| CHAPITRE 
        IV LES ANIMAUX FAMILIERS ---------Un 
        des Français métropolitains qui ont le plus fait pour aider 
        à connaître l'Afrique du Nord, un de ceux qui l'ont le mieux 
        aimée et le mieux servie, le Président John Dal Piaz éprouvait 
        une dilection particulière pour les animaux qui aident' les indigènes 
        dans leurs travaux, sont associés à leur existence ou font 
        partie du décor de leur vie.. 'On ne saurait imaginer l'Arabe sans 
        son cheval, l'homme du désert sans son méhari, les rues 
        et les places des villes, les chemins des campagnes sans les petits ânesqui trottinent sous le poids des lourds couffins. On ne peut en fermant 
        les yeux revoir Rabat sans ses cigognes. La palmeraie de Marrakech sans 
        les vols de colombes blanches et grises qui tournoient au-dessus d'elle. 
        C'est pourquoi nous avons voulu citer ici quelques textes consacrés 
        aux animaux familiers des indigènes, tous si étroitement 
        rattachés à la vie humaine, ou au décor qui l'environne.
 I. 
        - Le Cheval ---------Tous les 
        peintres orientalistes ont été séduits par l'élégance 
        du cheval arabe. Voici le portrait d'un animal fameux dans l'armée 
        d'Afrique, l'illustre Salem, qu'Abd et Kader avait donné à 
        Léon Roches après la prise d'Aïn -Madhi :---------" 
        Il me tardait d'examiner à mon aise mon magnifique coursier. Il 
        se nomme Salem.
 ---------Salem 
        est moins grand que le cheval noir de l'émir, mais il est mieux 
        conformé. Sa tête plate et petite, gracieusement attachée 
        à une encolure élégante quoique forte.
 ---------Ses 
        oreilles forment le croissant. Deux yeux grands et brillants apparaissent 
        à travers son toupet, tellement long et fourni, qu'on est obligé 
        de le lier quand il mange. Sa crinière pend jusqu'au dessous de 
        l'épaule. Son poitrail est exceptionnellement large. Le rein est 
        court et la croupe n'est pas ravalée comme celle de la plupart 
        des chevaux barbes. Sa queue très fournie est bien plantée.
 ---------Ses 
        jambes, fines quand on les regarde de face, sont très larges quand 
        on les voit de profil. Ses jarrets indiquent une force extraordinaire. 
        Il mesure au garrot 1 m. 55 centimètres.
 ---------Je 
        n'ai pas résisté au désir de monter ce bel animal. 
        Il est admirablement dressé. Il fait des bonds extraordinaires, 
        niais il est très docile. J'ai fait une délicieuse promenade 
        et compris les vers du poète arabe:
 ---------"Un 
        verre de liqueur enivrante est placé entre les deux " oreilles 
        d'un noble coursier ".
 ---------Je 
        ne connais pas de jouissance plus grande que celle de sentir entre ses 
        jambes un cheval puissant et fougueux et qui pourtant obéit aux 
        moindres désirs de son cavalier. Je dis désirs, car lorsqu'il 
        y a union intime entre le cheval et soi, on ne s'aperçoit pas du 
        mouvement presque imperceptible que l'on fait pourtant quand l'on veut 
        obtenir de lui telle ou telle allure et que le noble animal comprend instinctivement 
        ( Léon Roches. - Dix ans d travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin 
        et Cie, 1904, in-18, p. 150 et 151). "
 
 II. 
        - Le Chameau ---------Dans les 
        pages qui suivent M. E. F. Gautier met au point toutes les légendes 
        si souvent répétées au sujet du chameau:---------" 
        Tout le monde sait que le chameau d'Afrique, à une seule bosse, 
        doit être appelé dromadaire. C'est, il est vrai, une connaissance 
        théorique dont personne à peu près ne fait usage. 
        L'appellation correcte est reléguée sur les plaques du Jardin 
        des Plantes et dans les dictionnaires. Celui de l'Académie définit 
        ainsi le dromadaire : " Espèce " de chameau à 
        une seule bosse sur le dos et qui va fort et vite ". Cette définition 
        est un assemblage monstrueux de zoologie et d'étymologie. Le mot 
        vient en effet d'un verbe grec qui signifie courir. Mais l'immense majorité 
        des chameaux africains, dromadaires authentiques, font en moyenne trois 
        kilomètres et demi à l'heure ; ils vont jusqu'à quatre 
        lorsqu'ils ont un conducteur armé d'une trique. Le méhari, 
        qui seul répondrait à la définition, est bien loin 
        d'être aussi rapide qu'on se l'imagine.
