|  Le massif, en arrière 
        plan, POURRAIT être le djebel Chattaba.
  
 BACAX, dieu troglodyte
I.e djebel Chettaba, foyer 
        antique de civilisation Du boulevard de l'Abîme, 
        dont la sauvage grandeur suffirait, à elle seule, à la gloire 
        touristique de Constantine, une chaîne de montagne, à l'ouest, 
        accroche l'il et le fascine. C'est le djebel Chettaba, dont l'arête 
        sommitale, rectiligne et tabulaire : le Karkara, circonscrit l'horizon.De son faite culminant, qui s'élève à 1.186 mètres, 
        et que l'on peut atteindre en 2 h. 30 ou 3 heures, la vue circulaire est 
        quasi sans limite
 Très peuplé sous la domination romaine le Chettaba garde 
        les traces d'au moins sept villages antiques, dont voici les noms par 
        ordre d'importance décroissante : Saguiet-er-Roum, dont l'appellation 
        ancienne nous demeure inconnue ; El-Goulia (l'Ogresse) qui est le Castellum 
        Arsacalitanum ; Ain-Foua, déformation de Phua ; El-Hanacher, nom 
        antique inconnu ; Castellum Elefantus, près de Rouffach ; Uzelitanorurn, 
        à Oudjel ; Castellum Mastarense, Beni-Zlad.
 Cos villages, dont plusieurs furent des évêchés, étaient 
        desservis par deux routes principales qui, toutes deux, reliaient Cirta 
        à Sitifis. De l'une et de l'autre, il ne reste aucune trace : les 
        siècles ont tout nivelé. Seules les ruines restées 
        sur place, jointes à celles qui furent détruites pour la 
        colonisation, témoignent de l'importance de ces antiques bourgades.
 La vie prime la_mortFavorisé par un climat salubre et des terres productives, le Chettaba 
        fut surtout consacré à
 l'oléiculture. Aussi les ruines de pressoirs y sont-elles abondantes. 
        Elles seraient plus nombreuses si, comme je l'ai noté, beaucoup 
        n'avaient été détruites pour des travaux utilitaires.
 Encore en place au début de notre installation, grâce à 
        l'indifférence des populations musulmanes logées dans des 
        maisons de terre, ces vestiges, avec le développement des agglomérations 
        rurales, ont presque tous disparus de nos jours. Non qu'on les aient détruits 
        pour le plaisir sadique
 d'ajouter des ruines aux ruines, mais pour des fins pratiques - parce 
        que la vie prime la mort. Et aussi, osons le dire : par bêtise et 
        paresse, indifférence et inconscience.
 Les ruines même périrontM. ALQUIER, ancien conservateur du musée de Constantine, qui s'occupa 
        particulièrement du Chettaba, l'a dénoncé sans ménagement 
        : " il n'est pas de route, pas de chemin de fer, pas de pont, de 
        ferme européenne ou indigène, qui n'ait fait quelque emprunt 
        aux ruines romaines voisines ou qui ne les aient fait totalement disparaître. 
        "
 Ce qui navre. c'est que les administrations publiques, ici comme partout, 
        ont conjugué leurs dégâts à ceux des particuliers. 
        A l'unisson, on a tout ravagé. Il existe des textes pour empêcher 
        les ruines d'être réemployées. Officiellement, c'est 
        defendu. " Mais c'est une protection illusoire car elle n'est accompagnée 
        ni de surveillance ni de sanction. " (Alquier).
 Cet interdit " pro forma " me fait souvenir d'un autre à 
        peu près identique que signale Stéphane Gsell. arlant d'un 
        historien qui se réjouissait de ce qu'une loi interdisait l'alcool 
        aux troupes carthaginoises, l'auteur de l'" Histoire ancienne de 
        l'Afrique du Nord " notait malicieusement : " Il ne savait pas 
        qu'elle n'était pas appliquée. " Que de lois de nos 
        jours, de décrets, arrêtés, sont, comme la loi de 
        Carthage, lettre morte et chiffon de papier !
 Pour rester dans le cadre étroit du Chettaba, les préjudices 
        causés aux ruines de ce district par cette inobservance des textes 
        qui les protègent, sont nettement précisées par le 
        même M. Alquier qui, sur les 772 inscriptions publiées n'en 
        retrouva que 82 - pas même la septième partie! Et les ravages 
        continuant, on se demande anxieusement ce qu'il en restera dans les années 
        futures.
 Nos savants ont bien travailléHeureusement, nous possédons les textes de tous ces documents, 
        reconnus et relevés dès le début de notre établissement 
        par nos équipes de savants, qui, eux, ont bien travaillé.
 Une autre chance pour l'archéologie : il advient que les pierres 
        réemployées le sont avec leur inscription tournée 
        vers l'extérieur,et à l'endroit. Celles-la, on peut le dire, 
        sont sauvées des barbares pour une longue suite d'années. 
