| Le calvaire des colons 
        en 1848Eugène Grand *
 En 1908, Maxime Rasteil, directeur du journal 
        Le Réveil Bônois reçoit dans son bureau la visite 
        de l'abbé Bigot, curé de la paroisse de Blandan, centre 
        de colonisation situé entre Bône et La Calle. Le prêtre 
        lui remet un rouleau de parchemin d'un de ses paroissiens: Eugène 
        François, dit le " grand Eugène ", arrivé 
        avec les siens de Paris en 1848.
 Voici l'histoire d'une de ces familles parisiennes de 1848, grisées 
        par un beau rêve d'espace et de fortune, à qui le destin 
        réservait de gravir tragiquement le calvaire insoupçonné 
        des débuts de la colonisation algérienne.
 
 En 1848, le gouvernement provisoire, issu des émeutes libérales 
        qui avaient renversé Louis-Philippe, s'avisa subitement de poursuivre 
        la mise en valeur des territoires immenses de l'Algérie qu'il avait 
        été souvent question d'abandonner au cours des difficultés 
        de la conquête.
 
 On propose donc aux artisans, ouvriers et paysans une concession de deux 
        à dix ha à proximité de villages " à 
        créer ".
 
 Le père, charpentier-appareilleur, gagne 10 F par jour. La mère, 
        blanchisseuse de linge fin 5 F. La soeur, Rosine, a de bons gages chez 
        une fruitière de la rue Saint-Jacques. L'autre soeur, Augustine, 
        est une brodeuse sur métier qui travaille pour la Cour. En 1847, 
        elle avait travaillé sur une culotte de velours destinée 
        à Louis-Philippe et le petit garçon de 9 ans en avait gardé 
        un souvenir cuisant car il avait éclaboussé le précieux 
        vêtement. Cette famille peut vivre convenablement mais le père 
        est sensible à la propagande officielle.
 
 Ce qu'on évitait de crier sur les toits, c'est qu'à ce moment, 
        la capitale regorgeait d'ouvriers sans travail, et qu'il était 
        prudent de ne pas laisser tous ces chômeurs s'éterniser sur 
        le pavé de la grande ville secouée par l'agitation d'une 
        récente période révolutionnaire.
 
 L'assemblée constituante suit les généraux Lamoricière 
        et Cavaignac qui demandent un crédit de 50 millions. Tout doit 
        être donné aux futurs colons: maisons, semence, instruments 
        de travail, bestiaux, vivres.
 
 1200 colons doivent partir en septembre et parmi eux la famille François 
        qui est affectée à Moudain dans la région de Bône.
 
 Au cours d'une cérémonie solennelle, ils vont entendre le 
        général Cavaignac sur les quais de la Seine: " Honneur 
        à vous, l'avenir vous appartient. Les voeux du gouvernement vous 
        accompagneront sur la terre algérienne que nos soldats ont arrosée 
        de leur sang. Vous y trouverez un climat sain, des plaines immenses et 
        fertiles, un sol vierge où il ne tiendra qu'à vous de récolter 
        la fortune et le bonheur ".
 
 Le 11e convoi groupe les émigrants destinés à s'établir 
        à Mondovi, Barrai, Nechmeya et Penthièvre.
 
 Le départ se fait par voie fluviale sur des bateaux plats, de 30 
        m sur 6 m, tirés par des chevaux. Les colons sont 150 par bateau, 
        installés sur des paillasses et des matelas et ils souffrent de 
        la promiscuité. Le voyage dure tout le mois de novembre 1848 par 
        la Seine, la Saône et le Rhône. Lors des arrêts obligatoires, 
        les hommes vont festoyer dans les villages.
 
 À Pont-Saint-Esprit, ils prennent un bateau à vapeur et 
        c'est l'arrivée à Marseille où " c'était 
        déjà un autre ciel, un autre climat et d'autres gens 
        ". Quelques autorités viennent, sur ordre, apporter leur salut 
        et leurs encouragements, mais les émigrants sont contraints de 
        subir un stationnement des plus inconfortable au grand lazaret.
 
 L'embarquement a lieu enfin sur le " Labrador ". C'est une interminable 
        procession de voitures, camions et charretons à bras, véhiculant 
        vers la parcelle désignée les mobiliers usagés les 
        plus divers : armoires, buffets, lits, tables, chaises, bancs, colis de 
        vaisselle, batteries de cuisine, formidable fouillis qui s'engouffre au 
        petit bonheur dans le ventre de la vénérable frégate.
 
 " Je n'oublierai jamais, dit l'auteur, cette matinée 
        de décembre où le mistral furieux depuis la veille, claquait 
        dur par le travers du château d'If ".
 
