| CHAPITRE 
        II, 2ème partie LES TRAVAUX ET 
        LES JOURSVII. - Les Plaisirs (suite) 
        : la Danse
 -------On peut dire 
        qu'à certains soirs de lune toute l'Afrique danse.
 -------En Afrique Noire les danses ont le plus souvent 
        un sens rituel, un caractère sacré. En Afrique du Nord elles 
        présentent une sorte de paraphrase, d'illustrations en marge de 
        l'amour; elles miment l'approche, la rencontre des amants... et même 
        beaucoup d'autres choses. - Il est assez rare que jeunes hommes et jeunes 
        femmes dansent ensemble. - Généralement les femmes dansent 
        seules, plus particulièrement les célèbres Ouled 
        Naïls, qui viennent des montagnes de ce nom et de la région 
        de Boghar et de Boghari. Au Maroc, les danseurs Chleuhs de Marrakech sont 
        des éphèbes vêtus de mousselines blanches et assez 
        semblables à des enfants de chur. Ils ne dansent jamais, 
        même s'ils sont conviés aux mêmes fêtes, avec 
        les danseuses professionnelles, les " chirâh ".
 
 -------Chez 
        les Berbères de l'Atlas, la danse est surtout un accompagnement 
        rythmé du chant. J'ai eu l'occasion de voir au col de Tichka, à 
        2.400 mètres d'altitude, une soixantaine de danseuses, alignées 
        sur un seul rang, qui parfois se refermait en cercle. Au son d'un orchestre 
        de tambourins, elles se balançaient d'avant en arrière en 
        frappant les mains l'une contre l'autre, et en chantant à l'unisson 
        en deux churs alternés, voix hautes et voix basses. Cadences 
        un peu indigentes, mais non dépourvues de grâce.Paroles un 
        peu enfantines, m'a-t-on dit : "la nuit est longue", " 
        le jour est clair " et autres vérités premières. 
        Mais le charme de cette séance, son indéniable poésie 
        consistaient précisément dans le fait que la musique et 
        la danse, comme au temps des aèdes homériques, fussent mises 
        au service d'idées très simples. Parfois un des aèdes 
        aux tambourins criait comme dans l'Iliade, comme dans la Chanson de Roland, 
        une sorte d'interjection qui sériait les couplets. Et puis, sur 
        les montagnes toutes proches, la neige étincelait sous le soleil, 
        dans un ciel bleu, limpide et froid...
 
 -------Voici 
        une danse que je n'ai pas eu l'occasion de voir, où un jeune homme 
        sert de partenaire à une jeune femme ; c'est la danse du sabre:
 -------" 
        Une jeune fille arabe voilée, tenant dans sa main un mouchoir, 
        sortit de l'enceinte des femmes et vint danser au milieu de l'espace qui 
        se trouve entre cette enceinte et le lieu occupé par les hommes. 
        Elle semblait vouloir maintenir sur sa figure le voile léger destiné 
        à la cacher, mais elle l'écartait réellement et laissait 
        apercevoir de grands yeux noirs, de petites dents dont la blancheur était
 rehaussée par le teint brun de sa peau, et de longs cheveux noirs 
        qui pendaient en tresse sur ses épaules.
 -------" 
        Un jeune Arabe qui, dans cette danse, jouait le rôle d'amant, arriva 
        comme un furieux pour punir sa fiancée de se montrer aux yeux des 
        hommes ; vêtu d'une tunique serrée étroitement à 
        la taille par une ceinture de cuir, le bras, le cou et les jambes nus, 
        ses belles formes se dessinaient admirablement. Il était armé 
        d'un sabre. A sa vue la jeune fille voulut fuir, mais en deux bonds, le 
        sabre de son amant brilla menaçant sur sa tête. Elle se jeta 
        à genoux.
 -------" 
        Le sabre tomba, mais elle s'était retirée avec agilité 
        et son mouchoir seul fut tranché en deux parties égales. 
        Elle fuit de nouveau et fut encore atteinte. L'amant frappa et les deux 
        parties rejointes du mouchoir furent coupées en quatre.
 -------" 
        Enfin quand le mouchoir fut coupé en huit parties égales, 
        elle parvint, à force de supplications et de moues séduisantes, 
        à calmer la fureur de son amant. Elle lui son sabre, le lança 
        loin d'elle et ils commencèrent une danse où ils se poursuivaient, 
        s'atteignaient, s'entrelaçaient, se fuyaient, se cachaient et se 
        retrouvaient; puis ils allèrent se perdre l'une dans le groupe 
        des femmes, et l'autre dans celui des hommes. La musique accompagnait 
        avec la plus grande intelligence tous les mouvements des deux acteurs 
        de cette gracieuse pantomime, à laquelle la clarté incertaine 
        et vacillante des torches ajoutait un charme indéfinissable. (1) 
        "
 
 -------A Laghouat et à In Salah, il m'a été 
        donné d'observer une autre danse Ouled Naïl qui est infiniment 
        gracieuse, la danse des mouchoirs
 
 -------Nous prenons place sur des coussins 
        et dès notre entrée deux musiciens indigènes soufflent 
        dans leurs rhaïtas et gagnent " leur cachet en ville " 
        de toute la force de leurs poumons. En les regardant je songe aux vers 
        de Hugo " ... coupe-jarrets à faces renégates ".