        Quant aux autres, qui furent scellées dans le torchis ou le ciment 
        sur leur surface écrite, sinon pour toujours, elles sont pour très 
        longtemps perdues. D'autres le sont tout à fait. Ce sont celles, 
        innombrables, que l'on a concassées pour empierrer les routes et 
        les voies de chemins de fer, ou dont on fit des moellons pour des constructions 
        neuves.
 La leçon des épitaphesAu Chettaba comme partout, le gros des inscriptions est composé 
        d'épitaphes. On rencontre également des autels funéraires, 
        des bases honorifiques, enfin des dédicaces : aux dieux, aux empereurs, 
        aux génies, voire à des abstractions t à la Victoire, 
        à la Fortune, à la Chance (Félicitas). J'ai réservé 
        la plus digne de la dévotion des hommes : la Concorde. Ce qui surprend, 
        c'est la rareté des documents puniques, lesquels abondent à 
        Constantine, qui était la capitale des " pagi " du Chettaba. 
        Cela, je le dis vite, ne saurait être une preuve que les religionnaires 
        de Baal et de Tanit furent ici rarissimes. C'est seulement la constatation 
        que les témoins de leur présence ont disparu, ou qu'ils 
        n'en ont pas laissé.
 En même temps que les plus nombreuses, les épitaphes sont 
        les plus précieuses de toutes les épigraphes, car elles 
        composent une manière d'archives d'état civil des municipes 
        disparus. Par elles nous évoquons les hommes qui vécurent 
        là au début de notre ère, leurs croyances, ce qu'ils 
        faisaient, ce qu'ils pensaient. Ce qui frappe avant tout, c'est leur longévité. 
        Beaucoup vivaient un siècle et certains plus longtemps. L'homme 
        qui, salon son épitaphe, est mort le plus âgé, vécut 
        131 ans, et sa femme 125. Total : 226. Un beau record pour un couple !
 Certaines épitaphes familiales sont géminées : d'un 
        coté de la stèle, on gravait le nom du premier des conjoints 
        disparus et de l'autre celui du survivant lorsqu'à son tour il 
        décédait. Mais, dans plusieurs cas, ce registre est resté 
        lisse. Et c'est comme si le dernier des époux n'était pas 
        mort... Sans doute s'était-il tout bonnement remarié, ou 
        bien ses héritiers lésinèrent sur les frais qu'imposait 
        l'inscription
 Un cavalier de PannonieOn rencontre également des stèles de " vétérans 
        ". (Huit ont été reconnues, dont les textes ont été 
        inscrits dans le " Corpus ".) Nous en reproduisons une parmi 
        les mieux conservées, dessinée par M. Konrad avec fidélité. 
        Déposée à la ferme Larrouy, à un kilométré 
        d'Oued-Athméaia (en venant de Constantine) elle provient d'Aïn-Foua, 
        qui est l'antique " Phua " ou " Castellum Phuensium ".
 La partie inférieure du monument est ébréchée 
        mais on put néanmoins épeler le nom du défunt : " 
        Talanus fils de Surnus ". D'où nos savants présument 
        qu'il s'agit d'un cavalier de la Première Aile des Pannoniens, 
        corps auxiliaire de la IIIe Légion Auguste, qui aurait eu une garnison 
        a Phua, entre les années 46 avant notre ère et 40 après. 
        Voila donc une pierre utile à l'histoire militaire de la vieille 
        Numidie, de l'Afrique et de Rome.
 Un dieu souterrainMais la curiosité du Chettala n'est pas là, car ces cippes 
        et ces épitaphes se trouvent dans tous les champs de ruines. Elle 
        est dans la présence d'une grotte dans laquelle on rendait un culte 
        au dieu Bacax, dieu indigène, croit-on, qui se superposait aux 
        grandes divinités (et aux petites) du panthéon romain. Un 
        dieu local, sûrement, je pourrais dire rural et même municipal, 
        car il n'est mentionné qu'ici et au djebel Taya, à proximité 
        de Hammam-Meskoutine, au nord-ouest de Guelma, où les magistrats 
        municipaux de Thibilis-Announa. dont j'ai parlé naguère, 
        faisant - comme ceux d'ici - office de mystes et de pontifes et sans doute 
        de victimaires, se rendaient chaque année, le dernier jour de mars 
        ou le premier jour de mai, en pèlerinage officiel.
 Un dieu troglodyte enfin, car ces deux sanctuaires sont des grottes naturelles. 
        Et si celui du Chettaba n'est guére qu'un abri sous roche, connu 
        dans le pays sous le nom de Rhar-ez-Zemma (la grotte des Ecritures), celui 
        du djebel Taya est un véritable abîme, où furent d'ailleurs 
        découverts des animaux fossiles et qui mériterait une exploration 
        méthodique.
