| CHAPITRE 
        III La vie intellectuelle et 
        moraleLa religion
 -------Ce qui domine 
        la vie des indigènes de notre Afrique du Nord, c'est la religion. 
        Il est difficile de donner en quelques pages un aperçu de cette 
        religion et de ses prescriptions principales. Léon Roches nous 
        semble y être parvenu dans le passage que l'on va lire-------" Le Coran prescrit aux musulmans 
        cinq prières par jour.
 -------" Mais avant d'aller plus loin, 
        il importe de donner quelques explications sur le Coran au sujet duquel, 
        dans le monde, j'ai entendu souvent émettre des opinions assez 
        fausses. Ces explications sont du reste nécessaires pour l'intelligence 
        des faits que j'aurai â raconter, car la constitution musulmane 
        repose entièrement sur le Coran et ses prescriptions.
 -------" Coran signifie le livre par 
        excellence. Ce n'est point la parole du Mohammed ( Il est 
        bien entendu que j'exprime ici les croyances musulmanes.), c'est 
        la parole de Dieu reçue miraculeusement par Mohammed et recueillie 
        et écrite par lui et les premiers sectateurs lettrés de 
        sa religion.
 -------" Quand un musulman cite un passage 
        du Coran, il commence par ces mots : Dieu a dit ; quand il cite un passage 
        des Hadith (Recueil des préceptes de Mohammed.), 
        il dit : Le prophète a dit : " Les " paroles de ce dernier 
        sont des préceptes. La parole de " Dieu est une loi immuable. 
        "
 -------C'est le code religieux et le code 
        civil, car la loi religieuse est en même temps la loi civile. On 
        comprend dès lors que le Coran soit le prototype de la langue arabe, 
        puisqu'aucun de ses mots ne peut subir la moindre altération. Un 
        défaut même de prononciation, quand on récite le Coran, 
        est considéré comme impiété.
 -------" Je disais donc que le Coran 
        prescrit cinq prières obligatoires par jour (La 
        prière El Fedjr, aurore. - La prière El D'hour, une heure 
        aprèsmidi. - La prière Elaâsser, à égale 
        distance du D'hour et du Moghreb - La prière El Moghreb, coucher 
        du soleil. - La prière El Acha, soit deux heures et demie après 
        le coucher du soleil.).
 -------" Le Coran ordonne également 
        les ablutions, car la prière n'est valable que si l'on est en état 
        de pureté.
 -------" La description des ablutions 
        et l'énumération des cas où elles deviennent obligatoires 
        nécessiteraient des détails dans lesquels je crois qu'il 
        est au moins inutile d'entrer.
 -------" Dans le pays où il n'y 
        a pas d'eau, le Coran permet aux croyants de remplacer les ablutions par 
        l'imposition des mains sur la terre.
 -------" Je fais donc mes ablutions 
        et mes prières avec la plus scrupuleuse exactitude, car je m'aperçois 
        que je suis constamment épié. Voici comment un musulman 
        doit prier
 -------" Après avoir fait ses 
        ablutions, il choisit une place qui ne soit souillée par aucun 
        corps impur, soit dans la tente, soit en plein air. Il tourne sa face 
        vers la Kaâba (maison d'Abraham située dans 
        le temple de la Mecque) ; il élève ses deux mains 
        ouvertes à la hauteur de son front et dit : " Dieu est grand. 
        Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est son prophète ( 
        La illa ill'Allah, Mohammed rassoul Allah! Allah Ekbar), puis il 
        récite un verset du Coran, se prosterne à genoux, frappe 
        la terre de son front, se relève dans sa première posture, 
        redit encore " Dieu est grand , et ainsi trois fois de suite en changeant 
        à chaque fois le verset du Coran.
 -------" Quand la prière se fait 
        en commun, soit dans la mosquée, soit en plein air, les paroles 
        sacrées sont récitées par l'iman (Qui 
        se tient devant, parce que l'officiant se tient en avant de ceux qui prient.) 
        et les assistants se contentent de faire les génuflexions, etc., 
        en répondant chaque fois et tous en chur Allah ou Ekbar (Dieu 
        est le plus grand).
 -------" Le vendredi, la prière 
        du D'hour doit être faite en commun, et dans une mosquée, 
        s'il en existe dans les environs. Après cette prière, l'iman, 
        nommé dans ce cas khâtib ( De Khotoba, discours) 
        (prédicateur), fait un sermon.
 ------ Pendant l'heure de la prière 
        du D'hour, le vendredi, tout travail doit être interrompu, et dans 
        les villes, toutes les boutiques et les lieux publics doivent être 
        fermés.
 -------" Pour la première fois 
        j'ai fait le Ramadan ( De la racine arabe; il a brûlé, 
        qui brûle (sous-entendu les entrailles). D'autres prétendent 
        que Ramadan est le nom du premier homme qui a jeûné.). 
        Ce carême des musulmans est bien plus rigoureux que celui des chrétiens; 
        lorsqu'on l'observe en se conformant à l'esprit du Coran.
 -------" On doit jeûner depuis 
        l'heure où l'on peut distinguer un fil noir d'un fil blanc jusqu'au 
        coucher du soleil. Le jeûne ne consiste pas seulement à se 
        priver d'aliments, il est défendu de boire, de priser, de fumer; 
        d'aspirer des odeurs et d'avoir commerce avec les femmes pendant cet intervalle.
 -------" Au moment où le soleil 
        se couche, les musulmans les moins fervents se livrent immédiatement 
        à la satisfaction du besoin le plus impérieux. Les uns mangent, 
        les autres fument, d'autres prisent. Le musulman pieux doit avaler une 
        seule gorgée d'eau, pour rompre le jeûne, puis faire la prière 
        du Moghreb. Il ne mange qu'après avoir achevé sa prière, 
        qu'il doit faire autant que possible en commun.
 -------" Comme partout, les gens riches 
        trouvent moyen d'adoucir les règles les plus austères. Ainsi, 
        les musulmans aisés font du jour la nuit et de la nuit le jour. 
        Le carême qui doit être un temps de pénitence et de 
        repentir est, pour une partie des musulmans, une époque de bonne 
        chère et de réjouissances. La nuit se passe en festins ; 
        ils prolongent leur réunion jusqu'à ce qu'il ne reste plus 
        que deux heures de nuit, alors on sert le Sohor (nom du 
        dernier repas de nuit) et au moment où l'aurore répand 
        ses premières clartés, ils se rincent la bouche, font leurs 
        ablutions, leurs prières du matin, et vont se coucher pour ne se 
        lever qu'après-midi. Les pauvres, au contraire, qui doivent travailler 
        pour vivre et qui n'ont pas de quoi acheter une nourriture substantielle, 
        font le Ramadan dans toute sa rigueur. Ceux qui ont l'habitude de fumer 
        ou de priser, souffrent plus, de la privation du tabac que de celle de 
        la nourriture ; pour 'moi qui n'avais aucune de ces habitudes, je supportais 
        le Ramadan sans la moindre difficulté. Il faut ajouter que je menais 
        la vie des riches.