 -------" Près d'eux, en face 
        de nous, sont assises quelques Ouled-Naïls dans leurs vêtements 
        de parade : longues tuniques de mousselines blanches ou bleues, d'un bleu 
        pâle et criard, comme aiment en porter les paysannes de France les 
        jours de foire et de procession. Mais ces danseuses n'ont que ce point 
        de commun avec les " Enfants de " Marie ". Au repos cependant 
        leur maintien est d'une parfaite correction et même lorsque, en 
        dansant, elles miment les gestes les plus précis de l'amour, leur 
        visage demeure d'une impassibilité absolue. Le " chef " 
        d'orchestre ", pour désigner à chacune son tour, l'appelle 
        d'une onomatopée gutturale, quelque chose comme " tropp ".
 -------" Aussitôt l'une de ces 
        demoiselles se lève, faisant bruire les multiples bracelets de 
        ses chevilles et de ses avant-bras, le bandeau de sequins qui barre son 
        front, sous une coiffure en filigrane d'argent ou d'or. Ses pieds menus 
        accélèrent la cadence sur le tapis de haute laine, et ce 
        frémissement monte le long des jambes, s'amplifie au bassin en 
        vagues de volupté, et vient mourir le long des bras levés, 
        au<dessus de la tête immobile, dans le tremblement des doigts 
        minces qui agitent un mouchoir de soie, ondoyant et diapré comme 
        une flamme.
 -------" Le bachaga doit connaître 
        les goûts des Européens, car les danseuses qu'il a choisies 
        sont minces, jeunes, nerveuses. Quand la fête est finie, bien sagement 
        elles se rassemblent à l'ordre de leur " manager ", grand' 
        coquin à face de bandit ; elles se drapent dans leurs mousselines, 
        ne laissant plus voir que leurs yeux agrandis de koheul, et je les regarde 
        partir dans le jardin de palmes, tout bleu de lune, blanches et légères 
        comme dé petites mariées. (2)
 -------Fromentin dans la région du 
        Boghar a vu cette jolie danse Ouled Naïl:.
 -------" La danse du Sud exprime avec 
        une grâce
 beaucoup plus réelle, beaucoup plus chaste, et dans une langue 
        mimique infiniment plus littéraire, tout un petit drame passionné, 
        plein de tendres péripéties ; elle évite surtout 
        les agaceries trop libres qui sont un gros contresens de là part 
        de la femme arabe.
 -------" La danseuse ne montre d'abord 
        qu'à regret son pâle visage entouré d'épaisses 
        nattes de cheveux tressés de laines ; elle le cache à demi 
        dans son voile ; elle se détourne, hésite, en se sentant 
        sous les regards des hommes, tout cela avec de doux sourires et des feintes 
        de pudeur exquises. Puis, obéissant à la mesure qui devient 
        plus vive, elle s émeut, son pas s'anime, son geste s'enhardit. 
        Alors commence, entre elle .:et l'amant invisible qui lui parle par la 
        voix des flûtes, une action des plus pathétiques : la femme 
        fuit, elle élude, mais un mot plus doux la blesse au cur; 
        elle y porte la main, moins montrer qu'elle est atteinte, et de l' l'autre, 
        avec un port d'enchanteresse, elle écarte à regret son doux 
        ennemi. Ce ne sont plus alors que des élans mêlés 
        de résistance; on sent qu'elle attire en voulant se défendre; 
        ce long corps souple et caressant se contourne en des émotions 
        extrêmes, et ces deux bras jetés en avant, pour les derniers 
        refus, vont défaillir. (3) "
 -------Voici, pour en terminer avec ce chapitre 
        de la danse, une " soirée berbère " qui fut offerte 
        dans le grand Atlas Marocain au regretté Docteur Chatinières, 
        un de ces admirables médecins que Lyautey envoyait en plein pays 
        insoumis, armés seulement de leur savoir et de leur générosité, 
        sans escorte, là où pas un soldat n'était passé 
        avant eux. Ce texte est curieux, car il nous montre un groupe d'hommes 
        dansant devant un groupe de femmes, mais sans se mêler à 
        ce dernier
 -------" Le cheikh, pour fêter 
        ma venue, avait ordonné des réjouissances à là 
        mode du pays, et à la chute du jour, quelques hommes réunis 
        sur la place du village tapaient à coups redoublés sur de 
        grands tambourins en peau de chèvre, appelant ainsi les montagnards 
        et les conviant à la fête de nuit. La vallée, à 
        ce moment, paraissait plus resserrée encore et le site plus intime. 
        Un palmier unique, arbre du désert égaré en montagne, 
        projetait sa silhouette grêle sur les amas sombres de verdure. Le 
        serpent argenté de l'oued animé par la rapidité du 
        courant, palpitait de mille reflets. Son murmure accru par le silence 
        de la nuit se répercutait à tous les échos de la 
        montagne, coupé par le rythme sauvage des tambourins ; à 
        leur appel, de petites lumières vacillantes, apparaissant alors 
        au-dessus de nos têtes, descendirent lentement en zigzags ; elles 
        grandissaient en s'approchant, laissant bientôt distinguer de petits 
        groupes d'hommes et de femmes, précédés d'une lanterne. 
