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 Huit jours avec la troupe de " Pépé 
      le Moko "
 Au quartier général de Julien 
        Duvivier
 Un film se prépare comme une bataille, selon un plan minutieusement 
        conçu, et sous la direction d'une équipe de techniciens 
        qui rappellent un peu des officiers supérieurs qu'on rencontre 
        souvent dans les couloirs du Ministère de la Guerre, les veilles 
        de fêté nationale ou de parade militaire.
 Julien Duvivier, délaissant les baraques Adriant de For tde-l'Eau 
        où, voici bientôt deux ans, il dirigea, dans un tumulte de 
        grandes manuvres, les foules hétéroclites dé 
        GOLGOTHA, a installé, cette fois, son quartier général 
        à l'Hôtel Aletti. C'est là que, pendant huit jours, 
        seront réglés tous les détails concernant la " 
        mise en scène " des extérieurs de PEPE LE MOKO ; c'est 
        là que chaque soir à la même heure je le rencontrerai 
        eh compagnie de son état-major, discutant de " choses très 
        sérieuses " devant un jus dé tomate et quelques frites.
 
 Le journaliste est un des rares personnages qui puisse, en campagne, approcher 
        le stratège. Le général Franco, lui-même, respecte 
        ce principe. Mais le réalisateur d'un film n'est pas nécessairement 
        un monsieur qui vous accueille d'enthousiasme dans le petit cercle restreint 
        de son entourage immédiat. Il existe plusieurs raisons à 
        cela, et il faut avoir longtemps vécu parmi les " hommes du 
        métier " pour admettre le principe de cette sévérité 
        qui a, le plus souvent, sa raison d'être. En dehors des gens ennuyeux, 
        des curieux et des mouchards de profession, il y a aussi les " pamphlétaires 
        " qui s'introduisent insidieusement sur le plateau pour essayer, 
        ensuite, de ridiculiser méchamment ceux dont ils ont obtenu l'hospitalité. 
        Duvivier, d'ailleurs, a été victime, il n'y a pas si longtemps, 
        de cet état de fait. La courtoisie qu'il met à m'accepter 
        à sa table de travail me touche d'autant plus. N'allez pas vous 
        imaginer qu'il s'agit d'un impressionnant bureau couvert de graphiques 
        et de compas. Cette table de travail n'est qu'une table de bar, mais malgré 
        la proximité d'une charmante personne qui semble mettre une certaine 
        coquetterie à distribuer de droite et de gauche des sourires provocants 
        ; malgré les verres de gin et les cocktails qui circulent un peu 
        partout autour de nous, l'attention de mes compagnons est, tout entière, 
        absorbée par la préparation d'un tableau de service rigoureusement 
        établi. M. Gargour, le sympathique directeur de la production, 
        autrement dit le monsieur qui tient les cordons de la bourse et qui veille 
        à ce qu'elle ne se vide pas trop rapidement ; Kruger, dont tout 
        le monde sait aujourd'hui qu'il peut être considéré 
        comme l'un des meilleurs - sinon le meilleur - opérateurs français 
        et Vernay, l'assistant toujours prêt à exécuter l'ordre 
        " du patron " , prennent part à la conversation et donnent 
        alternativement leur avis. Le régisseur général, 
        l'homme à tout faire, Pinoteau fait brusquement irruption dans 
        la salle. Il est essoufflé. Il a le regard brillant, les gestes 
        nerveux et saccadés d'un éclaireur qui vient de reconnaître 
        le " terrain " et qui communique à son chef, avant l'engagement 
        prévu, le résultat de ses observations personnelles.
 
 Julien Duvivier l'écoute très attentivement, puis subitement 
        :
 - Combien avez-vous pu retenir d'agents pour demain matin ? lui demande-t'il.
 - Une dizaine.
 - Ça n'est pas suffisant.
 - J'ai eu toutes les peines du monde à les obtenir, Monsieur Duvivier.
 - Arrangez-vous, voyez à nouveau le commissaire central, allez 
        plus haut si c'est nécessaire, mais il m'en faut au moins une vingtaine.
 
 Pinoteau sourit, acquiesce et disparaît prestement. Il passe pour 
        être le " roi des régisseurs ". C'est un surnom 
        un peu lourd à porter. Mais, soyez tranquilles, demain à 
        la première heure, Julien Duvivier aura ses vingt agents.
 
 Et voici Jean Gabin !
 - C'est très joli tout ça mes p'tits amis, je voudrais bien 
        pourtant boire quelque chose.
 