 
 -------" Comme l'année lunaire 
        qui sert à compter l'ère musulmane a onze jours de moins 
        que l'année solaire, il en résulte que, pendant une révolution 
        de trente trois ans, tous les mois de l'année lunaire parcourent 
        successivement les différentes saisons de l'année solaire. 
        Le Ramadan arrive donc également à toutes les époques 
        de l'année : en été, il est intolérable à 
        cause de la soif ; aussi est-il permis aux moissonneurs et aux voyageurs 
        de ne pas observer le ramadan, mais alors ils doivent, dans le cours de 
        l'année, jeûner le nombre de jours pendant lesquels ils n'ont 
        pas satisfait au jeûne du Ramadan. C'est une dette sacrée. 
        Le mois de Ramadan est consacré à la préparation 
        des fidèles pour les fêtes de Pâques nommées 
        (Beyram en turc) Aïl et Sghaïr, la petite fête, et (Courbon 
        Beyram) Aïl et Kebir, la grande fête. On doit oublier toutes 
        les injures qu'on a reçues et se réconcilier avec tous ses 
        ennemis ; toute guerre entre tribus cesse pendant ce mois sacré. 
        (Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Fans, 
        Perrin t Cie, 1904, in-18, p. 45 à 49.) "
 
 -------Cette religion nous paraît s'être 
        incarnée dans un homme, Abd el Kader. Voici le portrait qu'a tracé 
        de lui Léon Roches qui vécut longtemps près de lui 
        et fut son ami jusqu'au jour où cette amitié l'eût 
        contraint de porter les armes contre la France
 -------" Son teint blanc a une pâleur 
        mate ; son front est large et élevé. Des sourcils noirs, 
        fins et bien arqués surmontent de grands yeux bleus qui m'ont fasciné. 
        Son nez est fin, légèrement aquilin, ses lèvres minces 
        sans être pincées ; sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement 
        l'ovale de sa figure expressive. Un petit cuchem (tatouage) entre les 
        deux sourcils fait ressortir la pureté du front. Sa main, maigre 
        et petite, est remarquablement blanche, des veines bleues la sillonnent 
        ; ses doigts longs et effilés sont terminés par des ongles 
        roses parfaitement taillés ; son pied, sur lequel il appuie presque 
        toujours une de ses mains, ne leur cède ni en blancheur ni en distinction.
 -------" Sa taille n'excède pas 
        cinq pieds et quelques lignes, mais son système musculaire indique 
        une grande vigueur, quelques tours d'une petite corde en poils de chameau 
        fixent autour de sa tête un haïk de laine fine et blanche ; 
        une chemise en coton et par-dessus une chemise de laine de même 
        couleur, le haïk, qui après avoir fait le tour de la tête 
        enveloppe le corps, et un burnous blanc recouvert d'un burnous brun, voilà 
        tout son costume. Il tient toujours un petit chapelet noir dans sa main 
        droite. Il l'égrène avec rapidité et lorsqu'il écoutes 
        sa bouche prononce encore les paroles consacrées à ce genre 
        de prière.
 -------" Si un artiste voulait peindre 
        un de ces moines inspirés du moyen-âge que leur ferveur entraînait 
        sous l'étendard de la croix, il ne pourrait, il me semble, choisir 
        un plus beau modèle qu'Abd et Kader.
 -------" Un mélange d'énergie 
        guerrière et d'ascétisme répand sur sa physionomie 
        un charme indéfinissable.
 -------" Sa physionomie est on ne peut 
        plus mobile, et malgré l'empire qu'il exerce sur lui-même, 
        elle reflète les sensations qui agitent son esprit ou son cur.
 -------" Quand il prie, c'est un ascète.
 -------" Quand il commande, c'est un 
        souverain. Quand il parle guerre, ses traits s'illuminent; c'est un soldat.
 -------" La conversation tombe-t-elle 
        sur les infidèles que sa religion lui ordonne de haïr ? C'est 
        un de nos féroces capitaines du temps des croisades ou des guerres 
        de religion du XVIè siècle.
 -------" Quand il cause avec ses amis, 
        en dehors des questions d'État ou de religion, sa gaietéest 
        franche et communicative. Il a même un penchant à la moquerie.
 -------" Il ne parle jamais de son père 
        Sidi Mahhi ed Din sans que ses beaux yeux se mouillent de larmes. Il adore 
        sa mère, pour laquelle il professe le plus profond respect.
 -------" Contrairement aux usages des 
        Arabes, il n'a qu'une femme (sa cousine germaine, sur des Ouled 
        Sidi Bou Taleb), dont il a une fille âgée de quatre ans.
 -------" Il a quatre frères, 
        dont l'aîné Sidi Mohammed Saïd, a succédé 
        à Sidi Mahhi ed Din, comme chef religieux de la zaouia de Guiatn'a 
        des Hachem-Gheris, près Mascara, berceau de famille.
 -------" La fortune personnelle d'Abd 
        et Kader se compose de l'espace de terre que peuvent labourer dans une 
        saison deux paires de bufs. Il a un, troupeau de moutons dont la 
        chair sert aux hôtes qui viennent demander l'hospitalité 
        à sa tente et dont la laine suffit pour tisser ses vêtements 
        et ceux de sa famille, burnous, haïk, aâbêia. Il possède 
        en outre quelques vaches qui lui fournissent le lait et le beurre nécessaires 
        à ses hôtes et sa consommation ; quelques chèvres 
        et quelques chameaux.
 -------" Sa mère, qui vit avec 
        lui, sa femme et les femmes de ses serviteurs intimes qui composent sa 
        maison particulière, tissent elles-mêmes ses vêtements.
 -------" Il se nourrit donc, même 
        quand il est en tournée ou en campagne, de ses produits personnels.
 "------- Il s'intitule inspecteur de 
        la chambre du trésor. Il en est le gardien le plus économe 
        et le plus vigilant. Il n' y puise jamais 
        pour ses besoins personnels, excepté pour l'achat de ses chevaux 
        et de ses armes, suivant les strictes prescriptions du Prophète.
 -------" Il est inutile de dire qu'Abd 
        et Kader fait ses prières aux heures indiquées par le Coran. 
        A propos de la prière, je l'ai entendu émettre l'aphorisme 
        suivant
 " Le chrétien est très inférieur à un 
        musulman.
 " Le juif est pire qu'un chrétien.
