgent de 
        les secourir comme de combler des vides inquiétants, car cette 
        situation pouvait être grosse de conséquences désastreuses. 
        Mais si les écueils nous étreignaient, l'importance de l'oeuvre 
        à accomplir n'était pas moins obsédante. Pour que 
        la France pût continuer, il ne fallait pas laisser s'interrompre 
        un instant la formation des instituteurs. L'école est vraiment 
        le centre moral auquel s'alimentent les masses profondes du pays, et c'est 
        surtout par l'école que l'Algérie evient française. 
        Ce que nous avions à sauvegarder, c'était à la fois 
        la survivance de la conscience morale dont la barbarie de la guerre pouvait 
        ébranler les fondements, la continuité de l'oeuvre française 
        en ce pays. Il fallait donc aussi vaincre à l'arrière.
 Heureusement une foi agissante pénétrait le personnel : 
        des grands chefs aux plus modestes de leurs collaborateurs, chacun s'efforçait 
        d'élever son coeur à la hauteur des circonstances. Tous 
        les concours sollicités nous furent acquis : préparateurs 
        d'université, professeurs de lycée et d'école primaire 
        supérieure, instituteurs, fonctionnaires mobilisés momentanément 
        inaptes au service armé, professeurs libres, tous unirent leurs 
        efforts d'enthousiasme et acceptèrent un surcroît de fardeau 
        pour qu'à nouveau le bourdonnement normal et régulier du 
        rucher pédagogique pût se faire entendre.
 
 La préparation du personnel enseignant ne se poursuivit cependant 
        pas sans à-coups, et c'est une figure bien changeante que présentait 
        l'Ecole pendant les années de guerre. Les événements 
        du front retentissaient sans cesse sur notre existence fiévreuse 
        : brusquement des promotions se vidaient à moitié par l'appel 
        d'un nouveau contingent ; parfois, au contraire, des recrues inattendues 
        gonflaient nos effectifs, compliquant à l'infini notre besogne, 
        telle cette jeunesse serbe, décimée dans la désastreuse 
        et héroïque retraite d'Albanie, qu'il fallut bien accueillir, 
        soigner, équiper, réconforter, sauver physiologiquement 
        et intellectuellement pour conserver à un glorieux et malheureux 
        pays une élite qui, certes, n'oubliera point la France.
 
 Et cette tâche inexorable devait se poursuivre à travers 
        des conditions financières et économiques inouies et telles, 
        par suite de la hausse des prix, de la rareté des matières 
        et de l'insuffisance de nos crédits, que nous avons connu l'existence 
        la plus précaire, obligés que nous étions de devenir 
        producteurs de légumes, de lait, de viande, etc..., réduits 
        parfois à avoir recours à l'obligeance de nos amis pour 
        régler des fournisseurs eux-mêmes aux abois, contraints par 
        exemple devant l'extrême disette et les prix astronomiques de la 
        houille, de sacrifier nos arbres centenaires pour alimenter une fourneau 
        de cuisine qui, malgré sa voracité, n'avait pas droit au 
        chômage. En ce temps, tenir, même à l'arrière, 
        était un problème.
 ***
 Et cependant, durant cette période 
        si tourmentée, que de satisfactions n'avons-nous pas dues à 
        nos jeunes promotions d'élèves-maîtres ! En dépit 
        des lacunes inévitables de notre organisation, de nos exigences 
        scolaires et disciplinaires qui méconnaissaient souvent, contrariaient 
        ou brusquaient parfois leurs sentiments plus fougueusement tendus vers 
        la ligne des tranchées que vers le laboratoire ou la salle d'études, 
        qu'au fond cette saine jeunesse fut sérieuse et appliquée, 
        déférente et consciencieuse, et quelles maîtresses 
        qualités d'éducateurs ne révélait-elle pas 
        en ces instants tragiques !
 Par dessus tout, nos jeunes gens furent profondément, âprement 
        patriotes. Les plus fiers d'entre eux et les plus enviés, étaient 
        ceux qu'un ordre bref de mobilisation arrachait à leurs études 
        ; et j'ai le souvenir ému de certains élèves qui, 
        ajournés d'une classe antérieure, me prièrent de 
        ne les point contraindre à se présenter devant le Conseil 
        de Révision,... afin d'être déclarés " 
        bons, absents ". D'autres s'engagèrent individuellement ou 
        en groupe et, fait significatif, le dévouement patriotique des 
        élèves-maîtres indigènes fut aussi enthousiaste 
        que celui de leurs condisciples européens : les seuls engagements 
        d'étudiants indigènes contractés en Algérie 
        pendant la guerre, furent ceux des élèves-maîtres 
        de Bouzaréa. C'est un titre dont leur Ecole peut rester fière.
 
 Ce zèle patriotique se condense en un " Livre d'Or " 
        qui ne le cède à aucun et atteste la bravoure de ces enfants 
        intrépides : cinquanteet-un élèves-maîtres 
        de Bouzaréa ont, au champ d'honneur, héroïquement donné 
        leur vie à la France ; un grand nombre des survivants furent blessés 
        ; la plupart de nos mobilisés obtinrent les citations les plus 
        élogieuses. Quel magnifique démenti à ceux qui seraient 
        tentés de mettre en doute la haute et forte inspiration de l'enseignement 
        laïque !
 ***
 L'après-guerre devait encore transfigurer 
        cette Ecole Normale qui ne ressemble à aucune autre.
 Après avoir établi le glossaire des morts, il s'agissait 
        d'ordonner le sort des vivants, c'est-à-dire de recevoir à 
        l'Ecole, en même temps que les promotions régulières, 
        tous les élèves-maîtres appelés sous les armes 
        avant la fin de leurs études. Beaucoup d'entre eux, déjà 
        âgés, ne voulant ou ne pouvant plus être à la 
        charge de leurs familles, ou bien manifestaient peu d'empressement à 
        poursuivre leur formation générale et professionnelle, ou 
        bien sollicitaient d'être immédiatement appelés à 
        un emploi d'instituteur ; quelques-uns même ne se sentant pas préparés 
        vraiment à la carrière qu'ils avaient autrefois choisie 
        et désespérant d'y réussir, se proposaient de renoncer 
        à l'enseignement. L'intérêt de l'Ecole, qui n'exprime 
        que le souci de l'avenir commun des enfants et du pays, exigeait à 
        la fois la récupération de tous les élèves-maîtres 
        survivants, à peine assez nombreux pour satisfaire aux besoins 
        accrus du service, et la reprise de leurs études au point où 
        ils les avaient interrompues. Il n'était pas, en effet, permis 
        de remplir les cadres avec un personnel de formation incomplète 
        ; la dignité des maîtres se serait, au demeurant, mal accommodée 
        d'une renonciation aux études nécessaires à l'exercice 
        d'une fonction délicate et il y eût eu quelque ingratitude 
        à offrir aux démobilisés, en récompense de 
        leurs exploits, une situation diminuée et la perspective d'une 
        carrière manquée. Leur réintégration à 
        l'Ecole Normale s'imposait donc.
 
