| ----------AUTANT 
        vaudrait tenter de dénombrer les tombes que mes pèlerinages 
        ici. 
 ----------Sous 
        ce figuier parasol, dont les fruits mûrs éclatés appètent 
        un millier de mouches, j'ai lu Omar Khayyam. Dans l'ombre de ce grenadier, 
        au temps que ses fleurs pourpres jetaient des cris dans l'air bleu, comme 
        Jean l'Acridophage dans le Désert de Judée, pour la vingtième 
        fois peut-être, j'ai relu Amyntas 
        et les Nourritures terrestres.
 
 ----------Ce 
        cimetière est mon refuge aux heures de lassitude. Mieux qu'un livre 
        de piété, mieux qu'une méditation au pied du crucifix, 
        la contemplation de tant de cendre humaine, entre le double abîme 
        de la mer et du ciel, m'exhorte à l'endurance et à l'acceptation.
 
 ----------À 
        cause de la hideur de leur mobilier funéraire, les nécropoles 
        d'Occident, vraies mascarades macabres, me soulèvent le coeur et 
        m'affligent, cependant que l'inanité de la protestation que leurs 
        ornements vains élèvent contre la Mort, me fait pleurer 
        de pitié.
 
 ----------Car 
        comment assortir notre prétendue croyance à la résurrection 
        de la chair et à la vie éternelle, avec ce culte du cadavre, 
        poussière et puanteur, comme il est dit dans l'Ecriture http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        Cette religion de la Mort, vraie thanatophilie, n'est-ce pas un sacrilège 
        pour les chrétiens que nous sommes, ou que nous croyons être 
        ? Ah ! que nous voici loin du commandement évangélique : 
        " Laissez les morts ensevelir leurs morts 
        ! "
 
 ----------À 
        l'inverse, la sereine soumission de la mort musulmane, que traduit la 
        simplicité égalitaire de ces tombeaux, me pacifie et tonifie. 
        Ici je reconquiers la force avec le calme : le visage de la Mort est plus 
        doux que la Vie.
 
 ----------On 
        voudrait s'étendre là, parmi les mirabilis, les acanthes 
        et les bourraches, sous la harpe éolienne de cet eucalyptus, et 
        s'immobiliser dans le sommeil sans rêve de la mort islamique.
 
 ----------Ah 
        ! dormir du sommeil heureux de tous ces morts
 * * *  ---------De faïence 
        ou de chaux, chaque tertre a son godet, où les âmes des gisants, 
        sous l'aspect d'un oiseau, viennent boire au crépuscule.
 ----------Sur 
        un de ces sépulcres en forme de felouque et couleur de la mer, 
        on a émietté du pain pour le repas des mânes. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        Un autre est tout jonché de ramuscules de myrte. Recouvertes d'un 
        grillage en forme de tonnelle ou de lattes losangées où 
        s'enlacent des jasmins et des volubilis, d'autres sont des volières 
        pour les jeux invisibles des âmes désincarnées.
 
 ----------En 
        bordure d'un sentier qui se faufile sous les fleurs, un cep noueux fait 
        craquer les parois d'un tumulus et ses lianes luxuriantes envahissent 
        tout à l'entour. Quel disciple d'Omar Khayyam, d'Anacréon 
        et de Ronsard gît sous cette vigne " tortisse ", qui démontre 
        à qui en doute que la vie naît de la mort ?
 
 ----------Quant 
        à ces lampes funéraires, exactement semblables à 
        celles des catacombes de Rome et d'Hadrumète, 
        et à ces cassons de poteries où l'on brûle du benjoin, 
        ils sont la preuve innombrable qu'en se berbérisant l'Islam s'est 
        paganisé.
 * * *  ----------Sur des 
        hampes de graminées, des garçonnets en chéchia ont 
        enfilé des corolles odorantes de belles-de-nuit et, gravement, 
        hiératiquement, ils les portent devant eux, tel un cierge allumé 
        qu'ils craindraient de voir s'éteindre. Des fillettes dans un figuier, 
        avec des cris stridents de pie, disputent aux mouches et aux guêpes 
        les luisantes figues violettes, qui sont les lèvres et les yeux 
        des jeunes morts et des jeunes mortes dont leur pulpe s'est nourrie.
 ----------Plus 
        loin, en contre-haut, une toute petite tombe m'arrête, émerveillé. 
        Menue comme d'une poupée, la hauteur de ses " chouad " 
        festonnés et ogivaux, et blanc comme de l'albâtre, dépasse 
        à peine, je le jure, celle d'un fer à repasser. Et je lis 
        sur l'un d'eux, écrit en couleur verte : Didouche.
 