 " L'idolâtre est pire qu'un juif.
 " Le porc est pire qu'un idolâtre.
 " Eh bien ! l'homme qui ne prie pas, à quelque religion qu'il 
        appartienne, est pire qu'un porc ".
 -------Il s'exprimait ainsi à propos 
        des Arabes qui, pour la plupart, négligent de faire les prières 
        prescrites par le Coran.
 -------" Quand le temps le permet, Abd 
        et Kader prie hors de sa tente sur un emplacement nettoyé à 
        cet effet et ceux qui veulent participer à la prière en 
        commun, qui est plus agréable à Dieu, viennent se placer 
        derrière lui.
 -------" Ces hommes au costume ample 
        et majestueux, rangés sur plusieurs lignes, répétant 
        par intervalles d'une voix grave les réponses : Dieu est grand 
        ? - Il n'y a de Dieu que Dieu ! Mohammed est prophète de Dieu ! 
        se prosternant tous ensemble, touchant la terre de leurs fronts et se 
        relevant en élevant les bras vers le ciel, tandis que l'émir 
        récite des versets du Coran : tout cet ensemble offre un spectacle 
        saisissant et solennel.
 -------" Là ne se bornent point 
        les exercices religieux d'Abd et Kader. Il se livre à des méditations 
        entre chaque prière, égrène constamment son chapelet 
        et fait chaque jour, dans sa tente ou à la mosquée quand 
        il se trouve (par hasard) dans une ville, une conférence sur l'unité 
        de Dieu. Il passe pour être un des théologiens les plus érudits 
        de l'époque.
 -------Il jeûne au moins une fois par 
        semaine, et quel jeûne ! Depuis deux heures avant l'aurore jusqu'au 
        coucher du soleil, il ne mange, ni ne boit, ni même ne respire aucun 
        parfum. Je ne sais si j'ai dit qu'il proscrit l'usage du tabac à 
        fumer et tolère à peine le tabac à priser.
 -------" Il s'accorde rarement les douceurs 
        du café. Dès qu'il voit qu'il serait disposé à 
        en prendre l'habitude, il s'en prive pendant plusieurs jours.
 -------Ses repas sont pris avec une extrême 
        promptitude. Il a proscrit toute espèce de raffinements. Du couscoussou, 
        de la viande bouillie et rôtie, des galettes au beurre et quelques 
        légumes ou fruits de la saison. Pour boisson du l'ben (petit-lait 
        aigre) ou de l'eau. ( Léon Roches. - Dix ans à 
        travers l'Islam. 1834-1844. Paris, Perrin et Cie, 1904, in-18, p. 66-67, 
        112 à 114.) "
 -------Il importe de rappeler ici le grand 
        principe dont la déclaration (la fettoua) fut obtenue par le même 
        Léon Roches, à Kairouan, le 20 août 1841, des plus 
        savants docteurs de l'Afrique du Nord, les ulemas et mokkaden de la Zaouïa 
        de Tedjini. C'est en vertu de ce texte que tout bon musulman est autorisé 
        par sa conscience et sa religion à collaborer avec nous
 -------Quand un peuple musulman, dont le 
        territoire a été envahi par les infidèles, les a 
        combattus aussi longtemps qu'il a conservé l'espoir de les en chasser, 
        et, quand il est certain que la continuation de la guerre ne peut amener 
        que misère, ruine et mort pour les musulmans, sans aucune chance 
        de vaincre les infidèles, ce peuple, tout en conservant l'espoir 
        de secouer leur joug avec l'aide de Dieu, peut accepter de vivre sous 
        leur domination à la condition expresse, qu'ils conserveront le 
        libre exercice de leur religion et que leurs femmes et leurs filles seront 
        respectées. ( Léon Roches. - Dix ana à 
        travers l'lalam. 1834-1844. Paris, Perrin et C1", 1904, in-18, p. 
        241.) "
 -------D'ailleurs, l'observation de cette 
        autorisation fut aisée. Tout Arabe qui avait combattu contre nous, 
        était obligé de reconnaître que nous avions conduit 
        la guerre avec humanité. Voici à ce sujet un témoignage 
        probant ( Extrait d'une lettre écrite par Léon 
        Roches à un de ses parents le 20 janvier 1844, sur les actes prétendus 
        inhumains exercés par nos troupes au cours des razzias.)
 -------Nos soldats tuent uniquement les Arabes 
        qui font usage de leurs armes ; ils se contentent d'entourer et de chasser 
        devant eux les hommes inoffensifs, les femmes, les enfants et les troupeaux, 
        qu'ils sont même souvent obligés de défendre contre 
        nos goums ( Cavaliers arabes auxiliaires), beaucoup 
        moins humains que nous à l'égard de leurs compatriotes. 
        Tu verrais avec quels égards nos braves soldats conduisent ces 
        malheureux, et avec quelle sollicitude surtout ils s'occupent des enfants 
        Combien en avons-nous vu prendre dans leurs bras ces, pauvres petits êtres 
        affolés de terreur et parvenir à les calmer, comme aurait 
        pu le faire la mère la plus tendre !
 -------Quand le triste convoi d'une ghazia 
        arrive à notre campement, le maréchal lui-même veille 
        à ce que femmes et enfants soient installés sous des tentes 
        requises à cet effet. Des factionnaires empêchent qu'aucun 
        homme ne s'en approche, à l'exception dés docteurs chargés 
        de les visiter et de désigner les malades. En outre des vivres, 
        on met à leur disposition, pour les petits enfants, les chèvres 
        ou vaches laitières choisies dans les troupeaux ghaziés.
 -------Ces troupeaux eux-mêmes sont 
        l'objet de la préoccupation du maréchal. On reconnaît 
        bien l'agriculteur dans la tendresse qu'il porte au bétail !
 " Ah ! je t'assure que les jours de ghazia, ses officiers et surtout 
        son interprète sont soumis à de rudes corvées ! mais 
        comment nous plaindre, quand lui-même nous donne l'exemple ? Nous 
        ne pouvons prendre ni repos, ni nourriture avant que tous nos prisonniers, 
        hommes, femmes et enfants, soient installés et aient reçu 
        leurs vivres, et avant que les troupeaux ne soient parqués après 
        avoir bu. Oui, mon cher ami, nous devons nous assurer qu'ils ont bu, et 
        ne va pas te figurer qu'il nous suffise de transmettre l'ordre que le 
        maréchal nous a donné.
 ........................................
 ------Je t'en supplie, 
        mon cher ami, ne crois plus aux récits de certains journaux et 
        aux tirades de certains philanthropes s'apitoyant sur le sort des Arabes 
        victimes des cruautés de notre maréchal et de son armée. 