 Les difficultés matérielles furent légalement résolues 
        grâce à la haute compréhension d'un Recteur éminent 
        et à la sollicitude du Gouvernement Général de l'Algérie. 
        Une allocation mensuelle de soixante-quinze francs, calculée pour 
        faire face aux menues dépenses obligatoires, fut attribuée 
        à chaque élève-maître démobilisé, 
        pendant la durée de son séjour à l'Ecole Normale. 
        Assurés de n'avoir pas à imposer de nouveaux sacrifices 
        à leurs familles, tous les survivants des promotions de guerre 
        rejoignirent l'Ecole. L'organisation de leurs études nécessitait, 
        d'autre part, une dotation assez large en personnel, en même temps 
        que l'institution d'un régime d'études particulier. Le retour 
        des professeurs démobilisés et des créations d'emplois 
        nouveaux, facilitèrent le groupement des élèves en 
        sections correspondant à différents cycles d'études 
        : trois mois, six mois, un an, selon qu'ils avaient séjourné 
        deux ans, un an ou quelques mois à l'Ecole et qu'ils avaient à 
        conquérir le Brevet Supérieur et le Certificat de fin d'études 
        normales ou ce dernier titre seulement. Des programmes d'études 
        évidemment allégés, et des épreuves réduites 
        de diplômes furent adaptés à chaque section.
 
 Tous ces jeunes gens, qui pourtant avaient connu la vie de caserne et 
        celle du front, se plièrent avec une bonne volonté sans 
        égale à un régime assurément très libéral, 
        mais pourtant fort différent de celui qu'ils venaient de pratiquer. 
        Ils purent ainsi, grâce à une maturité d'esprit acquise 
        à rude école, compléter leur formation dans les conditions 
        les plus heureuses et faire une entrée joyeuse dans une carrière 
        qu'ils ont, depuis lors, déjà honorée. Cette uvre 
        capitale de la rééducation des élèves-maîtres 
        démobililsés a pu éviter à l'Algérie 
        une crise redoutable de personnel, au moment même où il importait 
        essentiellement de susciter une reprise de l'activité générale 
        du pays.
 
 Il convient d'arrêter ici cette relation ; car si les dernières 
        années de mon séjour à Bouzaréa furent consacrées 
        à une large organisation matérielle et pédagogique 
        de l'Ecole, en vue de mettre en harmonie les institutions scolaires de 
        la Colonie avec les progrès et les désirs de ses populations, 
        elles rentrent néanmoins dans le cadre de l'activité normale 
        d'un directeur. Ces années de rude labeur pendant lesquelles la 
        Bouzaréa a pu revêtir sa physionomie actuelle, éveillent 
        en moi des souvenirs très chers, si j'évoque les relations 
        d'estime réciproque et de confiante amitié qui m'unirent 
        à une belle pléiade de collaborateurs, l'attachement profond 
        qu'ils portaient à leur Ecole ; le zèle intelligent, la 
        rare probité intellectuelle et la haute conscience qu'ils mettaient 
        avec joie à son service pour qu'elle méritât vraiment 
        d'être l'inspiratrice, la régulatrice de l'activité 
        d'un personnel sur qui repose, sans aucun doute, pour une part prépondérante, 
        l'avenir de ce pays. La chère, la grande, la glorieuse Bouzaréa 
        est leur oeuvre ; ma fierté est d'avoir été associé 
        à leur effort.
 J. GUILLEMIN,Ancien Directeur des Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
 
 
 Achille Delassus
 Infidèle à la mode, insoucieux 
        de l'ajustement, indifférent aux frivolités mondaines, timide, 
        distrait, retiré, homme banal et doux, professeur de haut style, 
        écrivain et poète, Achille Delassus restera sympathiquement 
        légendaire et son souvenir sera toujours évoqué avec 
        attendrissement. Dédaignant la cahotante diligence que les chevaux 
        poussifs traînaient péniblement le long de la côte 
        d'El-Biar à Bouzaréa, il se rendait à pied à 
        l'Ecole Normale, notant en chemin ses impressions. Peu lui importaient 
        les inclémences du ciel d'hiver ou d'été, ses souliers 
        boueux ou poussiéreux, son gilet mal boutonné, sa cravate 
        de travers. Il arrivait par les sentiers de traverses, souriant, sans 
        fatigue apparente et, déballant de ses poches ses plans de leçons 
        ou des devoirs corrigés, commençait aussitôt son cours. 
        Nous l'écoutions ravis.
 D'une voix nette, bien timbrée, il développait son sujet 
        à une cadence rapide, sûr de soi, plein de chaleur. Ses commentaires 
        abondants, ses vues originales, la richesse et la variété 
        de son esprit nous éblouissaient. La rue, la foule, l'effarouchaient, 
        le repliaient en soi comme une de ces fleurs qui ferment leurs corolles 
        dès qu'on les touche. Dans sa classe, il se retrouvait en famille. 
        Là, entrant avec aisance dans le domaine de la pensée, qui 
        était son élément essentiel, son regard un peu triste 
        s'animait ; son front haut et large paraissait encore plus vaste et toute 
        sa physionomie prenait un air d'apôtre. Il se penchait de plus en 
        plus vers nous pour nous communiquer sa flamme. Nous ouvrant avec son 
        coeur les trésors intellectuels qu'il avait amassés dans 
        la méditation, le commerce des livres, l'observation directe de 
        la vie, il nous offrait ainsi le meilleur de lui-même. Comment ne 
        l'aurions-nous pas aimé, lui qui ouvrait à nos rêves 
        de jeunesse des horizons si merveilleusement clairs, lui que nous sentions 
        si paternel, si bienveillant ! Camarades de la promotion 1899-1902, qui 
        de vous ne se rappelle avec émotion les promenades du jeudi, ou 
        du dimanche, sous la conduite de Delassus ? Il nous emmenait dans les 
        ravins discrets de la Bouzaréa. Nous nous groupions autour de lui 
        et, détaillant un paysage, caractérisant une maison, un 
        arbre, une fleur, faisant revivre les choses mortes, il nous initiait 
        au sentiment de la beauté. Lorsqu'il nous quittait le soir au seuil 
        de l'Ecole, la barrière qui entourait le jardin nous semblait moins 
        noire, les murs des bâtiments moins sévères, moins 
        nus, notre couvent laïque où le silence était la grande 
        règle, plus doux, plus accueillant. C'est que nous avions découvert 
        en Delassus un grand ami. En signe d'affection et de reconnaissance, nous 
        avions tiré de son prénom un diminutif charmant, e Chilou 
        ", que nous prononcions toujours avec le plus grand respect. Nous 
        ignorions alors que la Muse était son violon d'Ingres, qu'il publiait 
        des études sociales, philosophiques, littéraires, techniques, 
        s'adonnait à la critique théâtrale, écrivait 
        des romans, des articles de presse, car il cachait son nom sous divers 
        pseudonymes. Nous avions cependant deviné sa sensibilité 
        profonde et senti son grand coeur. Il est tombé presque à 
        son poste, en pleine possession de ses talents, après avoir été 
        pendant vingt-huit ans l'âme de cette Ecole Normale pour qui il 
        dépensa généreusement sa vie.
 
