| Sur une exposition 
        de tapis de la Commune mixte de Tébessa   Inaugurée le 14 mai par M. l'Ambassadeur de France Yves Chataigneau, 
        Gouverneur général de l'Algérie, une exposition, 
        organisée par la Commune mixte de Tébessa, sous les auspices 
        du Service technique de l'Artisanat, groupait une centaine de tapis et 
        à peu près autant de tissages variés recueillis dans 
        les tribus diverses de la commune, en particulier dans la grande tribu 
        des Nementcha.
 
 Il n'est sans doute pas exagéré de dire que, pour tout le 
        monde, ce fut une véritable révélation. On est, en 
        général, trop enclin à penser que le tapis de type 
        et de technique traditionnelle est à peu près perdu en Algérie. 
        On connaît assez bien le tapis du Djebel Amour qui parait être 
        une exception
 à la règle que nous venons de citer, mais on n'a des notions 
        sur les autres tissages ou tapis que par les musées ou les expositions 
        scolaires, car, pense-t-on, seules les écoles s'efforcent de conserver 
        ce qui fut le patrimoine artistique de ce pays. Quelques voyageurs ou 
        fonctionnaires savent bien qu'on peut trouver encore des tapis ci des 
        tissages dans de nombreuses familles du Sud Constantinois, mais il restait 
        à prouver qu'il y avait là une véritable industrie 
        familiale, une réalité bien vivante, ce dont pouvaient douter 
        encore les plus convaincus. Une exposition comme celle que nous devons 
        aux Administrateurs de la Commune mixte de Tébessa est donc des 
        plus réconfortantes et contient en elle tous les espoirs d'avenir 
        que peuvent souhaiter ceux qui s'intéressent aux destinées 
        de ce pays. Lorsque nous aurons dit qu'une sélection sévère 
        a éliminé plusieurs centaines de pièces de valeur 
        discutable et que les dimensions de la salle d'exposition obligeaient 
        à limiter l'envoi, on aura révélé, du moins 
        nous l'espérons, tout ce qu'on peut attendre du Sud Constantinois 
        qui est loin de se borner à la seule Commune mixte de Tébessa.
 
 Dans le grand hall de la Chambre de Commerce, étendus sur le sol, 
        accrochés sur les murs, descendant du haut du balcon du premier 
        étage, longuement déployés, dressés comme 
        de hautes flammes ou encore cascadant dans des ondulations multicolores, 
        partout des tapis, des tentures où dominent des rouges de toutes 
        nuances, des taches bleues, des taches jaunes, du vert, des occellations 
        oranges ou roses, toute une symphonie chaude et pourtant très nuancée... 
        Les hauts fûts de colonnes disparaissent sous les immenses tentures 
        qui les drapent.
 
 Au milieu de la salle, une pyramide savamment composée met en ,valeur 
        d'immenses tapis qui s'épanouissent en étoile. A droite, 
        une grande tente nomade apporte la couleur locale. C'est un véritable 
        éblouissement. Une immense carte situe la région de Tébessa, 
        ses tribus et ses fractions de tribus.
 
 Dans le fond, vers l'escalier qui conduit au premier étage, une 
        petite salle est réservée à la documentation. Au 
        premier étage, le métier sur lequel sont exécutés 
        tous ces tissages est monté rudimentairement. 
        Deux hommes y tissent avec ardeur, aidés de deux femmes dissimulées 
        par l'ouvrage, car elles travaillent derrière la nappe de fils 
        tendus.
 
