| A votre tour M. l'Intendant... Monsieur le Directeur, votre aimable appel 
        m'a conduit à rassembler mes souvenirs concernant l'Ecole Normale 
        de la Bouzaréa.
 J'ai éprouvé, à le faire, un singulier plaisir. Je 
        vous donne, tels qu'ils ont surgi en ma mémoire, les résultats 
        de ce retour sur quelques- unes des années les mieux remplies de 
        ma jeunesse.
 
 Mon séjour à la Bouzaréa se place de 1911 à 
        1914. C'est-à-dire qu'il se situe dans cette période de 
        l'avant-guerre qui, pour la génération nouvelle, prend déjà 
        figure de passé lointain. Je ne pense pas que le cadre ait beaucoup 
        changé. J'ai revu les longues galeries, les salles d'études, 
        les vastes dortoirs. L'Ecole a conservé sa parure de jardins, de 
        champs et de bois que nous aimions à parcourir à nos heures 
        de repos. Le spectacle changeant des saisons s'y synchronisait pour nous 
        avec le cycle des travaux scolaires, et je connais telle bordure d'iris 
        dont la floraison indiquait l'approche des examens.
 
 Cependant, bien des détails ont dû se modifier. Peut-être 
        fait-il moins froid dans les dortoirs. Les salles d'étude n'ont 
        sans doute plus les énormes lampes à pétrole qui 
        veillaient sur nos premiers travaux de la journée. Le jour venu, 
        un employé les éteignait en soufflant dans un étrange 
        tuyau coudé. Alors se répandait dans la salle une puissante 
        odeur de fumée, tandis que la fraîcheur 
        de l'aube entrait par les fenêtres enfin ouvertes, et qu'une lueur 
        rose couronnait la colline au delà du ravin.
 
 Mais je ne veux pas m'attarder sur ces menus souvenirs qui n'ont de prix 
        que pour ceux qui les ont vécus.
 Peut-être sera-t-il plus intéressant, pour mes jeunes camarades, 
        d'essayer de restituer ce qui fut, selon le mot à la mode, le " 
        climat " spirituel de ces études d'autrefois.
 
 Je crois que tous mes condisciples ont, comme moi-même, conservé 
        de cette époque le souvenir d'années de travail acharné, 
        utile et joyeux. Dans cette période peut-être décisive 
        de la formation intellectuelle, où tout est pour l'esprit nourriture 
        et profit, nous avons eu l'heureuse fortune d'être guidés 
        par une pléiade de maîtres de haute valeur, dirigés 
        par un homme de tout premier plan.
 
 Comment ne pas évoquer ici la personnalité de notre Directeur, 
        M. ab der Halden, que j'ai eu la joie de retrouver il y a quelques mois, 
        nullement changé par les années, avec cette même autorité 
        souriante, ce même prestige, cette même parole nette, incisive, 
        chargée de sens, qui m'avaient fait si forte impression il y a 
        vingt-cinq ans. Je revois sa haute et droite silhouette parcourant les 
        galeries pendant les soirs d'étude. Sa pèlerine et sa casquette 
        marine achevaient d'imposer l'image d'un commandant de navire, maître 
        à son bord, chargé d'autorité, de responsabilité 
        et de soucis. Nous sentions qu'il assignait à l'Ecole une haute 
        mission, dont nous n'avions peut-être pas pleine conscience, mais 
        dont nous devinions la beauté. Ses cours du lundi étaient 
        un régal intellectuel, ses interventions de directeur avaient pleine 
        portée. Il y avait dans sa manière de diriger et d'instruire 
        quelque chose d'exaltant.
 
 Autour de lui, se groupait une équipe de professeurs à qui 
        je suis heureux de pouvoir exprimer ici toute ma reconnaissance. Leur 
        enseignement, dense et précis, était en même temps 
        remarquable de largeur de vues. Sans doute, le programme était 
        respecté, et les examens montraient qu'il était su, mais, 
        à chaque occasion favorable, ils savaient ménager des échappées 
        sur des domaines plus étendus. Loin de nous ligoter l'esprit dans 
        ce réseau d'épaisses certitudes en lequel on veut parfois 
        caricaturer l'enseignement primaire, ils ne manquaient jamais de nous 
        faire sentir ce que comportent de relatif, à des degrés 
        divers, les lois scientifiques les plus certaines comme les opinions littéraires 
        les mieux établies.
 
 Le cours de psychologie de M. ab der Halden, s'égarant à 
        dessein jusque dans les cadences de la poésie latine, telle leçon 
        de M. Seror sur les classiques, telle démonstration élégante 
        de M. Daunois, dans la manière à la fois bourrue et bienveillante 
        qui était la sienne, tel exposé de chimie de M. Robert ont 
        été, pour beaucoup d'entre nous, la révélation 
        d'horizons nouveaux et le point de départ d'études ultérieures.
 
 Et comment oublier les cours d'arabe de M. Valat, qui, en deux ans, faisait 
        un arabisant d'un élève frais débarqué de 
        la Métropole ? Comment ne pas revivre ces étonnantes leçons 
        d'agriculture de notre " Chikh ", M. Girard, où tout 
        était prétexte à des digressions pleines d'humour 
        et de bon sens, et d'où j'ai retiré, à défaut 
        de connaissances agricoles bien précises, un goût de la botanique 
        qui a survécu à tous mes avatars.
 