 En pieux hommage à sa mémoire, nous tous, qui avons été 
        ses élèves, recueillons-nous et, comme pour les Morts au 
        Champ d'Honneur, observons la minute poignante de silence.
 A.-M. BIAGGI,Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
 
 
 La Section Spéciale
 De 1894 à 1896
 Ma nomination comme directeur des Etudes 
        à la Section Spéciale date de novembre 1894. Le poste m'avait 
        été proposé au Ministère quelques jours auparavant, 
        lors de l'examen du C. A. à l'Inspection Primaire.
 A cette époque lointaine, la situation matérielle n'était 
        pas brillante : trois mille francs de traitement annuel et cinq cents 
        francs de prime pour le diplôme d'arabe. Il n'existait pas de logement 
        dans les locaux de l'Ecole Normale ; je dus me contenter de trois petites 
        pièces disponibles dans la maison d'école du village où 
        était également installé le directeur du Cours Normal 
        indigène. Il ne m'avait pas été fourni de mobilier 
        personnel.
 
 Les travaux d'achèvement de l'Ecole Normale n'étaient pas 
        encore commencés : la toiture manquait en plusieurs endroits.
 
 La Section Spéciale recevait chaque année quarante élèves-maîtres, 
        presque tous instituteurs dans la Métropole. Ils venaient en Algérie 
        attirés sans doute par une faible augmentation de traitement, mais 
        aussi parce qu'ils se sentaient les qualités requises pour vivre 
        en tribu, au milieu de populations, dont la mentalité et le genre 
        de vie, si différents des nôtres, avaient besoin peu à 
        peu d'être modifiés.
 
 Ils étaient internes comme les normaliens, à l'exception 
        de deux ou trois que leur femme avait accompagnés. Il n'y avait 
        dans la semaine aucun jour de repos autre que le dimanche. Les cinq journées 
        scolaires étaient consacrées aux leçons et aux travaux 
        pratiques. Le jeudi matin, tous les élèves descendaient 
        à la Faculté pour suivre des cours de psychologie, d'histoire 
        et géographie de l'Algérie, et, le dimanche matin, un groupe 
        de dix se rendait à l'hôpital civil, et assistait à 
        la visite des malades. Leur programme de travail à la Section ne 
        leur laissait pas de longues heures de loisirs. Il comprenait les matières 
        suivantes : langue arabe et langue kabyle, moeurs et coutumes indigènes, 
        histoire et géographie de l'Algérie, agriculture et travaux 
        de jardinage, travail du bois et travail du fer, hygiène et médecine 
        usuelle donnant lieu à la délivrance d'un certificat, leçons 
        aux élèves indigènes de l'Ecole annexe, conférence 
        en présence du directeur de l'Ecole Normale, du directeur et du 
        directeur-adjoint de la Section. Je leur donnais en outre quelques notions 
        d'administration scolaire.
 
 Chaque année avaient lieu : 1/ une promenade à Sidi-Ferruch 
        ; 2/ une visite à la Trappe de Staouéli où les religieux 
        nous expliquaient le mode d'exploitation de leur immense domaine ; 3/ 
        quelques jours avant l'ouverture des vacances, une excursion dans les 
        écoles de la Grande et de la Petite Kabylie. Pendant une dizaine 
        de jours, c'étaient les voyages à dos de mulet, la traversée 
        des villages, la visite des classes où l'on assistait aux leçons 
        des instituteurs, les nuits passées dans les salles où l'on 
        dormait sur la fougère sèche, puis, au retour, le compte 
        rendu écrit du voyage.
 
 Comme on le voit, les futurs maîtres des écoles d'indigènes 
        recevaient une préparation qui devait les rendre capables de bien 
        remplir leur tâche. Malheureusement, nous étions encore dans 
        la période des tâtonnements et des recherches : nous n'avions 
        pas de programme, et les procédés d'application de la méthode 
        directe étaient très peu connus. Notre seul guide était 
        le fascicule 114 du Musée Pédagogique contenant quelques 
        modèles de leçons bien insuffisants. C'est seulement en 
        1898, deux ans après mon départ de la Section Spéciale, 
        que fut publié le programme auquel avaient collaboré inspecteurs, 
        professeurs et quelques-uns des meilleurs instituteurs.
 
 En quittant Bouzaréa pour le Département de Constantine, 
        j'ai retrouvé plusieurs de mes sectionnaires installés soit 
        dans les écoles à peine achevées, soit dans des maisons 
        indigènes peu confortables. Ils ne se plaignaient pas et ils se 
        trouvaient heureux quand ils pouvaient obtenir, après quelque temps 
        de séjour, la confiance des familles traduite par une bonne fréquentation. 
        Il n'était pas rare à cette époque, de voir des maîtres 
        demeurer de nombreuses années dans la même école. 
        Ils partaient ensuite regrettés de tous, ayant joui, auprès 
        des élèves et de leurs parents, d'une grande autorité 
        faite d'estime et de respect.
 G.-C. BERDOU,Inspecteur honoraire de l'Enseignement des Indigènes.
 De 1897 à 
        1903 Temps lointains, d'autant plus présents 
        à ma mémoire qui les retrouve pleins de jeunesse et de fraîcheur 
        !Un sectionnaire, chansonnier, antérieur de peu à cette époque, 
        avait composé une " Marche de la Section " qui se terminait 
        par ces vers épiques :
 " 
        ...Et les générations futures
 " 
        Ne diront pas sans émotion
 " 
        La Section ! La Section !...
 
 Je ne sais pas le secret des générations futures. Mais celles 
        du temps dont je parle, où la joie et la confiance emportaient 
        la Section dans l'azur, ne peuvent évoquer son souvenir que le 
        coeur battant. Qu'il soit permis à l'un de ses plus anciens directeurs 
        de faire écho à ces émotions, par une brève 
        échappée vers ce passé.
 ** Pourtant la Section traversait à cette 
        époque une crise. Son effectif baissait. Non que le recrutement 
        menaçât de tarir. Les demandes des candidats abondaient. 
        Mais les crédits - déjà ! - se resserraient chaque 
        année, comme une vis de pressoir. L'enseignement des Indigènes, 
        encore prisonnier de ses débuts héroïques, luttait 
        contre des oppositions redoutables. Presque tout le monde en Algérie 
        - Indigènes et Colons tout à fait d'accord sur ce point 
        - désirait sa mort. Le grand Recteur que fut M. Jeanmaire gardait 
        à l'institution nouveau-née des entrailles de père, 
        et il la défendait avec une ténacité splendide et 
        furieuse. Des chefs de cette envergure et de ce caractère à 
        qui l'Algérie repentante a fait, depuis, l'hommage d'un buste public, 
        honorent une époque, un régime, un pays. Mais les cordons 
        de la bourse étaient en d'autres mains.
 Toutefois, jamais, au grand jamais, la crainte que la Section pouvait 
        disparaître ne nous avait effleurés : nous eussions jugé 
        cette pensée sacrilège. Les chants, l'activité, les 
        boutades, les fantaisies des sectionnaires furent aussi pleins de vie 
        et de variété au bout de la galerie qu'au milieu. Au dortoir, 
        même zèle matinal, d'ailleurs modéré pour quelques-uns. 
        A telle enseigne qu'un des sectionnaires de 1901, plus indépendant 
        que ses camarades... Mais bah ! j'ai oublié complètement 
        ce qui faillit arriver.
 
 Il était si doux de vivre alors.
 
