| CHAPITRE 
        II, 1ère partie LES TRAVAUX ET 
        LES JOURSl. - Les Enfants
 -------Nous 
        voudrions montrer dans ce chapitre les principales étapes de la 
        vie et les principales occupations des indigènes de notre Afrique 
        du Nord.
 -------Ce qui séduit d'abord le voyageur, 
        ce sont les enfants d'une grâce charmante et espiègle. Il 
        est des pays du Nord où les enfants ne semblent pas gais. A Londres, 
        dans les squares, on les voit gravement pêcher dans les pièces 
        d'eau ou les " Serpentine Rivers" des ablettes minuscules qu'ils 
        emportent fièrement dans de vieilles bouteilles de pickles. Pauvres 
        petites faces vieillies, ratatinées de misère ! En Hollande 
        on ne rencontre pas de gamins se poursuivant, se querellant, se battant, 
        se faisant des niches - peut-être quelquefois l'hiver sur la glace, 
        quand les canaux sont gelés. - Mais ne me parlez pas d'une gaieté 
        qui lutte contre quinze ou vingt degrés de froid. En Allemagne, 
        les jeux de barres ont l'air - déjà ! - de grandes manuvres.
 
 -------Pour voir des gosses, des vrais, des Poulbot, 
        il faut une ville de France, il faut Paris, ou l'Afrique du Nord. Je gage 
        que le meilleur souvenir rapporté par M. Doumergue de ce voyage 
        triomphal où il fut si justement acclamé, est celui des 
        enfants de Constantine ou de telle autre belle ville où il fut 
        salué, applaudi par tant de petites mains vibrantes.
 
 -------Comme nos indigènes savent chérir 
        leurs petits ! Il faut voir leurs sourires pour eux, la façon dont 
        ils posent une main sur leurs têtes rasées avec la fierté 
        que procure au père cette bénédiction de Dieu ; une 
        jeune vie créée par lui, née de lui. Les enfants 
        d'Algérie, du Maroc, de Tunisie sont gais parce qu'ils sont aimés. 
        Ils ont les élans, les bondissements, les câlineries de jeunes 
        animaux " en confiance ". Voici comment Fromentin les a vus:
 -------" 
        Nous étions en ce moment sur la place du Marché. Une troupe 
        d'enfants indigènes s'y livraient à un exercice d'adresse 
        et d'agilité dont nos collégiens ont l'habitude, et qui, 
        je crois, est cosmopolite, car on le trouve en Irlande aussi bien qu'en 
        Orient. Le jeu consiste à lancer une boule, ou un bâton, 
        ou n'importe quoi de léger qui puisse être enlevé 
        rapidement et rejeté loin. Chaque joueur est armé d'un bâton, 
        et c'est à qui arrivera le premier pour relever la boule et la 
        lancer de nouveau. Les joueurs étaient de jeunes enfants de huit 
        à douze ans, agréables de visage et déliés 
        de tournure, comme la plupart des petits Maures, avec la physionomie fine, 
        les yeux grands et beaux, le teint aussi pur que celui des femmes. Ils 
        avaient les bras nus, leur cou délicat sortait d'un gilet très 
        ouvert, leur culotte flottante était relevée jusqu'au-dessus 
        du genou pour les aider à mieux courir, et une petite chéchia 
        rouge pareille à la calotte des enfants de chur garnissait 
        à peine le sommet de leur jolie tête chauve. Chaque fois 
        que la boule était atteinte et partait, tous ensemble s'élançaient 
        à sa poursuite côte à côte, en troupeau serré, 
        comme des gazelles. Ils couraient en gesticulant beaucoup, perdant leur 
        coiffure, perdant leur ceinture, mais n'y prenant pas garde, volant directement 
        au but, sans qu'on les vît toucher le sol, car on n'apercevait du 
        pas léger des coureurs que des talons nus agités dans un 
        flot de poussière, et ce nuage aérien semblait accélérer 
        leur course et les porter. (1) "
 
 -------Dans 
        un ksar perdu du Sahara, une voyageuse slave, Isabelle Eberhardt, âme 
        généreuse et trouble, qui vécut habillée en 
        homme, quelques courtes années, à Bône, à Tunis, 
        à Beni Ounif, dans divers postes du Sud (2) et mourut à 
        27 ans, emportée à Ain Sefra par la crue subite d'un oued. 
        Cette fille étrange dont l'enfance n'a pas été heureuse, 
        regarde avec tendresse, avec envie peut-être, jouer d'autres
 enfants:
 -------" 
        Les enfants, seule note vivante, seule note gaie dans le silence de nécropole, 
        dans la tristesse nostalgique du ksar.
 -------" 
        Les tout petits surtout sont drôles, noirs pour la plupart, nus 
        sous des chemises trop, courtes, avec, au sommet de leurs crânes 
        rasés, une longue mèche de cheveux laineux entremêlés 
        de menus coquillages blancs ou d'amulettes.
 -------" 
        Ils ont déjà appris à mendier des sous aux officiers 
        qui passent. Ils sautent autour d'eux; ils trépignent; ils s'acharnent 
        avec des grâces et des câlineries de petits chats. Puis ils 
        se battent férocement pour les monnaies de cuivre qu'on leur jette; 
        ils se roulent et mordent la poussière.
 -------" 
        La meneuse, c'est petite Fathma.
 -------" 
        Elle peut avoir onze ans. Son corps impubère, d'une souplesse féline, 
        disparaît sous des loques de laine verte, retenues sur sa poitrine 
        frêle par une superbe agrafe en argent repoussé, ornée 
        de corail très rouge et d'une forme rare.
 -------" 
        Petite Fathma est métisse. Son visage rond, aux joues veloutées, 
        d'une chaude couleur cuivrée, est à la fois effronté 
        et doux, avec des yeux de caresse et des lèvres déjà 
        voluptueuses. Dans peu d'années, Fathma sera très belle 
        et très impudique.
 -------" 
        Menant le vol turbulent des bambins ambrés ou noirs, elle galope 
        à travers les ruines, égrenant, son rire limpide de nymphe 
        folle. Elle apparaît tout à coup, hasardeusement posée 
        sur le bord d'une terrasse effondrée, ou sur la crête d'un 
        mur branlant.. Elle implore, elle minaude, elle sourit.
 -------" 
        Un jour, je l'ai vue, en guise de remerciement, prendre la main d'un roumi, 
        un officier entre ses menottes tièdes, et lui dire avec un sérieux 
        troublant : " Je t'aime beaucoup, " ya sidi" L'homme sourit 
        et attribua cette caresse au désir d'avoir plus de sous. Alors 
        petite Fathma eut une moue chagrine avec un hochement de tête grondeur. 
        - " Non, " non, ce n'est pas cela.' Je t'aime comme ça, 
        pour Dieu !" Ce qui signifiait, en arabe, que sa tendresse subite 
        était désintéressée. -
 -------" 
        Étrange petite créature, qui est comme l'âme charmante 
        mais décevante et fugitive des ruines rougeâtres. (3) "
 