        Certes, et je te l'ai dit maintes fois, ces Arabes sont souvent dignes 
        de pitié, exposés qu'ils sont, en même temps, à 
        nos attaques et à celles d'Abd et Kader. C'est pourtant dans leur 
        bouche que je trouve la plus complète réfutation des accusations 
        portées contre l'armée d'Afrique. Que de fois m'ont-ils 
        dit-------Nous trouvons auprès des chrétiens 
        générosité et a clémence, tandis que nos frères 
        les musulmans nous " ruinent et nous écrasent sans pitié. 
        ( Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 
        1834-1844. Paris, Perrin et Ce, 1904, in-18, p. 449, 450 et 451.) "
 -------Nous ne voudrions pas quitter cette 
        grande figure de Bugeaud sans citer en passant un texte qui nous donne 
        l'origine de cette tradition sur la " casquette du Père Bugeaud 
        ", qui est à l'heure actuelle inséparable de sa popularité. 
        Ce texte est confirmé par le Maréchal Canrobert, dans ses 
        Souvenirs d'un siècle, publiés par Germain Bapst (Paris, 
        Plon, 1899, in-12e, T. I., p. 40)
 
 -------Dans 
        une de ces surprises de nuit, plus sérieuse que les autres, le 
        maréchal, qui, contre son habitude, s'était déshabillé 
        pour se coucher dans son petit lit de camp, fut réveillé 
        par une vive fusillade ; il ne prend que le temps d'enfiler ses bottes, 
        et, en chemise, coiffé de son bonnet de coton, il s'élance 
        vers la partie du camp attaquée, rétablit l'ordre légèrement 
        troublé par la panique de quelques soldats à moitié 
        endormis, de sa voix de stentor fait cesser le feu, et veut marcher en 
        tête du bataillon qu'il a organisé pour fondre à la 
        baïonnette sur les assaillants.
 -------Nous eûmes toutes les peines 
        du monde à l'arrêter. Quelques minutes après, notre 
        bataillon revenait avec des armes et des prisonniers.
 -------C'est depuis ce jour-là, ou 
        plutôt cette nuit-là, que les soldats, en souvenir du casque 
        à mèche, chantent sur l'air de la marche des zouaves : " 
        As-tu vu la casquette ? ( Léon ROCHES. - Dix ans 
        à travers l'islam. 1834-1844. Paris, Perrin et C'°, 1904, in-18. 
        p. 454.) "
 -------On a souvent dit qu'une des grandes 
        forces de la religion musulmane était l'acquiescement à 
        la volonté de Dieu. Que l'on appelle ce sentiment fatalisme ou 
        résignation, il nous paraît mieux valoir que l'esprit de 
        révolte contre le destin. Il est exprimé de façon 
        émouvante dans la chanson saharienne que nous reproduisons ci-dessous
 -------C'est le soir, l'heure des chants, 
        des longues mélopées, improvisations naïves et poignantes 
        sur les choses de la guerre et de l'amour, sur l'exil et la mort, à 
        la manière des antiques rapsodes.
 -------Les chefs nous annoncent une expédition 
        lointaine " Mon cur est mon avertisseur, " Il m'annonce 
        une mort prochaine. " Qui me verra mourir? qui priera pour moi ?
 -------Qui fera pour ma mémoire l'aumône 
        sur ma tombe? " Ah ! qui sait ce que me réserve la destinée 
        de Dieu " Ma gazelle blanche m'oubliera. " Un autre montera 
        ma douce cavale... " O coeur, tais-toi ! Ne pleure pas, mon il 
        ! " Car les larmes ne servent à rien.
 -------Nul n'obtiendra ce qui n'était 
        pas écrit,
 -------Et ce qui est écrit, nul ne 
        l'évitera...
 -------Calme-toi, mon âme, jusqu'à 
        ce que Dieu ait pitié,
 -------Et si tu ne parviens pas à 
        te calmer, il y a la mort...
 -------Les chanteurs modulent leurs élégies, 
        accompagnées du djouak doux, le petit chalumeau bédouin, 
        aux mystérieux susurrements, coupés parfois aussi par les 
        cris sauvages et les stridences de la rhaïta. ( Isabelle 
        EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle. 1908, in-18.) "
 -------Pour connaître tout ce qu'il 
        peut y avoir de sincérité d'élan, de ferveur dans 
        la religion islamique, il faut lire cette belle page d'André Chevrillon, 
        qui nous rappelle le début d'une prière que chantent du 
        haut des minarets les muezzins de Fez pendant la nuit ou à l'aurore 
        " Priez, " croyants, la prière vaut mieux que le sommeil 
        "
 -------Une certaine nuit, je ne sais ce qu'ils 
        avaient, les moueddens, mais ils chantaient avec des accents si véhéments 
        et si purs, leurs hautes notes se tendaient si vibrantes, ils modulaient 
        avec une telle ardeur, une telle volonté d'élancer leur 
        foi jusqu'au fond de l'espace, qu'il n'était plus question de dormir. 
        Ma montre marquait deux heures et demie. -------À 
        la lueur de la pauvre chandelle de bazar (qui fit vaguement apparaître, 
        aux vantaux du portique, le fantastique décor de roues, de soleils 
        entremêlés), je gagnai l'autre bout de la longue chambre 
        arabe, et puis, par le vieil escalier en colimaçon, la porte de 
        la terrasse. Un lourd loquet de fer poussé, toute la nuit m'apparut.
 -------Elle était d'un bleu liquide 
        et vaguement lumineux. Un croissant de lune que j'avais regardé 
        flotter avant d'aller dormir avait disparu. A ce signe, on percevait le 
        progrès des heures, on voyait que, durant l'évanouissement 
        du sommeil, la terre avait tourné dans l'espace, et que, par en-dessous, 
        le matin devait commencer à monter. Entre les brillantes étoiles 
        remuées de leur frisson sans trêves, la Polaire, repérée 
        par la Grande Ourse, et sensiblement abaissée, signalait l'étrange 
        latitude.
 -------A mon premier pas sur la terrasse, 
        le mouedden le plus voisin se tut : pure coïncidence, mais ce fut 
        exactement la même impression de secret que si l'on approche, la 
        nuit d'un taillis où s'exalte un invisible rossignol, et le chant 
        aussitôt s'évanouit. -------Au 
        loin, durant ce long silence, j'entendais s'épancher les autres...