 Peu de sectionnaires, donc, pendant ces années de sécheresse 
        budgétaire, mais combien parmi eux, de natures riches d'avenir 
        ! Je cite presque au hasard de mes souvenirs :
 
 M. Dumas, futur inspecteur général, qui a marqué 
        avec éclat, dès sa vingtième année, son passage 
        à la Section ; M. Sarlin, futur inspecteur primaire à Alger 
        ; M. Pascault, fut inspecteur de l'enseignement industriel en Algérie 
        ; M. Rousset, futur professeur au Cours Normal, à l'Ecole Normale 
        et à la Section, inspecteur primaire au Maroc pendant la dernière 
        année de la guerre ; M. Guilhon, futur directeur d'Ecole Professionnelle 
        à Tunis ; M. Crouzet, futur professeur à l'Ecole Normale 
        de Bouzaréa et à la Section ; M. Ricard, futur créateur 
        des Arts Musulmans au Maroc et professeur à l'Institut berbère 
        de Rabat ; M. Duvernois, futur professeur à l'E.P.S. de Boufarik, 
        qui mourut jeune après une vie de tortures physiques stoïquement 
        supportées, à la veille d'enlever à la Faculté 
        d'Alger un doctorat scientifique ; M. Magnou, futur directeur de l'Ecole 
        Annexe de Bouzaréa ; M. Laoust, futur professeur à l'Ecole 
        des Hautes Etudes berbères à Rabat (Maroc) ; M. Raimbaud, 
        directeur à Bône qui, cumulant les responsabilités, 
        devint, par la suite, premier adjoint au Maire de Constantine.
 
 J'en passe et des meilleurs.
 
 Dans le nombre, toute une pléiade de chevaliers de la Légion 
        d'Honneur : M. Dumas, M. Sarlin, M. Ricard, M. Magnou, M. Laoust, etc... 
        (Sans compter le sympathique auteur du présent Témoignage. 
        (A. D.).).
 
 Si je tiens ouverte la page de ceux, peu nombreux d'ailleurs, qui ont 
        plus ou moins " bifurqué ", et à qui, néanmoins, 
        la Section est redevable de quelque lustre - voire de beaucoup ! - je 
        puis citer M. Bonnet, devenu directeur des Contributions à Alger, 
        et surtout, cet admirable Biarnay, futur directeur de la Poste Chérifienne 
        et des Biens Habous au Maroc, arabisant et berbérisant de première 
        force, aussi courageux que savant, qui gagna la Légion d'Honneur 
        - encore un ! - à la reprise de Fez, en 1911, et fut terrassé 
        par la grippe espagnole quelques années après, emportant 
        l'estime, hautement déclarée, du Général Lyautey.
 
 Presque tous métropolitains d'origine - l'idée dominante 
        de l'époque, dont on revint plus tard, était que le jeune 
        personnel algérien risquait d'avoir trop à faire pour refouler 
        les préjugés arabophobes du terroir, - les Sectionnaires 
        s'attachèrent fortement, sinon toujours à l'Algérie, 
        du moins à l'Afrique, bien que plusieurs soient venus à 
        Bouzaréa, la première jeunesse largement dépassée. 
        Philibert et Chenivesse, de la promotion de 1897, avaient respectivement 
        32 et 35 ans.
 
 Je viens d'évoquer quelques vocations de Sectionnaires vers la 
        Tunisie ou le Maroc. D'autres Sectionnaires, peut-être encore plus 
        hardis, allèrent plus loin, sans quitter l'enseignement : Saintot 
        et Chatelot, au Sénégal ; Gallin et Dorne, dans diverses 
        colonies tropicales du Golfe de Guinée ; Dimanche, - le beau Dimanche 
        comme on dirait de ce magnifique échantillon d'humanité 
        - dans le Soudan ; Brulard, au Dahomey ; Pourcel à Tombouctou. 
        Boutures vivaces d'une institution aux fortes racines !
 
 Si l'enseignement français, dans ces colonies, a pris l'extension 
        qu'on sait, est-il interdit de penser que l'oeuvre de la Section n'y fut 
        pas absolument étrangère ?
 
 Et puis-je clore ce tableau d'honneur sans donner une pensée de 
        respect profond et attendri à ceux que la Grande Guerre dévora 
        : Widenlocher, sur le front français ; Paquet, en Macédoine 
        ?
 
 Les professeurs de la Section appartenaient ordinairement aux cadres de 
        l'Ecole Normale. Tels le sévère, mais si droit, dans tous 
        les sens du mot, M. Fleureau, et son adjoint, le bon périgourdin 
        réjoui, M. Batut, qui enseignaient ensemble le travail manuel ; 
        MM. Ben Sedira, également professeur à la Faculté, 
        et son répétiteur le cordial et pur kabyle qu'était 
        M. Si Sa ïd dit Boulifa, qui enseignaient séparément 
        les deux langues indigènes ; M. Girard, professeur d'agriculture, 
        le plus populaire des maîtres et le plus respecté : sa présence 
        d'esprit, son humour, son savoir, également personnels, enchantaient 
        et contenaient, à la fois, les Sectionnaires qui, sous sa direction, 
        devenaient joyeusement et utilement, jardiniers, vignerons, forestiers.
 
 Parmi les professeurs étrangers à l'Ecole, rappelons le 
        nom vénéré du Docteur Moreau, professeur de Faculté, 
        qui donna, par sa parole si simple, si limpide et si riche, comme par 
        les exercices pratiques de l'Hôpital, un prestige sans égal 
        à l'enseignement de la médecine et de l'hygiène aux 
        Sectionnaires, et de qui la science a contribué, plus peut-être 
        qu'aucune autre, à faire des écoles d'indigènes des 
        foyers d'humanité. Un souvenir aussi est dû à M. Baudelaire, 
        inspecteur primaire des Indigènes, qui, chaque lundi matin, arrivait 
        à Bouzaréa à cheval, botté, éperonné, 
        et faisait un cours alerte et cavalier sur les usages et coutumes indigènes 
        de l'Algérie.
 
 Deux fois par semaine, les sectionnaires descendaient à Alger pour 
        compléter leur apprentissage professionnel. Les coricolos trinquebalants, 
        mais si divertissants, les cahotaient sur les routes, alors semées 
        d'ornières, tirés par des haridelles que le cocher, je crois, 
        nourrissait exclusivement de coups de fouet. Mais, c'est en ville que 
        ces attelages préhistoriques rencontrèrent le plus d'obstacles. 
        De 1898 à 1902 s'étendit le règne politique de MM. 
        Max Régis et Edouard Drumont. La tourmente antijuive, dont les 
        manifestations n'étaient pas toujours innocemment fleuries, gronda 
        presque sans arrêt. Aux jours graves, des barrages de troupes la 
        canalisaient. Mais ils fermaient à la circulation presque toutes 
        les issues, et la Section en voiture se trouva bloquée, plus d'une 
        fois, comme les défilés populaires à pied, d'où 
        sortait le tonnerre d'une Marseillaise qui n'était pas celle de 
        Rouget de l'Isle.
 
 Je vous le disais bien ; ces temps bénis où la société 
        paraissait avoir notre âge, était pleine d'imprévus 
        et pleine de charme.
 