        Les nouveaux venus s'alignèrent, épaule contre épaule, 
        les hommes avec les hommes, les femmes ensemble. Les deux groupes se faisaient 
        face. Les hommes aux tambourins entonnèrent alors d'une voix criarde 
        une vieille cantilène; les femmes reprirent l'air d'une voix douce, 
        fine et timide. Insensiblement, ils se mirent à danser ; les épaules 
        penchées en avant, et les têtes nonchalamment inclinées. 
        Le groupe des hommes et celui des femmes, comme d'eux longs chapelets, 
        se balançaient lentement et d'un seul mouvement, les genoux pliaient, 
        les hanches oscillaient, toutes les épaules s'élevaient 
        et s'abaissaient en même temps, les mains jointes battant en cadence 
        et les pieds frappant le sol. Les deux groupes décrivaient lentement 
        des courbes en ailes de moulin. Petit à petit, le rythme s'accéléra 
        et les mouvements se précipitèrent. Brusquement, la lune 
        se montra dans l'entrebâillement des deux sommets neigeux et chassa 
        les ombres qui dissimulaient les danseurs. Aussitôt les physionomies 
        fines et gracieuses des femmes se devinèrent, s'harmonisant avec 
        leurs costumes blancs, rehaussés du voile et de la ceinture de 
        couleur si seyante qu'elles avaient revêtue pour la fête. 
        Les hommes paraissaient rudes et leurs muscles épais s'accordaient 
        assez bien avec la bonhomie de leurs traits. La douce lumière que 
        la lune répandait sur toute la vallée, le murmure si doux 
        de l'oued, la simplicité des chants et de la danse formaient un 
        ensemble d'une exquise et paisible harmonie. De loin, nous parvenaient 
        les cris aigus et plaintifs du chacal en chasse et de la panthère 
        aux aguets dans la haute forêt. On m'invita à m'étendre 
        sur un tapis étalé à terre et on me servit du thé 
        à la menthe pendant que les danseurs infatigables continuaient 
        leurs ébats jusqu'à une heure avancée de la nuit. 
        (4) "
 VIII. 
        - Les Plaisirs (suite) la Cuisine -------La cuisine 
        arabe est délicieuse. Elle est régie par un principe : n'offrir 
        que des viandes très cuites. Les principaux plats sont composés 
        à l'aide du mouton, du poulet ou des pigeons. Le mouton est servi 
        rôti et entier : c'est le fameux méchoui qui est exquis, 
        et s'il est gras, garde, même en plein air vif et frais, toute sa 
        chaleur sous la graisse que revêt la peau croustillante. Les poulets 
        sont généralement servis en ragoût. Le repas commence 
        souvent par un potage très épicé - et par des brochettes 
        de foies ou de rognons grillés. Il continue par le méchoui 
        et les poulets présentés en divers ragoûts, puis par 
        les tourtes feuilletées aux amandes et aux pistaches dont les pâtes 
        légères comme des crêpes fines enveloppent des pigeons. 
        Puis vient le couscous (semoule ou riz, accompagné de légumes), 
        enfin, diverses pâtisseries au miel, aux amandes, aux pistaches, 
        terminent ces agapes pantagruéliques... et coûteuses, même 
        en Afrique. (Chiffrez le prix de revient d'un menu pareil à Paris, 
        en songeant seulement qu'il y a au moins 3 ou 4 ragoûts de poulets, 
        et 3 à 5 poulets par ragoût). Je trouve pour ma part que 
        si rien n'est plus charmant que d'accepter l'invitation à dîner 
        que vous adresse de lui-même et gracieusement un ami indigène, 
        rien n'est plus odieux que de voir le sans-gêne et la goinfrerie 
        de certains voyageurs européens qui s'invitent ou se font inviter 
        par curiosité ou par gourmandise. Si ces gens-là savaient 
        le mépris qu'ils éveillent chez leur hôte, j'aime 
        à penser qu'ils sauraient mettre plus de discrétion dans 
        leurs procédés. Au reste jamais ce mépris n'apparaîtra 
        dans l'accueil de ceux qui le ressentiront. Mais pour qui est doué 
        d'un peu de tact, quelle différence n'y a-t-il pas entre le repas 
        offert (presque par ordre) et le repas où l'on vous a prié 
        parce que l'on vous connaît déjà et que l'on vous 
        considère comme un ami ! Que de délicieusessoirées j'ai passées ainsi à Marrakech, à 
        Safi, à Fez, à Rabat, à El Goléa ! Chers amis 
        lointains, si vous saviez combien je vous trouvais infiniment plus intéressants, 
        plus agréables et d'une " classe ", d'un " style 
        " de civilisation infiniment plus élevés que la plupart 
        des " gens du monde " avec qui je dîne à Paris, 
        ou que je coudoie dans les grands restaurants ! Un Chinois me disait un 
        jour : " La France et
 la Chine sont deux grands pays parce qu'elles ont su
 toutes deux garder en honneur une religion, une politesse et une cuisine 
        ". Il y a beaucoup de vrai dans ce propos d'après-dîner. 
        Mais s'il est exact, rendons hommage à l'Afrique du Nord qui a 
        su garder elle aussi une religion, une politesse et une cuisine.
