| Alger, Algérie 
          : documents algériens | 
| --------Nulle part la beauté des hautes plaines et des oasis ne fut exprimée avec plus de lyrisme que par Bertrand. Les pages qu'il consacra au vieil Alger, à la splendeur de Tipasa, à la majesté silencieuse des " villes d'or " demeurent inégalées. Et c'est devant l'enchantement de cet enseignement d'un passé bimillénaire que Bertrand subissait la brusque révélation de la puissance réalisatrice de la France et de la force productrice d'une éternelle latinité méditerranéenne, alliée à l'Islam, et sentait s'éveiller définitivement en lui sa vocation. | 
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| -------Il 
        a pris lui-même le soin de livrer au grand public, dans une manière 
        d'auto-biographie détaillée, ses impressions de jeune universitaire 
        qu'un hasard de carrière avait pourvu d'une chaire de rhétorique 
        au Lycée d'Alger. Tel livre des mémoires de Louis Bertrand, 
        Les routes du Sud, nous dépeint minutieusement les petites 
        misères matérielles et quotidiennes qu'imposait, vers 1895, 
        à un fonctionnaire à peu près débutant et 
        sans fortune l'insuffisance de ses mensualités, surtout lorsque, 
        ébloui par son premier contact avec l'Afrique ce même fonctionnaire 
        sentait chaque jour grandir plus profondément en lui-même 
        le désir passionné (le s'imprégner d'enchantements 
        insoupçonnés et de s'abandonner aux séductions d'une 
        terre si richement chargée de passé. Nous connaissons ses 
        initiatives, ses préférences, l'isolement où il se 
        condamnait lui-même, n'accordant son amitié qu'avec une parcimonie 
        jalouse. Nous le suivons, étape par étape, sur ces routes 
        d'Algérie qu'il parcourut en effet, associé à d'étranges 
        compagnons ; dans les rues enchevêtrées (le la haute ville 
        barbaresque où nulle promiscuité ne le rebuta ; dans les 
        cardines et les decumani de nos ville, mortes ; dans tous 
        les sites enfin où sa fantaisie le conduisit et d'où sa 
        jeunesse rapporta en impressions confuses et magnifiques les futurs matériaux 
        de ses romans africains. ***** -------Ceux qui 
        connurent uniquement Louis Bertrand au cours des dernières années 
        de sa vie, empâté jusqu'àl'obésité, 
        envahi d'emphysème, les joues molles et le regard amorti, ne peuvent 
        se rendre compte de la beauté physique dont la trentaine l'avait 
        gratifié. Brun, élancé, en dépit de ses formes 
        pleines, régulier (le traits, il portait la moustache longue et 
        soyeuse. Ses yeux, auxquels des cils épais donnaient un " 
        velouté " incomparable, s'assortissaient à son teint 
        légèrement bistré. Il semblait ainsi échappé 
        de quelque toile (le Vélasquez et paraissait ne pas l'ignorer. 
        Il accentuait en effet ce type espagnol par une coupe de vêtements 
        d'un discret rappel andalou, complété de sombreros rigides 
        et plats à larges bords, noirs en hiver, gris en, été, 
        et par les grands froids, d'une cape à collet rabattu. Cette aimable 
        et romantique fantaisie, compréhensible à la rigueur de 
        la part d'un jeune Toulousain, ne laissait pas de jurer quelque peu avec 
        l'affectation de Bertrand à rappeler avec insistance ses origines 
        du Lorrain de vieille souche. ***** -------On prit au 
        début le parti (le ne plus s'étonner de voir ce beau garçon 
        silencieux et ibérique parcourir nonchalamment les avenues de la 
        cité, ou s'attarder dans le refuge exotique du charmant petit jardin 
        Marengo, le regard perdu, à la recherche, semblait-il, (le rêves 
        inaccessibles. Il répondait aux saluts qu'il recueillait sur son 
        chemin, avec l'air étonné de ceux que l'on réveille 
        brusquement d'une somnolence. On eut (lit qu'on le ramenait sans ménagement 
        dans le réel. Nul ne s'avisait de penser que L.Bertrand méditât 
        un véritable coup d'état... - ***** -------Des protestations 
        ne manquèrent pas de surgir et non sans quelque véhémence. 
        Le professeur (le la " classe d'à côté " 
        trouva d'abord la déclaration de M. Bertrand tout au moins désinvolte. 
        Il s'en plaignit, appuyé d'ailleurs par la plupart de ses collègues, 
        au proviseur du Lycée. Ce dernier. dont les réelles qualités 
        administratives dépassaient de très haut l'esprit de diplomatie, 
        avait été lui-même saisi de réclamations émanant 
        (le nombreux pères de famille qui s'insurgeaient contre les accommodements 
        pris avec le programme officiel par les fantaisies du jeune maître. 