 Mais ce n'était pas pour écouter des choeurs populaires 
        héroiques (?) ou des tribuns tonitruants, que la Section quittait, 
        quelques heures par semaine, sa Thébaïde haut perchée 
        de Bouzaréa. Parfois, elle se rendait sagement, dans les écoles 
        d'indigènes d'Alger. Là, elle assistait aux classes des 
        maîtres les plus expérimentés, et pouvait saisir sur 
        le vif la différence, si logique, qui sépare la pratique 
        vécue de la théorie apprise, si nécessaires que soient. 
        également, l'une et l'autre.
 
 Plus souvent elle allait écouter certains professeurs à 
        la Faculté des Lettres. La raison d'être des cours que les 
        Sectionnaires suivaient était d'élever leur esprit au-dessus 
        du métier strict et de leur donner un contact, bref niais fécond, 
        avec les grandeurs et les élégances désintéressées 
        de la Science.
 
 Conception très haute et dans le fond, très pratique.
 
 Parmi les professeurs dont les Sectionnaires furent les disciples accidentels 
        et souvent enchantés, citons M. Hémon, professeur de philosophie 
        au Lycée, dont le cours public à la Faculté attirait 
        un innombrable auditoire, ami du beau langage. Mais c'est surtout M. Gautier, 
        professeur titulaire de géographie et grand explorateur saharien, 
        qui marqua dans les souvenirs de la Section. Il eût été 
        difficile de trouver autant de science, large et précise, de clarté 
        et d'esprit étincelant qu'il y en avait dans la parole de M. Gautier, 
        maître éminent qui, par ailleurs, a tant fait pour la science 
        française et le renom de l'Université d'Alger. Pendant trois 
        ans, il ouvrit l'Afrique aux imaginations émerveillées des 
        Sectionnaires.
 ***
 A Bouzaréa, le directeur de la Section 
        avait pour fonction spéciale et essentielle de former à 
        leur mission future - le mot étant entendu au sens le plus large 
        - les Sectionnaires. Il donnait l'enseignement théorique de la 
        pédagogie et dirigeait les exercices pratiques, suivait les jeunes 
        gens à l'Ecole Annexe à Alger, ne perdait jamais leur contact. 
        Complémentairement, il les initiait à l'histoire spéciale 
        et à la géographie de l'Algérie.
 
 J'ai assumé, avec toute l'ardeur de ma jeunesse, ces diverses responsabilités 
        durant cinq ans.
 
 Je ne puis définir ce qu'elles ont pu produire d'effet utile. Mais 
        je sais qu'elles m'ont dilaté l'esprit et le coeur et que je leur 
        dois beaucoup de joies. Cette fonction était une conception de 
        M. le Recteur Jeanmaire, et datait de l'origine même de la Section 
        (1892). Elle se révéla, en tout temps, si conforme aux besoins 
        qu'à ma connaissance, elle n'a pas eu beaucoup à évoluer 
        jusqu'à notre temps. Mais elle a changé de nom. Le directeur 
        de la Section porte aujourd'hui le titre, plus approprié sans doute, 
        à des responsabilités qui se sont étendues, de directeur 
        de l'Ecole Normale Indigène.
 
 L'action du directeur de la Section s'exerçait sous l'autorité 
        immédiate du directeur de l'Ecole Normale. Le directeur de l'" 
        Ecole Normale " - l'expression s'employait alors au singulier, mais 
        la fonction embrassait tout le service de la vaste Maison - était 
        M. Paul Bernard. Il venait souvent à la Section et même à 
        l'Ecole Annexe, où les Sectionnaires s'instruisaient aux exemples 
        de MM. Moy, directeur, et Jacquet, adjoint. Il s'était particulièrement 
        chargé, à la Section, de diriger quelques-unes des conférences 
        - celles qui avaient trait à la culture générale 
        - où, à tour de rôle, les Sectionnaires s'essayaient 
        à débattre une question devant leurs camarades.
 L'action de M. Bernard, que le temps et notre amitié me permettent 
        d'apprécier, aujourd'hui, en toute sécurité de jugement, 
        est de celles que nul ne peut avoir oubliées. En elle, se confondaient 
        l'autorité naturelle d'un caractère né pour le commandement 
        ferme et droit, une virilité d'esprit et un talent professoral 
        d'une rare maîtrise. Je puis dire, sans rien retirer aux autres 
        influences, antérieures ou postérieures, que c'est elle 
        qui a, pratiquement, fondé l'Enseignement des Indigènes 
        en Algérie, d'abord en tenant les rênes de haut, mais avec 
        une magistrale sûreté, à la préparation intégrale 
        de ses maîtres, puis, en présidant les travaux qui ont abouti 
        à la rédaction du Plan d'études et des programmes 
        de l'Enseignement des Indigènes (1898), c'est-à-dire du 
        Code pédagogique de l'institution.
 Mais elle s'exerçait encore d'une autre façon.
 
 Il existait déjà un Bulletin mensuel destiné à 
        l'Enseignement des Indigènes qu'éditait l'Académie 
        d'Alger. M. Bernard en était, de beaucoup, le principal rédacteur. 
        On peut reprendre, encore aujourd'hui, ses principaux articles. C'étaient 
        des merveilles de clarté, d'intérêt, d'adaptation 
        aux besoins et qui ont gardé le meilleur de leur vertu. Ils ont 
        créé des méthodes, affirmé une doctrine, répandu 
        une foi. Ils ont inspiré toutes les études pédagogiques 
        de la Section. En particulier, ils ont précisé définitivement 
        la méthode de l'exercice de langage, le premier en titre de l'enseignement 
        des Indigènes. Oh ! l'admirable outil qu'avait l'enseignement, 
        encore peu expérimenté, des Indigènes, et l'admirable 
        ouvrier qui le maniait !
 
 La Section pouvait se rendre compte des réalités de la vie 
        complexe qui attendait les futurs maîtres des Indigènes, 
        au cours des voyages d'études qu'elle accomplissait, chaque année, 
        dans l'une ou l'autre Kabylie.
 Elles paraissaient charmantes, presque dorées, en réalité, 
        vues à travers les grâces de l'accueil que la Section recevait 
        de ses aînés. Ceux-ci - des pionniers de la civilisation, 
        des apôtres de la langue et de la pensée nationales - oubliaient 
        alors les rudesses de leur isolement dans l'immense et âpre montagne, 
        et s'abandonnaient fraternellement à la joie. Toutes choses devenaient 
        belles. Les ruches qu'étaient les classes, pleines de petits burnous 
        disciplinés, bourdonnaient de vie heureuse. Dans les beaux jardins, 
        défrichés, travaillés par les enfants et par les 
        maîtres, près de l'école, foisonnaient des productions 
        et des idées françaises.
 
 La Kabylie grandiose, un peu écrasante, n'offrait à la vue 
        et à la réflexion que charmes extérieurs, sourires, 
        espoirs.
 
