
          
          El Outaya, sur la route El Kantara 
          - Biskra
        LES ROCHERS DE SEL 
        Ce nom de Rocher de sel, 
          comme il arrive généralement aux noms populaires, est 
          bien fait, il est expressif. Il évoque bien une muraille rocheuse, 
          à l'air libre, sous le grand soleil, exactement semblable à 
          n'importe quelle autre muraille rocheuse, à cela près 
          que le roc est de sel gemme, le nom populaire indigène est lui 
          aussi assez réussi, Khanguet-el-Melah, le " canyon de sel 
          ". 
          Les Algériens connaissent-ils leurs rochers de sel ? oui, un 
          peu confusément ; en général, ils ont entendu parler 
          de çà. La plupart d'entre eux seraient embarrassés 
          si on leur demandait de dire où çà se trouve. 
          
          II y a trois rochers de sel en tout et pour tout en Algérie, 
          pas davantage ; j'entends de véritables, dignes de ce nom, des 
          pitons accusés tout en sel gemme massif. 
          
          L'un est au Djebel-Metlili, à l'Ouest et à vingt ou vingt-cinq 
          kilomètres d'El-Kantara. Quoique le plus petit des trois, il 
          vaut le voyage, c'est un bijou. Seulement le voyage est long et difficile. 
          Il faut descendre et coucher à l'hôtel d'El-Kantara, qui 
          est après tout très habitable. Mais c'est ici que les 
          choses se gâtent. II faut louer des mulets et des guides, emporter 
          des provisions, partir un peu avant le lever du soleil si on veut être 
          de retour à la nuit close, après une chevauchée 
          fatigante. En fait, le Rocher de Metlili n'a jamais attiré l'attention 
          que de quelques géologues, c'est un objet de curiosité 
          scientifique et technique ; vous le trouverez, par exemple, tres exactement 
          repéré, sur la carte géologique de l'Algérie, 
          à 1.800.000. Jamais, au grand jamais, on n'est allé le 
          voir pour rien, pour la jouissance de l'il, en artiste et en touriste. 
          Le guide Joanne l'ignore royalement ; cherchez-le dans sa taille, vous 
          ne l'y trouverez pas. Le guide Joanne a raison ; il est absurde de proposer 
          à un touriste un voyage d'exploration. 
          
          Les deux autres rochers de sel ont été favorisés 
          par le hasard, il se trouve que le chemin de 1er y passe, personne ne 
          l'a fait exprès, bien entendu ; mais, enfin, c'est comme çà. 
          Encore est-il que la coïncidence n'est peut-être pas tout 
          à fait fortuite. Ces accidents très curieux paraissent 
          en relation avec de grands déchirements Nord-Sud qui articulent 
          l'Atlas, le seuil de Biskra par exemple ; ou bien encore le dos des 
          steppes entre Djelfa et Boghari ; ces grands accidents se trouvent diriger 
          la circulation humaine au temps du rail, comme à celui des diligences, 
          ou à celui des caravanes. Ce qui est tout à fait certain 
          en tout cas, c'est que les rochers de sel d'El-Outaya el de Djelfa ont 
          chacun sa gare ; non ! ce mot de gare est tout de même trop ambitieux 
          ; disons sa halte. Il manque seulement à cette gare ou à 
          celte halte la vie qu'y mettrait la curiosité des touristes si 
          elle était éveillée. 
          
          La gare d'El-Outaya est sur le chemin de fer de Biskra, entre El-Kantara 
          et Biskra. 
          
          Cet El-Outaya mériterait à divers titres d'attirer l'attention 
          ; son oued est un des points de l'Algérie, assez rares, où 
          on trouve encore le naja, le serpent des charmeurs ; cette formidable 
          bête de deux mètres de long, qu'on représente toujours 
          dressée sur sa queue, avec sa collerette étalée. 
          C'est exactement ce même cobra qui passe pour faire dans les Indes 
          une vingtaine de mille de victimes par an. En Algérie, cet animal 
          des tropiques est dépaysé, il a une sorte de maldonne, 
          on le montre dans les foires, Hertzig en fait des caricatures, et on 
          le prend bien moins au sérieux, par exemple, que la petite vipère 
          à cornes. El-Outaya est pourtant un des points de l'Algérie 
          où on vous raconte des histoires impressionnantes du naja. Imaginez 
          sur la route, le long de l'oued, une voiture de colon fuyant au galop, 
          et un naja furieux derrière, poursuivant avec cette rapidité 
          de flèches que vous avez pu observer chez la moindre couleuvre 
          lovée se détendant comme un ressort puissant. Vous voyez 
          d'ici la charrette cahotée avec un bruit de ferrailles, le colon 
          fouettant désespérément son cheval, la menace de 
          mort derrière. C'est à faire dresser les cheveux sur la 
          tête. 
          
