| Ibn Khaldoun et 
        l'Algérie  SA CARRIERE.
 En ce XIVe siècle, qui vit se dérouler la carrière 
        singulièrement mouvementée d'Abd Er-Rahmân Ibn Khaldoûn, 
        l'Afrique du Nord était divisée entre trois familles princières 
        : celle des Hafcides de Tunis, dont le domaine s'étendait jusqu'à 
        Bougie et Biskra, celles des Abd El-Wâdides de Tlemcen, et celle 
        des Merinides de Fès. L'historien, qui devait être notre 
        plus précieux informateur sur la vie de ces trois États 
        musulmans, fut intimement mêlé à cette vie, résida 
        successivement dans les trois capitales et occupa les postes les plus 
        élevés au service des trois dynasties.
 
 Né à Tunis en 1332, dès vingt ans, il débutait 
        dans les fonctions publiques. Quelques années après, il 
        s'en évadait ; il trouvait un emploi de secrétaire auprès 
        du Sultan de Fès et devenait un familier de ce prince érudit. 
        Il était jeune et déjà quelque peu intrigant ; son 
        ambition et ses imprudences faillirent le perdre ; il fut heureux de passer 
        en Espagne. Revenu en Afrique, il dirige les affaires à Bougie 
        et s'en éloigne quand ces affaires se gâtent. Le roi de Tlemcen 
        l'accueille avec les plus grands honneurs, mais il quitte ce maître 
        quand la fortune lui devient contraire. Il embrasse à nouveau le 
        parti du roi de Fès et, de nouveau, s'étant rendu suspect, 
        trouve un refuge temporaire en Andalousie. De retour sur les terres du 
        prince tlemcénien, il se fait aisément pardonner et est 
        chargé d'une mission qu'il n'accomplira pas Il regagnera Tunis, 
        sa ville natale, d'où il passera en Égypte. C'est là 
        qu'en 1406 il terminera en beauté, comme le plus intègre 
        des cadis, une carrière orageuse de haut fonctionnaire de métier 
        ou, si l'on veut, de condottiere de plume qui, fréquemment, ne 
        fut rien moins qu'édifiante.
 
 Cette carrière avait du moins, pour un esprit curieux et clairvoyant, 
        l'avantage d'offrir la plus surprenante suite d'expériences humaines. 
        Si l'on ajoute que les hasards de la politique le mirent en contact, à 
        Séville, avec le roi chrétien Pierre le Cruel et, à 
        Damas, avec le souverain mongol Tamerlan, qu'auprès de tous il 
        trouva bon accueil et qu'il ne perdit jamais une occasion de mener ses 
        enquêtes, qu'il fut par surcroît infatigable liseur et qu'il 
        appliqua à l'utilisation des sources écrites une critique 
        peu commune en son temps, on mesurera la valeur, l'étendue et la 
        diversité des informations que nous pouvons attendre de lui.
 
 L'HSTORIEN DES TRIBUS.
 
 Cependant, ce n'est pas tout encore. Son information, au moins en ce qui 
        concerne l'Afrique du Nord, ne se limite pas à la vie des royaumes 
        et des dynasties qui occupent le devant de la scène. Il sait qu'en 
        dehors des capitales et des palais dont il fut l'hôte, il y a les 
        tribus qui peuplent les montagnes et celles qui parcourent les plaines 
        avec leurs troupeaux de chameaux et de moutons, les sédentaires 
        et les nomades ; il y a les vieux groupes Berbères, Zenâta, 
        Çanhâja, et, se superposant à ces autochtones, les 
        puissants Arabes immigrés en Berbérie depuis le XI° 
        siècle, qui ont refoulé les premiers ou les ont, dans de 
        vastes régions, réduits à la condition de tributaires. 
        Il a fréquenté les uns et les autres ; il a couché 
        sous leur tente et mangé leur pain ; il a surtout, durant les veillées 
        dans leurs campements, écouté leurs anciens et interrogé 
        leurs généalogistes ; et cela, il est seul, ou peu s'en 
        faut, à s'en être avisé. Si bien que toute cette partie 
        du passé nous échapperait s'il n'avait jugé bon de 
        nous en instruire. Or, comme ces groupes bédouins, ces nomades 
        Arabes surtout, représentent une force avec laquelle les dynasties 
        doivent constamment compter, que cette force intervient dans toutes les 
        crises, que leur collaboration apparaît comme une nécessité 
        quasi-vitale et leur adhésion au parti rival une dangereuse aventure, 
        que la vie des royaumes et la vie des tribus sont intimement mêlées 
        et solidaires, on comprendra que, sans Ibn Khaldoûn, un élément 
        essentiel du problème nous ferait défaut et qu'une des causes 
        profondes de la grandeur et de la décadence des empires berbères 
        nous demeurerait inconnue.
 