 Illusions ? Qui le sait ? Quarante années ont passé et les 
        réalités du jour ne condamnent pas, tant s'en faut, les 
        solutions qu'ont apportées nos maîtres et notre très 
        humble pédagogie. Et si un peu d'ensorcellement involontaire enveloppait 
        la pensée et la conscience des visiteurs, à l'heure du départ, 
        ce n'est pas un blâme, c'est un remerciement de plus que la Section 
        devait à ses hôtes. Car il en restait, au moins, des intentions 
        ardentes et courageuses, c'est-à-dire un esprit de foi et de volonté 
        plus entreprenant. De ces intentions et de cet esprit, l'avenir allait 
        profiter. Et l'avenir, c'était l'épanouissement de la France 
        dans ce milieu hermétique, sinon hostile, qu'était encore 
        l'Algérie indigène. C'était, partout, le progrès 
        de ces idées puissantes et magnifiques, la paix, l'ordre français, 
        le travail fécond et moralisateur, la compréhension mutuelle, 
        le rapprochement des races destinées à vivre sur le même 
        sol et à collaborer dans tous les genres d'efforts qu'impose cette 
        vie commune.
 
 Proclamons-le, ici encore : aucun peuple a-t-il jamais affirmé 
        idéal plus humain et plus démocratique ? Aucune institution, 
        mieux que l'école, l'a-t-elle imprimé au fond des âmes 
        ?
 
 Fassent le temps et les circonstances que les espoirs qui en rayonnent 
        ne cessent jamais de briller sur l'avenir, désormais confordim. 
        de la Colonie et de la Métropole, et que la Section attachée 
        à sa spécialité bienfaisante et haute, maintenant 
        ses traditions, fortifiées, dans le grand oeuvre auquel elle a 
        l'honneur de participer, y apporte, comme par le passé, un concours 
        inappréciable de jeunesse, de vaillance et de désintéressement.
 F. REDON,Inspecteur Honoraire de l'Enseignement Primaire,
 Ancien Directeur de la Section Spéciale (1897-1903).
 Un Sectionnaire 
        de 1899 Ce n'est pas sans émotion ni émerveillement 
        qu'en 1899 je découvris, émergeant de la mer de turquoise, 
        le Sahel d'Alger avec ses maisons blanches, ses coteaux ocreux et ses 
        riches cultures qu'enveloppait une lumière éblouissante. 
        D'autant que c'était là que se trouvait - tout comme aujourd'hui 
        - la Section Spéciale annexée à l'Ecole Normale de 
        Bouzaréa où je venais me préparer à l'enseignement 
        dans les écoles d'indigènes d'Algérie.
 Pour la troisième fois - la première avait été 
        mon entrée à l'Ecole Normale de Mirecourt et la deuxième, 
        mon incorporation dans un régiment de Ligne à Nancy - le 
        cadre de mon existence changeait.
 
 D'abord, je me vis entouré de camarades originaires de Franche- 
        Comté, d'Anjou, des Charentes, de Bretagne, d'Auvergne, du Dauphiné, 
        de Provence, des Alpes, et aussi de quelques fils de colons et fonctionnaires 
        algériens nés dans la Colonie : tous représentants 
        d'une France beaucoup plus grande, complexe et nuancée qu'elle 
        ne m'était apparue jusque-là.
 
 Puis, à chaque pas, je découvrais des gens qui, en dépit 
        de mes lectures, se présentaient à mes yeux sous les aspects 
        les plus inattendus, me surprenaient au delà de toute expression 
        : d'une part, dans l'Etablissement même, des jeunes gens venus des 
        trois départements européens de l'Ecole Normale proprement 
        dite, indigènes du Cours Normal, se destinant les uns et les autres 
        à l'enseignement, mais auprès desquels, en raison de notre 
        âge et de notre expérience commençante, nous faisions 
        figures d'aînés ; d'autre part, en Alger et aux alentours, 
        tout un monde bigarré, étrange, d'allures et de moeurs autres 
        que les nôtres.
 
 Livré à moi-même, j'aurais mis longtemps à 
        me mouvoir avec quelque aisance dans ce labyrinthe - peut-être même, 
        m'y serais-je perdu - mais en la personne de maîtres dévoués 
        et avertis, une providence veillait sur nous. C'étaient entre autres 
        :
 
 M. Paul Bernard, directeur austère comme l'était l'autorité 
        d'alors, mais sagace et pénétrant psychologue, qui s'appliqua 
        à exciter en nous les précieuses facultés d'observation.
 
 M. le Docteur Moreau, si modeste qu'il avouait la faiblesse de ses moyens 
        devant l'immensité de la souffrance humaine, mais restait optimiste 
        et confiant, mettant par-dessus tout le culte du devoir.
 
 M. Redon qui, avec un soin et un doigté infinis, s'assurait de 
        notre perfectionnement professionnel, et préparait nos contacts 
        avec la société musulmane.
 
 M. Girard, que nous appelions en toute affection " Père Girard 
        ", homm%,,savant et admirable qui pensait que le meilleur moyen de 
        nous initier Z..`..tx secrets de la glèbe algérienne était 
        de nous la faire travailler de nos propres mains, et il donnait l'exemple.
 
 MM. Ben Sédira, Soualah, Boulifa, authentiques arabes ou berbères 
        déjà très francisés et très près 
        de nous, mais restés très attachés à des idiomes 
        qu'ils s'ingénièrent et réussirent à faire 
        entendre aux plus réfractaires d'entre nous.
 Nous sûmes bientôt que celui qui présidait à 
        cette préparation magistrale était un homme de grand coeur, 
        de foi ardente, M. le Recteur Jeanmaire qu'animait une forte volonté 
        vers une franche et large collaboration franco-algérienne.
 
 A ces hommes qui furent pour nous des guides si précieux, nous 
        gardons un souvenir fidèle et reconnaissant.
 Personnellement, j'ai la certitude que c'est à eux que je dois 
        d'avoir mené pendant près de quarante ans une vie qui fut 
        toute de découverte et d'adaptation joyeuse au milieu maghrébin.
 
 Sur la foi des traités, j'étais venu en Algérie pour 
        enseigner notre langue à de jeunes indigènes, et c'est à 
        cela que la Section m'avait préparé ; mais alors que j'avais 
        exprimé le désir d'aller en tribu, au coeur du pays kabyle, 
        l'Académie m'envoya en ville, en pays arabe. De plus, à 
        mon grand étonnement, - ce qui ne laissa pas de m'impressionner 
        au moins pendant quelques mois sur l'idée qu'on pouvait avoir de 
        moi - j'étais chargé d'enseigner, exclusivement, le travail 
        manuel.
 
 De sorte que la rentrée de 1900 me vit dans un petit atelier nouvellement 
        créé à l'école principale de garçons 
        indigènes de Tlemcen, pourvu de quelques outils élémentaires 
        en vue d'exercices à faire exécuter d'après une progression 
        inspirée d'un programme français d'apprentissage.
 
 Par lui-même ce programme ne parut pas avoir grande vertu, car personne 
        ne s'offrit à le suivre. Il fallut une propagande active dans les 
        dix classes de l'établissement pour décider une demi-douzaine 
        d'adolescents de faibles moyens intellectuels, et dont les maîtres 
        étaient embarrassés, à venir chez moi. Mais, à 
        l'expérience, ces jeunes gens ne montrèrent pas plus d'aptitudes 
        à un métier quelconque qu'à l'étude proprement 
        dite.
 