 Tout le long du balcon, de nouveaux tapis de tous genres, des statistiques 
        fort instructives continuent à fixer l'attention. Mais nous allons 
        revenir en arrière et, à la faveur des enseignements de 
        cette exposition, essayer de distinguer les types de tapis et tissages 
        qui se trouvent là réunis, de rappeler ce qu'on peut savoir 
        de leur origine, en décrire sommairement les techniques et indiquer 
        les profits que les artisans peuvent encore en attendre.
 LES TAPIS. Malgré la multiplicité des compositions 
        et des décors, il est assez aisé de distinguer deux genres 
        de tapis et trois genres de tissages.
 Certains tapis mesurant environ 6 m. de long et 2 m. de 
        large utilisent uniquement la ligne comme élément de décor. 
        Ils de divisent, en général, en trois champs à peu 
        près égaux dans lesquels sont disposés des étoiles 
        à huit branches, des crochets, des zigzags, et ils sont encadrés 
        par une bande de 20 à 30 cm. de large ornée de crochets 
        ou de zigzags.
 Le ton dominant de ces tapis est le rouge foncé, auquel s'ajoutent 
        le bleu foncé, le vert clair, le jaune, parfois l'orangé. 
        Les points de haute laine sont assez gros, mais bien tassés et 
        serrés par un ou deux rangs de trame. C'est le tapis " quetifa 
        " ou " guétif ".
 
 Tous les autres tapis ont un décor floral souvent combiné 
        avec des motifs géométriques analogues à ceux que 
        nous venons de décrire.
 
 LES TISSAGES.
 
 Parmi les tissages, on distingue de très longues pièces 
        de près de 8 mètres de long sur 2 mètres de large. 
        Les matières premières utilisées sont la laine et 
        le poil de chèvre le décor très fin, le tissage très 
        serré en font des objets de grande valeur. Le rouge domine, accompagné 
        de jaune, de vert, de bleu. C'est la " draga " traditionnelle, 
        séparation dans les tentes entre les hommes et les femmes.
 
 Un autre tissage de dimensions analogues se compose de décors beaucoup 
        plus gros. On y retrouve les motifs géométriques décrits 
        plus haut pour le tapis " quetifa ". Le tissage qui utilise 
        uniquement la laine, quoique moins serré que celui de la première 
        pièce, est remarquable de finesse, les couleurs varient beaucoup 
        plus que dans la " draga " traditionnelle. On y relève 
        lu rouge, du jaune, du vert, de l'orangé, du bleu, du rose, du 
        violet. C'est la " draga " moderne. Sa valeur artistique est 
        certes bien moins grande que celle de son aïeule.
 
 Enfin, on note encore des tissages étroits et très longs 
        à décor géométrique en laine et poils de chèvres, 
        analogues à la toile de la tente nomade . ce sont les " flidjs 
        ". De grands sacs décorés et travaillés de semblable 
        façon sont composés de la même bande repliée 
        et cousue. On les nomme les
 " gharas " ou " tellis ".
 
 LA QUESTION DES ORIGINES.
 
 Il est bien difficile, voire impossible, de déterminer avec certitude 
        l'origine de ces tissages variés Tout au plus, peut-on échafauder 
        une hypothèse que semblent étayer la technique et l'histoire 
        des tribus.
 
 Le tapis à décor géométrique est très 
        connu en Afrique du Nord. Il est encore assez courant dans le Sud Tunisien, 
        en particulier dans les tribus Zlass et Hamama ; c'est le seul décor 
        connu au Djebel Amour. Enfin, il est très commun dans le Haut Atlas 
        Marocain.
 
 On est tenté de le considérer comme caractéristique 
        de l'art berbère, mais, là encore, ne faut-il pas se hâter 
        de généraliser. Le décor géométrique 
        est fréquent en Arabie même et la tribu Hamama de Tunisie 
        n'a pas de racine berbère puisqu'elle descend des Béni Solayn 
        qui étaient de purs arabes. Par ailleurs, le décor géométrique 
        n'est pas l'apanage d'une civilisation, il se retrouve dans toutes. Il 
        parait plus plausible, par contre, de considérer ce stage de l'évolution 
        artistique comme nettement antérieur à celui du décor 
        floral ; plus simpliste, il semble aussi plus primitif. Ce qu'on pourrait 
        dire avec les moindres chances d'erreur, c'est que le tapis " quetifa 
        " est l'ancêtre du tapis actuel Nementcha. Quant à sa 
        date d'apparition, rien ne permet de la fixer avec quelque chance de succès. 
        Les auteurs arabes parlent bien de tapir, livrés dès le 
        9e siècle à titre de tributs aux suzerains d'Orient, mais 
        aucun texte ne précise de quels tissages il s'agit (1).
 
