| CHAPITRE PREMIERHISTOIRE DE LA VILLE
 Bien des attraits devraient appeler à 
        Tipasa les touristes qui visitent l'Algérie pendant l'hiver et 
        faire de ce lieu une des stations d'été les plus fréquentées 
        du littoral : site charmant au pied des coteaux du Sahel, qui la dominent 
        au sud, et de la montagne du Chenoua, dont les lignes sévères 
        ferment l'horizon au couchant ; collines verdoyantes, falaises aux capricieux 
        contours, battues et déchirées par les vagues, large plage 
        de sable à l'embouchure de l'oued Nador; air très sain et 
        brise de mer rafraîchissante; ruines des plus curieuses s'offrant 
        dans un cadre pittoresque ; buts d'excursions tout alentour : dans les 
        ravins du Chenoua, où vit une population kabyle laborieuse et attachée 
        aux moeurs de ses ancêtres, dans la vallée de l'oued Nador, 
        au Tombeau de la Chrétienne, dans la forêt de Sidi Sliman, 
        dont les arbres touffus rappellent les bois de l'Île-de-France et 
        reposent un peu les yeux fatigués à la longue des cactus 
        et des aloès africains. 
         
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 |  Comme à Iol (Cherchel), les Carthaginois y eurent un comptoir de 
        commerce, sur lequel on ne peut donner aucun renseignement. Peu de temps 
        après l'annexion du royaume de Maurétanie (40 ans après 
        J.-C.), l'empereur Claude fit de Tipasa une colonie, qui reçut 
        le droit latin, c'est-à-dire que, seuls, les magistrats municipaux 
        de cette commune et leurs descendants furent admis à toutes les 
        prérogatives dont jouissaient les citoyens romains. Plus tard, 
        ces prérogatives furent étendues à tous ses habitants 
        de condition libre. Des inscriptions nomment son conseil municipal, un 
        de ses duumvirs ou maires, un dispunctor, magistrat local chargé 
        de la révision et de la surveillance du grand livre de la comptabilité 
        communale.
 
 Tipasa se développa sous la domination romaine, surtout, semble-t-il, 
        au second siècle et au début du troisième, époque 
        heureuse pour toute l'Afrique. Enfermée auparavant sur la colline 
        centrale (voir la carte), elle s'étendit dans la plaine, ainsi 
        que sur les deux collines voisines à l'est et à l'ouest, 
        et une enceinte, longue de 2,200 mètres environ, l'entoura. Si 
        l'on en juge d'après l'espace clos par le rempart qui fut fait 
        alors, d'après la densité des maisons, d'après les 
        ruines mal conservées du théâtre et de l'amphithéâtre, 
        on peut admettre que cette ville eut une population d'environ vingt mille 
        habitants. Aux environs se trouvent les restes d'un assez grand nombre 
        de petites fermes et de quelques villas importantes.
 
 La prospérité de Tipasa était justifiée par 
        les avantages de sa position. La colline de forme triangulaire qu'elle 
        occupa d'abord, baignée par les flots sur ses flancs à pic 
        et la pointe tournée vers la mer, s'élève du côté 
        de la terre par des pentes assez escarpées, qui permettaient de 
        repousser facilement des attaques. Après son agrandissement, les 
        deux collines auxquelles elle s'appuya désormais étaient 
        de bonnes positions défensives. Comme à Cherchel, la pierre 
        calcaire et le bois abondaient dans le pays. La campagne était 
        fertile. A présent, c'est surtout la vigne qui occupe l'activité 
        des colons, et, dans l'antiquité aussi, elle était cultivée. 
        Mais, jusque vers la fin du troisième siècle, le pouvoir 
        impérial, protégeant à cet égard les intérêts 
        de l'Italie, vit d'un assez mauvais oeil le développement de la 
        viticulture dans les provinces. L'olivier, qui trouve des terrains très 
        favorables autour de Tipasa, fut peut-être la principale richesse 
        de la région, comme d'une grande partie de l'Afrique du Nord : 
        en différents lieux des environs, on a retrouvé des pressoirs 
        à huile.
 