 Je dois dire que ma compétence professionnelle n'allait pas loin. 
        J'en eus assez conscience et j'en fus assez honteux pour aller demander 
        au premier serrurier (M. Lendemaine) et au premier menuisier (M. Caron) 
        de la localité, de m'inculquer ce qu'ils auraient voulu trouver 
        chez un apprenti déjà dégrossi qui se serait présenté 
        à eux. Ce qu'ils firent, en quelques mois, avec une si parfaite 
        bonne grâce que je leur en ai gardé une profonde gratitude.
 Entre temps, prenant ma tâche au sérieux - tout en me promettant 
        bien de l'abandonner à la première occasion - je pris contact 
        avec des artisans indigènes de Tlemcen (entre autres Si Mohammed 
        ben Kalfate, Si Larbi ben Ikhlef, devenus par la suite d'excellents collaborateurs 
        de l'Académie d'Alger) pour apprendre d'eux un vocabulaire et des 
        habitudes de travail que j'eusse difficilement découverts dans 
        les livres pour juger de leurs techniques par rapport à celles 
        des européens, pour déterminer enfin la marche à 
        suivre en vue du perfectionnement ou du dévelo-- pement désirables.
 
 Puis les circonstances firent que, curieux d'arts, de techniques et d'idiomes 
        arabes et berbères, je rencontrai MM. William et Georges Marçais, 
        Alfred Bel et Edmond Destaing dont la science s'affirmait déjà, 
        et qui voulurent bien m'admettre dans leur société.
 
 Ce qui m'amena à faire des constatations extra-scolaires, à 
        considérer la question de l'enseignement manuel sous un jour nouveau, 
        à concevoir un programme tout à fait différent du 
        programme officiel réservant une place initiale et importante aux 
        arts et métiers locaux, lesquels s'offraient comme une porte plus 
        directement ouverte sur le travail, soit dans le sens de la tradition, 
        soit dans celui de l'évolution, au gré des possibilités 
        et des besoins. Programme qu'au cours de l'une de ses tournées 
        d'inspection, je pus exposer, un jour de mai 1901, à M. le Recteur, 
        M. Jeanmaire (je sus alors que nous étions compatriotes), et qu'il 
        voulut bien me permettre d'expérimenter, en me laissant au surplus 
        " carte blanche ".
 
 C'est de ce jour, exactement, que date l'action qu'il m'a été 
        donné d'exercer sur l'artisanat nord-africain, pendant 16 ans en 
        Algérie, 22 ans au Maroc, avec des répercussions que l'on 
        veut bien reconnaître assez fortes en Tripolitaine depuis 1925, 
        et en Tunisie depuis 1931: action qui n'aurait pas été possible 
        sans mon passage à la Section Spéciale de Bouzaréa.
 Prosper RICARD,Directeur honoraire des Arts Indigènes au Maroc.
 De la Section 
        au Palais-Bourbon... " ...Quand on se souvient, les années 
        sont des secondes. aVictor HUGO.
 La Bouzaréa ! La Section ! que de 
        souvenirs, ces deux mots n'éveillent-ils pas en moi !
 C'est l'année si lointaine de 1904, c'est un matin d'octobre où, 
        aux petites aurores, la sirène du transport de l'État " 
        Mytho " annonçait l'approche 
        d'Alger, c'est le tout jeune homme, venant de l'Ecole Normale de Troyes 
        et qui, le coeur gonflé d'espoir et d'émotion tout à 
        la fois, allait avec enthousiasme vers une vie nouvelle, avide de connaître 
        tout ce qu'elle lui révèlerait. C'était si beau d'être 
        jeune, plein d'allant et dans le feu de l'imagination !
 
 A plus de trente ans de distance, je revis le débarquement sur 
        le ponton du port, au milieu de la foule bigarrée des porteurs 
        arabes ; je revois le soleil éclairant avec une intensité 
        croissante la longue file des maisons blanches qui, non satisfaites de 
        côtoyer la mer, s'étageaient encore sur les collines ; je 
        revois la Kasbah que je devais connaître et qui hantait alors mon 
        esprit..., et sans doute, tout derrière, je devinais à quelques 
        kilomètres, l'Ecole Normale...
 A plus de trente ans de distance, je revis les premières heures 
        où, pour la première fois, je mettais les pieds sur la Place 
        du Gouvernement ; je revois le tramway dans sa montée d'Alger, 
        dans celle d'El-Biar, les bourriques trottinant au milieu de la poussière 
        de la route, les indigènes marchant pieds nus, la voiture qui, 
        le long des haies de cactus, me déposa à l'Ecole Normale, 
        terme de mon long voyage !
 
 Je la revois, cette Ecole qui m'est si chère, avec ses bâtiments 
        spacieux, ses galeries sans fin, ses locaux réservés à 
        la Section Spéciale, ses jardins où, sans cesse, le brave 
        papa Girard, notre professeur d'agriculture, nous confiait, pétillant 
        de malice et de vie, ses secrets culturaux. C'est encore la longue vigne 
        où, malgré le chaud soleil, nous apportions aux ceps tous 
        les soins dont, mes camarades et moi, nous étions capables. Il 
        me semble pénétrer à nouveau dans ce magnifique atelier 
        de travail manuel où, avec tant de conscience, M. Batut, si ma 
        mémoire est bonne, nous initiait à l'art indigène, 
        sculpture, cuivre repoussé... Et tout à côté, 
        le réfectoire où chaque semaine, le gigot servi me paraissait 
        si savoureux... Et tout à côté, le bureau de M. l'Econome 
        où, à la fin du mois, nous allions recevoir vingt-cinq francs 
        pour nos menues dépenses. C'était une fortune à l'époque 
        où le paquet de cigarettes Bastos coûtait deux sous et où 
        le verre d'anisette, pris sous les ombrages du café du village 
        de Bouzaréa, était moins cher encore !
 
 Oh ! que de souvenirs ! c'est le bureau mauresque du Directeur, M. Bernard, 
        ce subtil pédagogue que je ne saurais oublier ; c'est la grande 
        salle de cours où Si Boulifa nous intéressait avec ses leçons 
        de kabyle, où le Docteur Moreau faisait de nous des auxiliaires 
        médicaux précieux, où notre Directeur d'études, 
        M. Charles Dumas, ne cessait de nous passionner dans ses leçons 
        de pédagogie si vivantes. C'est aussi l'Ecole annexe où 
        nous faisions nos premières armes. Et plus loin, nos salles d'études, 
        et plus loin..., tout là-bas près d'Alger, à Mustapha, 
        l'hôpital où nous recevions, au chevet des malades, des leçons 
        de médecine pratique. C'était une joie pour nous, sectionnaires, 
        de grimper dans le char à bancs qui dévalait à toute 
        vitesse vers Mustapha..., chaque semaine.
 Oh ! heureuses années ! Oh ! souvenirs d'excursions à Boufarik, 
        Orléansville, Tlemcen, souvenir de la randonnée annuelle 
        de quinze jours dans l'Oranie où, sous la direction de nos maîtres, 
        nous prenions contact avec la vie indigène, avec tous ces foyers 
        d'humaine colonisation qu'étaient toutes ces petites écoles 
        où tant de maîtres modestes donnaient les meilleurs d'eux-mêmes 
        pour rendre plus belle, toujours plus belle, l'oeuvre magnifique de la 
        France en Algérie.
 