 -------Mais 
        il n'y a pas que les jeux. Il y a l'école. Nous ne parlerons pas 
        de l'École française - où une admirable phalange 
        de maîtres et d'institutrices accomplissent avec un si haut sentiment 
        de leur mission la grande uvreéducatrice que la France a 
        assumée - mais, dans ce Cahier où il ne doit être 
        question que des indigènes, de l'École arabe. La voici décrite 
        par Fromentin, comme elle a été peinte par Decamps, avec 
        une vérité qui n'a pas aujourd'hui encore une seule ride:
 -------" 
        La maison d'école est encore là; elle y demeurera tant que 
        vivra le maître, elle y sera sans doute après lui, et pourquoi 
        non ? Si l'on raisonne à l'arabe, il n'y a pas de motif, en effet, 
        pour que ce qui a été cesse d'être, puisque la' stabilité 
        des habitudes n'a pour limite que la fin même des choses, la ruine 
        et la destruction par le temps. Pour nous, vivre, c'est noue modifier 
        ; pour les Arabes, exister, c'est durer. N'y eut-il entre les deux peuples 
        que cette différence, c'en serait assez pour les empêcher 
        de se comprendre. Depuis que tu l'as vu, le maître d'école 
        a vieilli de deux ans ; quant aux enfants, les plus âgés 
        sont partis, d'autres plus jeunes les ont remplacés ; voilà 
        tout le changement : la naturelle évolution de l'âge et des 
        années, rien de plus. Les écoliers continuent d'être 
        placés sur trois rangs, le premier assis par terre, les deux autres 
        étagés contre le mur, sur des banquettes légères, 
        superposées sans plus de façon que les rayons d'un magasin. 
        Parla disposition du lieu, c'est une boutique; pour le bruit et pour la 
        gaietéde ses habitants, on dirait une volière. Le magister, 
        toujours au centre de la classe, administre, instruit, surveille ; il 
        met de trois à cinq années scolaires à enseigner 
        trois choses : le Coran, un peu d'écriture et la discipline ; des 
        yeux il suit les versets du livre, la main posée sur une longue 
        gaule, flexible comme un fouet, qui lui permet, sans quitter sa place, 
        de maintenir l'ordre aux quatre coins de la classe. (4) "
 II. 
        - Les petits métiers -------Après 
        avoir appris à l'école arabe quelques sourates du Coran, 
        le jeune indigène de la ville ou du ksar entrait en apprentissage 
        chez quelque artisan : voyons ces petits métiers avec Isabelle 
        Eberhardt :-------" 
        Une ruelle obscure, aboutissant à un carrefour à ciel ouvert 
        où coulent des reflets d'or, le long des murailles pâles 
        : la djemaâ d'Elmaïz.
 -------" 
        Quelques boutiques, exiguës, où on pénètre par 
        des portes étroites comme des gueules de silos. Et là, des 
        générations de ksouriens pâlissent sur des travaux 
        menus, sur de petits 'trafics monotones.
 -------" 
        Enveloppés de laine blanche, quelques-uns penchent des fronts blancs 
        et de grands yeux noirs sur des grimoires arabes : ce sont les scribes, 
        hommes de loi ou écrivains publics.
 -------" 
        D'autres promènent des doigts agiles sur le souple filali rouge. 
        Ils tissent des soies aux couleurs vives, amortissant l'éclat saignant 
        du cuir par des sertissures de bleu pâle, celui des jaunes d'or 
        par des verts ardents ou des violets chauds.
 -------" 
        Leur labeur ressemble à un jeu, tellement leurs mouvements sont 
        rapides et aisés, limités aux seuls poignets dans l'immobilité 
        du corps penché et des jambes croisées.
 -------" 
        .Quelquefois, suspendue à un clou, une djebira (sacoche de selle 
        des cavaliers) met une tache gaie sur le clair d'une muraille nue.
 -------" 
        ... Sous un portique très ancien, aux lourds piliers carrés, 
        un vieillard est assis sur une natte. Il est calme et souriant, le vieux 
        Berbère, et vêtu de voiles blancs. Tous les jours, dès 
        l'aube, il vient s'asseoir là pour de longues heures. Devant lui, 
        plusieurs jarres en terre pleines d'eau sont posées. Dans chacune 
        nage un entonnoir en cuivre, percé par le bas, qui se remplit lentement.
 -------" 
        Jadis les ksouriens ingénieux ont calculé le temps qu'il 
        fallait pour irriguer chaque fraction de la palmeraie, et ils ont inventé 
        ce curieux système d'entonnoirs dont chacun correspond à 
        une fraction donnée : il faut autant de temps à l'entonnoir 
        pour se remplir qu'à la fraction pour recevoir l'eau nécessaire 
        à sa fécondité.
 -------" 
        Pour éviter les incessantes querelles, souvent sanglantes, la djemaâ 
        a préposé à la direction des eaux un vieillard sage 
        et calme, qui passe sa vie à surveiller ses engins archaïques 
        sous le vieux portique caduc...
 -------" 
        En face de lui, il y a un mur en toub, avec des arabesques faites à 
        l'outremer et au pied de ce mur, sur des bancs de terre, les membres de 
        la djemaâ viennent discuter les affaires du ksar.
 Autrefois, ils y décidaient de la paix et de la guerre ; ils y 
        jugeaient les fautes des hommes qu'ils condamnaient parfois à mort.
 -------" 
        Depuis des années et des années le cheikh-el-ma (5 ) assiste, 
        immobile, aux plus tumultueuses palabres. Il regarde en souriant vaguement 
        ses jarres, et, sur le mur d'en face, par-dessus les têtes encore 
        jeunes qui s'échauffent et s'agitent, le jeu du soleil et les reflets 
        du ciel... (6) "
 III. 
        - Le Commerce des Citadins -------La 
        grande occupation des citadins, en dehors d'une industrie très 
        simple limitée à l'artisanat (tisserands, teinturiers, fabricants 
        de chaussures et de tapis; industries du cuir, du fer et du cuivre), c'est 
        le commerce. Si l'on peut voir, dans les rues de Fez, des indigènes 
        traiter de grosses affaires " d'import et d'export " au fond 
        de leurs fondouks où apparaissent déjà, à 
        côté de la grande balance romaine destinée à 
        peser les charges des caravanes, le téléphone et la machine 
        à écrire, la plupart des commerçants africains ne 
        conçoivent pas " les affaires " avec notre fièvre 
        européenne ou américaine, mais avec l'aimable philosophie 
        que Fromentin sut si bien analyser:-------" 
        Tu sais ce qu'un Maure aisé, de bonne souche et de principes honnêtes, 
        entend par faire le commerce : c'est tout simplement avoir sur la voie 
        publique, le seul rendez-vous des hommes pendant le jour, un endroit dont 
        il soit propriétaire et qu'il puisse habiter sans désuvrement. 
        Il y reçoit des visites ; sans descendre de son divan, il participe 
        au mouvement de la rue, apprend les nouvelles qu'on lui apporte, se tient 
        au courant des choses du quartier, et, si l'on pouvait employer un mot 
        dénué de sens quand on l'applique à la société 
        arabe, je dirais qu'il continue de vivre dans le monde sans sortir de 
        chez lui. Quant au négoce, t'est une occupation accessoire. Les 
        clients sont des gens qu'il oblige en leur fournissant les objets dont 
        ils ont besoin. Il n'y a jamais, avec lui, de prix à débattre. 
        - Combien ? - Tant. - Prenez ou laissez. La seule chose qui puisse être 
        désagréable au marchand, c'est d'être occupé 
        quelques minutes de trop d'une affaire dont il n'a souci. Il n'y comptait 
        pas : pourquoi regretterait-il un argent qui, venant par hasard, s'en 
        va par hasard ? (7) "
 