 L'arrivée de Jean Gabin donne le signal d'une détente générale. 
        On en restera là pour aujourd'hui. Le bar américain reprend, 
        aux yeux de ces techniciens affairés, son véritable visage. 
        Les briquets crachent leurs étincelles, les cigarettes s'allument, 
        les verres se remplissent. Gabin a demandé un pastis. On lui sert 
        un anis.
 - Qu'est qu'c'est qu'ce machin blanc, c'est du pastis ?
 - De l'anisette, monsieur.
 - Tiens j'me tape tous les matins un verre comme ça pour me laver 
        les dents ! Julien Duvivier hoche la tête, soulève ses deux 
        bras pour les laisser retomber lourdement sur les accoudoirs de son fauteuil 
        dans un large geste d'impuissance.
 - Tu ne changeras pas, Jean... comparer un apéritif à un 
        dentifrice !
 - Et puis après ?
 - Et si, pour faire un peu diversion, nous parlions de... PEPE. Oh ! J't'en 
        prie Julien, laisse-le c'gars là. Il repose.
 - Oui, mais sais-tu que tu dois chanter ?
 - Oui j'sais.
 - Où ?
 - Sur les toits.
 Duvivier part d'un éclat de rire.
 - Sur les toits, sur les toits. Tu as vu des toits dans la Casba ?
 - Oui, enfin, sur les machins, là, sur les
 - Avoue donc tout de suite que tu ne connais pas le bouquin. Tu l'as lu. 
        Mais il y a peut-être trois ans. Alors tu ne t'en rappelles plus.
 Jean Gabin ne réplique d'abord pas. Il considère son metteur 
        en scène d'un il narquois, se passe deux ou trois fois la 
        main dans la chevelure et sur un ton de reproche, lentement, très 
        lentement :
 - Dis donc, tu n'peux pas tourner la page. Ça t'gênerait 
        de parler d'autre chose. Avec ton cinéma !
 - De chasse, par exemple, car il faut vous dire messieurs que M. Jean 
        Gabin adore chasser.
 - Parfaitement, et puis...
 Le barman ne le laisse pas poursuivre.
 - Je vous demande pardon, monsieur. Vous avez Paris au bout du fil.
 - Ah ! c'est vrai, j'oubliais que je l'avais demandé.
 Jean Gabin sans aucune affectation, en toute simplicité, tel qu'il 
        apparaît à l'écran, traverse la salle.
 A mes côtés, j'entends Duvivier qui murmure :
 - Quel brave type, tout-de-même ! ;
 Et c'est toujours comme ça ! On passe son temps à se " 
        chiner " mutuellement
 - Et dans le fond
 - Oui, dans le fond... Ah ! mais " revoilà " M. Gabin 
        ! Qu'est-ce que tu as ? Jean Gabin ne dit pas un mot. Ses yeux sont immobiles, 
        presque hagards.
 - Mais qu'est-ce que tu as donc ? Alors, après avoir hésité 
        :
 - Tu sais " Chow ", mon p'tit chien chinois
 - Oui, Eh bien ?
 - Il est mort.
 Et tirant sa pochette, Jean Gabin se retourne pour pleurer doucement, 
        doucement, comme un enfant qui à un gros chagrin.
 
 On tourne
 
 Les quais d'Alger tiendront un rôle important dans PEPE-LE-MOKO.
 
 C'est aux abords de la gare maritime que l'auteur de LA BANDERA fait installer 
        son " travelling " et ses appareils. A une certaine distance, 
        la foule des curieux, qui grossit sans cesse, est maintenue par des gardiens 
        de la paix. Ces femmes qui essayent de jouer les Garbo avec leurs paupières 
        consciencieusement huilées et leurs cils lourds de Rimmel ; ces 
        adolescents malicieux et ces débardeurs dont l'expression de compassion 
        qui se lit sur leurs visages dit assez le mépris inconscient que 
        leur inspire les gens du cinéma ; ce peuple de loqueteux, de petits 
        marchands ambulants, d'inscrits maritimes ou d'oisifs qui traînent 
        généralement sur le pavé gras des docks la semelle 
        usée de leurs brodequins ou de leurs espadrilles, ce peuple est 
        là, figé dans une attitude où se mêlent, à 
        la fois, l'admiration, l'extase même et, aussi, une sorte de commisération 
        inexplicable.
 