        Le chef (le l'établissement se fit un devoir d'intervenir avec 
        sévérité. Louis Bertrand reçut ses observations 
        avec ses airs (le grand d'Espagne. Des rappels à l'ordre manuscrits 
        pour qu'ils restassent au dossier lui furent abondamment adressés 
        en style administratif. Il y répondait à la manière 
        d'un torero posant (les banderilles. Cette petite guerre mettait en joie 
        l'inspecteur d'Académie, M. Szymansky, et eut le don d'amuser prodigieusement 
        le préfet d'Alger lui-même, un lettré délicat, 
        M. Lutaud. Des plaintes (le parents parvinrent cependant jusqu'au Ministère 
        (le l'Instruction Publique. Un inspecteur général fit un 
        beau jour une visite inopinée dans la classe (le M. Bertrand, escorté. 
        (lu proviseur et (lu censeur en hauts de forme réglementaires. 
        Leur arrivée solennelle se produisit au moment où l'élève 
        Jacques Durous, de Rouiba, futur sénateur d'Alger, se livrait à 
        une savante explication d'un texte de " Sophonisbe ", en s'appliquant 
        à déclamer comme il se doit les vers cornéliens. 
        M. Bertrand qui, rue d'Ulm, avait suivi les cours (le diction de M. Loti 
        de la Comédie Française, se montrait exigeant sur ce chapitre... ***** 
 -------Il était malgré tout difficile de prendre en défaut les méthodes pédagogiques de L Bertand. Les classes, en fin d'année, se pliaient aux épreuves de la première partie du baccalauréat sans enregistrer les insuccès redoutés. Beaucoup de ses anciens élèves lui restèrent attachés, et lui, si distant qu'il fut de tout importun, les accueillait volontiers dans son intimité Il habita longtemps avec son vieux père une des maisons juchées au dernier tournant de la rue Rovigo. On l'y trouvait perdu dans le désordre de son cabinet de travail, un désordre trop pittoresque pour qu'on le supposât improvisé : moulages d'antiques, castagnettes aux couleurs d'Aragon, buire de cristal, coiffée de roses, lampes romaines d'argile, coffrets de cuir à cigarettes blondes, bibelots paraissant rassemblés an hasard. Des livres restés ouverts aux bonnes pages encombraient négligemment les chaises et les fauteuils, et, sur les parquets, autour de tasses encore à demi-remplies d'un café odorant. voisinaient avec des haltères, des feuillets manuscrits .touchant le sol, projetés sans doute sous l'empire d'une fièvre inspiratrice. Bertrand accueillait là ses rares amis : Stéphane Gsell, Àugustin Bernard, Charles de Galland, Emile Baumaun, et même aussi ses jeunes disciples. Il les amenait de préférence sur le petit balcon qui dominait l'avalanche des terrasses de la ville arabe, la vieille darse de Barberousse, et l'immensité de la rade. -------Devant ce décor prestigieux. les yeux perdus et d'une voix modulée, il évoquait la vie des cités africaines qui se succédaient jadis comme les grains d'un collier tout le long d'un rivage étincelant, "en gardant, à peine latinisée, les consonances de leurs noms carthaginois: Cartennae, Iol, Cesarea, la ville royale, Tipasa, Rusguniae, Rusucurru, Igilgili, Risicada, Hippo-Regius...Penché sur l'assemblage désordonné de la ville, il retrouvait, aux hasards des quartiers soit l'activité familiale, soit la violence des rues berbéro-latines ; dans chaque maison l'atrium subsistant, dans chaque mosquée malékite. le dessin des basiliques : et. dans les cris confus qui provenaient du lointain jusqu'à lui, des consonances et des appels sonores ibériques, baléares. narbonnais. italiotes et grecs. perçant le grand murmure musulman..., ***** -------Louis Bertrand 
        entretenait d'autres amitiés cependant.. Des amitiés d'un 
        tout autre genre .Le bruit se répandait dans Alger qu'il s'attardait 
        avec prédilection dans les hauts quartiers de la ville arabe et 
        qu'on l'y rencontrait conversant avec les moins recommandables des habitants. 
        Il n'était pas rare de le voir attable dans quelque " bodéga 
        " de la marine ou de la cantera en compagnie de Mahonnais 
        et de Valenciens tumultueux. Ce n'était pas là rumeurs légères 
        Aussi bien Louis Bertrand ne cherchait-il pas à dissimuler ses 
        nouvelles fréquentations. Et même ne s'avisa-t-il pas, utilisant 
        les loisirs d'un temps pascal, de se lier avec une équipe de rouliers 
        espagnols et de partir avec eux en convoi vers le ,`sud , gîtantà 
        chaque étape dans les auberges et les caravansérails de 
        l'interminable route. au hasard de promiscuités où jamais. 
        de mémoire de proviseur, universitaire ne s'était fourvoyé. 
        Sur les reproches officiels que lui attira cette nouvelle extravagance, 
        Louis Bertrand, pour bien montrer qu'il ne s'attablait pas uniquement 
        dans les bouges et les posadas et qu'il savait son monde, commit 
        l'éclat d'inviter à dîner dans l'un des restaurant 
        le plus couru de la ville, le plus décoratif de ses compagnons, 
        Le tout Alger élégant put, ce soir là, contempler 
        Bertrand impeccable, ayant pour convive un robuste et magnifique conducteur 
        de chariot vêtu du traditionnel costume des coureurs de pistes : 
        courte blouse noire à plis, taillole rouge, ample braie de velours 
        bleu sombre, .serrée à la cheville sur de solides espadrilles... CHAMSKI. |