 
 -------Voici 
        une chanson que cite Jérôme Tharaud (qui s'y " connaît 
        en cuisine ") et où l'on trouvera la liste de la plupart des 
        plats de la cuisine arabe "
 -------Louange 
        à Dieu, dit la chanson,
 -------" 
        qui a créé les doigts pour prendre
 -------" 
        les bouchées dans le plat
 -------" 
        et les dents pour déchirer
 -------" 
        la viande du mouton et du poulet
 -------et 
        la langue pour proclamer
 -------" 
        la douceur du concombre,
 -------" 
        des raisins et des grenades !
 -------" 
        Louange à Dieu, parmi les hommes libres,
 -------" 
        aussi bien que chez les esclaves !
 -------" 
        Louange à Dieu, qui nous a gratifiés
 -------" 
        du prince célèbre dans toutes les tribus,
 -------" 
        notre maître, le glorieux Kouss-kouss,
 -------" 
        et des crêpes trempées dans l'huile,
 -------" 
        et des poules farcies d'amandes,
 -------" 
        et du très adorable vermicelle au beurre,
 -------" 
        et des beignets au safran et au miel,
 -------" 
        et de cette pâte feuilletée
 -------"garnie 
        de fruits et d'épices indiennes,
 -------" 
        et du ragoût, fils des cendres,
 -------" 
        et de sa soeur bien-aimée,
 -------" 
        la sefa aux coings sucrés
 -------" 
        dans la viande de mouton ! (5) "
 
 IX. 
        - La Justice -------Après 
        les petits métiers, le commerce, l'agriculture, il était 
        peu de " fonctions sociales " que pussent remplir avant notre 
        venue les indigènes. La justice, qui chez nous fait vivre tant 
        de gens, est infiniment plus simple en terre d'Islam où la loi 
        religieuse et la loi civile se confondent. Combien pourrions-nous à 
        cet égard envier les Arabes Lisez plutôt ce tableau du tribunal 
        du kadi.-------" 
        Je suis entré l'autre jour au tribunal du kadi. J'ai vu comment 
        est rendue la justice; c'est une chose si facile, si intime et si familière, 
        qu'on ne saurait imaginer de formalités plus attrayantes ni plus 
        capables de faire excuser les procès. Le tribunal est situé 
        rue de la Marine, dans la cour de la Mosquée. La même porte 
        mène au prétoire et à l'église, la même 
        enceinte enferme la justice et la religion ; le justiciable et le juge 
        sont de la sorte aussi près que possible de il de Dieu. La 
        cour est dallée et fermée de balustrades à l'extrémité 
        qui donne sur la mer. Au centre et faisant vestibule à la mosquée, 
        parmi des arbustes, des rosiers, de grands bananiers constamment verts, 
        s'élèvent une fontaine et deux pavillons. Le plus petit, 
        le moins fréquenté, appartient au muphti, qui représente 
        la cour d'appel ; l'autre, reconstruit il y a peu d'années, et 
        par les soins de l'administration française, dans un style approximativement 
        arabe, est la Chambre de première instance, occupée par 
        le kadi. L'auvent, très saillant et de forme asiatique, protège 
        un large perron de deux marches, où les clients déposent 
        leurs savates et s'assoient à l'ombre en attendant l'appel de leur 
        cause. Une grande porte ouverte à deux battants permet au public 
        d'assister de l'extérieur au débat, et éclaire en 
        même temps la salle, qui n a pas d'autre ouverture. Cette salle, 
        petite, carrée blanchie seulement à la chaux, est disposée 
        et meublée de la manière la plus simple : de chaque côté, 
        une rangée de banquettes appuyées au mur derrière 
        une rangée de tables-bureaux, où se tiennent les scribes 
        ou greffiers, assesseurs du kadi. A l'entrée, un tabouret de bois 
        pour l'huissier ou chaouch; par terre, des nattes où les clients 
        s'accroupissent.
 ......................................... -------" 
        Quatre ou cinq scribes, un huissier armé d'une baguette, un juge 
        à figure belle et douce, qui représente en sa personne le 
        conseil, l'autorité, la jurisprudence et la loi : voilà 
        toute la magistrature. Pas d'avoués, ni d'avocats, ni de ministère 
        public; ni délais, ni procédure à suivre, ni complications, 
        ni lenteurs. On entre avec son adversaire. On s'assied par terre à 
        côté de lui; chacun à son tour exposé son affaire 
        ; le débat contradictoire compose à la fois l'enquête 
        et les plaidoyers. Rien n'est plus sommaire. C'est à peu près 
        la justice de paix, c'est-à-dire la juridiction la plus logique, 
        la plus humaine et la mieux nommée, s'il est vrai que le premier 
        but de la justice doive être de concilier. Si l'accord est impossible, 
        alors le kadi juge, dans sa sagesse et dans sa conscience, comme Salomon. 
        (6) " X. 
        - La Chasse -------Je 
        n'infligerai pas au lecteur de récit de chasse à la façon 
        de nos jours; mais pour donner à ce recueil un petit parfum de 
        centenaire romantique et tenter un " à la " manière 
        de... Delacroix ! ", je prendrai, dans les souvenirs si vivants de 
        Léon Roches, le tableau d'une chasse au lion où il assista 
        pendant les premiers temps de son séjour auprès d'Abd et 
        Kader. Il n'y a plus guère hélas ! de lions en Algérie. 