 Tout cela, qui aurait pu n'être qu'un fatras, s'ordonnait, se décantait, 
        se clarifiait, prenait une valeur de culture. Les circonstances de l'après- 
        guerre ont conduit beaucoup de mes camarades, comme moi-même, à 
        porter leur activité professionnelle dans des domaines étrangers 
        à l'enseignement. Tous ont pu éprouver la solidité 
        de la formation initiale acquise à la Bouzaréa.
 *** Après avoir affirmé ma dette 
        de gratitude envers mes anciens maîtres, la pente de mes souvenirs 
        m'incline à évoquer maintenant mes camarades d'étude. 
        Nos promotions n'étaient pas très copieuses. La mienne comptait, 
        je crois, vingt-huit élèves. Malgré notre petit nombre, 
        nous ne manquions pas, dans un état d'esprit bien français, 
        à nous diviser en quelques clans. Il y avait celui des élèves 
        venus de la Métropole, qui mettaient parfois quelque naïveté 
        dans leur découverte de l'Algérie, celui des élèves 
        du recrutement algérien, qui n'étaient pas sans quelque 
        prétention excessive au monopole des questions africaines. Les 
        algériens, dont j'étais, se subdivisaient eux-mêmes 
        en algérois et oranais, qui échangeaient quelques flèches 
        acérées à l'adresse de la province rivale. Tout cela 
        n'était pas bien grave, et n'empêchait pas une franche camaraderie. 
        D'ailleurs, à mesure que la scolarité se prolongeait, ces 
        distinctions s'affaiblissaient. D'autres apparaissaient, basées 
        non plus sur l'origine, mais sur la conformité des goûts. 
        Elles avaient leur plein effet dans cette troisième année 
        où le choix personnel intervenait si heureusement dans la spécialisation 
        des études. Alors, se différenciaient, parmi les futurs 
        candidats à la quatrième année et à Saint-Cloud, 
        les " scientifiques " et les " littéraires ". 
        Parfois un " hybride " hésitait quelque temps sur l'objet 
        de son choix. Les " arabisants " partaient à la conquête 
        de leurs diplômes. Enfin les " amorphes " se tenaient 
        sagement à l'écart de ces vaines ambitions ; leur préparation 
        pédagogique n'en était peut-être que meilleure.
 Tout cela n'allait pas sans bien d'amicales controverses. Peu à 
        peu, les affinités jouant, la camaraderie se haussait à 
        une solide amitié. De ces amis d'école normale, je suis 
        heureux d'en avoir conservé beaucoup, que je retrouve toujours 
        avec joie. Malheureusement, beaucoup aussi manquent, à qui je veux 
        adresser ici une pensée émue, et en premier lieu à 
        mes deux camarades de notre courte quatrième année de 1914, 
        Pellegrin et Sicart. Pellegrin, le benjamin de notre promotion, le mieux 
        doué pour les mathématiques, d'une intelligence lucide et 
        froide, que j'eus la joie de voir arriver, en 1916 dans le régiment 
        de tirailleurs auquel j'appartenais, et la douleur de voir tomber dans 
        ce terrible assaut du 17 avril 1917, aux monts de Champagne, où 
        notre régiment perdit en quelques heures la moitié de ses 
        cadres. Sicard, élégant et raffiné, d'une distinction 
        d'esprit peu commune, qui apportait aux études littéraires 
        tout l'élan de sa sensibilité. Meurtri d'une grave blessure, 
        il devait revenir à Alger, après la guerre, occuper un poste 
        de professeur d'école primaire supérieure. Je le rencontrais 
        souvent ; son sourire cordial savait cacher l'angoisse du mal venu de 
        sa blessure, qui menaçait sa vie, et finit par l'emporter en 1933.
 
 Parmi mes aînés, je ne puis oublier Foyer, âme ardente 
        et joyeux camarade. Je devais le retrouver en 1915, dans un cantonnement 
        de l'Artois où il me confiait ses espoirs à la veille de 
        cette attaque de Souchez, le 16 juin, d'où il ne devait par revenir. 
        Et parmi mes cadets, Cannebotin, qui fut, en 1915, mon camarade de régiment, 
        où il fut vite réputé pour sa bravoure juvénile 
        et qui devait tomber en 1916 à Verdun. Et combien d'autres encore 
        ! Leurs ombres se dressent trop nombreuses dans mon souvenir. C'étaient 
        les meilleurs d'entre nous, et ceux qui les ont connus savent ce que nous 
        avons perdu en les perdant.
 
 Il me faut arrêter ici cette évocation qui se teinte maintenant 
        trop de tristesse.
 
 D'autres voix, plus autorisées que la mienne, vous apporteront 
        pour l'histoire de notre Ecole, des matériaux d'un plus haut prix. 
        Pour moi, éloigné, par les circonstances, de la vie universitaire, 
        qu'il me suffise de vous dire que je ne pense jamais à mon ancienne 
        Ecole qu'avec gratitude et fierté.
 Daniel MOULIAS,Intendant Militaire de 2° classe,
 Docteur en Droit.
 La parole est 
        aux Chaïbs.1896 - 1910
 
 Je pourrais donner à ces vieux et 
        chers " souvenirs " où se mêle plus d'une figure 
        aujourd'hui disparue, le titre romantique de Quarante 
        ans après. C'est, en effet, en septembre 1896 que de 
        l'Inspection Primaire de Sétif, où j'avais eu surtout à 
        m'occuper de l'Enseignement des Indigènes, je passai à la 
        direction de l'Ecole Normale de Bouzaréa. ** A cette époque, les vastes bâtiments 
        de la Bouzaréa, édifiés pour abriter un asile d'aliénés, 
        étaient déjà très suffisamment appropriés 
        à leur destination nouvelle. L'organisation administrative d'autre 
        part, avait été arrêtée dans ses grandes lignes. 
        Une " Ecole Normale Française ". un " Cours Normal 
        Indigène " et une " Section Spéciale préparatoire 
        à l'Enseignement des Indigènes " vivaient côte 
        à côte dans des locaux distincts, avec leurs programmes et 
        leurs professeurs particuliers. Le Directeur de l'Ecole Normale, du point 
        de vue administratif et pédagogique, assurait l'unité de 
        l'ensemble. ** Des trois institutions juxtaposées, 
        l'Ecole Normale avait un caractère de stabilité qui la distinguait 
        des deux autres. En elle, rien de variable au gré des fluctuations 
        de l'opinion publique, rien de provisoire ou de fortuit. Elle était 
        en vérité une Ecole Normale de la Métropole transférée 
        avec ses programmes, ses méthodes et ses examens sous le ciel d'Afrique.
 Aussi, quand, au commencement de 1912, après avoir quitté 
        l'Algérie depuis deux ans, je pris la direction de l'Ecole Normale 
        de la Seine, je me crus revenu à la Bouzaréa. Je retrouvais, 
        en France, chez les professeurs, la même bonne volonté féconde, 
        les mêmes qualités de culture et d'enseignement que j'avais 
        rencontrées en Algérie. Chez les élèves-maîtres, 
        si j'appréciais ici l'esprit aimable et subtil qui a la marque 
        de Paris et la saveur du terroir, je me rappelais avec plaisir l'aisance 
        hardie, le feu, l'attitude décidée, l'attachement vivace 
        à leur Ecole des normaliens de là- bas.
 
