| En octobre 1891 la très importante 
        publication La Science illustrée publiait cet article d'Alfred 
        Rambaud, qui rendait compte de l'enseignement professionnel en Kabylie. Les écoles françaises 
        en Kabylie en 1891par Alfred Rambaud 
 JAMAIS le public français n'a trouvé 
        d'aussi belles occasions de se renseigner sur notre colonie algérienne 
        : l'année 1891 aura été pour lui une année 
        d'études africaines. Cela a commencé par le rapport du sénateur 
        Pauliat; puis est venue l'interpellation de M. Dide au Sénat et 
        quatre jours de discussions dans la haute assemblée; puis on a 
        formé une commission d'enquête et nombre de fonctionnaires 
        algériens, même des chefs indigènes, ont été 
        appelés à déposer devant elle.
 Au Parlement et dans la presse, toutes les questions algériennes 
        : colonisation, relations avec les indigènes, répartition 
        des impôts, administration de la justice, ont été 
        discutées et abondamment. Les questions d'enseignement n'ont pas 
        été omises. On s'est étonné, non sans raison, 
        que nous eussions si peu d'écoles ouvertes aux indigènes: 
        sur une population de 3 400 000 musulmans, nous ne sommes arrivés 
        qu'à instruire 11 000 enfants, c'est-à-dire trois enfants 
        par mille habitants, tandis qu'en France cette proportion est d'environ 
        140... Toutefois on ne peut méconnaître qu'un certain progrès 
        ait été réalisé depuis neuf ans; en 1882, 
        le chiffre de nos écoliers musulmans n'était que de 3172. 
        C'est surtout à partir de 1881, c'est-à-dire du premier 
        ministère Ferry, que le mouvement s'est accentué. M. Ferry 
        a pris alors une initiative hardie en acquérant lui- même 
        des terrains et en faisant procéder aux constructions d'écoles. 
        Puis un certain nombre de communes se sont piquées d'honneur. Le 
        groupe le plus intéressant de nos écoles indigènes 
        est celui qui s'est formé dans la grande Kabylie. Les Kabyles ne 
        sont pas nomades ou semi-nomades comme la plupart des tribus arabes. C'est 
        une population sédentaire très attachée à 
        ses montagnes, éprise pour la terre de la même passion jalouse 
        que le paysan français. Elle habite des maisons de pierre couvertes 
        de tuiles. Elle s'est adonnée à l'agriculture, laborieuse, 
        économe, âpre au gain et à l'épargne. C'est 
        une population qui, en densité, est comparable à nos départements 
        du Nord. Enfin, quoiqu'elle soit musulmane, elle n'a point le fanatisme 
        de l'Arabe, inventeur du Coran et de l'islamisme.
 
 Dès 1889, un des notables de la montagne, Si Lounis, à une 
        réception du gouverneur général, lui demandait " 
        de l'eau et des écoles ". Un autre, un grand chef religieux, 
        un des marabouts les plus révérés, Ben Ali Chérif, 
        qui joua un rôle important lors de l'insurrection de 1871, déclarait 
        que l'ouverture d'écoles était " le seul moyen pour 
        la France de civiliser les populations et de se les assimiler par la conquête 
        morale ".
 
 Enfin, M. Masquaray, chargé par le ministère de sonder les 
        dispositions des montagnards, avait réuni dans des espèces 
        de meetings les petits chefs des villages. Il avait été 
        acclamé lorsqu'il leur avait annoncé des écoles ouvertes 
        aux pauvres comme aux riches et où il ne serait pas dit un mot 
        de religion: " ni chrétienne, ni musulmane ". Le terrain 
        était donc bien préparé et il n'est pas étonnant 
        que près de cinquante écoles indigènes, environ le 
        tiers de toutes celles que possède la colonie, se trouvent rassemblées 
        dans cette région très restreinte de la grande et de la 
        petite Kabylie.
 
 Les Beni-Yermi possèdent en outre une école " ministérielle 
        " et une petite école congrégationiste; cette dernière, 
        fondée en 1874 par les jésuites, est dirigée aujourd'hui 
        par les Pères Blancs du cardinal Lavigerie.
 
 On voit que les Beni-Yenni, à ce point de vue, ont été 
        favorisés. Ils le méritaient. C'est un petit peuple d'environ 
        6 000 âmes réparties entre six villages. Ils habitent une 
        crête abrupte au sud de Fort National, élevée de près 
        de mille mètres au-dessus du niveau de la mer et qui, cette année, 
        a été couverte de neige pendant près de trois mois.
 
 Ils sont bons agriculteurs comme la plupart des Kabyles et très 
        industrieux. On a pu admirer à l'Exposition Universelle de 1889 
        les spécimens de poteries, armes, bijoux fabriqués dans 
        leurs gourbis. L'école manuelle d'Aït-Larba est dirigée 
        par M. Verdon. C'est un grand hangar très bien éclairé, 
        muni de tous les outils d'un atelier de forgeron européen. On y 
        travaille le fer. Nos apprentis, avec leur chéchia inamovible sur 
        le crâne, les pieds nus ou chaussés de sobat ( 
        La graphie plus orthodoxe serait : cebbat - in Dictionnaire français 
        arabe, Belkassem Ben Sedira)., le tablier de cuir autour des 
        reins, se tirent à merveille de leur tâche. Leur maître 
        est enchanté d'eux. Il prétend que de jeunes Européens 
        n'assimileraient pas le métier aussi rapidement que ces porteurs 
        de burnous. Un tel enseignement complète très heureusement 
        celui de l'école primaire. Les Kabyles comprennent fort bien de 
        quelle utilité est pour eux la connaissance du français; 
        mais ils sont pauvres, très pauvres, et ils ont besoin d'arriver 
        promptement à savoir un métier. Voilà pourquoi ces 
        lauréats de la grammaire, du calcul et de l'histoire de France, 
        manient si allègrement le lourd marteau, la grande lime, les tenailles 
        et le soufflet de forge. Il faut bientôt qu'ils gagnent leur vie 
        et fassent vivre leurs parents. De plus on se marie jeune dans la montagne; 
        il faut acheter sa femme; on se trouve chargé de famille presque 
        sans avoir eu le temps d'y penser. Donc, forge, forge, forge, garçon 
        kabyle ! Pour encourager nos jeunes apprentis, on s'arrange à leur 
        donner tout de suite une rétribution: quelque 15 ou 20 F par mois, 
        ce qui est une petite somme dans le pays. En échange, ils fabriquent 
        ou réparent les outils de la commune.
 