 Mais Tipasa paraît avoir été surtout une ville de 
        commerce. Elle dut être à l'époque romaine ce qu'elle 
        redeviendra sans doute bientôt : le débouché de la 
        partie occidentale de la Mitidja. Le centre et l'est de cette vaste plaine 
        étaient alors peu peuplés : sur ce sol marécageux 
        régnait la fièvre. Au contraire, l'ouest, où, récemment 
        encore, se voyaient des ruines assez nombreuses, semble avoir été 
        bien cultivé en céréales. Tipasa attirait peut-être 
        aussi à elle une partie du commerce de la riche vallée orientale 
        du Chélif.
 
 Plus loin encore, on pouvait atteindre, en partant de cette ville, les 
        hauts plateaux, pays d'élevage, situés au sud du passage 
        que le Chélif s'ouvre à travers les montagnes, près 
        de Boghar. Les communications étaient assurées avec l'intérieur 
        par un réseau de bonnes routes, soigneusement entretenues. L'une 
        d'elles, se dirigeant vers Hammam 
        Righa, devait tomber ensuite dans la vallée du Chélif; 
        une autre traversait la Mitidja et gagnait Mouzaïaville; de là, 
        par le col de Mouzaïa, on arrivait à Médéa, 
        d'où l'on se rendait sur les hauts plateaux. En outre, Tipasa était 
        traversée par la grande route du littoral, qui la reliait à 
        Caesarea (Cherchel) d'une part, et à Icosium (Alger) de l'autre.
 
 Un écrivain du cinquième siècle nous dit que la mer 
        y apportait une foule de marchandises. Notre ville était en relations 
        de commerce suivies avec l'Espagne, la Gaule et sans doute aussi l'Italie. 
        Son port, il est vrai, n'était pas très bon. On l'avait 
        établi, non pas dans la petite crique, trop exposée aux 
        vents du nord, qu'occupe le port actuel, mais plus à l'est, en 
        avant de la colline sur laquelle s'éleva plus tard la basilique 
        de sainte Salsa. Parallèlement au littoral, deux îlots, surmontés 
        de gros murs qui servaient de brise-lames, le protégeaient contre 
        les tempêtes du large; ils étaient reliés l'un à 
        l'autre, ainsi qu'à la terre, par des digues, dont l'une, celle 
        de l'ouest, était interrompue vers son milieu : c'était 
        là que se trouvait l'entrée. Malgré ces aménagements, 
        les navires retirés dans le port n'y étaient pas en parfaite 
        sûreté par les très gros temps. En outre, ce bassin, 
        assez exigu, était situé loin du centre de la ville et en 
        dehors même de l'enceinte. Bordé par une côte abrupte, 
        il ne présentait pas de quais : c'était un simple havre 
        de refuge, et un petit escalier assurait seul les communications des marins 
        avec la terre. Quant aux marchandises, on devait les déposer ou 
        les prendre plus à l'ouest, dans le voisinage du port français 
        : à cet endroit, le rivage est peu escarpé et présente 
        encore la trace d'une ligne de quais taillés dans le roc. Mais 
        cette opération ne pouvait se faire que par une mer calme. On avait 
        dû se contenter d'un port aussi peu commode, faute d'un emplacement 
        plus favorable.
 
 Tipasa fut alors prospère, grâce à l'activité 
        de ses habitants et à son heureuse situation, bien plus qu'à 
        la sollicitude du pouvoir impérial.
 