 TAOUGHAZOUT.
 
 C'est sur le sol d'Algérie que sa conception de l'histoire semble 
        avoir pris corps. C'est du moins là qu'il mit la dernière 
        main aux Prolégomènes et qu'il commença à 
        rédiger les chapitres relatifs au peuplement de l'Afrique du Nord, 
        les plus précieux que nous lui devions. Son séjour à 
        Taoughazout est un des plus curieux de sa carrière d'homme politique 
        et il marque l'apogée de son activité d'historien.
 
 En 1376, Ibn Khaldoûn avait quarante-quatre ans ; il avait, au service 
        de quatre souverains, y compris celui de Grenade, occupé les postes 
        les plus honorables et les plus enviés ; il avait été 
        secrétaire privé, secrétaire d'État, directeur 
        de la Chancellerie, grand Chambellan - en fait, chef du Gouvernement -, 
        chargé d'ambassades et de missions secrètes ; il avait connu 
        la faveur des rois, recueilli leurs confidences, profité de leurs 
        largesses, mais aussi suscité les jalousies de leur entourage et 
        pâti de leur disgrâce ; il s'était vu encensé 
        et courtisé, mais vilipendé et abandonné de tous, 
        il avait brillé aux réceptions de la cour mais avait passé 
        deux ans en prison ; bref, il avait mesuré les inconstances de 
        la fortune et était, comme on dit, revenu de bien des choses. Il 
        aspirait sincèrement à s'évader de la politique, 
        et sa passion pour l'étude, qui ne l'abandonna jamais, se réveillait 
        d'autant plus impérieuse
 
 Le Sultan de Tlemcen, Abou Hammoû, qu'Ibn Khaldoûn avait naguère 
        trahi, mais qui lui avait pardonné sur l'intercession des puissants 
        Arabes Sowaïd et parce qu'il espérait utiliser ses services, 
        l'avait appelé à sa cour. Cependant Ibn Khaldoûn n'avait 
        pas cru prudent de demeurer auprès du souverain et il s'était 
        retiré avec sa famille à El-Eubbâd. Là, dans 
        la médersa qui avoisinait la mosquée de Sidi Bou Médine, 
        il avait commencé à donner des cours publics. Abou Hammoû 
        ne le laissa pas jouir longtemps de cette bienheureuse retraite. Désirant 
        reprendre contre le royaume tunisien la politique agressive de ses ancêtres, 
        il devait s'assurer la collaboration des Arabes de la région de 
        Constantine et Biskra. Ibn Khaldoûn était l'ami des Arabes. 
        Ab ou Hammoû le chargea de les gagner à sa cause Ibn Khaldoûn 
        manifesta toute sa gratitude pour cette nouvelle marque de confiance ; 
        il prit la route de l'Est, mais il n'alla pas loin. Étant arrivé 
        sur les bords du Chélif, il tourne vers le Sud, passe par Mindès 
        et le Djebel Guezzcul. Là, il rencontre des chefs arabes Sowaïd 
        qui l'accueillent avec les plus grands honneurs et l'invitent à 
        séjourner dans leur Qal'a (citadelle) de Taoughazout.
 
 Aux confins de la région tellienne, à six kilomètres 
        Sud-Sud-Est de Frenda, un éperon rocheux se détachant des 
        hauteurs domine les hautes plaines d'Oranie qui s'étendent à 
        perte de vue. Cet éperon porte Taoughazout et sa Qal'a, qu'un chef 
        zenête nommé Ibn Selâma avait construite, mais que 
        le Sultan de Fès avait enlevée à ses premiers maîtres 
        peur l'attribuer en fief aux Arabes Sowald, collaborateurs indispensables 
        de sa politique, et dont le Sultan de Tlemcen, ayant récupéré 
        son domaine, n'avait pu que leur reconnaître la jouissance. Un rempart 
        couronnait la corniche de ce promontoire. Les opulents Emirs arabes y 
        avaient un établissement d'été et sans doute des 
        magasins pour mettre à l'abri leurs provisions apportées 
        des oasis. Ils logèrent leur hôte illustre dans un pavillon 
        " confortable et somptueux " où sa famille, demeurée 
        à Tlemcen, put - toujours grâce à l'intervention des 
        Arabes - venir le rejoindre
 