 ---------On 
        croit à tort que le méhari est une race à part. Les 
        indigènes sont incapables de sélectionner, comme nos éleveurs 
        européens, avec une méthode rigoureuse pendant une série 
        de générations. Il n'y a pas de stud-book pour méharis. 
        Au point de vue des formes extérieures, le méhari est bien 
        moins nettement individualisé que notre cheval de course : après 
        une expérience évidemment trop iourte, je ne me chargerais 
        pas de distinguer à première vue et à coup sûr 
        un méhari d'un chameau. D'après les indigènes eux-mêmes, 
        c'est un chameau individuellement choisi pour ses allures et ses promesses 
        d'avenir, et qu'on soumet, dès son enfance, à un entraînement 
        progressif : un chameau bien doué et bien dressé.
 ---------D'après 
        une vieille instruction hygiénique mise à l'ordre du jour 
        de l'armée d'Afrique, " la viande de chameau est " aussi 
        bonne et aussi saine que celle du buf". C'est très juste, 
        la fibre est plus courte, mais la saveur est tout à fait la même 
        ; il doit y avoir entre les deux une analogie profonde de composition. 
        Il y a en tous cas, entre les deux bêtes, une analogie évidente 
        de tempérament, quelque chose de lent, de passif, et presque de 
        rêveur; ce sont des animaux qui regardent vaguement quelque part. 
        Une petite anecdote arabe commente assez joliment cela: un voyageur, après 
        la sieste, ne retrouve plus son chameau. Enfin il l'aperçoit et 
        le rejoint ; en se baissant pour ramasser la bride, il la trouve engagée 
        dans un trou de gerboise ; c'est un tout petit rongeur, grignoteur de 
        cuir. " Si faible qu'il fût, dit Carrette, le mouvement de 
        traction " avait été senti par le méhari, qui 
        s'était laissé conduire " par son petit guide avec 
        sa docilité et sa gravité habituelles." Ce chameau 
        qu'une souris conduit par la bride est naturellement une bête de 
        folklore. Mais nous sommes loin du cheval, de sa nervosité, de 
        ses révoltes et de ses élans. Le chameau n'a jamais de " 
        sang ", comme on dit en style hippique.
 ---------Le 
        chameau, fut-il méhari, est fait pour la progression rectiligne, 
        paisible, flâneuse, bovine, au pas, que la taille de l'animal et 
        la longueur de ses jambes rendent cependant suffisamment rapide. Un excellent 
        méhari, sur de grandes distances, fait en moyenne et même 
        dépasse un peu 6 kilomètres à l'heure, à condition 
        de l'exciter incessamment par un mouvement machinal et ininterrompu du 
        pied ou de la cravache. Dans ces conditions, pour traverser le Tanezrouft 
        en plein été, avec des animaux en bon état, j'ai 
        vu soutenir pendant plusieurs jours un train de 70 kilomètres environ 
        par jour, mais en marchant seize heures sur vingt-quatre. C'est assurément 
        un maximum.
 ---------Le 
        petit trot, naturellement, donne de meilleurs résultats, un train 
        de diligence algérienne, 9 ou 10 kilomètres à l'heure. 
        Mais il fatigue beaucoup l'animal et il est déconseillé, 
        sauf sur les courtes distances.
 ---------Pratiquement 
        le galop n'existe pas, la conformation du train de derrière le 
        rend à peu près impossible. On a vu quelques méharis, 
        après un dressage savant, partir au galop de pied ferme, comme 
        des chevaux. Ce sont des acrobates dont leurs propriétaires sont 
        très fiers. En général le galop ne s'obtient qu'après 
        de longs efforts, beaucoup de coups et des cris, en affolant l'animal, 
        qui le soutient d'ailleurs pendant quelques foulées seulement. 
        Cette allure chez le chameau est désordonnée, spasmodique, 
        absurde; on dirait une quinte de toux, quelque chose I' anormal et de 
        maladif.