 Pour le salut des municipesEn entrant en fonctions, les deux " magistri " de Thibilis et 
        le " magister " unique de Foua faisaient des vux au dieu 
        protecteur du " pagus " : " Vota Publica pro pagi salute 
        ; puis, en cessant leurs fonctions, au début de l'année, 
        ils venaient officiellement offrir an dieu un sacrifice et perpétuaient. 
        par une inscription datée, il souvenir de leur magistrature. "
 L'ex-voto que nous reproduisons, le plus ancien du Taya, date des calendes 
        d'avril, 31 mars 210, sous le consulat double de Faustinus et de Ruffinus.
 Il y a donc 17 siècles passés qu'un graveur malhabile inscrivit 
        sur la paroi obscure de cette caverne l'hommage de ce Fabius et de ce 
        Cominus, " magistri " de " l'ordo " du " pagus 
        " thibilitain, grâce à quoi leurs deux noms sont venus 
        jusqu'à, nous.
 J'ai souligné l'inhabilité du lapicide. Elle éclate 
        ici, où les A ne sont pas barrés, ce qui fait qu'ils ressemblent 
        à des V renversés. Mais sans doute était-il pressé, 
        et sa tâche n'était pas aisée car il opérait 
        sur la roche brute, sans polissage préalable, et à une certaine 
        hauteur, juché sans doute sur une échelle et fort mal éclairé 
        Enfin, beaucoup d'orthographes sont fautives. C'est que l'homme au ciseau 
        était un artisan peut-être abécédaire. J'ajoute 
        que tous ces ex-voto sont inscrits dans un cadre rectangulaire le plus 
        souvent à queue d'aronde. Une autre précision : si, au djebel 
        Taya, toutes les épigrammes sont datées, aucune ne l'est 
        au Chettaba, où le nom même de Bacax est réduit à 
        ses initiales : B.A.S, : Bacaci Augusto Sacrum. Enfin, alors qu'au Chettaba 
        les inscriptions sont à lafois gravées et peintes en rouge 
        et certaines seulement peintes, une seule est à la fois gravée 
        et peinte au Taya.
 Une double énigmeLa première inscription étant datée de 210 et la 
        dernière de 284, le culte de Bacax aurait duré 74 ans. Quel 
        changement de régime imposa cette interruption brusque ? Mais aussi 
        : comment cette dévotion avait-elle pris naissance ? Deux questions 
        sans réponse ! Un dieu se révèle, son culte dure 
        le temps d'une existence humaine, puis il disparaît renoncé, 
        oublié par ses dévots d'hier. Comme son avènement, 
        sa déchéance est une énigme. Et 16 siècles 
        passeront avant que de nouveau son
 nom soit prononcé par des bouches infidèles et soit écrit 
        dans les livres !
 Nous no saurons rien non plus des rites particuliers à ces cultes 
        souterrains. Au djebel Taya, une épigraphe indique le lieu des 
        sacrifices : " Sacrorum locum ". Mais ces sacrifices, en quoi 
        consistaient-ils ? Partout l'incertitude et partout le mystère 
        ! Gsell a dit de ces cultes : " ils avaient probablement des origines 
        fort lointaines ; certains pouvaient remonter à l'âge de 
        la pierre aux temps où les hommes habitaient volontiers des cavernes. 
        " Et si, après 284 il n'est plus question de Bacax, d'autres 
        divinités semblables avaient dû lui survivre, puisque, au 
        Ve siècle encore, saint Augustin invitait ses ouailles d'Hippone, 
        " trop fidèles à de vieilles pratiques ", à 
        ne pas aller faire leurs dévotions dans des " hypogées 
        ".
 L'erreur mortelle de RomeCe qui surprend " a priori ", c'est que ce dieu numide est non 
        seulement honoré d'une épithète latine: Bacaci Augusto 
        (en abrégé B.A.) mais qu'il reçoit les vux 
        de pèlerins a noms latins. Cela s'explique ainsi : les Berbères 
        de cette époque étaient romanisés. Pas jusqu'au sang, 
        bien sur, puisqu'ils honorent ici une divinité non romaine, mais 
        apparemment et officiellement : Caracalla ayant, en 212, universalisé 
        le titre de citoyen. Mais les idiomes, les croyances, les murs indigènes 
        disons le substratum, survivait à l'édit impérial. 
        On était romain de droit, mais punico-berbère de fait. Sous 
        les noms et le langage empruntés, et les gestes conformistes, l'âme 
        ancestrale perdurait. Et l'erreur de Rome fut de croire qu'on changeait 
        les âmes avec une loi, et que le droit de cité romaine pouvait 
        faire des Romains.
 Elle est morte de cette illusion.
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