-----En 2002, quarantième anniversaire 
          de notre exode, les médias multiplient les publications qui nous 
          irritent souvent ou plus rarement, nous réconfortent. Ces quelques 
          lignes rétabliront une vérité trop longtemps ignorée 
          des " Pieds-Noirs ".
          -----Au petit matin du 1er novembre 1954, 
          le car de voyageurs circulant entre Arris et Tifelfel, dans l'Aurès, 
          est arrêté par des " fellaghas "; l'instituteur 
          Guy Monnerot, son épouse (elle survivra) et le caïd M'chounèche 
          seront abattus.
          -----Les médias et le pouvoir attacheront 
          un tel symbolisme à ce double assassinat, que tous considéreront 
          que l'instituteur est le premier mort civil européen de la rébellion 
          algérienne.
          -----Dès lors, seront occultés 
          les actes de courage et les sacrifices des victimes de la nuit qui a 
          précédé cette embuscade.
          -----Que tous ceux dont nous allons raviver 
          la douleur quarante ans plus tard, nous pardonnent.
          
          
          -----Le récit qui suit est fait 
          de nos propres souvenirs, associés au témoignage incontestable 
          de Jean-François Mendez, qui fut l'un des deux héros des 
          tragiques événements de Cassaigne.
          -----Pendant quarante ans, nous nous sommes 
          attachés à informer et à faire des mises au point 
          (Figaro, Pieds-Noirs d'hier et d'aujourd'hui, et bien d'autres) en vain, 
          seul l'Écho des Rapatriés de notre condisciple et ami 
          M. Gori, publia le récit de cette nuit-là dans le n° 
          81 de juillet 1997.
          -----Nous avons en vain recherché 
          les parents ou amis des protagonistes de ce drame. Notre rencontre très 
          récente avec M. Mendez mérite d'être contée: 
          le 11 mai, lors de l'assemblée générale de l'association 
          Généalogie Algérie-Maroc-Tunisie, nous découvrons 
          dans l'album des collectionneurs, Mme Gil et M. Pleutin, une photographie 
          de la gendarmerie de Cassaigne; nous expliquons à nos interlocuteurs 
          les raisons de notre intérêt pour ce document. Mi-mai, 
          au rassemblement de Cagnes-sur-Mer, M. Mendez a une réaction 
          identique qui n'échappe pas à notre attentif duo de collectionneurs 
          qui, nous les en remercions sincèrement, permettront une relation 
          entre acteur et témoin, nous aidant ainsi au rétablissement 
          de la vérité.
        La nuit du 31 octobre 
          ou ter novembre
         -----Nous avons 
          passé l'après-midi du 31 octobre chez nos amis Choiral. 
          Il est administrateur-adjoint de la commune mixte de Cassaigne, plus 
          particulièrement chargé des questions de sécurité.
          Nos habituelles parties de cartes et bavardages ont été 
          interrompus par la visite du caïd de Ouillis (plus tard, il sera 
          assassiné). Notre hôte est inquiet car la présence 
          de nombreux étrangers à la région lui a été 
          signalée. En nous séparant, il nous demande si nous sommes 
          armés, mon épouse répond négativement évoquant, 
          en bonne ménagère, les outils de cuisine.
          -----Peu après minuit, c'est donc 
          le 1er novembre 1954, nous sommes réveillés par un coup 
          de feu puissant, suivi d'un second (en fait, il y en eut deux confondus). 
          Nous pensons alors à quelque bagarre entre " indigènes 
          ", mais les bruits de la rue nous parvenant de plus en plus fort, 
          nous nous rendons à la fenêtre de mon bureau donnant sur 
          l'une des rues principales.
          -----En face de chez nous, sur le trottoir, 
          se tiennent Rodriguez, ouvrier des Ponts et Chaussées, armé 
          de son fusil de chasse (il sera plus tard enlevé par le F.L.N.), 
          Hue, son voisin, le banquier de la Compagnie Algérienne et un 
          jeune homme. Sur la hauteur devant le "bordj", notre ami Choirai 
          demande aux gens de rentrer chez eux. À terre, devant notre fenêtre 
          très basse sur la rue, une voix nous dit en arabe d'en faire 
          autant (il y a là un garde de nuit qui, nous le saurons plus 
          tard, a été assommé). Convalescent d'une opération 
          subie quelques jours auparavant, bien que la nuit soit très douce, 
          nous retournons nous coucher.
          -----Dans le calme revenu peu après, 
          nous entendons le bruit caractéristique de la voiture (une " 
          Floride " , la seule du village) du docteur Gibert grimpant vers 
          la gendarmerie, à environ cent mètres de chez nous.
          -----Chaque matin, devant nous reposer, 
          nous écoutons en ondes courtes les informations de Radio Monte-Carlo. 
          Vers sept heures, nous entendons avec surprise : " Ici tango-victor, 
          alpha tango, ferme de Jeanson attaquée, ferme Monsonégo 
          attaquée "; suivent d'autres lieux avec des coordonnées 
          en lettres et chiffres pour diverses exactions. La réception 
          se fait sur une longueur d'onde " harmonique " de celle de 
          la gendarmerie, très proche.
          -----Nous comprenons alors la réalité 
          et la gravité des incidents de la nuit et le bien-fondé 
          des inquiétudes de notre ami l'administrateur.
          -----À ce point du récit, 
          nous devons nous reporter au témoignage de Jean-François 
          Mendez tel qu'il a été recueilli par Léo Palaccio 
          et publié dans l'Écho du Soir (d'Oran) du 
          9 novembre 1954.
          -----Laurent 
          François, vingt-deux ans, à peine libéré 
          de son service militaire, et son ami Jean-François Mendez, vingt 
          ans, tous deux originaires de Picard, dernier village sur le littoral 
          à l'est de l'Oranie, reviennent après minuit, en 4 CV, 
          d'une soirée dansante passée au Grand Hôtel de Mostaganem. 
          Ils ont décidé de faire un détour par Cassaigne, 
          car la RN 11, route directe du littoral, est en chantier. Peu après 
          le carrefour de la RN 11 et du CD 8, leur nouvelle destination, se trouve 
          la ferme Monsonégo. Soudain, ils voient surgir dans la lumière 
          des phares, un homme en slip et tricot, gesticulant; il leur crie d'aller 
          chercher du secours. La 4 CV stoppe, Jean-François ouvre la portière, 
          deux coups de feu claquent, l'homme s'enfuit dans les vignes, la voiture 
          redémarre. Le pare-brise et la vitre du chauffeur ont été 
          brisés. Mendez éponge avec ses mouchoirs le sang de son 
          copain qui a été touché au front.La 4 CV fonce 
          vers Cassaigne et sa gendarmerie, elle s'arrête à quelques 
          mètres de la porte cochère: Laurent frappe à coups 
          redoublés, Jean-François tire la chaîne de la cloche. 
          Le silence paraît des heures, quand soudain un premier tir d'arme 
          de guerre retentit, Laurent dans la lumière du phare est atteint 
          à la tête et s'écroule en hurlant; deux autres tirs 
          quasi simultanés visent Jean-François qui s'était 
          jeté à terre et s'acharnait à cogner du pied au 
          portail toujours clos.
          -----La prison, toute voisine, s'éclaire; 
          il semble qu'à ce moment-là les terroristes, se sachant 
          découverts, aient décroché; Jean-François 
          se lève et court vers le village chercher du secours, il dévale 
          le talus du petit bois de pins entourant le monument aux morts et se 
          retrouve face à Rodriguez, qui a revêtu sa djellaba et 
          pris son fusil de chasse, et à deux autres gardiens de nuit dont 
          l'un viendra, mal en point, s'allonger sous notre fenêtre. Rodriguez 
          et son compagnon vont chercher le docteur Gibert.
          -----À leur retour à la gendarmerie, 
          le portail s'ouvre enfin à la demande du médecin; Laurent 
          gît toujours inanimé. Il rendra son dernier soupir durant 
          son transport à l'hôpital de Mostaganem. Il sera inhumé 
          à Picard au cours d'une simple cérémonie où 
          aucune personnalité n'assistera. Nous dirons que pour beaucoup 
          " Ça n'était encore qu'un banal fait divers ".
          