 -------Généralement, 
        dans les cités que l'Occident n'a pas transformées, les 
        marchands sont groupés par spécialités dans des rues 
        distinctes : il y a le marché (le souk) du cuivre, du cuir, des 
        vêtements, des tapis. ]e me rappelle quel émerveillement 
        furent pour moi à vingt ans les souks de Tunis, les tasses de café 
        offertes d'une façon souriante en marchandant un bibelot (" 
        Tu ne voudrais pas que je te le vende à ce prix, on se moquerait 
        de moi, s'il te plaît, prends-le, je te le donne, mais ne m'en offre 
        pas un prix si petit, etc. "), et depuis ces causeries dans tel coin 
        des souks de Marrakech chez le marchand de reliures qui siège sur 
        une petite place à l'ombre d'un figuier, ou chez tel marchand de 
        tapis de la place Nedjarine, à Fez, dont les vux m'arrivent 
        chaque année, fidèles, les premiers de tous vers le 20 décembre 
        ! Voici Marrakech:
 -------" 
        Des quartiers couverts de roseaux qui menacent de vous tomber sur la tête, 
        comme tout le reste de la ville, abritent du soleil une activité 
        primitive qui n'a pas varié depuis des centaines d'années. 
        Depuis des centaines d'années, les vendeurs de babouches, brodées 
        comme des mitres, sont accroupis dans leurs armoires semblables à 
        des tabernacles étincelants d'argent et d'or; les dévideurs 
        de soie font tourner leurs roues légères au milieu de leurs 
        écheveaux couleur d'oiseaux des îles ; les teinturiers suspendent 
        au-dessus de la rue leurs laines et leurs soies encore fumantes de la 
        cuve. Depuis des centaines d'années, le marchand de dattes, de 
        noix, d'amandes, de henné, pareil à quelque idole rustique, 
        trône au sommet de ses denrées, sa cuiller de bois à 
        la main pour servir de loin le client; des forgerons dignes de Velasquez, 
        le torse nu, les cuisses nues, déjà sombres de peau, rendus 
        tout à fait noirs par la poussière du charbon, ruissellent 
        de sueur devant leur forgé et dépensent la force d'Hercule 
        pour battre quoi ? le petit fer d'un âne ; des enfants pleins d'adresse, 
        gracieux en dépit de la teigne qui les ravage presque tous, tiennent 
        jusqu'au milieu de la rue l'extrémité des longs fils avec 
        lesquels leur patron, assis dans l'ombre de l'échoppe, fabrique 
        la couture d'un burnous... Depuis des centaines d'années ! Et peut-être 
        demain toute cette petite activité va s'effondrer en poussière... 
        je ne sais pourquoi les peintres, éternellement tourmentés 
        de vastes ambitions, dédaignent, comme des sujets trop au-dessous 
        de leur génie, ces petits métiers charmants. Ah ! puisse-t-il 
        venir tout de suite, l'humble peintre génial de ce vieil Orient 
        familier ! Tous les petits métiers l'attendent; et dans le moment 
        même où j'écris, j'entends la voix de cet autre artisan 
        de la vie marocaine, la voix de l'âne qui l'appelle
 