 Cette ville ne présentait pas l'aspect, 
        en quelque sorte officiel de Césarée, capitale habitée 
        par de nombreux fonctionnaires. Elle n'avait point de garnison. Ses monuments 
        publics, assez nombreux, ne brillaient pas par leur magnificence. Ses 
        habitants semblent avoir joui en général d'une honnête 
        aisance, mais les maisons particulières, luxueusement décorées, 
        y étaient beaucoup plus rares qu'à Césarée, 
        et si, par hasard, on avait besoin de statues pour orner quelque place 
        ou quelque édifice, d'un sarcophage sculpté pour y enfermer 
        quelque notable, on allait probablement chercher ces uvres d'art 
        dans les ateliers et les magasins, toujours bien fournis, de la grande 
        ville voisine. Pourtant, la population de Tipasa, dont le fond était 
        indigène, s'était bien façonnée aux murs 
        latines : ce qu'expliquent ses relations commerciales et la proximité 
        du chef-lieu de la Maurétanie. Sans doute, la domination carthaginoise 
        y avait laissé sa trace, surtout dans les cultes, et l'on a trouvé 
        parmi les ruines d'assez nombreux ex-voto présentant des symboles 
        qui appartiennent à la religion punique. Mais l'aspect général 
        de la cité était tout romain ; romains aussi étaient 
        presque tous les noms de ses habitants et, ce qui importait davantage, 
        leurs sentiments.Ils le prouvèrent lors de la révolte du roi indigène 
        Firmus. Nous avons vu ce que ses bandes firent de Césarée 
        et d'Icosium. Mais les Tipasiens surent mieux se défendre. Pendant 
        huit jours, Firmus les assiégea, faisant battre les remparts avec 
        ses machines de guerre, y appliquant des échelles, coupant les 
        conduites d'eau. Ne pouvant venir à bout de leur résistance, 
        il dut se retirer, et, peu de temps après, le meilleur homme de 
        guerre de l'empire, Théodose, envoyé contre le rebelle, 
        fit son entrée dans la ville, qui devint son quartier général. 
        Il est possible que le pillage de Césarée ait profité 
        à Tipasa, demeurée intacte. La fin du quatrième siècle 
        et la première moitié du cinquième, temps si malheureux 
        pour le monde romain, ne furent pas pour elle une ère de décadence. 
        Une inscription d'alors parle de la population innombrable de Tipasa, 
        et, en parcourant les vastes cimetières chrétiens qui flanquent 
        la ville à l'ouest et à l'est, on est tenté de croire 
        à cette expression pompeuse. Des édifices importants, dont 
        nous parlerons au chapitre II, furent construits ou embellis à 
        cette époque : l'église de l'évêque Alexandre, 
        la basilique de sainte Salsa, peut- être la grande basilique de 
        la colline de l'ouest.
 
 Le christianisme, qui semble avoir été alors très 
        florissant à Tipasa, s'y était introduit longtemps auparavant. 
        Des inscriptions chrétiennes découvertes au sud-est de la 
        ville, remontent à une assez haute époque : l'une d'elles 
        présente le symbole antique de l'ancre que nous avons déjà 
        rencontré à Cherchel; une autre est datée de l'année 
        238. Au quatrième siècle, moins de cinquante ans après 
        la fin des persécutions, la foi nouvelle était maîtresse 
        de Tipasa. Des documents officiels de ce temps-là, entre autres 
        des inscriptions gravées par ordre de la municipalité sur 
        des bornes de routes, portent en tête le monogramme du Christ.
 
 Sous Julien, dont le court règne (361-363) fut marqué par 
        une réaction païenne, les Tipasiens se signalèrent 
        par leur attachement au catholicisme. Ce prince favorisait en Afrique 
        les donatistes, schismatiques pour lesquels il n'avait du reste pas plus 
        de sympathie que pour les autres chrétiens ; mais il espérait 
        ainsi susciter des discordes funestes à la religion qu'il voulait 
        étouffer. Deux évêques donatistes vinrent alors à 
        Tipasa et, avec l'appui du gouverneur de la province qui les accompagnait, 
        ils prétendirent contraindre les habitants de la ville à 
        se déclarer pour leur parti. Ceux-ci restèrent inébranlables, 
        les têtes s'échauffèrent et, dans une bagarre, l'ampoule 
        contenant l'huile sainte fut lancée par une des fenêtres 
        de l'église, l'eucharistie fut jetée aux chiens; des femmes 
        enceintes, des enfants furent tués. La persécution de Julien 
        dura peu, mais il est propable que, quelques années après, 
        la haine des donatistes ne fut pas étrangère à l'acharnement 
        avec lequel Firmus, protecteur de cette secte, assiégea Tipasa.
 