 Je devais avoir, de cette piété pour la Bouzaréa, 
        une preuve émouvante. Pendant la Grande Guerre, une partie de l'Ecole 
        Normale de la Seine avait été transformée en hôpital 
        militaire pour les " grands blessés ". Un soir, on vint 
        me dire qu'un sous-lieutenant d'infanterie (" Directeur d'Ecole en 
        Algérie ", portaient ses papiers), arrivé dans la journée, 
        était à toute extrémité. J'accourus, et je 
        reconnus Widenlocher, ancien normalien et ïectionnaire d'Alger. La 
        respiration haletante, le masque livide, l'oeil éteint, tout annonçait 
        la fin toute proche. La parole des infirmières ne provoquait plus 
        la moindre réaction chez notre pauvre Widenlocher. J'approchai 
        et articulai à son oreille : Bou-za-réa. Ces syllabes sacrées 
        amenèrent sur les lèvres du mourant un vague et suprême 
        sourire...
 ** Le " Cours Normal " et la " 
        Section Spéciale " étaient deux institutions tournées 
        vers l'enseignement des Indigènes auquel elles préparaient 
        directement et exclusivement. Elles tenaient dans la pensée et 
        dans le coeur du Recteur Jeanmaire qui les avait créées 
        et les avait vues grandir, une place éminente. Ce n'est pas à 
        dire que M. Jeanmaire ne s'occupât de l'Ecole Normale et de l'enseignement 
        des Européens avec le soin jaloux qu'il apportait à toutes 
        choses. Mais " les écoles arabes ", comme on disait, 
        étaient, en 1896, âprement combattues et c'était leur 
        droit à la vie qui était en cause.
 Le Recteur Jeanmaire fut le héros de ces temps difficiles. Il croyait 
        fermement à l'influence civilisatrice de l'école et il mettait 
        au service de son credo toutes les ressources d'une volonté indomptable 
        et d'une activité prodigieuse. Ce Las Cases universitaire unissait 
        la largeur de vues d'un esprit pl-olosophique à la récision 
        de l'administrateur le plus exact et le plus appi 'tué. La Bouzare- 
        lui apparaissait comme le temple et la forteresse de l't 'seignement des 
        Indigènes. C'est là que se forgeaient et se conservaient 
        les traditions de cet enseignement, c'est de là que devait partir 
        une impulsion sans cesse renouvelée. Quant au Directeur de l'Ecole 
        Normale de Bouzaréa, le Recteur le considérait comme son 
        collaborateur de tous les instants, comme son secrétaire ordinaire 
        en tout ce qui concernait l'enseignement des Indigènes.
 
 C'est ainsi qu'une de mes premières tâches en arrivant à 
        Bouzaréa fut de répondre aux critiques que, de divers côtés, 
        on opposait à l'enseignement des Indigènes. J'écrivis 
        un certain nombre d'articles polémiques qui, parus d'abord dans 
        " Le Bulletin de l'Enseignement des Indigènes ", furent 
        réunis ensuite en une plaquette de caractère officiel (Jourdan, 
        Alger 1897) qui doit être aujourd'hui introuvable.
 
 C'est à la Bouzaréa que furent, patiemment et minutieusement, 
        composés sous l'inspiration directe et impitoyable du Recteur, 
        ce " Plan d'études " et ces "Programmes de l'Enseignement 
        Primaire des Indigènes en Algérie " qui furent appliqués 
        dès octobre 1898 et qui, pendant longtemps, ont rendu de grands 
        services.
 
 C'est à la Bouzaréa que furent élaborées la 
        plupart des " Instructions " et des " Directions " 
        concernant l'enseignement de la langue française, l'enseignement 
        de l'arabe, etc...
 
 C'est à la Bouzaréa qu'était rédigé 
        en grande partie - et chaque mois - le " Bulletin de l'Enseignement 
        des Indigènes ".
 C'est à la Bouzaréa que furent entrepris les premiers essais 
        du " Travail manuel appliqué aux arts indigènes ", 
        etc... Somme, la Bouzaréa, c'est-à-dire le personnel enseignant 
        du Cours Normal, de la Section Spéciale, de l'Ecole Annexe et, 
        à la rencontre, de l'Ecole Normale ne cessa d'apporter le concours 
        le plus actif à l'enseignement des Indigènes avec qui elle 
        avait fini par s'identifier.
 
 D'ailleurs, à la bien prendre, la Bouzaréa, n'était-elle 
        pas comme la préfiguration et l'archétype de l'école 
        d'indigènes telle qu'on la rencontrait " en tribu " ? 
        A la Bouzaréa, la primauté appartenait, comme de juste, 
        à la culture intellectuelle et morale des élèves. 
        Mais certains enseignements - celui du travail manuel et, surtout, celui 
        de l'agriculture - y recevaient un développement considérable 
        et y revêtaient un caractère pratique très accentué. 
        A quelque égard, la Bouzaréa pouvait passer pour une façon 
        de ferme-école. Installée sur une propriété 
        d'une vingtaine d'hectares, elle possédait des animaux de trait, 
        des vaches, des cochons, un vignoble, une cave avec son matériel 
        vinaire, des potagers, etc...
 
 Sur ce domaine agricole régnait M. Girard que ses élèves, 
        tant Français qu'Indigènes, appelaient le Chikh, donnant 
        à ce mot qui, en arabe, signifie " Maître ", le 
        sens respectueux et affectueux qu'il a dans cette langue.
 Comment expliquer la popularité de bon aloi dont jouissait le " 
        Chikh " ?
 
 M. Girard était chargé, dans les trois écoles de 
        la Bouzaréa, de ;enseignement théorique et pratique de l'agriculture. 
        C'était tout à fait l'homme de l'emploi. Pris tout entier 
        par l'Algérie, sans esprit de retour dans la Métropole, 
        ce professeur habitait le " bled " avec sa femme et ses enfants. 
        Là, défrichant la brousse labourant et plantant, il rappelait 
        les pionniers des premiers temps de colonisation. On le voyait arriver 
        à l'Ecole dans un " corricolo " pittoresquement attelé 
        d'un cheval corse et d'un mulet kabyle. C'était à cette 
        époque trie homme de haute taille, un robuste bourguignon magnifiquement 
        découplé, le visage bruni par le soleil, le regard perçant 
        et malicieux derrière un lorgnon qu'il assurait sans cesse par 
        un geste familier de la main.
 
 Le " Chikh ", qu'on nommait encore le " Père Girard 
        ", dérobait une science étendue et sûre sous 
        une simplicité familière. Il connaissait les livres, mais, 
        pratiquant la culture algérienne depuis longtemps, ayant beaucoup 
        vu et beaucoup retenu, il parlait suivant son expérience propre 
        et sa compétence inspirait une infinie confiance.
 Ses nouveaux élèves découvraient dès les premiers 
        jours, sous les dehors frustes et un peu bourrus du " Chikh ", 
        une sagesse sans raideur, une raison sans pédantisme, un souverain 
        bon sens et surtout un coeur tendre, une sensibilité frémissante 
        et une générosité spontanée.
 
 Ces qualités d'esprit et de coeur étaient servies et encore 
        rehaussées par une élocution pleine à la fois de 
        bonhomie et d'humour. Il y a du " Chikh ", des réparties, 
        des " mots ", des réflexions à l'emporte-pièce, 
        qui sont d'incomparables trouvailles de pensée et d'expression 
        et que les élèves se transmettaient joyeusement de promotion 
        en promotion.
 