 -------Parmi, 
        ces trafics puérils, sous ces treillages de roseaux dont les lumières 
        et les ombres font les délices du photographe, circule une foule 
        prodigieusement vivante, fruste, primitive, souple et brutale à 
        la fois, d'une familiarité plaisante que rien de vulgaire n'enlaidit, 
        iléveillé, les dents blanches, le corps divinement 
        à l'aise dans sa demi-nudité ou ses lainages aux grands 
        plis. Gens venus de tous les coins du bled; de la montagne et de la plaine, 
        avec leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux, Berbères, 
        Arabes, nègres et demi-nègres, toutes les teintes de là 
        peau, depuis la couleur du pain cuit jusqu'à " la plus . sombre 
        livrée du soleil éblouissant ". Tout ce monde vaque 
        à ses affaires, le poignard au côté, avec des pensées, 
        des désirs, des besoins que je traverse sans les comprendre. (8) 
        "
 -------" 
        Et voici encore les souks de Marrakech la nuit : perspective obscure de 
        la ruelle, entre les deux rangs d'alvéoles dont chacun,- sous l'auvent, 
        est un creux de clarté chaude autour de trois flammes - des flammes 
        nourries d'huile, en des lampes de type antique, sur, un rude candélabre.
 -------" 
        Et derrière la procession d'ombres, on ne voit que les immobiles 
        figures des marchands,' chacun seul, indifférent aux passants,. 
        accroupi, et plus souvent à demi couché près de sa 
        lumière, au-dessus de ses dattes, de ses menus pots de graisse, 
        de khol et de goudron, parmi ses pains de sucre, ses cordes, ses épices. 
        Ou bien il trône, éclairé d'en bas, devant sa longue 
        balance qui pend de travers, juché tout au sommet d'une pyramide 
        de fruits secs, entre deux talismans protecteurs : la main de Fathma et 
        l'hexagone multicolore, barbouillés sur la chaux du mur.
 -------" 
        Quelle apathie ou quelle ataraxie de ces visages musulmans, si pâles 
        (la pâleur des fumeurs de kif), anémiés, dans leurs 
        graves colliers de barbe noire ! Quel dédain, semble-t-il, des 
        possibles clients, quel parti pris de retranchement en soi ! C'est à 
        croire qu'ils ne sont venus là que pour se mieux abstraire, pour 
        goûter, au-dessus de la foule, au plus populeux de Marrakech, une 
        solitude, une paix plus profondes. Mais sans doute, rien ne correspond 
        en eux à l'énigmatique des physionomies et des postures 
        : désuvrement total de l'esprit, comme en ces chats qui s'immobilisent, 
        s'absorbent en de nobles attitudes. Justement j'en vois un, au fond de 
        sa cellule, tout en haut d'un immense tas de raisins séchés, 
        qui caresse un chat d'une main nonchalante, - et sans le regarder, sans 
        rien regarder des humains qui passent à ses pieds. Le parfait accord 
        dé la bête et de l'homme ! et comme tous deux se suffisent, 
        supérieurs, inaccessibles en cette retraite
 -------" 
        A contre-jour, devant le rang d'échoppes et de petites lampes, 
        se presse la procession d'ombres. Elles vous touchent, vous poussent, 
        vous coudoient, vous dépassent. Tout d'un coup surgissent de hautes 
        oreilles noires, des oreilles de mulets; et sonnent alors des Bâlek 
        ! Bâlek ! clamés à voix impatiente..
 -------" 
        Et voici, par terre, dans un carrefour couvert comme le reste du souk, 
        les femmes qui vendent le pain du soir. Devant leurs lampes à trois 
        mèches et leurs plateaux de galettes, elles se tiennent tassées 
        les unes contre les autres, en rang, enveloppées de la tête 
        aux pieds d'une seule pièce de laine, bas et volumineux paquets, 
        fendus de noir à la hauteur des yeux et d'où ne sortent 
        que de maigres bras cerclés d'argent épais, des colliers 
        de douros, un peu de là chemise, dont apparaît la bordure 
        soutachée. Dans le halo des flammes posées devant elles, 
        luit cette barbare bijouterie; et le grain rude et magnifique du haïk 
        s'éclaire, les pannetées de galettes se dorent. Elles ne 
        se parlent pas. Elles attendent, aussi passives que les marchands, mais 
        combien différentes ! - on dirait d'une autre race, - primitives, 
        archaïques par les épaisses cassures de leurs draperies, par 
        la simplicité de leurs volumes. Une grandeur, un mutisme de bétail 
        couché. Prostrées là, repliées dans la poussière 
        du souk, les genoux au menton, et les mains aux genoux... Si humbles et 
        si parées... Elles forment, devant leurs flambeaux, une longue 
        masse de clarté dans la nuit qui règne par en bas. (9)"
 IV. 
        - Le Commerce des Paysans -------À 
        la campagne, dans un lieu d'accès commode, absolument désert 
        six jours sur sept, se tient une fois par semaine une sorte de foire. 
        Quand vous passez en auto vous voyez sur la carte beaucoup de lieux appelés 
        ainsi Souk et Arba, Souk et Khemis, etc... ce qui signifie marché 
        du 4e jour (mercredi), marché du 5è jour (jeudi), etc... 
        Si vous n'êtes pas au jour fixé, vous ne voyez personne, 
        mais si vous êtes tombé juste, voici le spectacle qui s'offre 
        à vos yeux-------" 
        Un marché arabe ressemble à nos foires de villages; mêmes 
        usages ou à peu près, même personnel de campagnards, 
        de marchands ambulants, de colporteurs, de maquignons. Changez les races, 
        substituez les chaouchs armés de cannes et les cavaliers du beylik 
        aux gardes champêtres et aux gendarmes, la tente mobile du kaïd 
        à la maison communale du maire, imaginez des denrées africaines 
        au lieu de denrées françaises, des troupeaux de chameaux 
        mêlant leur physionomie et leurs grognements, qui n'ont pas d'analogue, 
        à l'aspect, au mouvement connus d'un parc de bétail composé 
        de chèvres, de moutons, d'ânes, de mulets, de chevaux, de 
        vaches et de bufs maigres, et vous aurez une première idée 
        du marché du sebt. Reste à supposer maintenant la grandeur 
        du lieu, l'étendue de la plaine environnante, la beauté 
        propre aux horizons de la Mitidja, la gravité d'une lande algérienne, 
        l'éclat de la lumière, l'âpreté du soleil insoutenable 
        même en octobre, enfin une réunion de tentes, avec la forme 
        conique des pavillons de guerre ou de voyage, emblème intéressant 
        quand il est l'expression des murs d'une société primitive, 
        usage absurde en Europe, où la tente est la maison toujours suspecte 
        des gens sans profession légitime, où l'homme errant est 
        présumé n'avoir ni feu ni lieu, où le nomade est 
        plus ou moins un vagabond. Qu'on suppose encore, pour approcher du vrai, 
        le murmure particulier des foules arabes, la nouveauté des costumes, 
        tous à peu près pareils et presque tous blancs, enfin certaines 
        industries locales et bizarres, surtout à cause de leur extrême 
        simplicité.
 -------" 
        Les bouchers y viennent avec leurs étaux garnis de viandes saignantes, 
        les maréchaux-ferrants, les cordonniers, les cafetiers, les rôtisseurs 
        avec leurs ustensiles et leur matériel on 
        ne peut plus réduit, les gens du sud avec leurs laines et leurs 
        dattes, ceux de la plaine avec leurs grains, les montagnards avec leur 
        huile, leur bois et leur charbon. Les jardiniers de Blidah apportent les 
        fruits et tous les légumes cultivables, depuis les oranges et les 
        cédrats, jusqu'aux pois chiches rôtis, qui sont: le grain 
        rôti de l'Ecriture sainte, jusqu'aux lentilles, dont on fait un 
        potage rouge en souvenir du plat d'Esaü. Les colporteurs juifs ou 
        arabes vendent la mercerie, la droguerie, les épices, les essences, 
        les bijoux grossiers, les cotonnades de tout pays et les tissus de toute 
        fabrique, etc. Chacun a son étalage en plein vent ou couvert, et 
        dans les deux cas les dispositions sont fort simples. Une ou deux caisses 
        ou bien des paniers pour contenir les marchandises, une natte pour les 
        exposer, un carré d'étoffe en manière de parasol, 
        voilà, je crois, le seul mobilier nécessaire au marchand 
        forain.
 