        Il en reste encore quelques-uns dans l'Atlas. Dernièrement un avion 
        en photographiait un dans une gorge sauvage où il avançait 
        magnifiquement, comme un grand seigneur qui foule la terre dont il sait 
        qu'il sera dépossédé-------" 
        Dès que le jour commença à poindre, nous montâmes 
        à cheval. Je comptai environ deux cents cavaliers, qui étaient 
        précédés par un nombre égal de fantassins, 
        la plupart armés de fusils ; les autres tenant les chiens en laisse.
 
 |  | -------" Le 
        chef de la chasse était l'agha de Djendal, El Hadj Bou Aalêm 
        ben Cherifa, le cavalier et le chasseur le plus renommé du Chélif. 
        Il ordonna aux traqueurs de lâcher les chiens de piste, qui sont 
        d'une race très petite et qui, seuls de tous les animaux, n'ont 
        pas peur du lion, sans doute parce que celui-ci 
        les méprise à cause de leur taille exiguë. - Ils ne 
        donnent jamais de la voix en suivant la piste, mais dès qu'ils 
        aperçoivent le lion, ils poussent un petit aboiement aigu, auquel 
        les traqueurs ne se trompent pas. La tradition dit qu'ils doivent alors 
        prononcer d'une voix tranquille : " Le lion n'est pas là ". 
        " Le lion qui comprend, disent les Arabes, qu'il n'a pas été 
        aperçu et que pourtant une attaque est dirigée contre lui, 
        quitte sa tanière et cherche à se cacher, en se faufilant 
        derrière les massifs de lentisque . Car, il ne faut pas l'oublier, 
        le lion a peur de l'homme. -------" Au 
        bout d'une heure de quête par les traqueurs et leurs roquets, pendant 
        laquelle le plus grand silence régnait parmi les chasseurs, nous 
        entendîmes deux petits cris aigus, poussés à quelque 
        distance l'un de l'autre. Deux animaux étaient donc signalés. 
        La tanière du lion était creusée dans un rocher abrupt. 
        Les cavaliers, sur l'ordre de l'agha, formèrent, un grand arc de 
        cercle, dont les deux extrémités aboutissaient à 
        la base de la colline à laquelle était adossée la 
        tanière du lion.-------" 
        Le terrain compris entre elle et la ligne de cavaliers était légèrement 
        incliné vers la plaine.
 -------" 
        Les fantassins armés formèrent en même temps un cercle 
        plus étroit parallèle à celui des cavaliers. J'étais 
        placé au centre à côté de Sidi Lantseri. Nous 
        pûmes apercevoir distinctement le lion qui se dérobait entre 
        les maquis. Le cercle se resserrait. Deux ou trois coups de feu retentirent, 
        nous vîmes alors le noble, animal s'élancer en quelques bonds 
        sur une large clairière, se coucher à plat ventre, appuyer 
        son énorme tête sur ses deux nattes de devant et se frapper 
        les flancs de sa queue avec une telle force, que nous entendions résonner 
        les coups.
 -------" 
        La fusillade crépita ; les chasseurs étaient ou bien émotionnés, 
        ou bien maladroits, car le lion se contentait de secouer les oreilles, 
        tandis que les balles soulevaient la terre autour de lui, le cercle se 
        rétrécissait de plus en plus, le lion fit d'un coup trois 
        énormes bonds et deux hommes tombèrent.
 -------" 
        Il se coucha de nouveau, fit encore trois bonds, et trois hommes furent 
        renversés ; puis il força le cercle des fantassins, arriva 
        aux cavaliers qui prirent la fuite à son approche et s'élança 
        dans la plaine ; mais il était blessé et ne tarda pas à 
        être achevé par des cavaliers plus hardis qui le poursuivirent.
 -------" 
        A peu près en même temps, la lionne forçait le cercle 
        des fantassins dans notre direction. Je voulais suivre les cavaliers qui 
        se mirent à sa poursuite; mais Sidi Lantseri saisit les rênes 
        de mon cheval et me retint auprès de lui. Un des cavaliers fut 
        renversé ainsi que son cheval par la lionne qui atteignit les maquis 
        voisins et disparut. Les deux lionceaux âgés de quatre mois 
        avaient été tués. (7) "
 
 -------Avec beaucoup moins de monde, il est 
        possible d'organiser au Sahara une chasse fort palpitante. Il suffit, 
        comme le raconte Maupassant, d'enfermer dans une caisse à savon 
        un ourane (lézard) et une lefaa (vipère des sables)
 -------" Le combat de ces deux animaux 
        est d'ailleurs plein d'intérêt. Il a lieu généralement 
        dans une vieille caisse à savon. On y dépose le lézard 
        qui se met à courir avec une singulière vitesse, cherchant 
        à fuir ; mais, dès qu'on a vidé dans la boîte 
        le petit sac contenant la vipère, il devient immobile. Son il 
        seul remue très vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme 
        s'il glissait, pour se rapprocher de l'ennemi, et il attend. La léfaa, 
        de son côté, considère le lézard, sent le danger 
        et se prépare à la bataille ; puis, d'une détente 
        elle se jette sur lui. Mais il est déjà loin, filant comme 
        une flèche, à peine visible dans sa course. Il attaque à 
        son tour, revenu d'une lancée avec une surprenante rapidité. 