        
          | Dans son étude récente : " La 
            Berbérie Musulmane et l'Orient au Moi M Georges Marçais écrit :
 
 " Aucune certitude ne nous est malheureusement permise en ce 
            qui touche les industries textiles. Nous pouvons du moins affirmer 
            que l'Ifriqiya, où la fabrication des tapis occupe tant de 
            femmes, dans Kairouan et ailleurs, était au IX' siècle 
            connue pour les tapis qu'on y créait. Un document transmis 
            par Ibn Khaldoûn et dont nous avons déjà parlé, 
            la précieuse énumération des redevances versées 
            au calife Al-Mamoûn (813-833) par les provinces de l'Empire, 
            mentionne comme dus par l'Ifriqiya, 13 millions de dirheems plus 120 
            tapis. Trois pays sont inscrits pour le même genre de redevance 
            en nature ; le Tabazistan (Sud de la Caspienne) arrive en tête 
            avec 600 tapis. L'Ifriqiya vient ensuite ; puis l'Arménie qui 
            n'en doit que 20. Il y a lieu de penser que c'était là 
            une spécialité de l'Ifriqiya et une spécialité 
            indigène, que les Musulmans n'avaient pas importée, 
            mais dont ils appréciaient la valeur esthétique ou utilitaire. 
            M. L. Poinssot a mis en lumière un passage de lettre apocryphe 
            insérée dans l'Histoire Auguste et un édit de 
            Dioclétien, qui, tous les deux, attestent, au début 
            du IVè siècle, l'existence de " Tapis Africains 
            ". Il est permis d'y voir les ancêtres des pièces 
            livrées au Trésor des" Abbâssides ".
 |  Le " quetifa " est a peu près le seul 
        mobilier de la tenté. Isolant du sol, il sert encore de couverture. 
        L'hiver, les habitants de la tente s'enroulent dans le tapis du côté 
        des points noués. L'été, on dort sur le tapis à 
        l'envers. Lorsque la famille se déplace, on le roule et on le transporte 
        avec la tente à dos de chameam.
 Tout différent est le tapis d'Orient qui a nettement influencé 
        la technique actuelle des Nementcha ( L'occupation 
        turque a eu être à l'origine de cette évolution de 
        la technique. Rien ne permet, toutefois, de l'affirmer, car les plus vieux 
        tapis trouvés à ce jour sont des " guétifs " 
        et les tapis influencés de l'Orient que l'on possède n'ont 
        pas plus de cent ans. Le " guétif " s'est d'ailleurs 
        maintenu et on le tisse encore de nos jours.).
 
 Le tapis turc traditionnel est un tapis de prière ; de dimensions 
        restreintes (à peu près : 1 m. 50 x 1 m. 20), il a un décor 
        composé d'un médaillon central (le mihrâo), rectangle 
        ou carré, terminé par un arc rectiligne dont on dirige la 
        pointe du côté de la Mekke lors de 
        la prière ; il est encadré de décors floraux très 
        stylisés. Les écoinçons s'ornent également 
        de fleurs stylisées et accolées. Le mihrâb est souvent 
        vicie. Parfois, quelques motifs floraux ou quelques objets courants (candélabre, 
        aiguière) l'emplissent en partie. Parfois aussi le mihrâb 
        dessine un hexagone irrégulier : rectangle terminé par un 
        angle droit à chaque extrémité (tapis d'Anatolie). 
        A de très rares exceptions près, on ne rencontre pas de 
        tapis à plusieurs champs.
 
 Le tapis Nementcha est une composition de trois tapis turcs accolés. 
        Sur le thème du vieux tapis " guétif " on a, semble-t-il, 
        utilisé la gamme des motifs orientaux. Sans doute, au début, 
        le tissage n'a été qu'une copie des nouveaux tapis, mais, 
        bien vite, le génie des tisseurs a retrouvé sa liberté.
 