 Le " Chikh " avait des jeunes gens l'intuition la plus fine 
        et la plus profonde. Il séduisait ses élèves par 
        l'équilibre d'une intelligence primesautière et d'un caractère 
        ouvert et franc ; il les entraînait par la puissance d'un optimisme 
        allègre et, comme il éprouvait pour eux une tendresse vraiment 
        paternelle, tous, l'admirant et le respectant, l'aimaient comme un père.
 
 Cependant les années passaient, et tout en collaborant activement 
        à l'oeuvre du Grand Recteur, la Bouzaréa poursuivait son 
        destin propre.
 
 Au point de vue matériel, de nouveaux locaux étaient aménagés 
        dans les bâtiments inachevés de l'asile d'aliénés 
        : salle de gymnastique, école annexe pour les écoliers indigènes, 
        etc... ; des galeries étaient carrelées ; de vastes espaces 
        vides étaient convertis en jardins ; des terrains incultes se couvraient 
        de plantations d'arbres. Enfin un projet était établi pour 
        la construction d'un " Pavillon des Sciences " qui devait réunir, 
        s'il m'en souvient bien, un laboratoire de chimie et un cabinet d'histoire 
        naturelle.
 
 Au point de vue administratif et pédagogique, peu de changements 
        avaient été apportés dans la forme des trois institutions, 
        mais le fond ne cessait pas de s'améliorer sous l'effort de tous.
 
 " L'Ecole Normale Française " s'était complétée, 
        en 1909, par la création d'une quatrième année préparatoire 
        à l'Ecole Normale de Saint- Cloud.
 
 La " Section Spéciale " était devenue comme une 
        Thélème Nouvelle - débarrassée, celle-ci, 
        de tonte conception utopique - où, dans le calme d'un milieu champêtre 
        et lc, commodités d'un régime libéral, les instituteurs 
        venus de France pour se consacrer à l'enseignement des Indigènes 
        trouvaient, avec un enseignement qui les préparait à leur 
        rôle futur, de nombreuses occasions (en particulier par les Conférences 
        de l'Ecole Supérieure des Lettres) d'étendre et d'approfondir 
        leur culture personnelle, d'acquérir ces qualités d'initiative 
        intellectuelle, de liberté, de fermeté et de prudence qui 
        firent de la plupart d'entre eux de remarquables directeurs d'écoles. 
        Déjà même, quelques sectionnaires étaient allés 
        porter en Tunisie, au Maroc, au Sénégal, au Soudan, au Dahomey, 
        dans des postes divers et souvent importants, l'esprit et le renom de 
        la Section Spéciale de la Bouzaréa (Cl. l'étude 
        de M. Redon sur la Section Spéciale.).
 
 Le " Cours Normal " indigène représentait pour 
        le Recteur et pour moi une pièce maîtresse de notre institution 
        et non la moins chère. Ses élèves nous donnaient 
        pleine satisfaction par leur travail et par leur bon esprit. Notre dessein 
        était, le recrutement s'améliorant d'année en année, 
        d'élever le niveau des études au Cours Normal et de permettre 
        aux élèves indigènes d'aborder les mêmes examens 
        que leurs camarades français, car nous voulions leur faire, dans 
        le cadre du personnel enseignant, la situation qu'ils méritaient. 
        Mais les événements furent plus forts que nous.
 
 Vers 1908, l'idée prévalut dans les sphères gouvernementales 
        de l'Algérie que des " moniteurs " recrutés en 
        dehors de la Bouzaréa pourraient suffire à assurer dans 
        la plupart des écoles d'indigènes, l'enseignement pratique 
        et très simplifié qu'on voulait donner désormais 
        Des colloques eurent lieu dans lesquels, représentant le Recteur, 
        je défendis de mon mieux son oeuvre et sa doctrine. Mais on ne 
        parlait pas la même langue et on ne s'entendit pas.
 
 En novembre 1908, M. Jeanmaire abandonna le rectorat d'Alger pour celui 
        de Toulouse. Un an après, je quittai, à mon tour, l'Algérie.
 
 Dans les années qui suivirent immédiatement notre départ 
        d'Algérie, nous nous retrouvions de temps en temps, à Paris, 
        M. Jeanmaire et moi. En tout apaisement et sérénité, 
        nous nous plaisions à évoquer le souvenir attendrissant 
        de la Bouzaréa ; nous nous disions que, grâce à ses 
        maîtres et à ses élèves, le bon grain avait 
        été semé dans un champ fertile et que le temps viendrait 
        des moissons glorieuses.
 Paul BERNARD,Directeur honoraire de l'Ecole Normale de la Seine,
 Ancien Directeur de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.
 
 1910 - 1915
 Décembre 1909. Une chambre d'hôtel, 
        près de l'Odéon. Je suis en présence de M. Paul Bernard, 
        le directeur de la Bouzaréa, auquel j'ai, pour mes débuts, 
        le périlleux honneur de succéder. Je me sens l'âme 
        d'un lieutenant de vaisseau chargé brusquement par un coup du destin 
        de commander un grand croiseur, et qui vient " prendre l'attache 
        ". Paul Bernard me parle avec cette franchise directe qui est le 
        propre des vrais chefs. Je le quitte renseigné, connaissant déjà 
        un peu les choses et les hommes de là-bas, initié à 
        l'importance de la tâche qui m'attend. J'étais moins ému, 
        quelques jours plus tôt, en quittant notre Ministre, M. Gaston Doumergue, 
        qui avait voulu me recevoir avant de me confier cette mission inattendue. 
        Dans le train qui me ramène vers la chère petite ville berrichonne 
        où je viens de vivre deux années obscures et laborieuses, 
        j'entends le fracas des vitres me répéter ces mots de Paul 
        Bernard : " A Bouzaréa, il faut penser hautement. " - 
        On tâchera.
 4 janvier 1910. Dix heures. La baie d'Alger se dessine, grandiose et souriante. 
        Le soleil du matin éclaire la verdure de Mustapha, illumine les 
        blancheurs de la ville. Aucun " building " ne déshonore 
        encore le pay?
 sage noble. Le Charles-Roux, alors 
        dans sa jeunesse rapide, se range à quai.
 
 Là-haut, derrière la Pointe-Pescade, 
        la grande maison m'attend avec sa façade de cinq cents mètres 
        et les vingt hectares qui l'entourent. Midi. Une victoria de Jaudon, tendelet 
        blanc et deux chevaux barbes, nous dépose dans la cour d'honneur 
        sous un nuage de poussière. Voici les eucalyptus, les mimosas, 
        la ruine mauresque, le vieux jardin et sa noria, et le petit bois, et 
        le ravin, tout ce cadre qui va me devenir familier. Des terrasses, j'aperçois 
        le Sahel, la Kabylie, le Chenoua, Sidi-Ferruch. Au travail.
 