          Outre ses najas, El-Oulaya a un petit village indigène et une 
          auberge minuscule. Elle est indispensable, cette auberge, il faut y 
          coucher si on veut se rendre compte du Rocher de sel. Il en vaut la 
          peine, c'est le géant de l'espèce, il a quelque chose 
          comme six kilomètres de grand diamètre, une altitude de 
          trois cents mètres de la base au faîte ; tout cela, nota 
          bene, en sel gemme massif. De loin pourtant, du chemin de fer par exemple, 
          cela ne dit pas grand-chose, c'est une masse grise concave. Il faut 
          y aller, c'est alors seulement qu'on a sous les yeux l'énorme 
          orfèvrerie scintillante des guillochages du sel. Il faut coucher 
          à l'auberge, ce qui est déjà douloureux, car il 
          y a peut-être des punaises. Il faut y manger, ce qui n'est pas 
          moins grave. Il faut se débrouiller pour aller au Rocher de sel, 
          qui est à six ou sept kilomètres, et pour en faire l'ascension, 
          qui n'est pas tout à fait sans danger ; des voûtes de sel 
          peuvent crever sous le pied sans prévenir. 
          
          Combien y a-t-il, bon an mal an, de touristes héroïques 
          pour entreprendre cette expédition. 
          
          Biskra est tout près pourtant. Et ceci donne la curiosité 
          de feuilleter le guide Joanne. Il a une ligne sur le Rocher : " 
          Cet immense amas de sel, dit-il, est exploité d'une manière 
          superficielle par les Arabes ". Il indique aux touristes les excursions 
          intéressantes aux environs de Biskra, les oasis des Zibans, le 
          tombeau de Sidi-Okba, les gorges de Mehounèche, la zaouïa 
          d'Ouled-Djellal. Le Rocher de sel d'El-Outaya n'y est pas. 
          
          Djelfa.-- A tout prendre, c'est celui de Djelfa peut-être qui 
          est le plus connu. Il le mérite, je crois ; il est bien plus 
          petit que celui d'El-Outaya ; mais il est pourtant considérable 
          déjà par ses dimensions, 1.800 mètres de diamètre, 
          cent mètres de haut, et surtout, il est admirablement sculpté, 
          incomparablement mieux qu'aucun autre, éventré de la base 
          au sommet ; c'est lui que les Arabes appellent Khanguet-el-Melah, le 
          " canyon de sel ". Je ne crois pas cependant que ces mérites 
          aient été appréciés par eux-mêmes. 
          D'autant moins que le Rocher de sel de Djelfa est desservi par le chemin 
          de fer depuis quelques mois à peine. 
          
          La grosse affaire, c'est que le caïd Ben Chérif l'a habité 
          pendant une vingtaine d'années. Celui-là même qui 
          a trouvé une mort superbe dans la famine du printemps dernier 
          ; il a été emporté par le typhus contracté 
          au service des meskines, dans l'accomplissement de son devoir. Les Algérois 
          l'ont bien connu, c'est l'officier de spahis, extrêmement élégant, 
          qu'ils ont surnommé la " Gomme arabique ". Ils l'ont 
          vu maintes fois, aux bals du Gouverneur général dont il 
          était l'officier d'ordonnance. Ben Chérit' avait, au Rocher 
          de sel même, une installation, qu'il avait voulu européenne 
          ; il déployait l'hospitalité des grands caïds du 
          Sud. Après la diffa, il menait ses hôtes tirer le pigeon 
          dans le Rocher de sel ; il y a promené M. Jonnart ; cela seul 
          était une réclame puissante. Ben Chérit a été 
          le barnum de son Rocher de sel. Sans lui, assurément, le nom 
          même de Rocher de sel serait encore plus inconnu qu'il n'est. 
          
          
          Il nous a montré là une voie dans laquelle il serait souhaitable 
          qu'on la suive. Il faudrait se dire ceci : il y a, dit-on, une autre 
          montagne de sel au Maroc, la quatrième. El puis c'est tout, sur 
          la surface de la planète, au moins à notre connaissance 
          actuelle. Le cliché " unique au monde " est, dans ce 
          cas, rigoureusement vrai. Il faudrait le savoir, le dire, le répéter, 
          le crier sur les toits. Combien de badauds n'attirerait-on pas, rien 
          qu'avec cette formule. 
          
          Et ce n'est pas tout. Avez-vous vu les mines de sel de Berchtesgaden. 
          Elles sont dans les Alpes bavaroises, au voisinage de Salzbourg, la 
          patrie de Mozart. Si vous avez jamais visité ce coin de l'Allemagne, 
          vous avez presque nécessairement visité les min s de Berchtesgaden, 
          on n'y échappe guère. On vous a déguisé 
          en mineur, quel que soit votre sexe, avec le pantalon et la veste de 
          cuir, et le grand chapeau : on vous a fait glisser sur des plans inclinés, 
          on vous a promenés dans les galeries taillées à 
          même le sel gemme, scintillant sous la lumière électrique. 
          Tout cela est admirablement organisé, truqué si vous voulez, 
          à l'allemande. Nos rochers de sel. sous le le soleil du Sud, 
          sont autrement beaux que les galeries de Berchtesgaden à la lumière 
          électrique. 
          
          Rappelez-vous les gares française, vous y avez vu tirant l'il 
          du touriste des images colorées d'Hugo d'Alési, représentant 
          le pic de la Meige ou les gorges du Tarn. Quels beaux d'Alési 
          on ferait avec des coins de montagnes de sel. A propos de Timgad, l'Algérie 
          a expérimenté l'utilité de la réclame touristique. 
          Il n'y a pas que Timgad, dans notre beau pays, qui soit susceptible 
          d'attirer et de retenir le touriste.