 ---------La 
        seule allure vive est le grand trot. C'est celle de la fantasia, de la 
        charge; des fuites désespérées ou des courriers chargés 
        d'une mission urgente. Pour forcer le méhari à la soutenir 
        il faut avoir recours à la torture, on lui gratte la chair à 
        vif avec un crochet en fer. Précisément, j'imagine, parce 
        que le grand trot est un résultat du dressage contrariant la nature, 
        il est très dur pour le cavalier ; il est violent, saccadé, 
        irrégulier, ne comporte pas pour l'écuyer d'accommodation 
        atténuant les secousses, comme en équitation le trot enlevé. 
        Pour le supporter, le méhariste se comprime les viscères 
        depuis l'estomac jusqu'au bas-ventre, avec une large ceinture ; de là 
        est venue peut-être la légende, des nausées, quoique 
        l'incommodité éprouvée n'ait rien de commun avec 
        le mal de mer. Il est d'ailleurs très facile de s'y soustraire 
        en ne trottant point, la bête ne demande pas mieux : par caractère 
        et par hygiène elle préfère le pas.
 ---------Il 
        a été regrettable pour sa santé, dans ses rapports 
        avec l'Européen, qu'on se soit fait des idées fausses sur 
        ses capacités de coureur; on a pu, dans certains cas, se trouver 
        entraîné à lui demander plus qu'il, ne pouvait raisonnablement 
        fournir. Mais ce qui lui a été particulièrement funeste, 
        c'est sa réputation proverbiale de sobriété, causé 
        initiale d'innombrables assassinats.
 ---------Qu'un 
        mammifère aussi puissant n'ait pas de besoins alimentaires proportionnés 
        à sa taille, c'est une absurdité zoologique ; pour le chameau, 
        comme pour tout animal, la grosse affaire est précisément 
        de manger. Il consomme bon an mal an le même volume de fourrage, 
        et il absorbe la même quantité d'eau que les autres grands 
        herbivores ; s'il en était autrement, son organisme violerait la 
        grande loi physique d'après laquelle rien ne se crée et 
        rien ne se perd ; il ferait de la force avec rien, ce dont le radium seul 
        jusqu'ici a été soupçonné d'être capable. 
        Sa seule particularité, infiniment précieuse, est de supporter 
        une irrégularité extrême dans les heures ou plus exactement 
        les jours de repas : mais il faut en définitive que le compte s'y 
        trouve.
 ---------Chaque 
        année, le chameau veut impérieusement, sous peine de mort, 
        un congé de six mois, congé total, absolu, qu'il passe au 
        pâturage, où il mange voracement du matin au soir sans perdre 
        une minute. Aucun autre animal domestique n'a, je crois, de pareilles 
        exigences ; elles ont rendu tardive et délicate son admission dans 
        le fonctionnariat ; il est notoire que l'administration, assez coulante 
        sur la somme de travail utile, ne plaisante pas avec les, heures de présence. 
        Aux compagnies de méharistes, chaque homme a pour son usagé 
        personnel au moins deux bêtes, il monte l'une pendant que l'autre 
        est au vert. Ce chiffre deux est un minimum réglementaire, généralement 
        dépassé en pratiqué.---------Il 
        ne faudrait pas croire que le méhari en activité de service 
        ne mange pas ; il dévore dès qu'il en a l'occasion, et il 
        faut que ces occasions soient fréquentes. Pour un peloton de méharistes 
        en randonnée à travers le désert, le maître 
        souverain des marches et des étapes, l'ordonnateur du programme 
        quotidien, c'est l'estomac des bêtes ; ni le jour ni la nuit n'entrent 
        en ligne de compte, ni la fatigue, la faim, ou le sommeil des hommes ; 
        tout est subordonné à l'unique nécessité de 
        nourrir le troupeau quand même. Dès qu'on rencontre un peu 
        de verdure comestible, en quelque point que ce soit de l'itinéraire, 
        on met pied à terre pour quelques heures ou quelques jours ; dans 
        les intervalles, faussent-ils comme il arrive de deux ou trois cents kilomètres 
        et de cinq ou six jours, on chemine sans trêve, et presque sans 
        sommeil, sous le soleil et sous les étoiles, d'une progression 
        lente et régulière; l'organisme humain, engourdi par la 
        continuité de l'effort et de la veille, dégage une impression 
        d'acharnement machinal et stupide. On n'a pas le droit de s'arrêter 
        ailleurs qu'au pâturage, un voyage au Sahara est une chasse au brin 
        herbe.