 ----------Ce 
        prénom jamais ouï et doux comme une caresse, câlin tel 
        un appel de fauvette en amour, ah ! qu'il s'harmonise bien avec la poésie 
        de cette tombe enfantine, que recouvre un fouillis de graminées 
        et d'iris, et qu'un tremble argenté, et qui tintinnabule comme 
        un sistre innombrable, berce d'une psalmodie qui jamais ne s'arrête
 
 ----------"La 
        mort est une fleur", dit quelque part Michelet. Jamais 
        cette définition ne fut plus vraie qu'ici.
 
 ----------Poursuivant 
        ma promenade, je manque d'écraser une énorme sauterelle, 
        celle qu'on appelle " bzizi " et qui serait une mère 
        fécondée prête à pondre. http://perso.wanadoo.fr/ 
        bernard.venis. Du vert sombre lustré des feuilles de belle-de-nuit 
        et striée de grenat, j'ai beau la taquiner du bout de ma sandale, 
        elle demeure immobile, inerte, comme endormie, et je dois la retourner 
        pour constater, au mouvement de ses pattes, qu'elle est vraiment vivante. 
        Lourde des fruits qui la gonflent, on dirait un crustacé de jade 
        ou de sinople, incrusté d'idocrase.
 
 ----------Un 
        chat errant m'a rejoint. Câlin, il lustre contre ma jambe sa fourrure 
        grise qui se défait, puis il me quitte pour laper la libation d'un 
        mort. Après quoi, il va traquer les chardonnerets dans les branches.
 * * *---------C'est 
        le soir.
 ----------De tous les chatoiements du soleil sur 
        les stèles, les morts semblent sourire. L'ombre croît. Orphée 
        en mal d'Eurydice, par delà le massif de la Bouzaréa, Hélios 
        est descendu dans les limbes du nadir.
 
 ----------Les 
        tombes s'ennuitent. Assis sur l'une d'elles - celle en forme de felouque 
        - qui me rappelle la barque funéraire d'Osiris, je regarde pâlir, 
        défaillir et s'éteindre, le sourire innombrable de la mer 
        et des morts...
 * * *  |  | ----------Longtemps 
        je reste là, tranquille, confiant, dans une sorte de narcose lénitive 
        et consciente, de ma pensée et de mon coeur, une évasion 
        de moi-même. Et cette torpeur sereine de l'esprit et des sens, pareille 
        à l'étanchement soudain de toutes mes soifs, à l'apaisement 
        de toutes mes fièvres, n'est-ce pas cela, le bonheur ?
 ----------Lorsque 
        je sors enfin de ce rêve éveillé, la nuit succède 
        au jour et la lune au soleil. Mais l'enchantement est le même, sinon 
        plus pathétique : comme tantôt sous les feux obliques du 
        crépuscule, le ciel, les flots, les tombes, tout frissonne et scintille, 
        tout miroite et chatoie. Pas de ténèbres. Une pénombre 
        opaline comme lui poudroiement d'étoiles, qui me permet de lire 
        les chiffres sur les stèles.
 ----------Et 
        quand je me retire, escorté par le chat, dont l'ombre noire sautille 
        parmi les sépultures ainsi qu'un farfadet, je murmure cette prière:
 
         
          | Ah ! Seigneur, absolvez 
            l'aveu d'une âme franche, Mais le trépas hideux serait 
            presque riant, Si je pouvais avoir, tels ces morts d'Orient,
 Devant la mer si bleue, une tombe si blanche.
 |  LE JARDIN D'ARMIDE ---------------Bien 
        qu'inédites, ces notations sont anciennes. Depuis leur rédaction, 
        des lustres sont passés. Elles datent du temps que j'étais 
        triste, avant que l'enseignement de Gide et du Désert n'ait opéré 
        en moi cette réjuvénescence qui fit du romantique élégiaque 
        que j'étais un panthéiste dionysiaque. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        C'est pourquoi, soucieux de vérité, même dans la poésie, 
        comme Goethe nous le commande, avant de les publier, j'ai tenu à 
        revoir les lieux inspirateurs.
 ---------------Ce 
        cimetière d'El-Kettar, si doux à mon coeur angoissé 
        de naguère, comment m'apparaîtrait-il après quinze 
        ans passés ? Le temps, qui a rénové ma sensibilité, 
        n'aurait-il pas, du même coup, transformé mon optique de 
        la terre et des hommes ?
 