        La léfaa s'est retournée, et tend vers lui sa petite gueule 
        ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais il 
        a passé, frôlant le reptile qu'il regarde de nouveau, hors 
        d'atteinte, de l'autre bout de la caisse.
 -------" Et cela dure un quart d'heure, 
        vingt minutes, parfois davantage. La lefaa, exaspérée, se 
        fâche, rampe vers l'ourane quai fuit sans cesse, plus souple que 
        le regard, revient, tourne, s'arrête, repart, épuise et affole 
        son redoutable adversaire. Puis soudain, ayant choisi l'instant, il file 
        dessus si vite qu'on aperçoit seulement la vipère convulsée, 
        étranglée par la forte mâchoire triangulaire du lézard 
        qui l'a saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à 
        la place où la prennent les Arabes. (8) "
 XI. 
        - La Fantasia  -------Le grand sport arabe, 
        celui qui réunit à la fois les attraits de l'équitation, 
        de la chasse et de la guerre, c'est la fantasia. Nul n'a su la dépeindre 
        mieux que Fromentin dans les pages suivantes-------" Le premier départ fut 
        magnifique; douze ou quinze cavaliers s'élançaient en ligne. 
        C'étaient des hommes et des chevaux d'élite. Les chevaux 
        avaient leurs harnais de parade; les hommes étaient en tenue de 
        fête, c'est-à-dire en tenue de combat : culottes flottantes, 
        haïks roulés en écharpes, ceinturons garnis de cartouches 
        et bouclés très haut sur des gilets sans manches, de couleur 
        éclatante. Partis ensemble ils arrivaient de front, chose assez 
        rare pour des Arabes, serrés botte à botte, étrier 
        contre étrier, droits sur la selle, les bras tendus, la bride au 
        vent, poussant de grands cris, faisant de grands gestes, mais dans un 
        aplomb si parfait, que la plupart portaient leurs fusils posés 
        en équilibre sur une coiffure en forme de turban, et de leurs deux 
        mains libres manuvraient soit des pistolets, soit des sabres. A 
        dix pas de nous, et par un mouvement qui ne peut se décrire, tous 
        les fusils voltigèrent au-dessus des têtes ; une seconde 
        après, chaque homme était immobile et nous tenait en joue. 
        Le soleil étincela sur des armes, sur des baudriers. sur des orfèvreries; 
        on vit, dans un miroitement rapide, briller des étoffes, des selles 
        brodées, des étriers et des brides d'or; ils passèrent 
        comme la foudre, en faisant une décharge générale 
        qui nous couvrit de poudre et les enveloppa de fumée blanche. Les 
        femmes applaudirent. Un second peloton les suivait de si près, 
        que les fumées des armes se confondirent, et que la seconde décharge 
        répéta la première, comme un écho presque 
        instantané. Un troisième accourait sur leurs traces, dans 
        un nouveau tourbillon de poussière, et tous les fusils abattus 
        vers la terre. Il était conduit par le nègre Kaddour, un 
        cavalier accompli, célèbre dans la plaine où sa jument 
        grise a fait des miracles. Cette jument est un petit animal efflanqué, 
        très souple et fluet, couleur de souris, complètement rasé, 
        sans crinière et dont la queue tondue ressemble au fouet des chiens 
        courants. Des argenteries fanées, des grelots, des amulettes, une 
        multitude de chaînettes pendantes, la décoraient d'une sorte 
        de parure originale pleine de bruissements et d'étincelles. Kaddour 
        était en veste écarlate, en pantalon de couleur pourpre. 
        Il portait deux fusils, l'un sur la tête, l'autre dans la main gauche 
        ; dans la droite il avait un pistolet dont il fit feu ; puis il fit feu 
        de ses deux fusils, l'un après l'autre, en les changeant de main, 
        les lança comme un jongleur fait de deux cannes, et disparut étendu 
        sur le cou de sa bête, son menton touchant la crinière.
 
 -------" La mousqueterie ne cessa plus. 
        Coup sur coup, sans relâche, des cavaliers se succédèrent 
        à travers un rideau de poussière et de poudre enflammée, 
        et les femmes, qui continuèrent de battre des mains et de pousser 
        des glapissements bizarres, purent respirer pendant une heure l'ardente 
        atmosphère d'un champ de bataille. Imagine ce qui ne pourra jamais 
        revivre dans ces notes, où la forme est froide, où la phrase 
        est lente ; imagine ce qu'il y a de plus impétueux dans le désordre, 
        de plus insaisissable dans la vitesse, de plus rayonnant dans des couleurs 
        crues frappées de soleil. Figure-toi le scintillement des armes, 
        le pétillement de la lumière sur tous ces groupes en mouvement, 
        les haïks dénoués par la course, les frissonnements 
        du vent dans les étoffes, l'éclat, fugitif comme l'éclair, 
        de tant de choses brillantes, des rouges vifs, des orangés pareils 
        à du feu, des blancs froids qu'inondaient les gris du ciel ; les 
        selles de velours, les selles d'or, les pompons aux têtières 
        des chevaux, les illères criblées de broderies, les 
        plastrons, les brides, les mors trempés de sueur ou ruisselants 
        d'écume. Ajoute à ce luxe de visions, fait pour les yeux, 
        le tumulte encore plus étourdissant de ce qu'on entend : les cris 
        des coureurs, les clameurs des femmes, le tapage de la poudre, le terrible 
        galop des chevaux lancés à toute volée, le tintement, 
        le cliquetis de mille et mille choses sonores. Donne à la scène 
        son vrai cadre que tu connais, calme et blond, seulement un peu voilé 
        par des poussières, et peut-être entreverras-tu, dans le 
        pêle-mêle d'une action joyeuse comme une fête, enivrante 
        en effet comme la guerre, le spectacle éblouissant qu'on appelle 
        une fantasia arabe. (9) "
 XII. 