 L'inspiration turque, seule, a joué en concurrence avec la tradition 
        et avec l'esprit de création des artistes. En somme, aucune routine 
        dans le travail du tisseur qui se renouvelle constamment. La composition 
        tripartite, elle-même, n'est pas respectée obligatoirement. 
        On exécute de longs tapis à un seul champ central, on en 
        fabrique aussi à deux champs puis à six champs accolés. 
        Enfin, le mihrâb central manque dans certains tapis et d'autres, 
        forts curieux, portent, au centre, une immense croix à branches 
        égales, les éminçons s'ornant de fleurs stylisées. 
        La fantaisie du Nementcha se donne d'ailleurs libre cours en dehors de 
        toute tradition ou inspiration étrangère on cherche à 
        reproduire des objets familiers qu'on admire, les carreaux de faïence 
        turcs, des fleurs du pays ... Tout cela est utilisé avec un art 
        consommé et donne naissance à de splendides pièces 
        dignes des meilleurs décorateurs. Partout, le souci de l'équilibre, 
        un don très certain de l'harmonie. Le tisseur n'est pas un manuvre, 
        c'est un compositeur dont l'art est encore plus senti qu'étudié. 
        Si l'on peut arriver à bâtir une hypothèse logique 
        en ce qui concerne l'évolution du tapis, il paraît impossible 
        de se faire une idée sur l'origine des tissages de la tente. La 
        tente elle-même, composée de bandes tissées en laine 
        et poil de chèvre ou poil de chameau, est, sans nul doute, antérieure 
        à la période historique. Les objets tissés dans la 
        même technique : ghara, fiidj, draga, ont très probablement 
        suivi de peu le tissage de la tente ; le décor qui demande une 
        grande habileté peut être plus récent, bien que rien 
        ne permette d'en estimer la date d'apparition.
 
 Très différent de ces tentures, le Hembel paraît beaucoup 
        plus récent. Ce tissage de dimensions semblables à celles 
        des " draga " est beaucoup moins serré, beaucoup moins 
        lourd, on utilise la laine seule à l'exclusion de tout autre textile 
        d'origine animale et le décor couvrant de larges surfaces emprunte 
        aussi bien à la vie végétale qu'à la vie animale. 
        La stylisation est aussi moins poussée et ne se réduit presque 
        jamais à la ligne géométrique. Les surfaces à 
        angles multiples, habilement combinées les tons souvent mariés 
        avec une hardiesse heureuse contenteraient maints décorateurs modernes 
        et évoquent, par moment, l'art cubiste oriental. Il n'est pas sans 
        intérêt de rapprocher ces pièces de celles que l'on 
        exécute à Gafsa et dans la région de Tozeur. La technique 
        et le décor s'identifient exactement. Il semble que nos tisseuses 
        Nementcha aient subi l'influence dès ouvrières de la province 
        voisine, ce qui paraît plus logique que l'inverse, car la technique 
        est plus orientale, phis citadine aussi que celle des tissages cités 
        plus haut. Or, les Gafsiens sont, dans l'ensemble, d'origine arabe et 
        non berbère, comme les Nementcha. Nous donnerons donc à 
        ce genré de tissage très caractéristique le nom de 
        tissage gafsien, ce qui, évidemment, ne donne pas la clef du problème 
        de l'origine de ces tentures qui n'apparaissent pas sans analogie avec 
        les tissages turcs de Caramanie.
 
         
          | El Bekri, cité par M. Georges Marçais 
            (O. c. p. 180) signale qu'un centre important de la région 
            de Gafsa nommé Torâq, exportait au IXè siècle, 
            vers l'Egypte, des tentures décorées appelés 
            Ksa toraqui. . S'il fallait y voir, comme le croit, avec toutes les 
            réserves d'usage, M. Marçais, les ancêtres des 
            couvertures actuelles, l'origine de ces tissages serait antérieure 
            à l'invasion des Béni Solaym et serait berbère. 
            La technique et le décor nous semblent cependant indiquer une 
            origine orientale et n'offrent rien de commun avec ce qu'on a coutume 
            d'appeler, en Afrique du Nord, l'Art berbère. |  L'OUTILLAGE ET LES TECHNIQUES.
 Deux métiers, trois voire quatre : les tissages ras du type toile 
        de tente se font à ras du sol. Le tapis se tisse à points 
        noués sur un métier vertical, le tissage du genre Gafsa 
        s'exécute sur le même métier, mais à fil passé, 
        la draga est travaillée à l'envers, c'est-à-dire 
        que la tisseuse se place derrière le métier.
 