 ---------------C'est 
        à cette confrontation que je nie suis soumis. Cobaye de moi-même, 
        j'ai voulu expérimenter l'aphorisme d'Amiel qui veut qu'un paysage 
        ne soit qu'un état d'âme.
 
 ---------------J'ai 
        hâte de le dire : cette épreuve imprudente ne fut pas décevante. 
        Bien que guéri de mes langueurs et de mes nostalgies, El-Kettar 
        m'apparut plus ensorceleur encore qu'à l'époque de mon spleen 
        et de mon affliction.
 
 ---------------Deux 
        fois je l'ai, revu, et deux fois le gardien m'a dû crier : " 
        On ferme ! "
 * * *  ---------------Je 
        n'évoquerai, ici, que ma dernière visite. Descendu vers 
        le fond du ravin - car El-Kettar s'étage sur les flancs d'un " 
        chaâbat " - il fallut m'arrêter, cloué sur place 
        par l'émotion. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Un jacaranda 
        était là, dôme violet, sous la profusion de ses fleurs. 
        Longtemps je l'admirai, incapable d'avancer, ne voyant plus que lui, oubliant 
        tout le reste. Remonté enfin, il me fallut redescendre pour le 
        revoir encore. C'est alors que Le gardien me héla qu'on fermait...
 ---------------Obtempérant 
        à l'ordre, j'allais soliloquant : pourquoi ce jacaranda qui est 
        si beau est-il si seul ? Qu'ils soient cent, vingt seulement, rien que 
        dix, et cette " djebana " si belle le serait davantage encore. 
        On regrette d'autant plus l'isolement le cet arbre que ses feuilles, échancrées 
        comme les palmes, sont aussi belles que ses fleurs. On se croit en présence 
        d'une fougère arborescente. Et quoi dire des quatre syllabes mélodieuses 
        de son nom : ja-ca-ran-da. Pleurons sur le barbare qui 
        oserait s'avouer sourd à cette incantation ! (1
 * * *  ---------------La 
        beauté d'El-Kettar, je crois avoir le droit désormais de 
        le dire, n'est pas qu'une apparence illusoire et subjective, comme j'aurais 
        pu le craindre.
 ---------------Plein 
        d'ombres et de reflets, avec les polychromies naïves de ses cippes 
        blancs, dont certains font penser à des miniatures persanes ; avec 
        la chaude odeur des figuiers au soleil ; http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. 
        avec le beau désordre de sa végétation ; avec le 
        rayonnement de la mer et du ciel, mobiles comme la pensée et le 
        coeur des vivants ; avec ses divans de briques historiées de faïences 
        où s'asseoir et songer, El-Kettar a l'attrait d'un parc agreste 
        et tropical. Sa séduction est intrinsèque, indépendante 
        de nos humeurs et de nos états d'âme. Dans la joie comme 
        dans la peine, dans la jubilation comme dans la prostration, il garde 
        ses prestiges et tous ses sortilèges:
 ---------------Le 
        jardin de la Mort est le jardin d'Armide.
 * * * ---------------Et 
        le miracle, c'est cela.
 ---------------Cette 
        poussière d'humanité n'inspire aucun effroi, même 
        à celui qui titube du bonheur d'exister.
 
 ---------------Loin 
        du vacarme humain, loin de la pouillerie des fleurs et des couronnes artificielles, 
        symbole des regrets menteurs et des pleurs de commande ; loin de l'ostentation 
        et de l'horreur des faux marbres, comme elle est accueillante, attirante, 
        fascinante, la mort qui terrifie !
 
 ---------------Comme 
        il tient bien sa promesse, le resquiescat
 in pace
 * * * ---------------" 
        Que c'est simple de mourir ! ", a soupiré un jour Isabelle 
        Eberhardt. Oui, ici - mais ici seulement - mourirnie semble possible.
 Claude-Maurice 
        ROBERT. (1) La même remarque s'impose à 
        propos des rues d'Alger. Pourquoi n'y peut-on voir aucun jacaranda ? Ne 
        serait-il pas, pourtant, cent fois plus décoratif que le sinistre 
        ficus, promu arbre officiel dans toute l'Afrique du Nord, même à 
        Biskra, où il évince la cassie, dont la fleur d'or, au printemps, 
        saturait l'oasis de son arome aphrodisiaque. Jardiniers responsables de 
        la beauté d'Alger, prenez exemple sur Tunis, dont toute une avenue, 
        celle de Carthage, est fleurie de jacarandas, ce qui lui vaut le surnom 
        poétique d'avenue mauve.* **
 
 |