 ------"Celui des artisans n'est guère 
        plus compliqué. Le maréchal-ferrant, que je prends pour 
        exemple, est un homme en tenue de voyage, coiffé du voile, en jaquette 
        et les pieds chaussés de sandales à courroies, qui porte 
        avec lui dans le capuchon de son manteau tout le matériel d'une 
        industrie qui semble un art de fantaisie, tant elle a peu d'occasions 
        de s'exercer. Ce sont des morceaux de fer brut ou préparés 
        d'avance, un marteau, des clous, un chalumeau, une très minime 
        provision de charbon de bois, enfin l'enclume, c'est-à-dire un 
        instrument portatif semblable lui-même à un marteau dont 
        le manche sert de tige et de point d'appui. Trouve-t-il un cheval à 
        ferrer, aussitôt il s'installe. Il fait un trou dans la terre, et 
        y établit son fourneau de forge. Il plante son enclume à 
        côté du fourneau, s'accroupit de manière à 
        la saisir entre ses genoux, choisit un fer dans sa provision, et le voilà 
        prêt. Un apprenti, un voisin, le premier passant venu rend à 
        l'industriel le service de souffler le feu, et lui prête obligeamment 
        le secours de ses poumons. Le fer rougi et façonné, le reste 
        se pratique comme en Europe, mais avec moins d'effort, moins de précaution, 
        moins de perfection surtout. Le fer est rarement autre chose qu'une sorte 
        de croissant très mince, à moitié rongé de 
        rouille, qui ressemble à du cuir taillé dans une vieille 
        savate hors d'usage. Quand le charbon manque, on le remplace alors par 
        de la tourbe, ou plus simplement par du fumier de chameau, combustible 
        actif, qui se consume à petit feu sourd, comme un cigare, et se 
        reconnaît tout de . suite à des combinaisons d'odeurs végétales 
        absolument fétides.
 |  | -------Boutiques, 
        acheteurs, marchands, gens à pied et à cheval, bêtes 
        de service et bêtes d'achat, tout se trouve aggloméré 
        sans beaucoup d'ordre, ni de prudence. Les grands dromadaires se promènent 
        librement et se font faire place, comme des géants dans une assemblée 
        de petits hommes ; le bétail se répand partout oùil 
        peut ; l'âne au piquet fraternise avec l'âne mis en vente, 
        et dans ce pêle-mêle, où les intéressés 
        seuls savent se reconnaître, il est assez malaisé de distinguer 
        les gens qui vendent de ceux qui achètent. Les affaires se traitent 
        à demi-voix, avec la ruse du campagnard et les cachotteries du 
        trafiquant arabe ; on fume des pipes afin d'en délibérer 
        ; on boit du café comme un moyen amical de se mettre d'accord ; 
        il y a, de même qu'en France, des poignées de mains significatives 
        pour sceller les marchés conclus. _ Les payements se font à 
        regret, l'argent s'écoule avec lenteur, avec effort, comme le sang 
        d'une plaie ouverte, tandis qu'au fond des mouchoirs (le mouchoir tient 
        ordinairement lieu de bourse), on entend résonner, longtemps avant 
        qu'elle se décide à paraître, cette chose mystérieuse, 
        si bien gardée, si bien défendue, si bien cachée, 
        qui s'appelle ici le douro. (10) " V. 
        - Le Commerce des NomadesLes Caravanes
  -------Il est 
        difficile aujourd'hui d'imaginer quelle pouvait être la splendeur 
        d'une tribu entière se déplaçant des hauts plateaux 
        vers le Tell. Les facilités de transport que nous avons créées 
        tendent à faire disparaître ces grandes migrations dont les 
        Français artistes, au début de notre occupation, comprirent 
        si bien le pittoresque. Une des plus belles pages de Fromentin décrit 
        le passage d'une tribu. Le lecteur y goûtera cette grandeur dans 
        la simplicité que laBible a su rendre avant tous les romanciers et mieux que beaucoup d'écrivains:
 -------" C'est une tribu qui voyage 
        ", dit Ali : rahil, un déplacement.
 -------" En effet, le bruit ne tarda 
        pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître 
        l'aigre fanfare des cornemuses jouant un de ces airs bizarres qui servent 
        aussi bien pour la danse que pour la marche ; la mesure était marquée 
        par des coups réguliers frappés sur des tambourins ; on 
        entendait aussi, par moments, des aboiements de chiens. Puis la poussière 
        sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers 
        et de chameaux chargés, qui venaient à nous, et se disposaient 
        à traverser l'Oued, à peu près vers l'endroit où 
        nous nous dirigions nous-mêmes.
 -------" Enfin, il nous fut possible 
        de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.
 -------" Elle était nombreuse 
        et se développait sur une ligne étroite et longue au moins 
        d'un grand quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton 
        serré, escortant un étendard aux trois couleurs, rouge, 
        vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité 
        de la hampe. Au delà et sur le dos de dromadaires blancs ou d'un 
        fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches 
        de couleur éclatante ; puis arrivait un bataillon tout brun de 
        chameaux de charge stimulés par la caravane à pied ; enfin, 
        tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé 
        des dromadaires, un immense troupeau de moutons et de chèvres noires 
        divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par 
        des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à 
        cheval et flanquée de chiens.
 -------" - Ce sont des Arba, dit Ali.
 -------" - Ça m'est égal, 
        dit le lieutenant, du moment que ce n'est pas le Scheriff.
 -------" Les cavaliers étaient 
        armés en guerre et costumés, parés, équipés 
        comme pour un carrousel ; tous, avec leurs longs fusils à capucines 
        d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou 
        posés horizontalement sur la selle ou tenus de la main droite, 
        la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau 
        de paille conique empanaché de plumes noires ; d'autres avaient 
        leur burnous rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au 
        nez, et ceux dont on ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à 
        des femmes maigres et basanées ; d'autres, plus étrangement 
        coiffés de hauts kolbaks sans bord, en toison d'autruche mâle, 
        nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, 
        le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de 
        forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutache d'or ou d'argent, 
        paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme 
        on les voyait au moyen âge, et dont les longs chelils, ou caparaçons 
        rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement 
        de leur croupe et de leur queue flottante. Il y avait là de fort 
        beaux chevaux ; mais ce qui me frappa plus que leur beauté, ce 
        fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvai 
        ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment 
        exprimées par les comparaisons de leurs poètes. Je reconnus 
        ces chevaux noirs à reflets bleus, qu'ils comparent aux pigeons 
        dans l'ombre; ces chevaux, couleur de roseau ; ces chevaux, écarlates 
        comme le premier sang d'une blessure. Les blancs étaient couleur 
        de neige, et les alezans couleur d'or fin. D'autres, d'un gris foncé, 
        sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets; d'autres encore, 
        d'un gris très clair, et dont la peau se laissait voir à 
        travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains 
        et auraient pu audacieusement s'appeler des chevaux roses. Tandis que 
        cette cavalcade si magnifiquement colorée s'approchait de nous, 
        je pensais à certains tableaux équestres devenus célèbres 
        à cause du scandale qu'ils ont causé, et je compris la différence 
        qu'il y a entre le langage des peintres et le vocabulaire des maquignons.
 -------" Au centre de ce brillant état-major, 
        à quelques pas en avant de l'étendard, chevauchaient l'un 
        près de l'autre, et dans la tenue la plus simple, un vieillard 
        à barbe grisonnante, un tout jeune homme sans barbe. Le vieillard 
        était vêtu de grosse laine et n'avait rien qui le distinguât 
        que la modestie même et l'irréprochable propreté de 
        ses vêtements, sa grande taille, l'épaisseur de sa tournure, 
        l'ampleur extraordinaire de ses burnous, surtout le volume de sa tête 
        coiffée de trois ou quatre capuchons superposés. Enfoui 
        plutôt qu'assis dans sa vaste selle en velours cramoisi brodé 
        d'or, ses larges pieds chaussés de babouches, enfoncés dans 
        des étriers damasquinés d'or, et les deux mains posées 
        sur le pommeau étincelant de la selle, il menait à petits 
        pas une jument grise à queue sombre, avec les naseaux ardents et 
        un bel il doux encadré de poils noirs, comme un il 
        de musulmane agrandi par le koheul. Un cavalier nègre, en livrée 
        verte, conduisait en main son cheval de bataille, superbe animal à 
        la robe de satin blanc, vêtu de brocart et tout harnaché 
        d'or, qui dansait au son de la musique et faisait résonner fièrement 
        les grelots de son chelil les amulettes de son poitrail et l'orfèvrerie 
        splendide de sa bride. Un autre écuyer portait son sabre et son 
        fusil de luxe.
 -------" Le jeune homme était 
        habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme 
        d'encolure, à queue traînante, la tête à moitié 
        cachée dans sa crinière. Il était fluet, assez blanc, 
        très pâle, et c'était étrange de voir une si 
        robuste bête entre les mains d'un adolescent si délicat. 
        II avait l'air efféminé, rusé, impérieux et 
        insolent. Il clignotait en nous regardant de loin, et ses yeux bordés 
        d'antimoine, avec son teint sans couleur, lui donnaient encore plus de 
        ressemblance avec une jolie fille. Il ne portait aucun insigne, pas la 
        moindre broderie sur ses vêtements, et de toute sa personne, soigneusement 
        enveloppée dans un burnous de fine laine, on ne voyait que l'extrémité 
        de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une 
        petite main maigre ornée d'un gros diamant. Il arrivait renversé 
        sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d'argent, escorté 
        de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu, 
        qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval.
 -------" Aussitôt qu'il aperçut 
        ce vieux grand seigneur et son fils, le petit Ali fit un mouvement pour 
        se jeter à terre et courir se prosterner devant eux, mais le lieutenant 
        lui posa la main sur l'épaule ; l'enfant étonné comprit 
        le geste et ne bougea pas.
 -------" Pendant ce temps je regardai 
        ce jeune cavalier à mine impériale au milieu de son cortège 
        barbare, avec des guerriers pour valets et des vieillards à barbe 
        grise pour pages ; je jetai les yeux sur le charmant Aouïmer, qui 
        me fit l'effet d'un histrion ; puis je considérai assez tristement 
        la tenue du lieutenant ; j'imaginai ce que devait être la mienne 
        pour un il difficile en fait d'élégance, et je ne 
        pus m'empêcher de dire au lieutenant : " Comment trouvez-vous 
        que nous représentions la France ? "
 -------" Le vieillard passa et nous 
        salua froidement de la main; nous y répondîmes avec autant 
        de supériorité que nous le pûmes. Quant au jeune homme, 
        arrivé à deux pas de nous, il fit cabrer sa bête ; 
        l'animal, enlevé des quatre pieds par ce saut prodigieux où 
        excellent les cavaliers arabes, nous frôla presque de sa crinière 
        et alla retomber deux pas plus loin ; le petit prince s'était habilement 
        dispensé du salut, et son escorte acheva de défiler sans 
        même jeter les yeux sur nous.
 -------" Les musiciens venaient ensuite 
        marchant sur deux rangs, la bride passée dans le bras, les uns 
        frappant d'un geste martial sur de petits châssis carrés 
        tendus de peau, d'autres tambourinant avec des crochets de bois sur des 
        timbales du diamètre d'un petit tambour, les autres soufflant dans 
        de longues musettes en forme de hautbois. Puis, arrivaient, sur deux de 
        front et les deux plus richement équipés tenant la tête, 
        les chameaux porteurs d'atatiches. C'étaient de grands animaux 
        efflanqués, nerveux, lustrés presque aussi blancs que de 
        vrais méhara et marchant, comme disent les Arabes, " du pas 
        noble de l'autruche ".
 
