| Rachid Ksentini 
        (1887-1944)Le Père du Theatre Arabe en Algérie
 Quand, le 2 juillet 1944, Rachid Ksentini mourut à 
        Alger, après une courte maladie, les amateurs de théâtre 
        arabe et de littérature algérienne pensèrent, à 
        juste titre, que le public musulman venait de perdre non seulement un 
        grand artiste - sans doute le plus aimé et le plus populaire - 
        mais encore un poète d'un talent incontestable qui, en exerçant 
        sa charmante fantaisie et sa grâce nerveuse sur les événements 
        et les personnages de son époque, avait projeté, en de courtes 
        et parfaites pièces, toute la verve du plus spirituel des peuples 
        méditerranéens et, à l'exemple de Molière, 
        composé, monté, joué pendant une dizaine d'années 
        devant des foules enthousiastes, plus de quinze comédies.
 L'HOMME.
 
 Peut-être expliquerait-on l'originalité de l'oeuvre par les 
        conditions dans lesquelles lui-même s'est formé Fils de modestes 
        artisans algérois, originaires, comme l'indique le nom patronymique, 
        du département de Constantine, il vécut sa prime enfance 
        dans les bas-fonds de la Ville-Haute, au milieu de cette vivante , Casbah, 
        si colorée, si exubérante, encore quasi-homérique, 
        autour de 1900, telle qu'on l'imagine à travers les descriptions 
        toujours valables de Fromentin, mêlé à ce monde de 
        petits bourgeois qu'il devait peindre plus tard avec une pénétration 
        non dénuée de tendresse. Ses parents le mettent, jeune, 
        à l'école coranique afin de lui assurer une assez solide 
        culture islamique. Mais il s'en évade bien vite pour voler vers 
        la bohème. Passionné de liberté, brûlant de 
        curiosité, " bon raillard, aimant à boire net et mangeant 
        volontiers salé ", comme l'eût magnifiquement représenté 
        Rabelais, le jeune homme, pauvre et amoureux d'avent ires, se détourne 
        avec dégoût des livres et demande à la vie de le former. 
        C'est d'abord, dans les rues de sa ville natale qu'il cultive son goût 
        d'observation et exalte sa vocation : aux spectacles divers et passionnants 
        que conteurs, rhapsodes, charlatans y donnent, il prend un plaisir infini. 
        Évidemment, toutes ces parades et ces farces ne relevaient guère 
        d'une bien haute littérature, mais c'était du théâtre, 
        au sens étymologique du terme, ce n'était même que 
        cela, car il piquait sans cesse la curiosité par le mot et le pittoresque, 
        par l'invention du coq-à-l'âne et le jeu de scène 
        qui font rire.
 
 Certes, il faut croire que Ksentini avait un bien violent appétit 
        de vivre, puisque ce monde lui parut bientôt si petit qu'il décida 
        de s'éloigner Brusquement, il s'embarque à bord d'un cargo 
        et, selon l'expression du poète, " berçant son infini 
        sur le fini des mers ", il visite tour à tour l'Europe, l'Amérique, 
        l'Extrême-Orient ,exerce un peu tous les métiers, toujours 
        poussé par son insatiable curiosité. Lorsque la guerre éclate 
        en 1914, il contracte, quoique dégagé de toutes obligations 
        militaires, un engagement dans les usines nationales d'armement. A la 
        fin des hostilités, recommence la vie de ses rêves, les voyages, 
        les plaisirs, les stations au cabaret...
 
 Après avoir couru le monde, il revient à Alger, riche d'une 
        expérience prodigieuse, et s'établit quelque temps comme 
        ébéniste à Bab-el-Oued. 
        Mais, peu après, il abandonne son atelier. Ce fils de bourgeois 
        rêve de se faire comédien, c'est-à-dire la carrière 
        la plus scandaleuse qui soit aux yeux de tout bon Musulman. Il forme une 
        troupe, donne des représentations dans la salle de la Lyre, sans 
        éclat. Peu importe. Nullement découragé, il part 
        pour la province, joue des farces d'une bouffonnerie plantureuse devant 
        le public un peu fruste des bourgeois et ouvriers des petites villes, 
        organise des tournées de Blida 
        à Tlemcen, 
        d'Oran à Constantine, 
        imagine des sketches qu'il développera ensuite à Alger. 
        Cette fois, c'est plus que la gloire, la popularité.
 
 SON UVRE.
 
 L'oeuvre de Ksentini - puisqu'aussi bien, si l'on désire y voir 
        clair, les classements deviennent inévitables - pourrait, encore 
        que la chronologie ne l'impose guère, s'ordonner en trois grandes 
        périodes entre lesquelles, bien entendu, aucune séparation 
        ne saurait avoir d'autre valeur que de commodité : celle de l'auteur 
        comique, l'humoriste et le moraliste.
 