 Les émigrants sont tous sur le pont, appuyés au bastingage, 
        joyeux, remplis de crainte ou pris de malaise. Et le " Labrador " 
        pique péniblement vers le sud dans l'éclaboussement de ses 
        vieilles roues en planches et à la vitesse d'une tortue de mer. 
        Tout le monde est malade à bord pendant cinq jours et cinq nuits. 
        Au débarquement un vin d'honneur et une exhortation vibrante les 
        attendent mais quand ils retournent au port tous les colis: malles, meubles, 
        ustensiles gisent sur le sol dans un inextricable chaos, " Bah 
        ! ils se rattraperont vite de ces pertes minimes quand ils seront installés 
        dans leur concession de 7 ha et qu'ils seront devenus les rois de la plaine 
        ".
 
 Le départ a lieu vers Mondovi-le-bas (26 km) et Mondovi-le-haut 
        ou Barral (31 km) dans de très mauvaises conditions. Le voyage 
        s'effectue dans des véhicules cahotants où les colons sont 
        serrés comme " anchois dans un baril ". Des prolonges 
        du train transportent la literie. Ce convoi bizarre qui fait penser à 
        un " entassement de bétail humain dirigé vers quelque 
        lointaine boucherie ", passe entre les palmiers nains, les genêts 
        et les jujubiers. Les indigènes avec lesquels il faudra demain 
        prendre contact, puis travailler et vivre côte à côte, 
        se montrent hostiles ou rampants et obséquieux. Les chiens kabyles 
        aboient. À l'arrivée, le logement se fait dans des marabouts 
        militaires, chacun d'eux abritant deux ou trois familles, un étant 
        réservé aux célibataires. Il pleut pendant huit jours 
        et le camp est un bourbier. L'ancien charpentier construit des hangars 
        et l'on coupe des roseaux creux au bord de la Seybouse pour que les enfants 
        puissent uriner sans sortir de la tente. " Était-ce là 
        franchement ce que les colons de 1848 comptaient trouver à leur 
        arrivée sur le sol algérien ? ". Cette installation 
        précaire dure quatre mois, puis des baraques provisoires en planches 
        sont construites. Le printemps de 1849 est torride et l'on voit arriver 
        les fièvres paludéennes puis le choléra.
 
 Le fils Pigeon 16 ans meurt en revenant de Bône et 6, 7, 8 membres 
        d'une même famille disparaissent en quelques heures.
 
 Le 7 juin 1849: Augustine, la brodeuse de Louis-Philippe, est ensevelie 
        en même temps que quatre autres émigrés.
 
 Le 19 juin: sa mère la suit dans la tombe en même temps que 
        trois autres personnes.
 
 Le 25 juin: on ensevelit six corps, dont celui de M. Langevin qui avait 
        épousé la soeur Rosine.
 
 Pour lutter contre la maladie, les médecins ordonnent de danser, 
        " Pour éviter la contagion du choléra, il faut que 
        votre sang soit en mouvement, dansez et vous serez épargnés 
        ".
 
 Le père Crakousky, le violoneux, payé cent sous la séance, 
        exécute polkas, valses, et quadrilles.
 
 À la taverne Droublet, tous ces gens en deuil dansent de 8 heures 
        du soir à 4 heures du matin, ce qui n'empêche pas la mort 
        de Mme Meynier.
 
 L'ambulance est pleine et il n'y aura que deux rescapés: Cyrille 
        Fauvert et Caroline Boissonnet. En tout 250 morts. L'enfant dépérit, 
        le père signe l'acte de renonciation à la concession de 
        7 ha devant le capitaine Blanchet, chef de la colonie agricole et ils 
        partent laissant derrière eux Rosine, la soeur devenue veuve, mais 
        qui reste pour gérer la mercerie qu'elle a créée.
 
 Après un trajet pénible sur un vieux bateau " Le Sinaï 
        ", le père et le fils arrivent à Marseille et se logent 
        dans un hôtel - gargote de la vieille ville - tenu par un certain 
        Decugis. Le père est malade, le médecin lui prescrit une 
        limonade purgative mais la mort frappe durant la nuit et le lendemain 
        matin l'enfant se trouve seul. L'hôtelier alerté s'écrie 
        " Bou Diou ! Quelle histoire de tous les sorts! Tous les mêmes, 
        té, ces coloniaux! Ça vous tombe on ne sait d'où 
        et ça claque comme des mouches... ".
 
 L'héritage (1500 F en argent et pièces d'or, cinq malles 
        de beau linge et deux caisses d'outils) est mis sous scellés et 
        l'enfant est recueilli par M. Pascal Dauphin, cordonnier, frère 
        d'un Parisien, ami du père défunt. L'enfant rejoint ensuite 
        sa soeur toujours à Bône après un long voyage qui 
        l'amène à Toulon par un navire côtier, puis sur un 
        pinardier. Le camp provisoire a été transféré 
        près de l'oued Guerid. Il est entouré d'un rempart avec 
        huit bastions à créneaux et d'un fossé de 10 m de 
        large et de 4 m de profondeur car il faut se protéger des incursions 
        des lions. L'un d'entre eux a même franchi le fossé et tué 
        un boeuf.
 