 1910-1913. Je suis placé sous l'autorité de M. Ardaillon, 
        le plus dynamique des Recteurs, sous les ordres directs du vieux M. Brunet 
        qui fut une des plus belles consciences universitaires, puis du sage et 
        lucide M. Tailliart, futur Recteur d'Alger. Les jours passent, pleins 
        jusqu'au bord. Je regarde fonctionner la machine. Elle tourne rond. Mais 
        une grosse tâche matérielle s'impose. M. le Recteur pare 
        au plus pressé en me donnant un factotum, l'excellent Dagron, qui 
        procède à toutes sortes d'aménagements de détail. 
        La réparation d'une serrure ne demandera plus six semaines et ne 
        coûtera plus le prix de cinq serrures neuves. Mais toitures et terrasses 
        font eau. Le lampiste Suzanne passe ses jours à promener ses lampes 
        fumeuses de son officine à leur poste d'éclairage. Les employés 
        peinent à tour de rôle aux pompes de la citerne. Les mules 
        se relaient à la noria grinçante, qui dispense une eau
 
 Un soir de 1913, je tourne un commutateur, et les quatre cents lampes 
        électriques s'allument. Un peu plus tard, après des travaux 
        fiévreusement conduits, alors qu'il me reste pour quarante-huit 
        heures d'eau potable - car les citernes étaient vides et il fallait 
        monter l'eau à dos de mulet depuis le fond du ravin - j'établis 
        un autre contact, et les motopompes remplissent les réservoirs. 
        Nous avons l'eau et la lumière ; toutes les possibilités 
        d'installation et de développement nous sont permises. Le siège 
        de l'Ecole est fixé à Bouzaréa, le provisoire devient 
        définitif. Nous sommes chez nous.
 
 Paul Bernard m'avait laissé une Ecole fortement organisée, 
        d'excellents collaborateurs, des traditions, une oeuvre pédagogique 
        solide, un enseignement des indigènes en possession de ses méthodes 
        et fier de ses premiers succès. Il n'y avait qu'à continuer. 
        Mais continuer ne veut pas dire piétiner. Il fallait aller de l'avant. 
        D'insensibles changements préparent la fusion d'aujourd'hui. Nous 
        comblons peu à peu les fossés qui séparaient la Section 
        du Cours Normal, le Cours Normal de l'Ecole Normale. Modification d'uniforme, 
        salles de récréations communes, réunion du Cours 
        Normal sous la direction de M. Poupy, qui fut pour moi pendant quatre 
        ans un collaborateur d'élite. Tout cela préparait l'avenir. 
        Pour réaliser des progrès importants, il fallait élever 
        le niveau des études. La qualité des candidats le permettait. 
        Nous n'y avons pas manqué.
 
 La quatrième année donne de beaux résultats et nous 
        permet tous les espoirs. Nous avons la même année le premier 
        reçu au professorat en sortant de Saint-Cloud (Lettres), M. l'Inspecteur 
        d'Académie Maugendre, et le premier reçu à Saint-Cloud 
        (Sciences), ce pauvre Roure tué à l'ennemi. Di Luccio et 
        Louchard entrent aussi à Saint-Cloud, Foyer est reçu au 
        professorat en sortant de quatrième année, Althusser conquiert 
        dans les mêmes conditions le professorat et deux certificats de 
        licence. Nous avons d'autres forces en réserve, Pestre, Neuville, 
        Bonnet, Loubignac, Moulias, Sauzeau et ce charmant Laguerre. La perte 
        irréparable de plusieurs de ces jeunes gens pèse lourdement 
        sur les destinées de la Colonie. Les survivants ont rempli et parfois 
        dépassé le destin que nous rêvions pour eux. Dakar 
        nous demande quelqu'un pour organiser l'Ecole Normale de Gorée, 
        et nous prend M. Quilici, notre directeur d'Ecole annexe, Quilici à 
        la barbe noire de Père Blanc, que nos élèves-maîtres 
        n'ont pas oublié, et dont Pépète et Mostafa gardent 
        la mémoire. En 1914, nous mettons au point, d'accord avec les services 
        du Général Lyautey, le recrutement du personnel marocain, 
        le doublement de l'Ecole Normale. Tout le monde travaille d'un même 
        coeur, les anciens puis les nouveaux, Fleureau, Delassus puis Seror, Daunois 
        puis Monville, Valat, Robert, Lepeintre, Magnou, Batut, cet impeccable 
        artisan, Barsot, Brabant, Léoni, Rousset, Ginestet, Roulet et tous 
        ceux que j'ai déjà nommés, et le Chikh Girard, et 
        si Saïd alias Boulifa, qui fut l'un des membres de la mission Segonzac.
 
 Et pourtant, nous entendions au loin les premiers grondements de l'orage. 
        Comment le " bateau " allait-il se comporter dans la tempête 
        ?
 
 Un jour, en revenant du voyage de la Section, auquel M. Poupy n'avait 
        pas participé cette année-là, je le trouve assez 
        ému. Il me rend compte que, le lendemain de mon départ, 
        les élèves-maîtres lui ont remis - comme les élèves 
        de beaucoup d'établissements d'enseignement le firent alors -- 
        une adresse déclarant au Ministre de la Guerre qu'ils étaient 
        prêts à accepter, sans arrière-pensée et comme 
        un devoir impérieux, le service de trois ans, qui allait être 
        voté. En lui remettant ce document, ils lui disent qu'ils ont attendu 
        mon absence pour faire cette démarche, afin que nul ne puisse souçonner 
        leur directeur de les avoir influencés. J'ai été 
        ce jour-là, très fier de mes " fils ".
 
 Juillet 1914. Le B. S. est terminé. La promotion 1911-1914 quitte 
        définitivement l'Ecole. Le concours d'admission s'achève. 
        La grande maison n'est plus habitée que par le Directeur et l'Econome. 
        Les employés remettent tout en état pour la rentrée. 
        On blanchit les murs à la chaux, on lessive les faïences, 
        on repeint les volets. Le rabot de Dagron grince joyeusement sur les tables. 
        Mais l'atmosphère européenne est lourde. On s'attend à 
        la guerre d'un jour à l'autre. Le 27 juillet, je procède 
        à l'adjudication d'une importante tranche de travaux, première 
        étape vers la réalisation de nos grands projets. Le samedi 
        1- août, les journaux du matin font prévoir le pire. M. l'Econome 
        demande des instructions : " Travailler jusqu'au dernier moment ". 
        On travaille jusqu'à midi. Après déjeuner, on se 
        remet à la besogne. Je suis dans l'atelier de Dagron, en face de 
        mon cabinet. Sonnerie du téléphone à seize heures. 
        Mon grand ami, le Docteur Saliège, médecin de l'Ecole, professeur 
        à la Section, est à l'appareil : " L'ordre de mobilisation 
        est lancé ". Le travail s'arrête, on range les outils. 
        Les employés immédiatement mobilisables se préparent 
        à partir. Je prends dans mon tiroir la lettre de service reçue 
        quelques jours auparavant, et le lendemain, à 22 heures, je quitte 
        l'Ecole, ne sachant quand j'y reviendrai...
 