 Indifférent à tout cela, les yeux fixés sur les images 
        qui le menacent sans cesse d'une redoutable " fausse teinte ", 
        Julien Duvivier guette avec anxiété le moment tant attendu 
        où il pourra, sans crainte aucune, donner l'ordre de tourner. A 
        l'écart, Jean Gabin, menottes aux mains, paraît mal à 
        son aise. Line Noro, sa charmante partenaire, fait d'ailleurs tout ce 
        qu'elle peut pour tâcher de le libérer momentanément 
        de cet insupportable instrument de torture. Lucas Gridoux n'est guère 
        plus heureux dans ses essais. Seul un inspecteur authentique mettra fin 
        au supplice en deux ou trois secondes. Comme quoi tout n'est que question 
        d'habitude.
 
 - On peut y aller !
 
 Kruger, assisté de Marc Fossart, vérifie une deuxième 
        fois sa mise au point. Vernay s'approche de la caméra, fait photographier 
        les indications techniques qui sont portées à son petit 
        tableau noir, et l'enregistrement est immédiatement entrepris sous 
        le regard vigilant de Duvivier.
 
 L'instant a quelque chose de solennel. Il s'agit, en effet, des passages 
        essentiels du film : l'arrestation et la mort de pèpè. Tout 
        près de moi, la " script-girl " (ou, si, vous préférez 
        un langage moins " ésotérique ", la secrétaire 
        du metteur en scène) tient grand ouvert le " découpage 
        " du scénario où chaque tableau est soigneusement numéroté, 
        chaque jeu de scène expliqué en détail, chaque réplique 
        inscrite dans son texte définitif. Rapidement, je lis .
 438 - Pépé n'y tient plus. Il pousse un cri déchirant 
        : PEPE
 GABY !
 Mais le mugissement de la sirène couvre sa voix.
 439 - GABY, gênée par ce bruit, se bouche les oreilles. Elle 
        se détourne, s'éloigne sur le pont.
 440 - Pépé regarde. Puis ses yeux glissent à droite 
        et à gauche. Personne ne le voit.
 L'APPAREIL PANORAMIQUE.
 De la poche intérieure de son veston, Pépé sort un 
        couteau. Il l'ouvre avec difficulté.
 L'APPAREIL REVIENT sur son visage. Un choc.
 Ses yeux se révulsent.
 441 - Inès bondit en criant : INES
 Pépé ! Pépé !
 442 - Pépé tombe.
 Simone se précipite avec les deux inspecteurs, Pépé 
        a glissé sur le ventre, le visage dans la boue. Inès lui 
        saisit le visage à pleins bras, hoquetant, pleurant : INES
 Pépé, Pépé... je te demande pardon...
 443 - Le bateau s'éloigne
 
 Je viens de rencontrer un garçon heureux, M. G. Iguerbouchen, à 
        qui MM. Duvivier et Gargour ont eu l'excellente idée de confier 
        l'adaptation musicale de PEPE-LE-MOKO, a enfin trouvé le rythme 
        de cette fameuse rumba populaire que doit chanter le héros du film. 
        Je dirai peut-être un jour l'histoire de cette rumba. Car elle a 
        une histoire. Pour l'instant, je laisse Iguerbouchen extérioriser 
        son enthousiasme et sa joie, et tandis qu'il répète bruyamment, 
        en compagnie de Jean Gabin, visiblement séduit par l'originalité 
        de son style, les premières mesures d'un refrain qui sera demain 
        sur toutes les lèvres, je m'empresse d'aller rejoindre dans la 
        Casba Duvivier et sa troupe.
 
 A vrai dire, il n'est pas tellement facile d'agir à sa guise dans 
        ces rues inondées d'un flot humain tumultueux.
 
 Lorsque Julien Duvivier est venu " reconnaître " les principaux 
        extérieurs de PEPE, Zoubida lui avait bien promis le libre accès 
        de sa demeure. Mais cette dame versatile a, parait-il, changé d'avis. 
        Sous le prétexte fallacieux que la décence interdit de pareilles 
        libertés, elle nous oppose sans plus de façon un refus catégorique 
        et c'est ailleurs, dans une maison généreusement ouverte 
        à toutes les fantaisies, que nous nous réfugions.
 
 Quand nous décidons de regagner l'hôtel, la nuit est déjà 
        tombée. Le ciel a pris une teinte de toile religieuse et la lune 
        jette sur les petites maisons blanches de la vieille cité barbaresque 
        une lueur blafarde, presque divine, qui évoque je ne sais quelle 
        admirable vision biblique...
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