 ---------En 
        somme cet animal, qui a usurpé dans le monde entier une réputation 
        de sobriété, paît les trois quarts de sa vie, et ce 
        n'est pas trop, si on considère que ce qu'est un pâturage 
        saharien. Le mot est fâcheux, il évoque l'idée d'herbages 
        normands, frais et profonds. La réalité est bien éloignée 
        de cette image : des lits de rivière à sec, de vagues cuvettes 
        aux contours incertains, des recoins de dunes, où s'espacent à 
        de grands intervalles des touffes grisâtres; dans ce paysage, paître 
        est un exercice ambulatoire, le chameau fait cinquante mètres entre 
        chaque bouchée.
 ---------Il 
        n'est pas seulement gros mangeur, il est gourmet, ou du moins très 
        particulier et très divers dans ses goûts. Il lui arrive 
        de manger de l'herbe ou quelque chose qui s'en approche, des graminées 
        à tige mince, coriace et coupante que les arabes appellent le " 
        diss ". Pendant une partie de l'année, l'hiver, je crois, 
        il adore de petits arbustes désertiques, comme le " hâd 
        " ; des plantes grasses, à touffes ligneuses. Le rôle 
        des feuilles est joué par un foisonnement de choses vertes innommables 
        et imprécises, des boules ou des rameaux, épais et succulents 
        ; la saveur est âcre, salée, aromatique ; évidemment 
        un plat très épicé. En avril et mai, dans les bonnes 
        années et dans les coins favorisés, le sol se couvre de 
        fleurs sans feuilles, sans verdure apparente, qui rappellent une jonchée 
        de fleuriste, et non pas du tout nos prairies émaillées. 
        Les Arabes, poètes incorrigibles, appellent cette végétation 
        " le printemps ", et c'est une nourriture de prédilection 
        pour le chameau ; il cueille et il engloutit les bouquets à grands 
        coups de gueule profanatoires. Il mange aussi les feuilles de mimosas 
        et de gommiers, et aussi les épines, terribles pourtant, dures, 
        acérées comme des pointes d'acier; il les cueille négligemment 
        avec ses longues lèvres de cuir, ce qui paraît un record 
        d'avaleur d'épingles. Tous les végétaux désertiques 
        ne lui conviennent pas indistinctement ; le " zita " par exemple, 
        qui paraît à il un arbuste estimable, n'a pas de valeur 
        alimentaire pour le chameau. D'autres lui
 sont directement contraires ou même vénéneux. Il varie 
        d'ailleurs son régime avec les saisons et il dédaigne en 
        été ce qu'il aime en hiver. La botanique alimentaire du 
        méhari m'a paru chose extrêmement compliquée et délicate. 
        Tel pâturage, qui paraît magnifique au profane, est, pour 
        le pâtre de métier, tout à fait indigne d'attention.
 -
 |  | --------En somme 
        un médiocre bétail, ce n'est pas douteux, lent et lourd, 
        de faible rendement, difficile à nourrir, délicat; dans 
        l'absolu, il est très inférieur au cheval et au mulet, on 
        se résigne à lui faute de mieux, puisque c'est la seule 
        bête de somme adaptée au Sahara. C'est ce que M. Denou exprime 
        autrement, en une phrase qui a un joli parfum du temps : " La nature, 
        après avoir créé le désert, a réparé 
        " son erreur en créant le chameau ". Cet organisme adapté 
        à un pays tout à fait à part défie toute prévision 
        basée sur notre expérience européenne. Nous ne savons 
        jamais exactement ce qu'on peut se permettre avec lui et ce qu'on doit 
        s'interdire.---------C'est 
        d'autant plus regrettable que le chameau a sa façon propre de protester 
        contre les traitements déraisonnables : il meurt avec une simplicité, 
        une facilité surprenantes ; c'est sa grève à lui. 
        ( E.-F. GAUTIER. - La Conquête du Sahara. Paris, 
        Armand Colin, 1910, in-I6.) "
 III. 
        - Les Ânes ---------On 
        a beaucoup écrit sur ces petits ânes d'Algérie, mais 
        jamais avec plus de sympathie que les Tharaud dans la page ci-après 
        : ---------" 
        De tous côtés, les petits ânes entravés par 
        les pattes de devant se roulaient dans le fumier, ou bien sautaient comiquement, 
        avec des gestes saccadés de jouets mécaniques, pour disputer 
        aux poules les grains d'orge ou la paille hachée qui avaient glissé 
        des couffins. Les pauvres, comme ils étaient pelés, teigneux, 
        galeux, saignants ! Vraiment le destin les accable. Un mot aimable du 
        Prophète et leur sort eût été changé. 