 C'est à peine si l'on ose nommer métier les quatre piquets 
        fichés en terre, écartés de 0 m. 50 à 0 m. 
        60 sur la largeur et éloignés d'environ six mètres. 
        La chaîne, composée defils de laine et de poils de chèvre 
        de différentes couleurs, est tendue sur un cordonnet qui relie 
        les piquets des extrémités. La femme, accroupie, parfois 
        à cheval sur les fils tendus, s'aide d'une grossière navette 
        faite d'un morceau de bois fourchu ; suivant qu'elle prend ou laisse lés 
        fils de chaîne, le dessin se forme régulier, sans erreur. 
        On tasse la trame à l'aide d'un morceau de bois ou d'une petite 
        barre de fer plat. Les tissages obtenus sont donc longs et étroits. 
        On les coud ensuite pour obtenir la toile de tente
 
 Le métier à tapis est déjà plus perfectionné. 
        C'est la " Tela " romaine (Il 
        est intéressant de comparer le 
        métier arabe actuel à celui représenté dans 
        le Virgile du Vatican. La ressemblance est frappante. On peut également 
        l'identifier à la " Tela Jugalis " (Carte R.R. 10 et 
        14).), deux montants grossièrement équarris, 
        deux traverses à enfourchement qui se fixent sur les montants à 
        l'aide de cordes, de fiches de fer plantées dans des trous espacés 
        régulièrement sur les montants, permettant de régler 
        la tension. Des cordes de laine et de poils de chèvre tressées 
        ou des cordes d'alfa le maintiennent. Elles sont fixées à 
        des clous fichés dans le mur ou aux mâts de la tente.
 
 Le tissage d'un gros tapis demande généralement 
        deux hommes et deux femmes. A l'endroit, les tisseurs disposent des fils 
        de différentes couleurs, Ils nouent les points non pas un à 
        un, mais en suivant, sans couper la trame qui forme les boucles ; lorsque 
        le nombre voulu de points d'une même couleur est atteint, le tisseur 
        coupe d'un coup sec, à l'aide d'un couteau. Il prend un fil d'une 
        autre couleur et continue son travail. Aucun dessin, aucune maquette ne 
        le guident. Il sait par coeur ce qu'il doit faire et a combiné 
        son tapis avec son compagnon. Derrière le métier, les femmes 
        mettent en place les points noués à l'aide d'un bâtonnet, 
        glissent un ou plusieurs fils de trame qui serreront les rangs de points 
        noués et tassent à l'aide d'un lourd peigne coudé. 
        De leur côté, les hommes arrêtent parfois leur tâche 
        pour égaliser à l'aide de ciseaux et couper ainsi les boucles, 
        puis ils frappent de grands coups sur les points à l'aide d'un 
        outil composé d'une barre de fer coudée souvent emmanchée 
        de bois. La division du travail est ainsi très bien comprise, cependant, 
        tous les préparatifs ou presque, incombent aux femmes : lavage 
        de la laine, cardage, filage, teinture même (du moins autrefois) 
        l'homme n'intervient qu'au moment du montage et prête son concours 
        jusqu'à l'enlèvement terminé.
 
 La teinture n'utilisait autrefois que des produits du pays à l'exclusion 
        des rouges Cochenille et du bleu indigo. On recueillait l'arjagnou qui 
        donnait un joli jaune, la garance pour les rouges. Le vert s'obtenait 
        par mélange de bleu indigo et de jaune arjagnou. Ces procédés 
        de teinture se sont peu à peu perdus et, à l'heure actuelle, 
        on trouve plus simple d'avoir recours au teinturier de métier qui 
        travaille avec des produits chimiques de toutes provenances. La qualité 
        de la teinture laisse beaucoup à désirer la plupart du temps 
        et les tons les plus acides n'effraient pas les tisseurs ou les tisseuses 
        : c'est le violet, le vert, le rose bonbon, le jaune acidulé qui, 
        souvent, ont la préférence.
 