 L'auteur comique.
 En composant sa première pièce importante, Bou Borma (1928), 
        Ksentini n'avait nul besoin de répéter, après Molière, 
        au lendemain du succès des Précieuses ridicules : " 
        Je n'ai plus qu'à regarder le monde ". Pendant près 
        de trente ans, il avait pris soin de le contempler, de le scruter, de 
        le fouiller de ses yeux extraordinairement clairvoyants. De fait, avant 
        lui, jamais auteur dramatique n'avait eu, en ce pays, une expérience 
        aussi riche et aussi constante. Il avait, en effet, connu directement 
        et avait été à même d'étudier sur le 
        vif, tous les milieux auxquels il empruntait ses personnages. L'histoire 
        de son existence aventureuse assurait de l'étendue et de la sûreté 
        de sa documentation. Mettant en pratique cet autre principe du grand maître 
        classique : " Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après 
        nature ", il a ainsi réussi à crier un théâtre 
        original qui puise sa matière dans la vie et - résultat 
        important - en procure la sensation même.
 
 Une comédie telle que Bou Borma ou Mon cousin de Stamboul (1928), 
        éclate d'une cocasserie truculente, large, puissante, qui sait 
        n'être ni insolente, ni grossière ; elle est classique, pourrait-on 
        dire, par sa structure, la simplicité de l'action, le dessin des 
        personnages. D'autres ouvrages, comme Chawito wa Zriribân (1929), 
        Un trou parterre (1931), Zed'Aleh (1933), se recommandent à notre 
        admiration, par leur vérité générale, leur 
        justesse d'observation, leur valeur documentaire, l'invention, l'abondance, 
        l'ingéniosité des péripéties et les traits 
        d'humanité jetés à profusion. La puissance de vie 
        qui circule continuellement à travers ces pièces fait naître, 
        chez le spectateur, l'impression qu'elles ne sont pas construites logiquement, 
        d'après une technique rigoureuse, mais joyeusement imaginées, 
        en quelque sorte improvisées par un heureux hasard et que l'auteur, 
        tout en dominant ses héros, s'abandonne à eux, les suit 
        de bonne grâce, sans y prendre garde, partout où ils veulent 
        l'entraîner en leurs folles aventures.
 
 Celles-ci, et bien d'autres - par exemple Lonja al-Andalousia, Al-Morstane 
        - ont fait de Ksentini le plus grand écrivain comique de notre 
        temps. Toute la pathétique comédie humaine, avec son mélange 
        nécessaire de lâchetés, de turpitudes, de crédulités 
        et aussi de sympathie, de charité, de bonté, voire de noblesse, 
        s'épanouit en ces " cent actes divers " dont quelques-uns 
        contiennent des découvertes psychologiques ou verbales d'un relief 
        singulièrement saisissant. Le style de Ksentini, vivant, nerveux, 
        emporté par la vis comica, la force comique, n'appartient qu'à 
        lui. Inventeur d'un dialogue où le réalisme familier, quotidien, 
        toujours piquant, se div ertit à prendre, parfois, un tour pompeusement 
        académique, il a su utiliser à souhait le parler de l' Alger 
        musulman, mélange savoureux de toutes les langues méditerranéennes.
 
 Que de remarques il y aurait encore à faire sur ces spectacles 
        dont Ksentini nous procurait le divertissement ! Que de scènes 
        jaillissantes, dignes d'un classique ! Sans doute, le sel le plus fin 
        y voisinait souvent avec le grain très grossier des calembours 
        et même des gauloiseries, mais tout était entraîné 
        par l'animation d'une prose magnifiquement vivante, le rythme des images, 
        le mouvement et l'énergie joyeuse de la phrase.
 
 D'ailleurs, ce qui assurait le succès de ces comédies, c'est 
        que l'auteur y tenait presque toujours la première place. Il surclassait 
        tous les comédiens de cette époque, qui, comme il arrive 
        souvent, tirent parti d'une disgrâce physique. Ksentini n'avait, 
        lui, ni tic cultivé, ni anomalie. Sa seule singularité profitable, 
        était sa voix, une voix chevrotante, mais gouailleuse, dont la 
        sonorité paraissait si plaisante. Il était " nature 
        " avec une continuité et une perfection miraculeuses. Sans 
        effort et, pourrait-on ajouter, presque sans étude, il vivait sur 
        scène la vie de fils du soleil et de fils de la Méditerranée. 
        Toujours lui-même, toujours Ksentini. Il était pourtant d'une 
        diversité extrême, le dur apprentissage du café, du 
        music-hall, etc..., l'ayant beaucoup enrichi. Il composait ses personnages 
        avec une intelligence pleine de nuances.
 
 Le poète 
        satirique.
 