 -------Ils avaient des mouchoirs de satin 
        noir passés au cou et des anneaux d'argent aux pieds de devant. 
        Les atatiches, sorte de corbeilles enveloppées d'étoffes 
        avec un fond plat garni de coussins et de tapis, dont les extrémités 
        retombent en manière de rideaux sur les deux flancs du dromadaire, 
        faisaient plutôt l'effet de dais promenés dans une procession 
        que de litières de voyage. Imagine un assortiment de toute espèce 
        d'étoffes précieuses, un assemblage de toutes les couleurs 
        : du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques d'or 
        sur le fond noir et des fleurs d'argent sur le fond citron ; tout un atouche 
        en soie écarlate traversé de deux bandes de couleur olive 
        ; l'orange à côté du violet, des roses croisés 
        avec des bleus tendres, avec des verts froids; puis des coussins mi-partie 
        cerise et émeraude, des tapis de haute laine et de couleur plus 
        grave, cramoisis, pourpres et grenat, tout cela marié avec cette 
        fantaisie naturelle des Orientaux, les seuls coloristes du monde. C'était 
        le point le plus brillant et le centre éclatant de la caravane. 
        Vu de face et d'un peu loin, ce haut appareil s'élevait comme une 
        sorte de mitre étincelant au-dessus de la tête vénérable 
        des dromadaires blancs, et complétait cette physionomie sacerdotale 
        que tu leur connais. On n'entrevoyait rien des voyageuses de distinction 
        suspendues dans ces somptueux berceaux; mais un nègre à 
        pied, qui se tenait au-dessous de chaque litière, de temps en temps 
        levait la tête et s'entretenait avec une voix qui lui parlait à 
        travers les tapisseries.
 -------" Là s'arrêtait 
        le luxe des étoffes et l'éclat des couleurs ; car, immédiatement 
        après venaient les chameaux de charge, portant les tentes, le mobilier, 
        la batterie de cuisine de chaque famille, accompagnés par les femmes, 
        les enfants, quelques serviteurs à pied, et les plus pauvres de 
        la tribu. Des coffres, des tellis au ventre arrondi, rayés de jaune 
        et de brun, des plats de kouskoussou, des bassins de cuivre, des armes 
        en faisceaux, des ustensiles de toute nature cliquetant au mouvement de 
        la marche ; de chaque côté, des outres noires pendues pêle-mêle 
        avec des douzaines de poulets liés ensemble par les pattes, et 
        qui battaient des ailes en jetant des cris de détresse; pardessus 
        tout cela la tente roulée autour de ses montants comme une voile 
        autour de sa vergue ; puis un bâton qui se trouvait mis en l'air 
        et retenu par des amarres à peu près comme un mât 
        avec ses agrès; tel était l'aspect uniforme offert par le 
        dos monstrueux des chameaux. Il y en avait cent cinquante ou deux cents 
        pour transporter les bagages et les " maisons de poils " de 
        cette petite cité nomade en déménagement. On voyait, 
        en outre, de jeunes garçons assis tout à fait à l'arrière 
        des bêtes, juste au-dessus de la queue, qui poussaient de' grands 
        cris, quand les animaux trop pressés s'embarrassaient l'un dans 
        l'autre ; ou bien de petits enfants tout nus, suspendus à l'extrémité 
        de la charge, quelquefois couchés dans un grand plat de cuisine, 
        et s'y laissant balancer comme dans un berceau. A l'exception du harem, 
        qui voyageait en litière fermée, toutes les femmes venaient 
        à pied sur les deux flancs de la caravane, sans voiles, leur quenouille 
        à la ceinture et filant. De petites filles suivaient, entraînant 
        ou portant, attachés dans leur voile, les plus jeunes et les moins 
        alertes de la bande. De vieilles femmes, exténuées par l'âge, 
        cheminaient appuyées sur de longs bâtons ; tandis que de 
        grands vieillards se faisaient porter par de tout petits ânes, leurs 
        jambes traînant à terre. Il y avait des nègres qui, 
        dans leurs bras d'ébène, tenaient de jolis nourrissons coiffés 
        de la chechia rouge ; d'autres menaient par la longe des juments couvertes, 
        depuis le poitrail jusqu'à la queue, de djellale à grands 
        ramages, et suivies de leurs poulains ; j'en remarquai qui conduisaient 
        par les cornes des béliers farouches comme s'ils les traînaient 
        aux sacrifices. Des cavaliers galopaient au milieu de la foule, et de 
        loin donnaient des ordres à ceux qui, tout à fait à 
        l'arrière, amenaient le troupeau des chameaux libres !:t les moutons. 
        C'était là que se tenait la meute, hurlant, aboyant, harcelant 
        sans cesse la queue du troupeau ; notre approche augmentant encore la 
        rage des chiens et ajoutant à l'épouvante des moutons, nous 
        prîmes le trot, et bientôt nous eûmes dépassé 
        l'extrême arrière-garde de la caravane.
 