 -------Il reprit, et tout 
        de suite il n'y eut plus que lui, que cette ardente et mordante clameur 
        qui, d'une longue tenue tremblée, emplissait l'espace. De l'homme, 
        on ne voyait rien. Seulement la tour d'oùs'élançait 
        la voix, et que deux terrasses, tout au plus, séparaient de la 
        mienne : silhouette d'ombre, presque insubstantielle dans le bleu de la 
        profondeur constellée. Mais quelle certitude et plénitude 
        d'être, quelle force vivante, quelle triomphante volonté 
        dans ce jaillissement de foi enthousiaste ! Ce n'était pas la simple, 
        invariable mélopée de l'appel à la prière 
        ; cela semblait varier, s'infléchir, moduler, s'arrêter et 
        reprendre, suivant les ondes, les afflux d'une inspiration. On eût 
        dit que l'homme ne chantait que pour lui-même, comme le rossignol 
        encore, enivré d'être seul, de posséder la nuit et 
        d'y exhaler à l'aise sa passion d'absolu. |  | -------Et par delà 
        le minaret fantôme, l'étendue de la ville aussi n'était 
        que vague et pâleur. Pas un humain visible. Pas un bruit que ces 
        voix. Le détail changeant des êtres et des choses s'était 
        évanoui. Rien ne restait que de l'essentiel et du permanent. Ce 
        chant, c'était de l'âme, l'âme islamique, qui s'est 
        incarnée en des millions de vivants. Dans la nuit tiède, 
        sous les feux et les frissons de l'univers, elle n'était qu'ardeur 
        et qu'adoration. ( André CHEVRILLON. - Marrakech 
        dans les palmes. Calmann-Lévy, Paris, 1922, in-l8, p. 179. 180 
        et 181.) "-------Une telle religion est profondément 
        digne de respect. Elle affirme une indiscutable valeur. Un témoignage 
        que l'on ne peut, à cet égard, récuser est celui 
        d'Isabelle Eberhardt qui lui donna les dernières années 
        d'une courte vie inquiète mais prodigieusement sensible
 -------Souvent, aux heures envolées 
        de prospérité, j'ai trouvé la vie ennuyeuse et laide. 
        Mais depuis que je ne possède plus mon esprit toujours en éveil, 
        depuis que la douleur a trempé mon âme, je sens, avec une 
        sincérité absolue, l'ineffable mystère qui est répandu 
        dans toutes les choses...
 -------Le pâtre bédouin, illettré 
        et inconscient, qui loue Dieu en face des horizons splendides du désert 
        au lever du soleil, et qui le loue , encore en face de la mort, est bien 
        supérieur au pseudo-intellectuel qui accumule phrases sur phrases 
        pour dénigrer un monde dont il ne comprend pas le sens, et pour 
        insulter à la Douleur, cette belle, cette sublime et bienfaisante 
        éducatrice des âmes...
 ------Jadis, quand je ne " manquais 
        de rien " matériellement, mais quand je manquais de tout intellectuellement 
        et moralement, je m'assombrissais et me répandais sottement en 
        imprécations contre la Vie que je ne connaissais pas. Ce n'est 
        que maintenant, au sein du dénuement dont je suis fière, 
        que je l'affirme belle et digne d'être vécue. (Isabelle 
        EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1908, in-18.) "
 
 II. 
        - La Valeur Intellectuelle  ------Aujourd'hui où 
        l'Algérie nous a donné tant d'hommes de valeur dans tous 
        les domaines de l'intelligence, du savoir, de la vie sociale, il paraît 
        superflu d'affirmer les dons intellectuels des indigènes. Mais 
        il n'est peut-être pas inutile de citer à ce sujet le témoignage 
        non d'un artiste, mais d'un officier qui servit brillamment en Algérie 
        sous lamonarchie de Juillet et le second Empire, le général du 
        Barail:"
 ------Les jeunes Arabes, dans les écoles 
        et les collèges où ils ont la chance de tomber sur des maîtres 
        qui les aiment, qui se dévouent à eux, apprennent avec une 
        facilité, une rapidité incroyables, et il serait très 
        possible, si on le voulait bien, d'en mettre, chaque année, un 
        certain nombre en état de subir victorieusement les épreuves 
        des concours et des examens.
 ------On dit, je le sais, que l'Arabe retient 
        tout ce qu'on lui enseigne jusqu'à l'âge de treize ou quatorze 
        ans, mais qu'à cet âge son intelligence semble s'endormir, 
        et qu'il ne peut plus dépasser le niveau rapidement conquis. On 
        attribue ce phénomène à une cause commune à 
        tous les pays d'Orient : les écarts de murs qui signalent 
        l'âge de la puberté, la vie de harem. Je ne nie pas, loin 
        de là, que dans l'éducation arabe il y aurait des déboires 
        et des pertes ; mais, cependant, on a des exemples, de jour en jour plus 
        nombreux, qui prouvent que l'Arabe n'est point si réfractaire à 
        notre mouvement intellectuel. Il y a, à Alger, des médecins 
        indigènes qui ont leur diplôme de docteur de nos grandes 
        Facultés. Or, un peuple qui fournit des médecins peut fournir 
        des ingénieurs, des jurisconsultes, des administrateurs ; car, 
        de toutes les branches du savoir humain, la médecine est certainement 
        celle dont l'étude entraîne le plus grand effort intellectuel. 
        Ce n'est donc pas une utopie que je poursuis, en insistant sur un système 
        qui s'il était adopté et poursuivi avec persévérance 
        malgré les accidents passagers, produirait un grand effet sur la 
        population de l'Algérie et nous vaudrait plus d'un demi-siècle 
        de guerre. ( Général Du BARAIL. - Mes souvenirs. 
        Paris, Plon, 1897, in-8°Tome I, p. 405 et 406.) "
 II 
        . - L'Amitié  ------Peut-on trouver un 
        plus bel éloge de l'amitié que celui qui est contenu dans 
        cette chanson berbère ?Que " Le troubadour, Si Hammon, chante l'amitié en jolis vers 
        chelleuhs. El Hadj Omar voulut bien me les dire :
 Que Dieu garde Si Hammon, le chanteur
 La balle de l'embusqué est plus amère que tout.
 Les larmes de l'ami qui pleure sont amères.
 Le laurier-rose est amer ; qui jamais l'a mangé et trouvé 
        bon ?
 Moi, je l'ai mangé pour mon ami ; il n'était pas amer. Il 
        ne dira jamais, celui qui n'a pas d'ami: J' ai été heureux
 Parce que, la vie, ce sont les amis qui la font passer. Celui qui a le 
        cur brisé, qui le guérira ?
 Sinon le sourire de l'ami, ou sa parole.
 Le cur qui n'a point à qui parler,
 Mieux vaut, pour lui, l'exil ou même la mort.
 Le fusil ne se sépare pas de la balle.
 Les yeux peints ne se séparent point de l'antimoine. Le cur 
        ne se sépare pas de ses amis,
 Jusqu'à ce qu'ils entrent sous terre. (Docteur Paul 
        CHATINIÈRES. - Dans le Grand Atlas marocain. Paris, Plon, 1919, 
        in-18, p. 95.) "
   IV. 