 Sur le métier vertical qui sert encore à tisser les vêtements 
        de la famille, la femme tisse la couverture du genre Gafsa. Rien de particulier 
        n'est à noter, sinon que la tisseuse travaille à l'endroit 
        et obtient son dessin sans modèle, en comptant, par: un palpage 
        rapide, les fils de chaîne qu'elle doit prendre ou laisser. Elle 
        met en place la trame à l'aide du peigne coudé dont nous 
        avons parlé plus haut.
 Plus curieux est le tissage d'une " draga ". La femme est placée 
        derrièreson métier et ne voit donc de son travail que l'envers. 
        Elle compte ses fils comme précédemment et laisse pendre 
        des " flottés " de laine qu'elle coupe à l'aide 
        de ses ciseaux, elle met en place la trame à l'aided'un bâtonnet 
        et tasse avec le peigne déjà décrit.
 
 Comme on peut le deviner par ces détails techniques, le tissage 
        du genre Gafsa n'a ni endroit ni envers contrairement à la " 
        draga " qui, à l'envers, présente un emmêlement 
        de fils multicolores coupés à différentes longueurs.
 
 L'ETAT ACTUEL ET LES POSSIBILITES DE L'AVENIR.
 
 Des techniques aussi archaïques ont le gros inconvénient d'être 
        très lentes. Le filage a main disparaît de plus en plus devant 
        la facilité à se procurer des laines travaillées 
        industriellement, donc mieux lavées, plus belles et plus régulières. 
        Le tissage des vêtements nécessaires à la famille 
        se perd lui aussi, concurrencé par la friperie vendue sur les marchés 
        et par les étoffes exposées chez tous les commerçants 
        de l'intérieur. Il est à présumer que le tissage 
        sur métier à haute lisse disparaîtrait avant un siècle 
        si l'on n'essayait de le protéger. Dés lors, la question 
        inévitable qu'on se pose est celle- ci : a-t-on vraiment intérêt 
        à maintenir artificiellement des techniques quele progrès 
        condamne irrémédiablement ?
 
 Certainement pas en ce qui concerne les tissages vestimentaires que la 
        machine peut exécuter plus rapidement et moins cher. Il est probable 
        que la tradition survivra encore quelques décades dans de nombreuses 
        familles, surtout chez les nomades qui paraissent réfractaires 
        au progrès de la science et continuent la vie de leurs aïeux 
        sans souci des inventions modernes qui pourraient, nous semble-t- il, 
        améliorer leur sort. Nous n'avons néanmoins pas à 
        intervenir pour maintenir un genre de vie suranné, freiner une 
        marche possible vers la modernisation.
 
 Il n'en est pas de même en ce qui concerne les tissages décorés. 
        De plus en plus, ceux-ci doivent être considérés comme 
        des articles de luxe. De plus en plus certainement, ils intéresseront 
        l'étranger. La mode évoluera sur place, on remplacera peut-être 
        un jour la tente par une maison, la " draga " n'aura plus aucune 
        raison d'être, le tapis sera un luxe trop coûteux pour beaucoup 
        de familles, mais il sera devenu l'objet d'un commerce rémunérateur. 
        Il apportera, avec les autres tissages décorés, un appoint 
        précieux dans les* budgets familiaux, en général 
        trop modestes.
 
 Cela, cependant, ne peut réussir qu'au prix d'une organisation 
        étudiée attentivement. Le tisseur ou la tisseuse sont éloignés 
        de tout centre. Travaillant sans conseils, ils ont beaucoup de mal à 
        trouver les matières premières nécessaires, et encore 
        plus à écouler les produits finis. On vend, la plupart du 
        temps, sans avoir une connaissance exacte du véritable prix de 
        revient. On a recours à des intermédiaires commerçants 
        venant des grandes villes et qui marchandent longuemént, cherchant 
        à acheter au plus bas prix ce qu'ils revendent aux plus hauts cours.
 