        Mais le Prophète a dit que le braiment est le bruit le plus laid 
        de la nature. Et les malheureux braient sans cesse !Tandis qu'ils vont, 
        la tête basse, ne pensant qu'à leur misère, un malicieux 
        Génie s'approche et leur souffle tout bas : " Patience ! ne 
        t'irrite pas! Sous peu, tu seras nommé sultan ! " Un instant, 
        la bête étonnée agite les oreilles, les pointes en 
        avant, les retourne, hésitant à prêter foi à 
        ce discours incroyable ; puis brusquement sa joie éclate, et dans 
        l'air s'échappent ces cris que le plus vigoureux bâton n'arrive 
        pas à calmer... Âne charmant, toujours déçu, 
        toujours frappé, toujours meurtri, et pourtant si résigné, 
        si gracieux dans son martyre ! Si j'étais riche Marocain, je voudrais 
        avoir un âne, mais un âne pour ne rien faire, un âne 
        qui n'irait pas au marché, un âne qui ne tournerait pas la 
        noria, un âne qui ne connaîtrait pas la lourdeur des couffins 
        chargés de bois, de chaux, de légumes ou de moellons ; un 
        âne que j'abandonnerais à son caprice, à ses plaisirs, 
        sultan la nuit d'une belle écurie, sultan le jour d'un beau pré 
        vert; un âne enfin pour réparer en lui tout le malheur qui 
        pèse sur les baudets d'Islam et pour qu'on' puisse dire: " 
        Il y a quelque part, " au Maroc, un âne qui n'est pas malheureux... 
        ( J.-J. THARAUD. Rabat ou les heures marocaines. Paris, 
        Pion, in-12, p. 124, 125 et 126.) "
 IV. 
        - Les Cigognes ---------Voici deux 
        jolies pages sur ces oiseaux que l'indigène entoure de respect, 
        mais un respect qui n'est pas dépourvu de malice comme on le verra 
        par le récit de Fromentin:---------" 
        Je croyais qu'il n'y en avait qu'en Alsace ! Et je les, trouve tout le 
        long de cette côte marocaine, immobiles sur leurs longues pattes, 
        avec leurs plumes blanches et noires, leur cou flexible et leur bec de 
        corail qui fait un bruit de castagnettes... Je ne sais comment aucune 
        image, aucun hasard de lecture ne m'avait préparé à 
        les voir ici, ces cigognes. Et c'est pour moi un plaisir enfantin de rencontrer 
        ces grands oiseaux, que j'imaginais seulement sur les cheminées 
        de chez nous. Avec le même air familier, la même attitude 
        pensive qu'au sommet d'un clocher de Mulhouse ou de Colmar, elles se posent 
        sur les murailles des vieilles petites cités mahgrabines, Fédhala, 
        Bouznika, Skrirat, Témara, qui s'échelonnent sur les grèves 
        de Casablanca à Rabat. ---------De 
        ces vieilles petites cités, on n'aperçoit rien d'autre que 
        leurs enceintes rouges, dont la ligne flamboyante n'est interrompue çà 
        et là que par d'énormes tours carrées, une porte, 
        un éboulis ou la verdure d'un figuier. Mais de la vie enfermée 
        dans ces remparts couleur de feu on ne voit, on n'entend rien. Seuls, 
        les graves oiseaux blancs et noirs animent ces kasbahs mystérieuses, 
        posées là sur le sable comme les gravures de quelque ancien 
        traité de fortification. Debout sur les créneaux en pointe, 
        le bec tourné vers la mer ou vers le bled désolé, 
        on dirait les sentinelles de vaste cité d'oiseaux; et l'indigène 
        accroupi dans ses rues, au seuil du grand trou d'ombre que fait la porte 
        la ville, semble n'être que le gardien de ces nids fortifiés, 
        l'esclave de ces hôtes aériens. (J.-J. THARAUD. 
        - Rabat ou les heures marocaines. Paris, Plon, in-I2, p.1 -2 et 3.) 
        "
 ---------Une 
        agréable nouvelle que je ne t'ai pas dite : les cigognes sont arrivées. 