 Ce n'était qu'un faux départ. Pendant trois mois, je ne 
        suis qu'un personnage amphibie, tantôt militaire tantôt civil. 
        Je suis rappelé à Alger, affecté à un bataillon 
        territorial de zouaves avec " l'autorisation " de m'occuper 
        " pendant mes loisirs ", de la direction de l'Ecole vide.
 
 Je trouvais, chaque fois que je montais à Bouzaréa, des 
        paquets de lettres d'anciens élèves. Les uns étaient 
        déjà au feu. D'autres, dans les dépôts, s'instruisaient 
        fébrilement ou attendaient le départ. C'était la 
        bataille des frontières, le " recul de la Somme aux Vosges 
        ", puis le rétablissement de la Marne. Les lettres pleines 
        de courage et de bonne humeur voulue alternaient avec les nouvelles de 
        deuil. J'ai gardé toutes les lettres de cette époque. Peut-être 
        en publierai-je quelques-unes plus tard. Ces enfants me disaient leurs 
        peines, leurs actions, leurs espérances. Jamais je ne me suis senti 
        plus près d'eux. Et la liste funèbre s'allongeait...
 
 Ici, un épisode comique. L'Ecole était occupée par 
        un bataillon et l'état-major du Nème Régiment territorial 
        d'Infanterie. J'avais pris toutes les dispositions utiles pour assurer 
        la conservation du matériel et des collections tout en livrant 
        à l'autorité militaire les locaux indispensables. Mais nos 
        braves territoriaux, venus de la Métropole, se croyaient en pays 
        ennemi, " chez les Teurs ". Un extraordinaire réseau 
        de sentinelles enserrait la propriété, et interdisait le 
        ravitaillement de la population civile. Elles chassaient, les prenant 
        pour des espions, notre marchand de légumes Mahieddine, et notre 
        marchand de volailles Yousef. Si mes enfants se risquaient au jardin, 
        elles les arrêtaient d'un sonore : " Halte-là ! " 
        Par contre, les faïences de nos galeries étaient cassées, 
        les arbres du petit bois coupés pour faire du feu, les tables transformées 
        en étals à débiter la viande. Vainement j'étais 
        venu me plaindre deux fois au colonel. Dans ces circonstances, je retirais 
        les galons amovibles de ma tenue blanche, je remplaçais mon képi 
        par un casque colonial et je redevenais M. le Directeur. Puis, la conversation 
        finie, si je rencontrais le Colonel sous les galeries, je le saluais le 
        plus militairement du monde et faisais claquer mes talons. Mais nulle 
        réclamation n'aboutissait, et les déprédations se 
        multipliaient, tandis que ma femme et mes enfants se nourrissaient de 
        conserves, comme dans une place assiégée. Je rendis compte 
        à M. le Recteur de cette situation funambulesque. Le lendemain, 
        accompagné de M. le Préfet et du Général commandant 
        la place, il montait à l'Ecole et, deux jours plus tard le Nème 
        Territorial prenait la route de Koléa. Peu après, je recevais 
        l'ordre de rouvrir l'Ecole Normale et j'étais mis à la disposition 
        de l'autorité académique jusqu'à la fin de l'année 
        scolaire. Le 8 novembre, nos élèves rentraient. Quelle année 
        !
 
 Beaucoup de nos professeurs étaient sous les drapeaux. Plus de 
        Section, plus de quatrième année, une troisième squelettique, 
        mais une première de quarante-cinq élèves. Je réalisai 
        tant bien que mal une organisation de fortune, rendue plus difficile encore 
        par la mort de M. Brabant. Puis M. Berlande, qui venait d'être nommé 
        à un emploi créé et avait à peine rejoint 
        son poste, devait nous quitter à son tour. Les " vieux " 
        firent de leur mieux pour suppléer à tout. Naturellement, 
        je pris ma part de la tâche commune. En outre, le samedi, je réunissais 
        nos élèves européens ou musulmans, je leur lisais 
        les lettres reçues depuis huit jours, je leur donnais des nouvelles 
        de nos combattants, je faisais l'appel de nos morts. Puis je commentais 
        la situation politique et militaire, sans chercher à " bourrer 
        des crânes " mais en gardant confiance dans les destinées 
        de mon pays.
 
 Nous nous sentions les coudes plus étroitement que jamais. Nous 
        savions que tous ou presque tous nous partirions à notre tour, 
        et en attendant l'heure, nous estimions que le mieux était de faire 
        correctement la tâche quotidienne.
 
 L'une des premières victimes de la guerre fut un de nos élèves 
        du Cours Normal. Ce jeune homme se trouvait en vacances à Bône 
        lors du bombardement de la ville par le Breslau. 
        Un obus tomba non loin de lui et le commotionna. Il parut se remettre 
        et rentra en novembre comme ses camarades. Quelques jours plus tard, se 
        trouvant avec moi dans la salle de récréation, il me tint 
        des propos incohérents, et je dus le faire reconduire chez lui 
        : il était fou. Il mourut quelques mois plus tard.
 
 Je ne raconterai pas en détail les mois interminables de 19141915. 
        Le pays s'installait dans la guerre. Cela devait durer quatre ans. Nos 
        pertes en professeurs et en élèves devenaient de plus en 
        plus lourdes. Je ne rappellerai que quelques noms : en avril, l'aspirant 
        Neuville succombait lors de la première attaque par gaz, en Flandre. 
        En juin, c'était le capitaine Léoni qui tombait devant Arras, 
        deux jours après son arrivée au front. Puis Bendara, entré 
        premier au Cours Normal en 1914, engagé volontaire en 1916, tué 
        en 1918, et Zouaïmia, tué à Douaumont.
 