 -------" Pendant une heure encore on 
        entendit le bruit des cornemuses, et nous continuâmes de voir la 
        poussière qui s'éloignait dans la direction de la montagne 
        de l'Est. (11) "
 
 -------Aujourd'hui les caravanes qui viennent 
        du Sud sont beaucoup moins brillantes. Voici l'une de celles que j'ai 
        croisées au désert, car il existe toujours des courants 
        d'échange entre " les deux rives du Sahara ", comme l'a 
        fort justement montré le Gouverneur Bonamy dans un ouvrage qui 
        porte ce titre:
 -------" Des cavaliers ouvrent la marche, 
        le fusil en bandoulière. Derrière eux trottine toute une 
        séquelle de femmes et d'enfants, des bambins complètement 
        nus, dont la peau brune et huileuse a des reflets de métal, où 
        tranchent les grains blonds d'un collier d'ambre, et le petit carré 
        crasseux d'un scapulaire ; - des pauvresses en haillons, le dos plié 
        sous une espèce de besace grouillante qui contient leur progéniture 
        ! Des chiens sloughis, aux poils jaunes et hérissés comme 
        des paquets de dards, aboient sans cesse contre les mulets et les petits 
        ânes qui portent les bagages, les provisions, le bois pour les feux 
        de ronde, les pieux pour les campements. Puis, les longs cols de chameaux 
        se balancent par-dessus les échines des ordinaires bêtes 
        de somme; et, à chaque mouvement qu'ils font, les pompons de laine 
        orangée et verte, qui pendent de chaque côté de leurs 
        mufles, s'agitent en bouquets de couleurs éclatantes. Alanguies 
        par le tangage continuel de la course, des femmes voilées se penchent, 
        d'un air dolent, entre les rideaux rouges et les franges des guitouns...
 
 -------" Les cols des chameaux s'enchevêtrent 
        les uns dans les autres, tellement ils sont serrés. Parfois ils 
        s'immobilisent, toute la voie étant obstruée. Ils repartent 
        du même pas cadencé, et il en arrive toujours, sans discontinuer. 
        Ils doivent être un millier au moins. Après les chameaux, 
        ce sont des troupeaux de moutons, où émergent quelques vaches 
        maigres, flanquées de leurs veaux : bêtes de boucherie qu'on 
        abattra et qu'on mangera, chemin faisant. Puis encore des chameaux, des 
        femmes, des enfants à pied, des mulets, des ânes, - et les 
        éternels chiens jaunes, la queue basse et la langue pendante. Dominant 
        la foule houleuse, les toiles rouges des guitouns qui oscillent au rythme 
        de la marche, se déroulent majestueusement comme les étendards 
        d'une armée.
 