 Mais ma pensée va aussi vers vous, mes camarades d'antan. Nous 
        étions de provinces différentes, de culture différente 
        aussi, mais une étroite amitié nous unissait ; nous avions 
        tous foi, une foi profonde dans notre apostolat. Qu'êtes-vous devenus, 
        mes bons amis, au cours de ce demi-siècle passé ? Comme 
        je souhaite ardemment qu'un groupement nous permette de recevoir un Bulletin 
        nous renseignant sur vos destinées. La vie et ses caprices, la 
        guerre aussi enlevant le meilleur des nôtres, nous a séparés. 
        Mais il n'en reste pas moins que la forte formation que nous avons reçue 
        à la Section Spéciale de la Bouzaréa établit 
        entre nous un lien d'affection que le temps ne saurait détruire, 
        tout au contraire, n'est-ce pas ? Avoir été Sectionnaire 
        comme on disait, c'est un titre de gloire. En ce qui me concerne, c'est 
        un de ceux auxquels je tiens le plus.
 Maurice ROBERT, 
        Député de l'Aube,Vice-Président de la Commission de l'Enseignement
 et des Beaux-Arts à la Chambre des Députés.
 ....et à I'Ecole 
        d'Abéché Je fus de celle d'il y a vingt-cinq ans. 
        J'en garde un souvenir de halte heureuse, brève, en même 
        temps que de fécond travail. A ces dix mois, je dois des joies 
        multiples, calmes, claires et des acquisitions qui m'ont été 
        précieuses dans les écoles indigènes - d'A.E.F. comme 
        d'Algérie - où il me fut donné d'enseigner à 
        mon tour.Ce m'est toujours une douceur de repenser à notre Bouzaréa. 
        J'ai la mémoire, j'ai le culte de mes heures les plus chères. 
        Et l'âge aidant, je me complais de plus en plus aux beaux pèlerinages 
        immobiles que l'on fait, et refait, certaines nuits.
 
 Elle a été pour nous comme un seuil accueillant, devant 
        l'Afrique où nous allions bientôt nous disperser. Nous y 
        formâmes tout de suite une famille fraternelle. Nous arrivions d'un 
        peu partout, des provinces françaises : le doux Druhot, de la Bourgogne 
        ; Barbeau, des environs de Tours ; Truet, Genet, de la Bretagne ; et Le 
        Garrec aussi, mais de la Pointe de Penmarch. Je les revois, mes compagnons 
        d'alors. Et chaque fois, près de leurs noms, des noms de villes 
        ou de terres : Lahaye, qui s'ennuyait si fort, me dit Rouen ; Girard-Reydet, 
        Savoie ; Jules Dumeau, Cahors ; Estimérès, Morvan. Ainsi 
        pour tous, Corte, Reynaud, Foufé, Roulet, Jeanjean, Rougerie, Corbinaud, 
        Paysan,... Masson, Desbiolles ; ces deux derniers seuls Algériens. 
        Nous étions quatre Dauphinois : Jaussaud, MichonRajon, Charras, 
        moi-même. Girardot, lui, venait de Bains-les-Bains, au pied des 
        Vosges ; Grenaud, de la Charente, et d'Erbalunga, en Corse, notre franc 
        Cunéo. En oubliè-je à l'heure actuelle ? Tous m'étaient 
        chers.
 
 Notre Section n'était qu'en apparence disparate. Nous fûmes 
        vite rapprochés. L'exil y contribua, je crois, - n'étions-nous 
        pas pour la plupart Français de France 
        ? - l'exil tout neuf, mélancolique à peine aux fins de jours.
 
 Nous étions jeunes, tous, depuis les tranquilles aînés 
        qui, comme Girardot et Le Garrec, portaient la barbe et se trouvaient, 
        en çà et là, non loin de la trentaine, jusqu'à 
        des benjamins comme Truet et comme moi. Jeunes vraiment, d'espoir, de 
        goût de vivre, d'optimisme et d'élan vers la fonction choisie.
 
 Déjà, la guerre nous guettait ; mais nous pensions très 
        rarement à elle, sans la croire possible un seul instant. Elle 
        est pourtant venue, mes pauvres camarades ! Ils sont nombreux, ceux d'entre 
        nous qu'elle a fauchés. Après, on regarde en arrière, 
        on songe : " Nous étions comme une plaine avant l'orage. Comme 
        une plaine en son printemps... " Ignorants, désarmés, 
        innocents plus encore, pendant que l'avenir entre les mains de quelques 
        hommes mûrissait.
 
 Je n'ai jamais revu les façades si blanches, les bâtiments 
        à la mauresque, les arcades, les cours... Ni ceux d'alors. Ni le 
        Frais-Vallon, ni la route d'El-Biar. La guerre. Et puis l'étonnement 
        d'en revenir. D'autres départs, ailleurs. Les survivants un peu 
        partout ; comme on était venus.
 
 Mais j'aimerais encore partir. Non plus, hélas, comme autrefois 
        ! Définitive est la retraite, bien qu'elle ait sonné trop 
        tôt. Mais accomplir quatre ou cinq vrais pèlerinages. Celui-là. 
        Et puis rentrer et recommencer à doucement vieillir, près 
        des anciennes glanes.
 
 Gravir encore la colline sur Alger. Revoir les chères places de 
        là-haut, un matin de vacances, où tout serait désert, 
        Ecole Normale, Cours Normal, Section, tout. Nos ombres à travers 
        les longues galeries.
 
 Il y avait près du jardin de l'Econome, un pavillon arabe ruineux 
        déjà, et si charmant, avec des herbes folles, des lierres 
        victorieux et magnifiques. Sur le jardin, l'odeur exquise d'une bordure 
        d'héliotropes s'étendait.
 
 Retrouver le vallon que domine l'Ecole. Son chemin lent. Ses fourrés 
        verts. Ses arbousiers aux fruits comme des fraises. Le verger dans le 
        creux : oranges, mandarines ; ces dernières très petites 
        et " plus douces que le miel ". L'autre côté, la 
        pente où fut la grande vigne que nous taillions, piochions, gaîment, 
        dirigés par M. Girard, notre bon " cheikh ". C'est là, 
        qu'à nuit tombée, les chacals pleurent un moment.
 
 A-t-on comblé la cressonnière tout en bas ? L'eau murmurait, 
        l'herbe était drue tout autour. Des chants d'oiseaux ; la transparente 
        vibration des libellules...
 
 Tout a changé ? Ah ! mais qu'importe ! Respirer l'air du jeune 
        temps.
 
 Etre pendant une heure un peu plus près des souvenirs que l'on 
        recherche à la veillée lointaine. Un burnous passe sur la 
        route ; un petit âne va devant. Et de la ferme du vallon montent 
        des voix de jeunes filles. Comme autrefois.
 Les morts se mêlent aux vivants. Druhot sourit, Charras fredonne, 
        Raynaud est grave, Estimérès se mord la lèvre, Coste 
        plaisante avec l'accent de Perpignan ; et Cunéo prend sa guitare.
 
 Passent les maîtres qu'on aimait : M. ab der Halden ; docteur Saliège 
        ; MM. Poupy, Valat, Robert, Boulifa, Delassus... Et de nouveau notre bon 
        " Chikh " : " ...Enfants... Nous-continuons-notre-histoire... 
        Je vous disais que c'est Mossieu Lavigerie... "
 
 Et puis rentrer.
 La Mure d'Isère, 
        16 décembre 1937.Paul FABRE,
 Grand Prix de Littérature Coloniale (1936).
 |