 L'année scolaire s'acheva. En juillet 1915, le concours d'entrée 
        eut lieu comme en 1914. Puis je signai les dernières pièces 
        comptables, je bouclai ma cantine et, libre de mon devoir universitaire, 
        je pus enfin remplir mon devoir de soldat. Le 1er août 1915, je 
        remettais le service à mon ami, M. l'Inspecteur Berdou, que je 
        devais retrouver plus tard à Constantine.-
 
 Ce n'est pas à moi qu'il appartient de raconter la vie de l'Ecole 
        de 1915 à 1918. Je ne parle que de ce que j'ai vu. Je ne veux pas 
        davantage étaler ici mes souvenirs de guerre. Mais je suis bien 
        obligé de dire que j'ai eu l'honneur d'aller au feu avec un certain 
        nombre de mes élèves. Pour ne parler ici que de quelques 
        vivants, j'évoquerai les noms du lieutenant Dulac, inspecteur primaire 
        à Tunis ; du sous-lieutenant Aouidad, instituteur à Alger 
        ; du fourrier Burkhardt, professeur à l'Ecole Primaire Supérieure 
        du Champ-de-Manoeuvres. Il portait le fanion de ma compagnie, et j'ai 
        eu le plaisir de le lui remettre dernièrement.
 
 Parmi les anciens du 5e Tirailleurs, que de noms se pressent sous ma plume 
        ! Et que de noms aussi parmi les camarades des autres régiments 
        que je n'ai pas rencontrés là-bas ! Si la place ne m'était 
        pas mesurée, je crois que je pourrais les citer tous de tnémoire. 
        Ils sont toujours présents pour moi, et c'est le souvenir de toute 
        cette belle jeunesse au milieu de laquelle j'ai vécu qui me donne, 
        malgré les tristesses et les inquiétudes de l'heure où 
        j'écris, confiance dans le double destin de l'Algérie et 
        de la France. A tous je voudrais rendre hommage. Le grand honneur de ma 
        vie est de les avoir connus et peut-être d'avoir éclairé 
        dans l'âme de quelques-uns ce qu'ils devinaient confusément.
 
 L'année dernière, après vingt-deux ans d'absence, 
        j'ai eu le courage de revoir cette Ecole peuplée pour moi de chers 
        fantômes. J'étais en mission officielle. Je saluai le pavillon 
        auprès duquel, honneur insigne, on avait arboré le fanion 
        de l'Ecole. Une émotion me prit à la gorge. Tandis que les 
        couleurs flottaient sur le ciel d'Afrique, j'entendais retentir dans mon 
        coeur la noble et profonde sonnerie qui clôt la minute de silence 
        : Aux morts ".
 Ch. ab der HALDEN,Inspecteur Général de l'Instruction Publique.
 A l'Ecole Normale du 
        Fin-Midi M. Boneuil, le nouveau directeur de l'Ecole 
        Normale du Fin-Midi, est assis devant son bureau de poirier ciré. 
        Sa barbe grisonnante se profile sur le fond vert d'un cartonnier administratif, 
        où l'on peut lire en belle ronde des titres engageants, tels que 
        : " Rapports périodiques ", " Affaires départementales 
        ", " Examens et Concours ", " Discipline ".
 Derrière lui, un emploi du temps découpe les semaines et 
        les journées conformément aux décrets et arrêté 
        du 4 août 1905 et fait tinter d'heure en heure une brève 
        sonnerie de cloche dans le monastère de la Petite Chartreuse, où 
        les normaliens s'initient, à l'ombre d'un cloître roman, 
        aux mystères de la culture générale et de l'éducation 
        professionnelle. Au dehors, les cigales crissent sans interruption et 
        dans la vaste pièce sombre, un rai de soleil heurte l'encrier de 
        cristal et vient iriser d'un arc-en- ciel le visage éternellement 
        mélancolique de Monsieur Carnot.
 
 M. Boneuil rédige d'une plume alerte une réponse au questionnaire 
        sur l'enseignement agricole, paru dans un des derniers Bulletins du Ministère. 
        Encore dans sa lune de miel pédagogique, il songe, non sans fierté, 
        qu'à l'école normale du Fin-Midi, on fait de véritable 
        agriculture. Tandis que, dans trop d'établissements, les élèves-maîtres 
        soignent d'un arrosoir distrait et d'une binette nonchalante des choux 
        qui s'obstinent à monter en graine, des radis ligneux ou des salades 
        arborescentes, l'Ecole Normale du Fin-Midi semble avoir devancé 
        les désirs ministériels et les indications parlementaires. 
        Les vignes de l'Ecole verdissent le coteau et bientôt le teinteront 
        d'or roux. Les arbres du verger offrent des fruits succulents aux mains 
        indiscrètes des normaliens, et - suprême fierté - 
        dans le cheptel meuglent des vaches, providence de l'infirmerie et joie 
        de la table commune. Grâce à ces ruminants secourables, maîtres 
        et élèves savourent deux fois par semaine les joies saines 
        et modestes du café au lait matinal:
 
 Et la plume administrative de M. Boneuil court sur la page blanche :
 " ...L'Ecole Normale du Fin-Midi se trouve placée à 
        peu de chose près dans les conditions réelles d'une véritable 
        exploitation rurale... " M. Boneuil cesse d'écrire. Il s'attendrit 
        en imaginations bucoliques. M. l'Econome ne lui a-t-il pas exposé 
        la veille que l'on a vendu, le mois précédent, un veau pour 
        80 francs, et que non seulement les porcs ont fourni à l'ordinaire 
        une alimentation savoureuse, mais encore que l'école en a cédé 
        pour 210 francs au charcutier voisin ? La vendange s'annonce comme exceptionnelle. 
        Bien que M. Boneuil se rende très bien compte de sa remarquable 
        ignorance agronomique et qu'il ait pris la direction de l'établissement 
        depuis quinze jours à peine, il se sait bon gré de cette 
        prospérité, et il admire qu'un hasard bienfaisant l'ait 
        placé justement à l'Ecole Normale du Fin- Midi au moment 
        où l'horloge des marottes administratives marquait de nouveau l'heure 
        de l'agriculture.
 
 " Il n'en était plus question depuis 1896, se disait M. Boneuil. 
        Reverrons-nous l'an prochain le pliage, le découpage ou les conférences 
        avec projections ? "
 
 Il en était là de ses pensées, quand la porte résonna 
        sous trois coups précipités. En même temps, la silhouette 
        effarée de M. l'Econome luisait sous la lumière frisante, 
        et par-dessus ses lunettes d'or ses gros yeux bleu clair s'arrondissaient 
        d'inquiétude.
 
 " La vache se meurt ! " proféra M. l'Econome d'un ton 
        dramatique. M. Boneuil se leva. Sa voix prit la netteté que réclamaient 
        les circonstances.
 