 La domination des Vandales, qui étaient attachés à 
        l'hérésie d'Arius, fut à son tour très funeste 
        aux Tipasiens. En 484, le roi Hunéric abolit la religion catholique 
        dans ses États et ordonna " que toutes les églises 
        fussent livrées au clergé arien. Un évêque 
        appartenant à cette confession vint alors à Tipasa, pour 
        remplacer l'évêque catholique, condamné à l'exil. 
        Mais plutôt que de renoncer à sa foi, la population prit 
        lin parti désespéré. Elle s'embarqua et alla se réfugier 
        en Espagne. H ne resta que peu de gens, qui n'avaient pas trouvé 
        de vaisseaux pour fuir. Le nouvel évêque chercha à 
        les convertir, d'abord par la douceur, puis par des menaces ; enfin, ne 
        pouvant rien obtenir d'eux, il les dénonça au roi Hunéric. 
        Celui-ci entra dans une violente fureur et envoya un de ses principaux 
        officiers à Tipasa, avec l'ordre de convoquer sur la place publique 
        des délégations de toute la province, d'y amener les rebelles 
        et de leur faire couper la langue et la main droite. Ainsi fut fait. " 
        Mais ", ajoute l'écrivain contemporain Victor de Vite, 
        auquel nous devons ce récit, " le Saint-Esprit assista 
        ces malheureux : ils continuèrent à parler, ils " parlent 
        encore aujourd'hui comme ils parlaient auparavant. Et si l'on ne veut 
        pas me " croire, que l'on aille à Constantinople, et l'on 
        verra l'un d'entre eux, le sous-diacre Réparatus, qui s'exprime 
        parfaitement et sans la moindre peine. Pour cette raison, il jouit de 
        grands égards dans le palais de l'empereur " Zénon, 
        et l'impératrice surtout le traite avec respect. " Ce 
        miracle des langues coupées, qui, depuis plusieurs siècles 
        et de nos jours encore, a suscité des polémiques acharnées 
        entre catholiques, protestants et libres-penseurs, qui a fait couler des 
        flots d'encre et des torrents d'injures, devint bien vite célèbre 
        jusqu'au fond de l'Orient. Personne ne songeait alors à le révoquer 
        en doute et l'empereur Justinien lui-même le mentionnait dans une 
        ordonnance administrative. On ajouta bientôt des détails 
        plus extraordinaires. Parmi les victimes d'Hunéric, il y avait 
        eu, disait-on, un muet de naissance, qui, sa langue une fois coupée, 
        s'était mis, lui aussi, à parler ; au contraire, deux de 
        ces Tipasiens ayant dans la suite mené une vie débauchée, 
        ils avaient perdu pour tout de bon l'usage de la parole.
 
 A partir de la persécution d'Hunéric, il n'est plus fait 
        mention de Tipasa dans l'histoire. Il serait cependant inexact de croire 
        qu'elle soit devenue depuis ce temps une ville morte. 11 est probable, 
        au contraire, qu'elle n'a jamais été complètement 
        abandonnée et que, la persécution terminée, un grand 
        nombre de ceux qui avaient émigré en Espagne y revinrent. 
        Tipasa eut peut-être à souffrir alors, comme tout le pays, 
        des ravages des tribus barbares. Les Byzantins reprirent, nous l'avons 
        vu, Césarée en 534; mais ils ne purent établir leur 
        domination en Maurétanie. Cependant on doit penser qu'ils occupèrent 
        aussi notre ville, si voisine de Césarée : quelques constructions, 
        encore visibles, peuvent leur être attribuées.
 
 Après la conquête musulmane, Tipasa fut abandonnée. 
        Au seizième siècle, il est vrai, plusieurs milliers de Maures, 
        expulsés d'Espagne, vinrent s'y établir, mais ils furent 
        bientôt chassés par des gens du voisinage. Le nom de la ville 
        se transforma en Tefassed, qui veut dire Olé, ruiné. Ce 
        furent les Français qui lui rendirent son appellation antique, 
        avec l'orthographe fautive Tipaza. En 1854, l'emplacement de cette ville 
        romaine fut concédé à M. Demonchy, à charge 
        d'y construire un village. Le village existe, mais, pour se développer, 
        il manque de terrains disponibles. Le port a pris une certaine animation 
        depuis quelques années : on y embarque une partie des vins que 
        produit la région. La commune comptait, en 1891, 560 Européens 
        (dont 220 Français) et 1 471 indigènes: ces derniers habitent 
        pour la plupart le massif du Chenoua.
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