 Il y resta de 1376 à 1380, et, bien qu'il y ait été 
        parmi les plus heureuses de son existence. Loin des des exigences des 
        princes, sans doute aussi libéré entier à son travail 
        d'historien. C'est là qu'il dicta Kitab-el-ibar. gravement malade, 
        ces quatre années comptèrent tracas de la politique, des 
        intrigues de palais et es préoccupations matérielles, il 
        put se donner tout ses Prolégomènes, magistrale introduction 
        à son Kitab-el-ibar.
 
 Il y affirmait sa culture encyclopédique et y donnait la preuve 
        d'une prodigieuse aptitude à la synthèse.
 
 LE LIVRE DES PROLÉGOMÈNES.
 
 Ce grand livre est d'abord une somme des connaissances humaines. Que n'y 
        trouve-t-on pas ? Une cosmographie et une description de la terre, une 
        politique et une économique, une classification des sciences et 
        une pédagogie, une rhétorique et une poétique, des 
        notions d'alchimie, de magie, de physique, d'agriculture, de géométrie, 
        de médecine et d'obstétrique, d'architecture et d'urbanisme, 
        de politique et d'art militaire ; et tout cela occupant une place, sinon 
        proportionnée, du moins logique et déterminée par 
        un plan rigoureux.
 
 Certes, l'auteur sait tout ce que savent, de son temps, les plus habiles 
        ; mais il y ajoute, dans certains domaines, le résultat de ses 
        expériences personnelles et de ses réflexions, qui ne cadrent 
        pas toujours - il s'en faut - avec l'opinion de ses contemporains Je n'en 
        veux pour exemples que ses idées sur les différents genres 
        de sciences divinatoires, ou sur les méthodes d'enseignement, ou 
        encore sur la valeur de la poésie en langue vulgaire, qui rejoignent, 
        d'une manière singulièrement prophétique, nos idées 
        modernes. Cependant, il est des sujets où sa pensée se révèle 
        plus puissamment originale. C'est, en particulier, sa conception de l'histoire 
        et de la critique historique et plus encore sa théorie de l'évolution 
        des sociétés.
 
 Dans la vie des bédouins, dans les vertus qui leur sont propres, 
        la frugalité, le courage et l'esprit de solidarité que cette 
        vie leur impose, il voit le principe de leur accession à la souveraineté 
        ; dans la jouissance du bien-être qu'ils ont acquis, le principe 
        de leur future décadence.
 
 De même que l'homme, les empires ont leurs trois âges de croissance, 
        de maturité et de déclin, dont Ibn Khaldoûn analyse, 
        avec une étonnante perspicacité, les caractères et 
        l'évolution. Comme l'homme, les empires sont mortels et la succession 
        de ces trois âges marque les limites de leur existence. Ibn Khaldoûn 
        assigne à chaque âge une durée moyenne de quarante 
        années et fixe à cent vingt ans la vie normale des empires.
 
 Sans doute peuvent-ils survivre à cette fatale échéance 
        ; mais c'est parce que le prestige de leur jeunesse enveloppe encore leur 
        décrépitude et que leurs voisins ne songent pas sérieusement 
        à les attaquer. Mais leur temps est révolu. Minés 
        par le dedans, ils sont incapables de résister à l'assaut 
        que pousseront contre eux des demi-barbares aux forces neuves, par qui 
        se recommencera l'histoire.
 
 Ainsi se résume pour Ibn Khaldoûn la destinée des 
        dynasties berbères qu'il a servies ; ainsi lui apparaissait, dans 
        la retraite, aux confins des steppes, où il composait ses Prolégomènes, 
        le sort inéluctable des maîtres successifs du Maghreb.
 
 Pour qui a fréquenté cette oeuvre et qui contemple de Taoughazout 
        la plaine énorme qui se déployait devant lui et par où 
        vinrent du désert les nomades chameliers, futurs fondateurs d'empires, 
        le panorama et le livre s'associent dans le souvenir et l'on se prend 
        à penser que l'ampleur de sa conception de l'histoire s'est peut-être 
        quelque peu ressentie du spectacle grandiose que lui offrait ici la terre 
        algérienne.
 Georges MARÇAIS, 
        Membre de l'Institut.
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