 -------" Lorsqu'un embarras quelconque 
        ralentit le défilé, un cavalier met sa bête à 
        l'amble ; il court, à une allure vive, sur le flanc de la caravane, 
        pour égaliser les rangs et rétablir les intervalles. Et 
        brusquement, avec une sûreté admirable, il arrête son 
        cheval d'un coup de frein. La tête retournée vers la queue 
        du cortège, le burnous rejeté sur les épaules, le 
        corps à demi dressé sur ses étriers, il reste ainsi, 
        une seconde, dans une superbe pose de commandement.
 -------" Le piétinement interrompu 
        reprend aussitôt, avec le même bruit d'averse ; et toute la 
        pompe des migrations barbares passe devant mes yeux..(12) "
 VI 
        . - Les Plaisirs : la Musique  -------Une 
        vie aussi simple laisse des loisirs, et c'est une grande supériorité 
        sur la nôtre. La musique est un des plaisirs que les indigènes 
        de l'Afrique du Nord placent au-dessus des autres. Citadins, nomades, 
        montagnards berbères, tous aiment également la musique et 
        les chants. A tout seigneur, tout honneur. Nous parlerons d'abord de la 
        musique guerrière, de la nouba, sur laquelle Léon Roches, 
        interprète en chef de l'Armée d'Afrique, recueillit au camp 
        d'Abd El Kader la curieuse légende ci-après-------" ... Oh! 
      qui dira la douceur et la mélancolie de ce chant ? Il me suffit de 
      l'évoquer, un instant, pour qu'aussitôt se déroulent 
      sous mes yeux les mornes étendues des steppes africaines, incendiées 
      de soleil, écrasantes de tristesse dans leur immuable magnificence 
      ! Ce petit bruit, faiblement modulé par la flûte de roseau, 
      ce souffle ténu qui domine à peine, pendant le jour, la vibration 
      stridente des sauterelles, qui se confond, la nuit, avec les murmures du 
      vent, il résonne en moi comme la plainte étouffée de 
      ma propre détresse, lorsque je suis perdu dans ces immensités 
      et que j'appréhende la sourde menace des éléments, 
      l'indifférence inexorable des formes pétrifiées et 
      sans âme qui m'entourent. Il se prolonge douloureusement, comme le 
      souvenir à demi effacé des joies trop brèves de l'amour 
      cueillies avec une hâte fiévreuse aux étapes de la route, 
      - comme l'écho toujours diminué de mes soudaines émotions 
      devant la beauté des lieux, - ces émotions si rapides, achetées 
      souvent au prix d'un long ennui et de véritables souffrances, jouissances 
      délicieuses déjà évanouies au tournant du chemin, 
      voluptés qui vous ont pris tout le cur et que vous ne retrouverez 
      jamais plus ! Mais elle suscite encore un monde de visions, cette mélodie 
      bucolique qui berce les siestes et les rêves du nomade : c'est le 
      Sud tout entier, non pas seulement avec ses montagnes et ses plaines, ses 
      déserts semés d'ossements, ses lacs desséchés 
      et couverts de sel, mais avec les habitants farouches et bariolés 
      de la tente, les cavaliers aux draperies flottantes et les filles d'amour 
      qui se tiennent, toutes resplendissantes sous leurs bracelets et leurs voiles, 
      devant les murs blancs des ksars... Et c'est pourquoi je ne puis entendre 
      le chant de la flûte arabe sans que mon âme en soit bouleversée 
      et que des larmes nostalgiques me montent aux paupières... (14) "-------" A propos de la nouba, on m'a 
        raconté une histoire typique : un Arabe plaisant demandait à 
        ses compatriotes s'ils comprenaient le langage de la nouba : " Elle 
        ne dit rien, elle chante, " lui répondirent-ils. Ah 1 ignorants 
        ou simples que vous êtes, reprit-il, la nouba parle au nom du sultan 
        et en votre propre nom, écoutez : les grosses caisses, c'est la 
        voix du sultan qui crie
 -------" Draham, draham, draham.
 -------" (Draham veut dire argent, et 
        en prononçant le mot fortement et avec emphase, on imite le son 
        de la grosse caisse.)
 -------" Le hautbois, c'est la voix 
        des Arabes auxquels on demande de l'argent et qui disent en pleurant
 -------" M'ninn, m'ninn, m'ninn.
 -------" (M'ninn veut dire d'où; 
        en prononçant vivement m'ninn plusieurs fois de suite avec une 
        voix de fausset, on imite les sons aigus du hautbois.)
 -------" Et les timbales, c'est la voix 
        des cavaliers du sultan qui viennent lever l'impôt et qui répondent
 -------" Debbor, debbor, debbor.
 -------" Trouves-en, trouves-en. (En 
        prononçant fortement les deux b, on imite le son des timbales.) 
        (13) "
 
 -------Plus modeste, moins redoutable, mais 
        beaucoup plus riche de poésie nous apparaît la chanson de 
        la flûte arabe, dont une mélodie de Bizet a bien su rendre 
        le charme " Tout à coup j'entends monter le chant de la flûte 
        arabe.
 -------Nous ne saurions 
        citer tous les instruments de musique la rhaïta, la derbouka, etc. 
        Mais une mention spéciale doit être réservée 
        au violon targui, l'amzad, dont jouent les femmes pendant ces " cours 
        d'amour " que tiennent les Touareg le soir, dans l'ombre des tentes 
        ou sous un grand éthel. J'ai entendu à Tamanrasset la chanson 
        très douce quetire de ce violon un archet en arc de cercle semblable a celui dont se 
        servaient nos ménestrels au moyen âge et que l'on voit encore 
        aux mains des anges dans les tableaux de Van Eyck. 
        La musique targuie a plus de mesure que la musique arabe, elle est moins 
        fluide, plus soumise à la loi du nombre, plus proche de la nôtre. 
        Voici des vers composés à ce sujet par une poétesse 
        targuie
 -------" 
        J'adore humblement les actes du Très-Haut
 -------" 
        Qui a donné au violon mieux qu'une âme
 -------" 
        Au point que dès qu'il joue les hommes se taisent
 -------" 
        Et que leurs mains se posent au litham pour le rabattre afin de cacher 
        leur émotion.
 -------" 
        Les soucis de l'amour étaient sur le point de me mettre au tombeau,
 -------" 
        Mais grâce au violon, ô fils d'Aïcloum ! " Dieu 
        m'a rendu la vie. (15) "
 
 
 
         
          | (I) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. 
            Paris, éd. Plon, 1925, in-18,p. 209-210. (2) M. Raoul STEPHAN vient de lui consacrer un livre ému et 
            émouvant Isabelle Eberhardt ou la Révélation 
            du Sahara. Paris, F1am:narion, 1930,in-18.
 (3) Isabelle EBERHARDT. - Notes de route. Paris, Fasquelle, 1908, 
            in-18
 (4) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Pion, éd. 
            1925, in-18,(5) Cheikh-et-ma, le vieillard des eaux.
 (6) Isabelle EBERHARDT. - Notes de roule. Paris, Fasquelle, 1903. 
            in-18.
 (7) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paria, Plon, éd. 
            1925, in-18. p. 55 et 56.
 (8) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs 
            de l'Atlas Paris. Plan, 192 in-16, n. 97. 99 et 99.
 (9) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy,
 Paris, 1922, in-18, p. 298, 299. 300 et 301.
 (10) FROMENTIN. - Une année clans le Sahel. Paris. Plon, éd. 
            1925. in-I8, p. 253 à 256.
 (11) FROMENTIN. - Un été dans le Sahara. Paris, éd. 
            G. Crès et Cie, in-16,p. 285 à 296.
 (12) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris. Albin Michel, 
            in-16, p. 121 et 122.
 (13) Léon ROCHES. - Dix ans à travers l'Islam. 1834-1844. 
            Paris, Perrin et C1e 1904. in-18, p. 82-83.
 (14) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, Albin Michel, 
            in-l6, p. 25, 26 et 27.
 (15) HAARDT et AUDOUIN DUBREUIL. - La première traversée 
            du Sahara en
 automobile. Paris, Plon, in-18, p. 275-276.
 
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