        - La Guerre (le baroud)  -------La plus belle fantasia 
        était celle que le cavalier arabe exécutait avec des fusils 
        chargés à balles. C'était le baroud. C'était 
        le combat tel qu'il ,l'a si longtemps soutenu contre les spahis de Yusuf 
        et les chasseurs d'Afrique de Morris. Ce combat avait l'élégance 
        d'un sport, la grâce et l'aisance d'un jeu... 
        où la mort servait de mise. Il avait autrement de noblesse et supposait 
        une autre valeur personnelle chez les combattants que la guerre à 
        l'allemande avec un masque à gaz sur le visage et un flammenwerfer 
        à la main.-------" C'est un spectacle toujours 
        pareil et toujours assez passionnant, ces engagements de harka. On dirait 
        un ballet guerrier, une figure de carrousel. Les deux partis sont face 
        à face. L'un d'eux s'élanceventre à terre, derrière 
        ses porte-étendards, décharge ses fusils, tourne bride, 
        et toujours à fond de train s'enfuit, ses drapeaux déployés. 
        Alors, l'autre parti de s'élancer à son tour, lui aussi 
        bride abattue. Il tire, fait une volte rapide, puis revient à toute 
        allure sur ses pas, poursuivi par son adversaire qui a rechargé 
        ses armes, galope, lâche son coup de feu et se dérobe à 
        nouveau. Et cela indéfiniment, comme dans une fantasia, où 
        le risque de la mort ne fait qu'ajouter au plaisir. (10) "
 XIII. 
        - La Mort  -------Un proverbe arabe 
        dit : L'amour dure sept secondes. la fantasia sept 
        minutes, et la misère toute la vie. Après avoir aimé, 
        avoir brillé à la chasse ou dans les combats, après 
        avoir gagné sa vie par un labeur ou un autre, le plus souvent après 
        avoir vécu pauvrement dans un pays où les meskines (les 
        pauvres) sont plus nombreux que les riches, la destinée conduit 
        l'Arabe, au chant d'un iman et de ses amis (ces mélopées 
        funéraires sont souvent très belles), à la petite 
        tombe OÙ il est basculé d'une civière, dans son linceul. 
        Du haut de la tour des Oudayas, à Rabat, qui domine le plus émouvant 
        des cimetières musulmans, celui près duquel la mer se lamente 
        à jamais, celui que recouvre, comme d'un tapis de velours vert 
        usé, une herbe folle toute pâlie de sel, ou à Tlemcen 
        sous de hautes allées de cyprès noirs, j'ai vu des enterrements 
        de pauvres gens. Certes dans nos églises, avec nos déchirantes 
        liturgies et la grandeur des prières latines; la mort est enveloppée, 
        drapée de grandeur et de respect. Mais que dire de ces convois 
        à travers nos villes trépidantes dont la fièvre supporte 
        mal, avec une indifférence polie mais impatienté, le lent 
        passage ! Que dire de ces prétendus amis, vêtus de noir, 
        mais qui parlent de leurs affaires, de leurs pauvres petites préoccupations 
        de vivants, en suivant un cercueil Comme je comprends la volonté 
        de Dinet de reposer à Bou Saada, loin de cette terre parisienne 
        où ne plane jamais le silence et où les pauvres morts n'ont 
        pas pour être bercés dans leur sommeil lés vagues 
        de l'Océan, comme à Rabat, ou comme à Tlemcen le 
        chant des oiseaux qui viennent boire sur leur tombe, après avoir 
        chanté la vie dans la lumière d'un matin parfumé 
        d'iris !  -------" Les tombes 
        arabes sont très simples, même les plus opulentes, et se 
        ressemblent toutes, ce qui, philosophiquement, est d'un grand goût. 