        J'ai vu l'autre jour leur premier courrier. C'était le matin de 
        très bonne heure; beaucoup gens dormaient encore dans Blidah. Il 
        venait du sud, porté par une légère brise, s'appuyant 
        sans presque les mouvoir, ses grandes ailes à l'extrémité 
        noire, le corps suspendu entre elles " comme entre deux bannières 
        ". Une troupe de pigeons ramiers, de corneilles et de petits milans 
        lui faisaient un joyeux cortège, et saluaient sa bienvenue par 
        des battements d'ailes et par des cris. Des aigles volaient à distance, 
        les yeux tournés vers le soleil levant. Je vis la cigogne, suivie 
        de son escorte, descendre de la montagne et se diriger vers Bab-et-Sebt. 
        Il y avait là des Arabes qui sans doute avaient voyagé la 
        nuit, car ils étaient couchés pêle-mêle avec 
        des dromadaires fatigués, toutes charges réunies au centre 
        du bivouac, et les animaux n'ayant plus que leurs bâts. Quand l'oiseau 
        sacré passa sur leurs têtes, un des Arabes qui le vit étendit 
        le bras, et dit se levant tout droit : " Chouf et bel ardj, regarde, 
        voici la cigogne. " Ils l'aperçurent tous aussitôt, 
        et, comme un voyageur qui revient, ils la regardèrent en se répétant 
        de l'un à l'autre : " Chouft'ouchi ? l'as-tu vue ? " 
        Longtemps l'oiseau parut hésiter, tantôt rasant les murs, 
        tantôt s'élevant à de grandes hauteurs, les pieds 
        allongés tournant lentement la tête vers tous les horizons 
        du pays retrouvé. Un moment il eut l'air de vouloir prendre terre; 
        mais le vent qui l'avait amené rebroussa ses ailes et l'emporta 
        du côté du lac.
 ---------Les 
        cigognes émigrent à l'automne pour ne revenir qu'au printemps. 
        Elles se montrent rarement dans la plaine, et n'habitent jamais Alger. 
        À Médéah, au contraire, et dans toutes les villes 
        de la montagne, elles se réunissent en grand nombre, Constantine 
        en est peuplée. Je connais peu de maisons dans cette ville, la 
        plus africaine et la moins orientale de toutes les villes algériennes, 
        je connais peu de toitures un peu hautes qui ne supportent un nid. Chaque 
        mosquée a le sien, quand elle n'en a pas plusieurs. C'est une faveur 
        pour une maison d'être choisie par les cigognes. Comme les hirondelles, 
        elles portent bonheur à leurs hôtes Il y a toute une fable 
        qui les consacre et les protège : ce sont des tolba chargés 
        en oiseaux pour avoir mangé un jour de jeûne. Elles reprennent 
        tous les ans leur forme humaine dans un pays inconnu et très éloigné, 
        et quand, appuyées sur une patte, le cou renversé dans les 
        épaules et la tête élevée vers le ciel, elles 
        font avec un claquement de leur bec le bruit singulier de kuam... kuam... 
        kuam. C'est qu'alors l'âme des tolba, toujours vivante en elles, 
        se met en prière. Jadis c'était Antigone, cette fille de 
        Laomédon et sur de Priam, que Junon changeait en cigogne 
        pour la punir de l'orgueil que lui causait sa beauté. Tous les 
        peuples ont eu le génie des métamorphoses, et chacun y a 
        mis sa propre histoire : la Grèce artiste devait être punie 
        dans sa vanité de femme; l'Arabe dévot et gourmand devait 
        l'être pour un péché commis en carême. ( 
        FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, 1925, in-18, 
        p. 154 à 156.) "
 V 
        - Les Colombes ---------Lorsqu'on 
        arrive par la route au col des Djebilets qui dominent Marrakech à 
        30 kilomètres au nord, on voit, au-dessus de la ligne sombre des 
        palmiers, s'élever, svelte et grave, la koutoubia. Mais au-dessus 
        d'elle, tournoient dans l'air limpide des vols de colombes, blanches comme 
        les neiges de l'Atlas, qui forment le fond du décor---------Le 
        vent était tombé, et pourtant leur feuillage, qui ne laissait 
        filtrer aucune parcelle de lumière, remuait comme d'une vague respiration. 
        Il était étrangement chargé, ponctué, jusqu'en 
        haut, de taches d'un gris violet, - des cônes, sans doute, que je 
        regardais, sans penser à m'étonner de leur couleur, quand 
        tout d'un coup l'un de ces fruits s'envola, et tous les autres suivirent. 