 Le lieutenant Foucault, du génie, se met souvent à l'affût 
        et l'on chante dans le camp :" F... s'en va t'en guerreMais de 
        lions ne tue guère ".
 
 Le géomètre Fréchon tue un lion, le curé Noizeux 
        en fait autant. Tous les tueurs éventuels emploient des balles 
        marquées. Le lion de Numidie à crinière noire quitte 
        la vallée de la Seybouse.
 
 D'autres dangers menacent les colons : le fils Rouleau est tué 
        par chevrotines. Une femme enceinte laissée dans son chariot bloqué 
        dans l'oued, est retrouvée éventrée et les seins 
        coupés. Le colon Loizeauté est tué. Le fils Campagne 
        de Barral reçoit onze coups de poignard.
 
 Et pourtant la vie continue. L'église a quatre murs de torchis, 
        l'école est un gourbi de perches et de branchages. La première 
        institutrice de Mondovi en 1849, Jenny Pivaud, reçoit un salaire 
        de 500 F par an, sa soeur Amélie s'occupe des fillettes. Leur père, 
        ancien sous-officier de l'Empire, est nommé maire en 1852. En 1850, 
        l'instituteur Beaumont meurt du choléra. La quinine délivrée 
        gratuitement jusqu'en 1851, coûte ensuite 4 à 5 F par jour 
        à chaque famille.
 
 Des troupes passent. Celles des généraux Mac-Mahon, Canrobert, 
        Randon, de Tourville, allant vers Guelma et Constantine. Après 
        leur passage les poulaillers sont vides. En 1851, un soulèvement 
        arabe a lieu près du moulin de55
 
 Barrai mais il est maintenu à distance par une ruse : les colons 
        ont placé des tuyaux de poêle sur les avant-trains des charrues. 
        La colonne de secours arrive de Bône. Le capitaine Mesmer, qui galope 
        en avant de ses spahis, se fait tuer. Les 200 fantassins arrivent ensuite. 
        Un monument sera édifié sur la place de Barral.
 
 Les colons parisiens, qui ne savaient pas distinguer l'orge, du blé 
        ou de l'avoine, avaient eu comme premier soin de planter l'arbre de la 
        liberté. Ils allaient aux champs en gibus et les femmes en robes 
        de soie. Certains ont laissé un nom: Bocquet qui disait " 
        On n'est pas venu en Afrique pour travailler, on est venu pour peupler 
        "; Puchot, qui avait construit un four à briques, y avait 
        entretenu un feu d'enfer jusqu'à 2 heures du matin puis s'était 
        endormi, était devenu le " marquis Briquemolle "; 
        Bizet qui avait cru fabriquer de la chaux fut le " vicomte de 
        Chaux-Dure " et puis le colon " Casse-Mottes ", 
        le marchand de lait " Pisse-Vinaigre ", le mastroquet 
        " Tord-Boyaux ", la mère " Tricolore 
        ", ancienne couturière, la mère " la Pipe 
        " qui fumait le brûle-gueule car le gouverneur général 
        avait interdit la cigarette pour éviter l'incendie des chaumes 
        et des séchoirs de tabac. La solidarité jouait. Quand le 
        colon Monteil, mordu par un chien enragé, fut soigné à 
        Paris, ses voisins cultivèrent ses terres à sa place.
 
 D'autres colons arrivaient. En France, quand la police convoquait un suspect, 
        on lui disait: " Nous avons recueilli les plus fâcheux renseignements 
        sur votre compte, signez cette demande pour l'Algérie et filez 
        au plus tôt sans quoi vous serez arrêté, jugé 
        et déporté dans les huit jours ". C'étaient 
        des " pas déportés mais... ". Les vrais déportés 
        bonapartistes ou républicains étaient retenus dans la kasbah 
        de Bône, la prison de Lambèse ou les bagnes d'Oranie.
 
 Le jeune François qui n'a retrouvé ni son héritage, 
        ni la concession abandonnée par son père, entrera à 
        20 ans comme contremaître chez M. Lacombe, maire de Bône, 
        et il épousera la fille du fermier M. Bonnefoy. Il achètera 
        des terrains qu'il abandonnera à la commune pour en faire les rues 
        d'Alsace et des Prés-Salés. Il ne sera jamais payé.
 
 En 1884, à 45 ans, il sera le premier colon de Blandan. Il mourra 
        à Bône en 1916 où il reposera après avoir écrit 
        dans son testament:
 " La France demeurera jusqu'à mon dernier souffle la grande 
        figure de la patrie aimée. Elle n'est pas responsable des erreurs 
        ou des fautes de quelques-uns de ses dirigeants, mais c'est le moins tout 
        de même que ceux de ses fils, arrachés à leurs foyers 
        par de séduisantes promesses gouvernementales et qui furent victimes 
        de regrettables méthodes de colonisation, ne restent pas sous le 
        coup des critiques des ignorants qui leur ont jeté la pierre sans 
        avoir vécu leur vie d'espérance et de désespoir 
        ".
 
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