        - L'Hospitalité  ------L'amitié se 
        traduit par l'hospitalité. Mais le sens de l'hospitalité 
        n'est pas seulement pour l'Arabe une qualité sociale ; la pratique 
        de l'hospitalité prend à ses yeux la valeur d'un mérite 
        religieux, comme l'a fort bien dit Fromentin, dans les lignes qui suivent
 ------" La diffa est le repas d'hospitalité. 
        La composition en est consacrée par l'usage et devient une chose 
        d'étiquette. Pour n'avoir plus à revenir sur ces détails, 
        voici le menu fondamental d'une diffa d'après le cérémonial 
        le plus rigoureux. D'abord un ou deux moutons rôtis entiers ; on 
        les apporte empalés dans de longues perches et tout frissonnants 
        de graisse brûlante; il y a sur le tapis un immense plat de bois 
        de la longueur d'un mouton ; on dresse la broche comme un mât au 
        milieu du plat ; le porte-broche s'en empare à peu près 
        comme d'une pelle à labourer, donne un coup de son talon nu sur 
        le derrière du mouton et le fait glisser dans le plat. La bête 
        a tout le corps balafré de longues entailles faites au couteau 
        avant qu'on ne la mette au feu ; le maître de la maison l'attaque 
        alors par une des excoriations les plus délicates, arrache un premier 
        lambeau et l'offre au plus considérable de ses hôtes. Le 
        reste est l'affaire des convives. Le mouton rôti est accompagné 
        de galettes au beurre, feuilletées et servies chaudes, puis viennent 
        des ragoûts; moitié mouton et moitié fruits secs, 
        avec une sauce abondante fortement assaisonnée de poivre rouge. 
        Enfin arrive le kouskoussou, dans un vaste plat de bois reposant sur un 
        pied en manière de coupe. La boisson se compose d'eau, de lait 
        doux (halib), de lait aigre (leben) ; le lait aigre semble préférable 
        avec les aliments indigestes ; le lait doux, avec les plus épicés. 
        On prend la viande avec les doigts, sans couteau ni fourchette ; on la 
        déchire ; pour la sauce, on se sert de cuiller de bois, et le plus 
        souvent d'une seule qui fait le tour du plat. Le kouskoussou se mange 
        indifféremment, soit à la cuiller, soit avec les doigts 
        ; pourtant, il est mieux de le rouler de la main droite, d'en faire une 
        boulette et de l'avaler au moyen d'un coup de pouce rapide, à peu 
        près comme on lance une bille. L'usage est de prendre autour du 
        plat, devant soi, et d'y faire chacun son trou. Il y a même un précepte 
        arabe qui
 recommande de laisser le milieu, car la bénédiction du ciel 
        y descendra. Pour boire on n'a qu'une gamelle, celle qui a servi à 
        traire le lait ou à puiser l'eau. A ce sujet, je connais encore 
        un précepte : " Celui qui boit ne doit pas respirer dans la 
        tasse où est la boisson ; il doit l'ôter de ses lèvres 
        pour reprendre haleine, puis il doit recommencer à boire. " 
        Je souligne le mot doit, pour lui conserver le sens impératif.
 --------C'est dans 
        les murs arabes un acte sérieux que de manger et de donner 
        à manger, et une diffa est une haute leçon de savoir-vivre, 
        de générosité, de prévenances mutuelles. Ce 
        n'est point en vertu de devoirs sociaux, mais en vertu d'une recommandation 
        divine, et pour parler comme eux, à titre d'envoyé de Dieu, 
        que le voyageur est ainsi traité par son hôte. Leur politesse 
        repose donc non sur des conventions, mais sur un principe religieux. Ils 
        l'exercent avec le respect qu'ils ont pour tout ce qui touche aux choses 
        saintes, et la pratiquent comme un acte de dévotion.-------Aussi ce n'est point une chose qui 
        prête à rire, je l'affirme, que de voir ces hommes robustes, 
        avec leur accoutrement de guerre et leurs amulettes au cou, remplir gravement 
        ces petits soins de ménage qui sont, en Europe, la part des femmes; 
        de voir ces larges mains, durcies par le maniement du cheval et la pratique 
        des armes, servir à table, émincer la viande avant de vous 
        l'offrir, vous indiquer sur le dos du mouton l'endroit le mieux cuit, 
        tenir l'aiguière ou présenter, entre chaque service, l'essuie-main 
        de laine ouvrée. Ces attentions, qui, dans nos usages, paraîtraient 
        puériles, ridicules peut-être, deviennent ici touchantes 
        par le contraste qui existe entre l'homme et les menus emplois qu'il fait 
        de sa force et de sa dignité.
 ------Et quand on considère que ce 
        même homme, qui impose aux femmes la peine accablante de tout faire 
        dans son ménage, ne dédaigne pas de les suppléer 
        en tout, quand il s'agit d'honorer un hôte, on doit convenir que 
        c'est, je le répète, une grande et belle leçon qu'il 
        nous donne, à nous autres gens du Nord. L'hospitalité exercée 
        de cette manière, par les hommes à l'égard des hommes, 
        n'est-elle pas la seule digne, la seule fraternelle, la seule qui, suivant 
        le mot des Arabes, mette la barbe de l'étranger dans la
 main de son hôte? ( E. FROMENTIN. - Un été 
        dans le Sahara. Paris. Crès et Ce, in-12, p. 42, 43, 44 et 45.) 
        "
 V. 
        - La Générosité  ------La générosité 
        s'affirme déjà dans la façon dont les Arabes pratiquent 
        l'hospitalité, mais on ne saurait croire avec quel plaisir, quelle 
        spontanéité, ils aiment à obliger un ami. Une bien 
        curieuse anecdote est citée à ce sujet par le général 
        du Barail : elle rappelle le service que lui rendit un indigène 
        dans les premiers jours de son commandement à Laghouat : ------" J'avais 
        sur les bras une garnison de plus de mille hommes, y compris deux cents 
        blessés, parmi lesquels un officier général et dix 
        officiers de différents grades. Et, pour nourrir tout ce monde-là, 
        à part quelques caisses de biscuit et quelques sacs de riz, je 
        n'avais rien; mais littéralement rien ! ce qui s'appelle rien ; 
        pas un buf, pas un mouton, pas un morceau de lard ou de viande salée, 
        pas un centime pour en acheter et pour payer le prêt échu.