 " Laquelle ?
 - La Roussotte. Elle est météorisée, la sale bête.
 - Excusons-la, M. l'Econome, fit doucement M. Boneuil.
 - C'est la faute au bouvier, qui...
 - Nous rechercherons tout à l'heure les responsabilités. 
        Pour l'instant, allons au plus pressé. Qu'avez-vous fait ?
 - Le bouvier s'est armé du trocart, mais je n'ai pas voulu prendre 
        sur moi de laisser opérer la bête, et je suis venu vous chercher. 
        Il est important que vous soyez là, à cause des responsabilités. 
        Faut-il trocarter ou ne faut-il pas trocarter ?
 - Cruelle énigme ! dit M. Boneuil, qui n'osa pas demander ce que 
        c'était un trocart. Je crois tout de même, ajouta-t-il après 
        réflexion, qu'il vaut mieux trocarter.
 - Trocartons ! approuva M. l'Econome. 
        Au moins, si la bête crève, nous n'aurons rien à nous 
        reprocher.
 - C'est l'essentiel ! " dit M. Boneuil.
 
 Il prit son chapeau et traversa la cour, où les élèves, 
        déjà au courant de la funeste nouvelle, supputaient combien 
        de tasses de café au lait cet accident leur ferait perdre. Chaque 
        monade reflète d'un point de vue différent le spectacle 
        unique et complexe du vaste univers.
 
 A l'entrée du cheptel se tenait le bouvier, son trocart à 
        la main. Près de lui, l'infirmier exposait sa façon de voir 
        au dépensier et à la cuisinière.
 
 " La vache est morte ! " annonça le bouvier.
 
 M. Boneuil rapprocha mentalement cet homme simple d'un illustre orateur 
        sacré, puis, s'apercevant aussitôt de ce qu'une telle comparaison 
        pouvait avoir d'irrévérencieux, il s'efforça de " 
        montrer un oeil plus triste ".
 
 " Je n'osais pas opérer, expliqua le bouvier, parce que M. 
        l'Econome n'était pas là, et que nous préférions 
        l'attendre rapport à la responsabilité. Alors, pendant ce 
        temps, la vache est crevée.
 
 - Elle a eu tort, dit M. Boneuil. Cette bête ne possédait 
        aucun sens des nécessités administratives ". Et il 
        regagna son cabinet, suivi de M. l'Econome. Ce fonctionnaire dissimulait 
        à peine la mauvaise impression que lui causait la fâcheuse 
        attitude du patron dans cette circonstance.
 
 Dans la quiétude fraîche du cabinet, M. le Directeur et M. 
        l'Econome s'assirent, séparés par le grand bureau en poirier 
        ciré.
 
 " Il faudra faire un rapport, dit M. l'Econome, et demander au vétérinaire 
        un certificat que j'annexerai à mon compte de gestion.
 - Oui, dit M. Boneuil. Et il faudra surtout nous occuper de remplacer 
        la vache.
 - Sur quels crédits ? demanda M. l'Econome.
 - Ma foi, je n'y ai pas encore pensé ", avoua M. Boneuil, 
        qui, comme inspecteur, n'avait guère eu l'occasion de faire jouer 
        les textes relatifs aux écoles normales. Et il jeta un regard inquiet 
        sur son Pichard
 
 M. l'Econome se leva et alla quérir, sur une étagère, 
        l'Instruction Bleue. Ce volumineux document est le bréviaire 
        des économes. M. l'Econome de la Petite Chartreuse s'enorgueillissait 
        d'en posséder par cur les quatre cent huit pages, annexes 
        comprises, et de pouvoir réciter, d'un bout à l'autre, les 
        Règlements et Instructions sur l'Administration et la Comptabilité 
        des Ecoles Normales primaires d'Instituteurs et d'Institutrices.
 
 " Voyons, dit M. Boneuil, raisonnons avec le bon sens. Il est inutile 
        de demander au Département ou à l'Etat des sacrifices. Tâchons 
        de nous tirer d'affaire tout seuls. Combien coûte une vache ?
 - Quatre cents francs environ.
 - Bien. Nous avons vendu un veau 80 francs, des gorets pour 210 francs. 
        Pendant les dernières vacances, nous avons gagné 120 francs 
        environ en vendant du lait. Nous sommes un peu au-dessus de 400 francs. 
        Si la somme ne suffit pas, nous prendrons la minime différence, 
        un ou deux louis, sur les bonis... "
 
 M. l'Econome eut le regard respectueusement implacable de la Camerera 
        Mayor, au deuxième acte de Ruy Blas.
 
 " Impossible, dit-il. Permettez-moi de vous rappeler, Monsieur le 
        Directeur, que la vente du veau, des gorets et du lait, constitue des 
        recettes du budget ordinaire, que nous appelons vulgairement le Titre 
        I". Or, l'achat d'une vache ne saurait en aucune façon constituer 
        une dépense ordinaire. On ne peut l'assimiler qu'à une acquisition 
        de matériel, et la faire figurer au titre II, Dépenses extraordinaires. 
        Si vous prenez la peine d'ouvrir l'Instruction Bleue à la page 
        7, vous y trouverez, sous l'article 22, paragraphe 3, que l'excédent 
        des recettes ordinaires sur les dépenses de même nature doit 
        être affecté au paiement des dépenses énumérées 
        à l'article 17. Reportez-vous à cet article et aux éclaircissements 
        qu'y ajoutent les numéros 29, 57 et 58 du commentaire et vous verrez 
        que votre combinaison n'a aucune chance de réussite.
 
 - Alors, que feriez-vous ? demanda M. Boneuil.
 - Moi ? dit M. l'Econome. C'est bien simple. Comme nos bonis du Titre 
        II sont trop faibles pour que nous puissions demander au Conseil d'Administration 
        l'autorisation d'imputer une somme de 400 francs, je solliciterais une 
        subvention. On nous l'attribuera sans doute en fin d'exercice.
 - Que penseriez-vous, demanda M. Boneuil, d'un agriculteur qui ayant perdu 
        une tête de bétail, mais pouvant la remplacer sur la vente 
        de ses produits, mettrait l'argent qu'il possède dans un bas de 
        laine et s'en irait emprunter ou mendier ?
 - Ce n'est pas la même chose, dit sèchement l'Econome. Nous 
        sommes à l'Etat. "
 
 M. l'Econome se retira digne comme le règlement, pour aller rédiger 
        son rapport et convoquer le vétérinaire. M. Boneuil, sans 
        conviction, se remit au travail.
 
 " ...L'Ecole Normale du Fin-Midi se trouve placée à 
        peu de chose près dans les conditions réelles d'une véritable 
        exploitation rurale...
 
 " Et dire, murmura-t-il, qu'ils sont capables de me ficher un jour 
        le Mérite Agricole ! "
 Ch. ab der Halden. 
        (Les Propos de M. Boneuil,Paris 1913, A. Colin).
 
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