        C'est un bloc en maçonnerie, d'un carré long, peu élevé 
        au-dessus du sol, portant à ses deux extrémités soit 
        un turban grossièrement sculpté sur un petit fût de 
        colonne, et rappelant assez exactement la forme d'un champignon de couche 
        sur sa tige, soit un morceau d'ardoise triangulaire posé debout 
        comme le style d'un méridien. La dalle de pierre ou de marbre est 
        couverte de quelques inscriptions arabes : noms du mort et préceptes 
        du Coran. Quelquefois cette dalle est taillée en forme d'auge et 
        remplie de terre végétale. On y voit alors un peu de gazon 
        et quelques fleurs, soit qu'on les y ait plantées, soit que le 
        vent lui-même en ait apporté les semences. Quelquefois encore 
        on prend soin de creuser aux deux extrémités de la pierre 
        deux petits trous, en forme de coupe ou de godet, où la pluie se 
        dépose et fait un réservoir d'eau.  -------" D'après 
        une coutume des Maures, on a creusé au milieu de cette pierre un 
        léger enfoncement avec le ciseau. L'eau de la pluie se rassemble 
        au fond de cette coupe funèbre, et sert, dans un climat brûlant, 
        à désaltérer l'oiseau du ciel. Je n'ai pas vu d'oiseau 
        voler vers ces tombes arides, ni boire aux coupes taries ; mais je pense 
        au Dernier Abencerrage chaque fois à peu près que j'entre 
        dans le cimetière de Sid-Abd-el-Kader. (11) "
 -------Dans les pays musulmans les cimetières 
        deviennent le vendredi le lieu de réunion des femmes. Cette coutume 
        est générale en Afrique du Nord, tout comme à Stamboul 
        dans les cimetières que Loti a décrits:
 -------" Il y a un jour par semaine, 
        ce doit être le vendredi, où, sous prétexte de rendre 
        hommage aux morts, les femmes d'Alger se font conduire en foule au cimetière, 
        à peu près comme à Constantinople on se réunit 
        aux Eaux-Douces. C'est tout simplement un rendez-vous de plaisir, une 
        partie de campagne autorisée par les maris pour celles qui sont 
        mariées, et j'ai des raisons de croire que c'est le plus petit 
        nombre. D'ailleurs ce rendez-vous se renouvelle à peu près 
        tous les jours, et il est rare que, dans l'après-midi, le champ 
        de Sid-Abd-el-Kader ne soit pas égayé, autant qu'il peut 
        l'être, par les conversations et les rires. On fait plus que d'y 
        converser; on y mange. On s'installe sur les tombes; on y étend 
        des haïks en guise de nappe; la pierre tumulaire sert à la 
        fois de siège et de table à manger, et l'on s'y régale, 
        par petits groupes, de pâtisserie et d'oeufs au sucre et au safran. 
        Les grands voiles, qui sont de trop quand nul indiscret ne se montre dans 
        le voisinage, flottent suspendus aux cactus ; on laisse voir les toilettes 
        de dessous fort brillantes, quelques-unes splendides, car c'est une occasion 
        de vider ses coffres, de faire faste de ses parures, de se couvrir de 
        bijoux, de s'en mettre au cou, aux bras, aux doigts, aux pieds, au corsage, 
        à la ceinture, à la tête, de se peindre avec des couleurs 
        plus vives les sourcils et le bord des yeux, et de s'inonder des odeurs 
        les plus violentes. Qui pourrait dire, mon ami, ce qui se passe alors 
        pendant ces quelques heures d'indépendance entre toutes ces femmes 
        échappées aux sévérités du logis fermé? 
        Qui sait ce qu'elles racontent de médisances, d'histoires de quartier, 
        de commérages, d'indiscrétions domestiques, d'intrigues 
        et de petits complots? Plus libres ici qu'elles ne le sont au bain, elles 
        n'ont pour confidents et pour témoins que des gens fort discrets, 
        ceux qui dorment sous leurs pieds. J'assiste assez souvent à ce 
        spectacle d'un peu loin, caché dans un observatoire ombreux ,que 
        j'ai choisi exprès. Je vois tout, mais n'entends rien qu'un chuchotement 
        général mêlé de notes gutturales ou suraiguës, 
        une sorte de ramage comparable à celui d'une grande troupe d'oiseaux 
        bavards. Les rangs s'éclaircissent à mesure que le soir 
        approche. Des-omnibus qui stationnent à peu de distance du cimetière, 
        comme nos fiacres à la porte des lieux de plaisir, emportent par 
        charretées ces dévotes mondaines vers Alger. Et les morts 
        n'ont de repos que lorsque la nuit est de nouveau descendue sur eux. (12) 
        "
 
 
         
          | (1) Léon 
            Roches. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. Paris Perrin 
            et Cie, 1904, in-18, p. 58-59. (2) Pierre DELONCLE. - La Caravane aux éperons verts. Paris, 
            Plon, 1927.in-18, p. 17-18.
 (3) FROMENTIN. - Un été dans le Sahara. Paris, Crès 
            et Cie, in-12.p. 57-58.
 (4) Docteur Paul CHATINIÈRES. . Dans le Grand Atlas marocain. 
            Paris, Plon, 1919, in-12, p. 126 et 127.
 (5) ,j -J. THARAUD. - Rabat ou les heures marocaines. Paris, Plon. 
            in-12, p. 198.
 (6) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 
            1-,25, in-18. . 91, 92 et 94.
 (7) Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. 
            Paris, Perrin et Cie, 1904, in-18, p. 59 à 61.
 (8) MAUPASSANT. - Au Soleil. Paris, Coanard. 1928, in-8°, p. 120, 
            121 et 122.
 (9) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 
            1925, in-18, p. 265 à 268.
 (10) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs 
            de l'Atlas, Paris, Plon, 1920, in-l6, p. 257 et 258.
 (11) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 
            1925, in-18, . 68 et 69.
 (12) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 
            1925, in-18, p.70 et 71.
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