 Il faut donc prévoir une organisation commerciale qui puisse prendre 
        contact avec la clientèle, connaître ses observations, ses 
        désirs, rechercher les débouchés partout où 
        on peut les espérer. DI point de vue technique, il faut étudier 
        les gammes de coloris harmonieuses et solides qui cependant ne s'éloignent 
        pas de la tradition. Il faut mettre au point les modèles que nous 
        offrent les tribus et qui sont les plus demandés.
 
 Un bureau de dessin déjà créé à Alger 
        est chargé de ces études. Il travaille en liaison avec l'école 
        de teinturerie d'Alger. Chaque modèle de tapis, fidèlement 
        relevé sur les exemplaires des musées ou sur ceux de la 
        collection du Service de l'Artisanat, est accompagné de la gamme 
        des tons étudiés soigneusement.
 
 Sur place, dans le Sud constantinois, un centre régional de l'Artisanat 
        doit être créé. Le chef de ce centre aura pour tâche 
        de réunir tous les spécimen: les plus caractéristiques 
        de l'Artisanat de la région : tissages, bijoux ou autres objets, 
        d'en faire une étude sommaire qui sera complétée 
        par lé cabinet de dessin chargé d'établir ensuite 
        des modèles adaptés aux besoins et aux goûts d'une 
        clientèle européenne Il ira conseiller et encourager chez 
        eux les travail leurs dont il guidera les travaux. Cependant, les quelques 
        excellents tisseurs connus seront considérés commedes créateurs 
        de modèles. Une liberté aussi grande que possible leur sera 
        laissée. Elle sera fonction de leur génie propre. Les types 
        de tapis ainsi créés assureront l'évolution normale 
        du tissage. Les autres tisseurs ou tisseuses seront utilisés pour 
        reproduire les modèles qui auront été retenus ou 
        qui auront été commandés à de nombreux exemplaires. 
        On aurait intérêt même à créer, à 
        titre de témoins, quelques ateliers-écoles chargés 
        de former la main-d'oeuvre et de pourvoir ensuite à l'installation 
        des travailleurs.
 
 Sur place, les artisans seront groupés en organismes coopératifs 
        : sections artisanales des S.I.P. ou sociétés autonomes. 
        Ces petits groupements ne disposant pas de moyens indispensables à 
        la défense de leurs intérêts, il est prévu, 
        dès maintenant, à Alger, la création d'une Coopérative 
        d'achat et de vente, société en régie, par actions, 
        à laquelle adhèrent tous les organismes artisanaux qui le 
        désirent. Cette société aura ses magasins de vente 
        en Algérie, dans la Métropole et peut-être un jour 
        à l'étranger ; elle devra s'équiper d'un réseau 
        de représentants compétents et d'un système de propagande 
        moderne : cinéma, causerie radio, camion publicitaire, affiches, 
        etc...
 
 Ces projets pourront paraître utopiques à certains qui en 
        ont vu écloré et s'évanouir tant d'autres. Leur succès 
        dépend autant de l'aide matérielle qu'on peut y apporter 
        que de la foi de ceux qui sont chargés des destinées de 
        l'Artisanat en Algérie.
 
 Dans un pays dont les conditions économiques générales 
        ne favorisent guère l'essor industriel et dont les richesses du 
        sol sont assez limitées, l'artisanat ne peut être dédaigné 
        avant qu'un effort prolongé et sérieux n'ait été 
        tenté. Il doit jouer un rôle de premier plan dans des régions 
        particulièrement déshéritées. Cela demande 
        du temps, de la patience, de la méthode et de l'argent. A ce prix 
        seul on peut envisager l'avenir de l'industrie familiale avec sérénité. 
        Toute entreprise aux moyens limités et à l'ambition restreinte 
        est vouée à l'échec décourageant qui nourrit 
        le scepticisme par lequel, en définitive, toute marche en avant 
        se trouve paralysée.
 L. GOLVIN.
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