 ------" Je ruminais mon dénuement, 
        en me laissant aller au pas cadencé de ma monture qui, comme les 
        chevaux d'Hippolyte, " semblait se conformer à ma triste pensée 
        ". Et il faut croire que mon visage la reflétait aussi, car 
        je m'entendis interpeller en arabe par un cavalier, qui était venu 
        se mettre botte à botte avec moi, et qui me disait
 ------" - Du Barail, tu n'as pas l'air 
        content ! Qu'est-ce que tu as ? C'était le second fils du pauvre 
        vieux Ben-Salem ; c'était Cheick-Ali qui était venu avec 
        moi accompagner la colonne du général.
 ------" - Ah ! c'est toi ! lui dis-je, 
        eh bien, tu as raison; je ne suis pas gai. Je suis dans la plus horrible 
        détresse. Je puis bien te le dire : je n'ai ni argent, ni vivres. 
        Je ne sais pas avec quoi on fera la soupe ce soir, non seulement pour 
        la garnison, mais pour les blessés.
 ------" Cheick-Ali me dit simplement
 ------" - Combien te faudrait-il d'argent 
        ? " - Quarante mille francs.
 ------" - Tu les auras dans une heure. 
        Et de la viande, combien t'en faut-il ?
 ------" - Il me faudrait cent bufs 
        et cinq cents moutons. " - Tu les auras avant midi.
 ------" Et il partit en avant à 
        toute bride. Je n'ai jamais su comment il s'y prit. Il est probable qu'il 
        avait trouvé, chez le marabout d'Aïn-Mahdi, un dépôt 
        sûr pour son argent, au début des troubles, tout en en conservant 
        une partie dans quelque cachette, à Laghouat. Quant à ses 
        troupeaux, ils formaient une petite tribu, vivant presque toute l'année 
        entre le M'zab et Laghouat, et confiée à des gens qu'on 
        appelait les Mékalifs-el-Adjérab (les Mékalifs galeux). 
        Je ne sais pas trop pourquoi ils ont mérité ce surnom. Toujours 
        est-il qu'en rentrant à Laghouat, je trouvai ses serviteurs déjà 
        occupés à transporter à mon logis les sacs d'écus 
        et que, quelques minutes avant midi, les cent boeufs et les cinq cents 
        moutons débouchaient devant ma porte, d'où ils partirent 
        pour être confiés à l'Intendance, pendant que l'argent 
        était distribué aux officiers payeurs et aux chefs des différents 
        services, contre des reçus.
 ------" C'est donc à Cheick-Ali, 
        à un de ces chefs arabes que nous avons si souvent méconnus 
        et dont, pour ma part, je ai jamais eu qu'à me louer, que je dois 
        d'avoir pu me tirer de ce mauvais pas. Sans lui, je ne sais réellement 
        pas que j'aurais fait, et le brave cur me rendit ce service c une 
        simplicité qui en doublait le prix. On aurait dit qu'il faisait 
        la chose du monde la plus ordinaire et la plus naturelle. ( 
        Général DU BARAIL. - Mes Souvenirs. Paris, Plon, 1898 in-8°. 
        T II, p. 58, 59 et 60.) "
 VI 
        - La Valeur Militaire  ------Empruntons encore 
        au général du Barail un magnifique éloge des vertus 
        guerrières de cette race que nos soldats ne purent combattre sans 
        l'estimer------" Ce qui m'a toujours porté 
        à aimer l'Arabe, ce qui fait qu'aujourd'hui la vue d'un burnous 
        blanc m'attire, m'attendrit presque, c'est que l'Arabe est avant tout 
        un soldat incomparable. A la guerre, le mépris de la mort qu'il 
        puise dans sa foi religieuse lui donne une bravoure sans limites. Avec 
        cela, il est obéissant, discipliné; il reste sobre tant 
        que les fréquentations malsaines ne lui font pas oublier les préceptes 
        du Coran. Enfin, il est fidèle, attaché, dévoué, 
        reconnaissant pour les chefs qui lui témoignent de l'intérêt 
        et de l'affection, et je ne connais pas de commandement plus agréable, 
        pour un officier, que celui d'une troupe indigène...
 ------Nos troupes indigènes nous ont 
        toujours servi fidèlement même quand elles avaient à 
        combattre des insurrections dont, au fond du cur, elles pouvaient, 
        elles devaient désirer le succès, et ce lien mystérieux 
        qui les retenait sous nos drapeaux s'appelle : le sentiment du devoir 
        militaire. L'Arabe est fait pour porter les armes, et c'est bien notre 
        faute si nous n'avons pas su mieux utiliser les précieuses ressources 
        qu'il peut fournir à notre puissance militaire. (Général 
        Î pral 406 et BARAIL. - Mes Souvenirs. Paris, Plon, 1897, in-8° 
        T) "
 ------Il est des faits d'armes dont s'enorgueillit 
        l'histoire de France comme celui du chevalier d'Assas, mais dont on peut 
        trouver l'équivalent dans l'histoire de l'Algérie, à 
        la gloire des fils de cette terre
 ------" Toujours 
        dans le Dahra, un Arabe des Ouled-Sahib accourt un jour tout essoufflé 
        pour me demander de voler secours de son village. Je l'interroge tout 
        en mettant n monde en route, et voilà ce qu'il me raconte durant 
        trajet:
 ------" "Le village était 
        tranquille lorsqu'il a été tout d'un coup cerné par 
        des Arabes, sous les ordres de Ben-Kalifa un des lieutenants de Bou-Maza. 
        Cet insurgé a pénétré dans la maison du caïd 
        installé au nom de la France. Lui mettant le pistolet sur la poitrine, 
        il l'a sommé d'ordonner lui-même aux Ouled-Sahib soumis à 
        son autorité de venir grossir les rangs des insurgés. S'il 
        s'avise de donner l'alarme aux Français, il est mort.
 ------"Le caïd n'hésite 
        pas; il a été nommé par la France, il lui doit sa 
        vie. D'un coup de poing, il abat le pistolet de Ben-Kalifa, et, courant 
        du côté où sont ses serviteurs, il crie : " Aux 
        armes ! Défendez-vous et courez prévenir les Français. 
        À peine a-t-il prononcé ces mots, que Ben-Kalifa, revenu 
        de sa première surprise, se précipite sur lui et le tue.
 ------"Celui qui me parle n'a pas perdu 
        une seconde ; il est venu me trouver, il va me conduire, et le village 
        sera sauvé !
 ------"Comment ne pas rappeler le dévouement 
        de ce
 d'Assas arabe resté ignoré en France ? (Germain 
        BAPST. - Le maréchal Canrobert. Paris, Plon, 1899. Tome 1. an-80, 
        p. 438. "
 ------"Nous ne saurions terminer ce 
        paragraphe sur la valeur militaire de nos Africains sans élever 
        notre pensée reconnaissante vers les nombreux sacrifices qu'ils 
        ont consentis pour nous. Voici la mort d'un goumier racontée par 
        Isabelle Eberhardt, épouse d'un brigadier indigène de spahis 
        combien de fois cet épisode est-il répété 
        pour le service
 de la France !