 En même temps qu'il représentait ses pièces, Ksentini 
        assurait un tour de chant au cours duquel il faisait défiler avec 
        esprit quelques-uns des types les plus amusants de notre époque 
        : le conseiller municipal, l'amateur de sports, le faux savant, le cadi 
        ignorant, le nouveau riche, le déclassé, l'ivrogne philosophe, 
        la mondaine rusée, menteuse et séduisante .. C'est qu'il 
        avait découvert, depuis longtemps, sa:véritable voie : la 
        satire.
 Comme le délicieux Régnier, il en fait une causerie familière, 
        sans composition rigide, à bâtons rompus, où il relève 
        les lieux communs par le pittoresque, enrichit une philosophie puisée 
        en grande partie dans le Coran, des fruits de sa propre expérience, 
        crayonne des silhouettes inoubliables et fixe dans un portrait à 
        la fois vrai et ridicule, tous les originaux que fouille son regard incisif.
 
 Non moins émancipée que sa vie, sa Muse s'égaie en 
        descriptions piquantes, en peintures grotesques, en caricatures truculentes. 
        Certes, l'anecdote parait quelquefois un peu extravagante, mais, comme 
        l'auteur garde constamment le contact avec la réalité, 
        on éprouve, en l'écoutant ou en le lisant, ces plaisirs 
        innombrables que nous offre fort souvent le mélange très 
        harmonieux de la fantaisie la plus libre et de la plus exacte observation.
 
 Sans renoncer complètement aux plaisanteries faciles, il ébauche 
        une comédie humaine, présente une suite de types où 
        le trait caricatural - telle une imagerie d'Epinal - révèle 
        l'essence d'un caractère ou d'une condition Parti du réel 
        et de détails concrets, il s'élève au général 
        par le burlesque qui est chez lui, comme chez Rabelais et chez Molière 
        surtout, non pas déformation, mais surabondance de la vérité.
 
 Incontestable est la valeur de ces satires bourgeoises et morales. Cette 
        partie de l'oeuvre ksentinienne résistera à l'usure des 
        années. La jeune littérature algérienne de langue 
        arabe honorera cet auteur comme un des maîtres les plus admirés. 
        Rapidement, il a pris place parmi les premiers, où déjà, 
        de son vivant, nul n'a songé à lui refuser le titre de poète 
        et de moraliste.
 
 Le moraliste.
 
 Ainsi, cet esprit a déployé ses ressources dans toutes ces 
        comédies, plus encore dans ces nombreuses chansons satiriques, 
        avec un sens profond de l'observation. Mais tout n'y était pas 
        jeu et fantaisie gratuite. En effet, Ksentini n'a jamais perdu de vue 
        son objectif essentiel, qui était d'en dégager la signification 
        morale.
 
 Son effort, dans ce domaine, s'est exercé en deux directions : 
        vers le passé et vers l'avenir. Il flétrit sans relâche 
        les préjugés enracinés dans l'âme arabo-berbère, 
        par plusieurs siècles de conformisme, il s'acharne à briser 
        le carcan de la tradition, à libérer dans le Musulman algérien, 
        la conscience de sa destinée Sa confiance dans l'efficacité 
        de la connaissance humaine le conduit, d'autre part, à une profession 
        de foi dans le progrès, illustrée en particulier par ces 
        saynètes essentiellement populaires, où la bouffonnerie 
        s'affirme en ironie, où l'esprit arabe se confond avec l'esprit 
        gaulois.
 
 Cette conception du monde qui consiste à atteindre la sagesse, 
        la mesure, la raison, fait le plus grand honneur à l'intelligence 
        de Ksentini. Pour lui, l'homme n'est pas destiné à demeurer 
        esclave des interdictions prononcées contre sa nature faible, il 
        n'est pas l'éternel proscrit. Par cette audace, il secoue le poids 
        des vieux préjugés et s'évade définitivement 
        du milieu traditionnel.
 
 Tel fut, très rapidement évoqué, l'artiste incomparable, 
        l'écrivain de talent qui, en dix ans, a écrit, avec une 
        fécondité stupéfiante, environ quinze pièces 
        et composé près de six cents poèmes satiriques. En 
        observant un instant sa vie et son uvre, on ne peut s'interdire 
        de songer un peu à l'auteur de L'Avare. Comme lui, Ksentini a durement 
        souffert avant de trouver son public ; comme lui, il a travaillé, 
        presque seul, aux prises avec mille difficultés, en aucune façon 
        encouragé, à la fois acteur, auteur et directeur de troupe. 
        Comme lui encore, il a voulu que son théâtre fût une 
        peinture vivante des caractères. Enfin, comme lui, il est demeuré 
        l'homme du peuple dans son impression intime et sa philosophie de la vie. 
        En sorte, qu'en le voyant jouer avec une maîtrise si prodigieuse, 
        on a pu souvent penser qu'on était en présence d'un descendant 
        de Molière dont le joyeux ancêtre, compagnon de Régnard, 
        après avoir visité l'Italie et la Turquie, se fut égaré 
        sur les côtes " barbaresques " de la Méditerranée 
        !
 Rachid BENCHENEB.
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