        C'étaient encore des ramiers : la lente palpitation des beaux arbres 
        était faite de toutes les leurs. Un instant, ils tournoyèrent, 
        et tout le vol bruissant revint s'enfoncer dans les sombres quenouilles; 
        de nouveau, il n'y eut plus qu'une multitude d'immobiles fruits. "Les 
        colombes de la mosquée ", nous dit notre compagnon Merrâkchi
 ---------Les 
        colombes de la mosquée, mais plus particulièrement les colombes 
        du vénéré fondateur. Il paraît que ce très 
        saint avait reçu d'en haut, entre autres pouvoirs surnaturels, 
        de tout-puissants prestiges contre les oiseaux rapaces. Alors les autres, 
        les innocents, et surtout les pigeons, arrivèrent à tire 
        d'aile, de tous les côtés de l'horizon, dans la Zaouia. Si, 
        par hasard, un mauvais chasseur de l'air apparaissait au-dessus des jardins 
        délicieux, il suffisait de lui signifier l'ordre qui bannissait 
        tous ses congénères. On écrivait cet ordre sur une 
        planchette que l'on plantait au bout d'un roseau dans la terre ; le méchant 
        se le tenait pour dit, et partait. Un jour, le très saint, s'étant 
        querellé avec ses . fils,. voulut abandonner Tameslouhet. Toute 
        la gent ailée de la Zaouia le suivit en un grand nuage. Lorsque 
        les habitants virent cela, ils coururent après le Chérif, 
        et lui dirent : " O père, nous " t'avions laissé 
        partir. Mais ceci est un signe. Que celui " qui fit jaillir l'eau 
        bénie à Tameslouhet, et que suivent " les oiseaux de 
        Dieu, revienne à Tameslouhet 1 "
 ---------Le 
        saint se laissa ramener par son peuple.
 ---------Bien 
        entendu, tous ces bienheureux pigeons sont marabouts, comme les cigognes, 
        qui reviendront au printemps. Jamais personne n'aurait l'idée de 
        leur faire du mal, et de là leur abondance au bout de quatre siècles. 
        Les murs de la Zaouia n'en sont pas seulement couverts, ils en sont à 
        la lettre remplis : en regardant bien, on voit remuer du gris ou du bleu 
        dans chacun des mille trous laissés par les échafaudages 
        en ces fauves parois de pisé. (André CHEVRILLON. 
        - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922, in-18, 
        p. 258, 259, 260 et 261.
 VI 
        - Le Lamet  ---------Personne 
        n'a vu cet animal. Mais les chasseurs en parlent beaucoup. Ils disent 
        que c'est un quadrupède dont le bipède droit est plus court 
        que le gauche pour mieux courir à flanc de coteau. C'est un inépuisable 
        sujet de plaisanteries. J'ai trouvé un texte relatif au lamet (prononcez 
        lammtt) et je le transcris en souvenir de mon passage auSahara en le dédiant aux Nemrods qui m'accompagnaient:
 ---------" 
        Taïeb n'est pas seulement un traditionaliste distingué. Il 
        a la spécialité des récits de chasse. Le plus merveilleux 
        dont j'ai gardé le souvenir, est la poursuite d'un animal mystérieux 
        que mon guide appelait le lamet. Le seul détail précis que 
        j'ai pu obtenir sur ce gibier fantastique, c'est qu'il n'a qu'un pied. 
        Avec ce pied unique, le lamet court plus vite que tous les chevaux. On 
        les crève inutilement à sa poursuite.
 ---------Je 
        suis - je ne sais pourquoi - beaucoup plus rebelle aux histoires de chasse 
        qu'aux récits surnaturels, et je ne peux m'empêcher de présenter 
        à Taïeb cette objection candide
 ---------Comment 
        sait-on que le lamet existe puisque personne ne l'a jamais vu ?
 ---------Le 
        spahi a répondu avec sang-froid
 ---------- 
        Si, il y a bien longtemps, un chasseur a tué un lamet. Il l'avait 
        surpris endormi sur son seul pied et appuyé contre un arbre. Alors 
        le chasseur a scié l'arbre le lamet est tombé par terre. 
        (Hugues LE Roux. - Au Sahara. Paria, Marpon et Flammarion, 
        1891. 6. p. 60 et 61.
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