 ------"" ...Un défilé 
        aride sous un ciel gris, entre des montagnes aux entablements rectilignes 
        de roches noirâtres, luisantes. Quelques rares buissons de thuyas, 
        de chevelures grises d'alfa. Un grand vent lugubre glapissant, dans le 
        silence et la solitude. La nuit était prochaine, et le goum se 
        hâtait, maussade, sous la pluie fine : c'était la dure abstinence 
        du Ramadan en route et par un froid glacial.
 ------"Tout à 
        coup une détonation retentit, sèche, nette toute proche. 
        Une balle siffla; l'officier cria : " Au trot ! Le goum fila pour 
        occuper une colline et se défendre. Une autre détonation, 
        puis un crépitement continu derrière les dentelures d'une 
        petite arête commandant le défilé. Un cheval tomba. 
        L'homme galopa à pied. Un autre roula à terre. Un cri rauque, 
        et un bras brisé lâcha les rênes du cheval qui s'emballa.
 ------"uvre de mort était 
        rapide, sans entrain encore, puisque sans action de la part des goumiers. 
        Quand ils eurent abrité leurs chevaux derrière les rochers, 
        les Ouled-Smaïl vinrent se coucher dans l'alfa : enfin ils ripostaient. 
        Et ils tirèrent avec rage, cherchant à deviner la portée 
        des coups, criant des injures au djich invisible. Une joie enfantine et 
        sauvage animait leurs yeux fauves ; ils étaient en fête.
 ------"Touhami avait voulu rester à 
        cheval, à côté de l'officier calme, soucieux, qui 
        allait et venait, songeant aux hommes qu'il perdait, à la situation 
        peut-être désespérée du goum isolé. 
        Il n'avait pas peur, et les goumiers l'admiraient, parce qu'il était 
        très crâne et très simple, et parce qu'ils l'aimaient 
        bien.
 ------"Touhami, au contraire, riait 
        et plaisantait, tirant à cheval, maîtrisant sa bête 
        qui, à chaque coup, se cabrait, les yeux exorbités, la bouche 
        écumante. Il ne pensait à rien qu'à la joie de pouvoir 
        dire aux siens, plus tard, qu'il s'était battu.
 ------"- Mon lieutenant, tu entends 
        les mouches à miel, qu'elles sifflent autour de nous !
 ------"Touhami plaisantait les balles, 
        faisant sourire le chef. Il arma son fusil, tira, visant dans un buisson 
        qui semblait remuer... Puis, tout à coup, il lâcha son arme 
        et porta ses deux mains à sa poitrine, se penchant étrangement 
        sur sa selle. Il vacilla un instant, puis tomba lentement, s'étendant 
        sur le dos, de tout son long, pour une dernière convulsion. Ses 
        yeux restèrent grands ouverts, comme étonnés, dans 
        son visage très calme.
 ------"- Pauvre bougre !
 ------"Et le lieutenant regretta l'enfant 
        nomade qui désirait tant se battre et à qui cela avait si 
        mal réussi.
 ------"L'étalon noir s'était 
        enfui vers la vallée où il sentait les autres chevaux... 
        ( Isabelle EBERHARDT. - Notes de Route. Paris, Fasquelle, 
        1908, in-18.) "
 VII. 
        - Le Respect de la parole donnée  ------"On ne saurait 
        rappeler de plus bel exemple du respect à la parole donnée, 
        que celui cité par les Tharaud, à propos de Si Madani El 
        Glaoui, Pacha de Marrakech, oncle et prédécesseur du Pacha 
        actuel, Si El Hadj Thani. Ce jour là, la loyauté d'un grand 
        seigneur conserva véritablement le Maroc au protectorat de la France 
        :------"" Le 2 août 1914, 
        le général de Lamothe, commandant la région de Marrakech, 
        réunissait tous les seigneurs de l'Atlas pour leur apprendre que 
        la guerre venait d'être déclarée entre la France et 
        l'Allemagne, et connaître leurs intentions, Minute tragique entre 
        toutes ! Dans la ville, une faible garnison; autour de nous, un pays inconnu, 
        évidemment hostile, tout dévoué à ces féodaux 
        que nous connaissions de la veille et dont la fidélité était 
        pour le moins incertaine. S'ils se déclaraient contre nous, c'était 
        la moitié du Maroc qu'il fallait abandonner. Tous les émissaires 
        de l'Allemagne les poussaient à la révolte. Nous étions 
        entre leurs mains. A quoi allaient-ils se résoudre ?
 ------Si Madani prit le premier la parole, 
        comme il avait fait autrefois lorsqu'il s'était agi de renverser 
        Abd et Aziz. Il y avait là beaucoup de personnages qu'il avait 
        harangués jadis, et tous, cette fois encore, pleins d'inquiétude 
        et hésitants. Son discours ne fut pas long. Cet homme qui se faisait 
        traduire les journaux importants d'Europe, avait une idée très 
        claire des forces qui allaient s'affronter, et il ne lui échappait 
        pas que les risques étaient grands pour nous. Mais la question, 
        dit-il, n'était pas de préjuger aujourd'hui quel serait 
        le vainqueur ou le vaincu. En signant le Protectorat, le Maroc avait attaché 
        sa fortune à la nôtre : l'heure était venue maintenant 
        de montrer sa loyauté...
 ------Ces paroles exprimaient-elles les sentiments 
        véritables de tous ceux qui l'écoutaient ? Combien parmi 
        ces féodaux prêtaient l'oreille à d'autres voix ?... 
        Le ton du Glaoui était si ferme qu'après lui aucun des caïds 
        n'osa demander la parole. Tous acquiescèrent de la tête. 
        Le Glaoui venait de fixer pour toute la durée de la guerre l'attitude 
        des grands seigneurs de l'Atlas.
 ------Le même 
        jour il faisait venir chez lui tous les gens de sa parenté qui 
        se trouvaient à Marrakech, et leur dit sa résolution de 
        demeurer fidèle aux Français. L'un d'eux fit alors remarquer 
        qu'en récompense du service qu'il se disposait à nous rendre, 
        peut-être eut-il pu demander des avantages pour les siens. Alors 
        de sa voix cotonneuse, toujours un peu embarrassée, Si Madani répondit 
        simplement que s'il y avait dans sa famille des gens qui n'étaient 
        pas contents, il y avait aussi à Télouët des prisons 
        dont on ne sortait jamais. (Jérôme et jean 
        THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas. Paris, Plon, 1920, in-16, 
        p. 205, 206 et 207.) "
 
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