          -----Pendant ce temps à Ouillis, à une quinzaine 
          de kilomètres de là, traversée par les jeunes gens 
          quelques instants plus tôt, les gardes Mehgini et Cervero, après 
          des échanges de coups de feu, mettent en fuite des terroristes 
          qui se préparent à déposer des explosifs dans un 
          trou creusé au pied du transformateur électrique qui alimente 
          le Dahra. -----Si l'entreprise avait réussi, 
          Ouillis, Bosquet, Lapasset, Picard et Cassaigne auraient été 
          plongés dans l'obscurité. On comprit le plan des terroristes 
          lorsqu'on découvrit des échelles dressées contre 
          les murs de la gendarmerie de Cassaigne: ils attendaient l'arrêt 
          du courant pour attaquer la gendarmerie qu'ils avaient au préalable 
          privée de téléphone. S'ils s'étaient emparés 
          des armes et munitions, quelle eut été l'ampleur du massacre 
          des civils désarmés.
          
        -----Ces actions 
          terroristes concertées ont été déjouées 
          par des actes de civisme et de courage, simultanés par une heureuse 
          providence; leurs auteurs ont droit à notre éternelle 
          reconnaissance.
          -----Je ne sais si les valeureux gardes-champêtres 
          furent récompensés?
          -----Jean-François Mendez reçut 
          la médaille de vermeil du Courage,
          -----Laurent François, cité 
          à l'ordre de la Nation, obtint la Légion d'honneur à 
          titre posthume. Quant à nous, reconnaissons-lui au moins le titre, 
          mérité mais peut-être dérisoire, de première 
          victime française de la guerre d'Algérie.
          
         -----Nous n'irons 
          pas chercher un témoignage dans le journal algérien l'Expression 
          qui, dans un article du ter novembre 2001, écrit: " En effet, 
          c'est bien avant l'heure prévue que la première balle 
          fut tirée, et le premier Français (sic) éliminé 
          à 23h45, le 31 octobre 1954. Cette nuit-là, le nommé 
          Laurent... ".
          -----Le journaliste ajoute (ici la fiction 
          dépasse la réalité) que la prison civile, le 
          centre des PTT et le poste E.G.A. ont été attaqués.
          -----Nous rappelons le sacrifice du garde-forestier 
          Braun qui, à la Mare d'Eau, près de Saint-Denis-du-Sig, 
          fut abattu pour avoir refusé de donner ses armes; coïncidence, 
          il était le beau-frère de l'oncle de Laurent.
        André Spitéri