 Nous avons très peu d'écoles de filles; il n'y en n'a pas 
        quinze dans toute l'Algérie, et nous n'instruisons guère 
        qu'un millier de fillettes sur une population d'environ 1 700 000 femmes 
        musulmanes. C'est que le problème est très difficile à 
        résoudre. Les sectateurs de l'Islam ont des préventions 
        contre l'instruction des filles. Ils la trouvent inutile, puisqu'elle 
        s'adresse à des êtres inférieurs; nuisible, puisqu'elle 
        tend à les émanciper; enfin contraire à la religion, 
        aux coutumes des ancêtres, aux bonnes moeurs. Ils n'aiment pas que 
        nous nous occupions de leurs affaires de ménage. Et comme ils marient, 
        c'est-à-dire qu'ils vendent leurs filles à peine nubiles, 
        ce n'est point la peine de les envoyer en classe.
 
 A l'exception d'une seule de nos écoles kabyles, celle d'HiltHichem, 
        toutes les autres, laïques comme celle de Bougie ou congréganistes 
        comme celles de Djemâa-Sahridj et des Beni Ouadhia, ne sont peuplées 
        que de fillettes très jeunes appartenant à des familles 
        très pauvres et à qui il faut donner une indemnité.
 
 A Aïn-el-Hammam, l'administrateur avait réussi à rassembler 
        sur les bancs vingt-cinq petites Kabyles; mais il a fallu accorder à 
        chacun des vingt-cinq pères de famille une place de cantonnier. 
        Des raisons d'économie ou de service ayant fait supprimer ces vingt-cinq 
        emplois, immédiatement les vingt-cinq écolières disparurent. 
        L'école que représente notre premier dessin est l'orphelinat 
        de Thaddert-ou-Fella. Celles des écolières qui ne sont pas 
        orphelines sont filles de très pauvres diables ou de petits fonctionnaires 
        indigènes, gardes champêtres ou cantonniers; s'ils nous laissent 
        leurs filles, c'est un peu parce qu'ils n'ont pas les moyens de les nourrir. 
        Ces écolières sont soumises à un régime très 
        austère. Au dortoir, pour lit elles ont une planche et pour matelas 
        un simple tapis. Leurs frais de nourriture reviennent à 50 centimes 
        par tête et par jour. Eh bien, c'est encore trop doux pour elles. 
        C'est par trop plus confortable que dans le gourbi paternel. Rentrées 
        chez elles, la nostalgie les prend de ce lit de camp et de cet ordinaire 
        de troupier. Ce qu'elles regrettent c'est la propreté, le bien-être 
        relatif; c'est aussi les bons traitements, les bonnes paroles, les soins 
        affectueux de leur directrice: Mme Malaval, une jeune veuve encore en 
        deuil de son mari, qui a reporté sur ces écolières 
        misérables, à demi sauvages, mais pleines d'esprit naturel 
        et de bonne volonté, toute son affection. Elle les instruit assez 
        bien pour que plusieurs aient pu obtenir leur certificat d'études; 
        l'une d'elles a même le brevet élémentaire.
 
 Mais elle sait que ces titres ne leur ouvrent que de rares débouchés 
        : tout au plus si deux d'entre elles obtiendront un emploi élémentaire 
        de monitrice indigène.
 
 Elle cherche donc à faire d'elles de bonnes femmes de ménage 
        qui puissent, un jour, apprivoiser leur mari à moitié barbare 
        par plus d'ordre et de propreté dans le gourbi, par des talents 
        de couturière, par de savoureux petits plats à l'européenne.
 
 Aussi à tour de rôle, les fait-elle s'activer à la 
        cuisine, au verger, au potager, à la basse-cour. Nous la voyons 
        ici, sous les frondaisons des arbres africains entourée de ses 
        écolières, petites et grandes, pieds nus pour la plupart, 
        pauvrement vêtues mais la chevelure coquettement teinte en noir, 
        à la sébra (c'est défendu à l'école; 
        mais les jours de sortie !); sous leurs yeux émerveillés, 
        elle coupe des patrons, assemble des pièces d'étoffes, enseigne 
        les points de couture les plus variés, fait manoeuvrer la machine 
        à coudre. Et avec leur air un peu indolent, au fond très 
        attentif, avec leurs grands yeux de gazelle, elles regardent. Elles tâchent 
        de se fixer dans l'esprit tous ces raffinements du génie féminin 
        de l'Europe.
 
 Et un jour, rentrées dans leurs villages, ayant oublié beaucoup 
        de leur arithmétique et de leur histoire, tout en gardant précieusement 
        leur français, c'est surtout avec l'aiguille et la cuiller à 
        pot dans les mains qu'elles seront les missionnaires de la civilisation 
        européenne.
 
 Elles appartiennent à une génération qui sera un 
        peu sacrifiée, car elle sera dans le pays la première génération 
        de femmes instruites; elles prépareront aux suivantes une destinée 
        déjà meilleure.
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